M. Didier Guillaume. Bravo !
M. Laurent Fabius, ministre. Cette phrase n’est pas de moi ! (Sourires.) Je ne voudrais pas que ce passage du discours du Premier ministre soit le seul à être applaudi !
Nous discutons bien sûr avec tous nos partenaires membres permanents du Conseil de sécurité, les Britanniques, les Américains, les Chinois, et plus particulièrement avec les Russes. Samedi dernier, à Berlin, j’ai eu un long entretien avec M. Lavrov, pour envisager ce qu’il est possible de faire. Les positions de la Russie demeurent malheureusement éloignées des nôtres.
Nous avons tous un devoir de responsabilité : tout soutien militaire au régime de Bachar, en vertu de l’analyse que j’ai développée devant vous, ne fait qu’alimenter la spirale de la violence. Nous devons d’autant plus parler à la Russie qu’il faut surmonter la défiance née chez elle de l’intervention en Libye en 2011.
Parler à tous, c’est aussi travailler avec l’ensemble des acteurs de la région. L’histoire parle en ce sens, mais aussi la géographie.
Parler à tous, c’est d’abord parler aux pays arabes sunnites. C’est parler, aussi, à la Turquie, qui a besoin de l’Union européenne, et dont nous avons besoin. Ce pays doit toutefois préciser davantage ses objectifs.
C’est parler, enfin, à l’Iran. Sur ce point, on peut relever une évolution. Le Président de la République recevra à Paris, en novembre, le président iranien Rohani. Je me suis moi-même rendu en Iran et nous aurons l’occasion de rencontrer les dirigeants iraniens lors de la réunion de l’Assemblée générale des Nations unies dans quelques jours. La France recevra l’Iran, car après la conclusion de l’accord sur son programme nucléaire, Téhéran doit pouvoir, nous l’espérons, peser positivement en faveur d’une solution politique.
Il est donc clair que la France parle à tous, car telle est sa vocation !
Nous devons agir militairement, politiquement, mais aussi sur le plan humanitaire, pour protéger les minorités au Moyen-Orient.
La survie de communautés entières est en jeu – les chrétiens, les yézidis, et bien d’autres – et, avec elle, la diversité culturelle, religieuse et ethnique de cette région. J’ai reçu, il y a quelques jours, en présence d’un certain nombre d’entre vous, le patriarche de l’Église chaldéenne d’Irak, Mgr Sako. Il m’a lancé un cri d’alarme, un appel à l’aide, mais il m’a dit aussi, de manière très émouvante, sa confiance en la France.
Le 8 septembre dernier, j’ai organisé une conférence internationale consacrée aux victimes de persécutions ethniques et religieuses au Moyen-Orient. Les participants ont tous été bouleversés, je peux en porter témoignage, par les mots de Jinan, une jeune yézidie. Le plan d’action de Paris a été adopté et devrait nous permettre d’avancer. Notre devoir est d’en assurer la mise en œuvre. Ce plan fera l’objet d’un suivi : nos amis espagnols organiseront la même conférence l’année prochaine.
Dans l’attente d’un retour de la Syrie à une forme de stabilité, nous devons venir en aide au peuple syrien. Une conférence internationale sur les réfugiés sera organisée pour mobiliser tous les pays, pour dégager les ressources financières qui font aujourd’hui tant défaut – je pense, en particulier, aux moyens dont doivent disposer le Haut-Commissariat pour les réfugiés et le Programme alimentaire mondial –, pour organiser, aussi, au-delà des initiatives prises par l’Europe, la solidarité avec les pays accueillant des réfugiés.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le Premier ministre l’a dit, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical. Derrière le Président de la République, ce combat mobilise toute la nation et nous lui consacrons tous les moyens que nous jugeons nécessaires.
Nous savons que ce combat sera long et qu’il sera marqué par les épreuves, car la menace est lourde. Nous savons tous aussi que ce combat est absolument décisif, car il y va de nos valeurs, de ce que nous sommes, de ce en quoi nous croyons. Il y va de l’avenir de peuples voisins et amis, mais d’abord de notre propre avenir. Nos concitoyens sentent bien que quelque chose de fondamental se joue là.
Alors, au-delà de la diversité de nos sensibilités, nous devons, face à ce danger, être unis, rassemblés, à la hauteur des enjeux, pour agir et mener ce combat. C’est ainsi que nous pourrons l’emporter. Nous avons la ferme conviction, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous l’emporterons ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du RDSE, de l'UDI-UC et sur quelques travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. J’indique au Sénat qu’il a été décidé d’attribuer, à raison d’un orateur par groupe, un temps de quinze minutes au groupe Les Républicains, ainsi qu’au groupe socialiste et républicain, et un temps de dix minutes à chacun des autres groupes politiques, l’orateur des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe disposant de trois minutes.
Dans la suite du débat, la parole est à M. Jeanny Lorgeoux, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Jeanny Lorgeoux. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 8 septembre, nos forces ont effectué leur premier vol de reconnaissance au-dessus de la Syrie : deux appareils Rafale, de l’escadron Lorraine, basés à Al Dhafra aux Émirats arabes unis, appuyés par un ravitailleur C-135 du groupe de ravitaillement Bretagne, ont mené une mission de reconnaissance de plus de six heures, visant à recueillir des renseignements sur le groupe terroriste Daech.
Le lendemain, le 9 septembre, c’est un avion de patrouille Atlantique 2, doté d’équipements de recueil de renseignement électromagnétique, qui a survolé l’espace aérien syrien.
Tournant stratégique ? Adaptation conjoncturelle ? Urgence opérationnelle ? Deux jours avant, le Président de la République avait défini, lors de sa conférence de presse, le cadre de notre lutte contre Daech. Cette action est conduite par des femmes et des hommes œuvrant dans la discrétion ou le secret, avec pugnacité et abnégation. Qu’ils soient ici remerciés pour leur dévouement à la patrie, car l’ennemi est violent, volatil, sans pitié. Notre ennemi est un fanatisme obscurantiste, aux antipodes de nos valeurs. Nous sommes en guerre.
Nous nous sommes engagés en Irak, parce que Daech, cette organisation terroriste qui non seulement trahit et mutile l’islam, mais bafoue aussi les valeurs universelles, fait peser une menace mortelle sur le Moyen-Orient, ainsi que sur la sécurité de l’Europe, en particulier sur celle de la France.
En Irak, c’est précisément le gouvernement qui nous a appelés à l’aide et notre intervention reçoit le soutien de tous les États de la région. J’ajoute que le Conseil de sécurité a appelé à combattre Daech par tous les moyens, conformément à la Charte des Nations unies, et à soutenir les forces qui luttent sur le terrain contre cette organisation.
La montée en puissance des frappes de la coalition a incontestablement été efficace : elle a donné de l’air aux forces régulières irakiennes, ainsi qu’aux peshmergas, qui ont pu contenir, freiner, enrayer la progression de Daech, voire amorcer par endroits une reconquête. Ces premiers résultats confirment le bien-fondé de la stratégie choisie, celle d’un soutien aérien aux forces terrestres irakiennes, auxquelles il incombe principalement de mener cette guerre, car nous ne devons pas nous substituer aux Irakiens ni à leurs voisins immédiats.
Cette région du monde, reconnaissons-le, a souffert de multiples ingérences. Elle doit aujourd’hui, avec notre aide, rebâtir le cadre de l’État. Tel est le sens de la stratégie politique que nous menons parallèlement à notre engagement militaire. Daech se nourrit des divisions entre les Irakiens, et son action ne sera contrecarrée que lorsque le gouvernement irakien aura rétabli au sein des populations un minimum de confiance dans leur État.
Par sa nature et sa dimension, par le nombre de ses combattants – autour de 40 000 –, par ses capacités militaires – chars, blindés, armements lourds, missiles –, et par sa capacité d’intervention, Daech change la donne.
Cette organisation mène à la fois des opérations conventionnelles et des opérations de type terroriste ou de guérilla urbaine. Elle acquiert même une dimension internationale, en raison de sa capacité à attirer très largement, y compris chez nous. Outre son recrutement français, cette organisation a enrôlé, du Maroc à l’Extrême-Orient, près de 10 000 étrangers sur 40 000 combattants.
Ce chiffre impressionnant indique que ce type de terrorisme est radicalement nouveau, dans un contexte stratégique qui a changé, ainsi que l’ont illustré dramatiquement les attentats de Paris en janvier, puis une série d’attaques en France, en Belgique, en Algérie, en Tunisie, en Arabie Saoudite et au Koweït.
Le Président de la République l’a lui-même affirmé lors de sa conférence de presse : les attaques terroristes sur le territoire national ne sont pas déconnectées des théâtres syriens ou irakiens. Les territoires de la Syrie et de l’Irak forment un continuum, où Daech déploie et implante des camps, tout en s’appropriant des infrastructures, afin de développer sa capacité de commanditer, de préparer et de coordonner des attentats sur le territoire national et partout dans le monde. Raqqa, vieille cité sur l’Euphrate, en est un symbole.
C’est une raison supplémentaire d’intervenir. Il est ainsi devenu indispensable d’approfondir notre connaissance du terrain, lequel s’étend, pour la partie syrienne, sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés, en récoltant les renseignements nécessaires pour mieux frapper l’ennemi.
Le renseignement, au sens opérationnel du terme, demeure une matière difficile à partager, y compris entre alliés, car il touche à la souveraineté et alimente utilement notre autonomie de décision. La France a toujours eu à cœur de conserver son autonomie stratégique, y compris au sein d’une coalition, cette indépendance n’excluant toutefois pas la loyauté avec nos alliés.
Du point de vue opérationnel, l’extension du périmètre d’action de l’opération Chammal au territoire syrien et le prolongement des missions de renseignement permettront de repérer et de désigner des cibles névralgiques de Daech, notamment des infrastructures et les unités qui ourdissent les tueries chez nous et ailleurs.
Cette extension ne change rien à notre ordre de bataille, car l’opération Chammal continuera de répondre aux mêmes objectifs, qui sont, à terme, de réduire Daech et, d’une manière plus globale, d’annihiler sa capacité de nuisance, y compris à l’extérieur.
Sur le terrain, en Irak, nous fournissons un appui aérien et du renseignement aux forces armées irakiennes. Cela se traduit concrètement par l’engagement de 700 militaires armant un parc d’une quinzaine d’appareils : six Rafales, trois Mirages 2000, trois Mirages 2000 N, un avion de patrouille, deux Atlantiques 2, un avion ravitailleur C-135. Le groupe aéronaval autour du porte-avions Charles-de-Gaulle peut venir renforcer l’action des forces françaises sur place, comme cela a été le cas pendant quatre mois, de février à mai dernier.
Au sein de la coalition internationale, notre force constitue la seconde en nombre après celle des États-Unis, ce qui représente un effort non négligeable contre ce fléau de type nouveau, auquel nous devons nous adapter d’autant plus que le contexte diplomatique et stratégique s’est considérablement modifié.
À l’échelon international, on ne dira jamais assez que l’accord signé avec l’Iran sur le nucléaire a considérablement modifié la donne. Monsieur le ministre, vous avez eu raison de résister et de vous montrer exigeant afin qu’il soit aussi robuste que possible. Votre fermeté loyale s’attachait, ni plus ni moins, à la vérification des installations et aux régimes de sanctions, c’est-à-dire, au bout du compte, à la consolidation de la paix dans la durée et à la stabilisation d’un équilibre toujours précaire de la sécurité au Moyen-Orient.
En filigrane, on devine bien que le règlement du dossier nucléaire entre l’Iran et les six puissances constitue déjà une véritable rupture stratégique. Outre sa force symbolique, il ouvre un nouveau champ des possibles en réintégrant l’Iran dans la boucle diplomatique. Il laisse non seulement entrevoir une éventuelle reconfiguration des relations entre l’Iran et l’Occident, mais il recèle également les germes de règlements en cascade de plusieurs crises régionales.
Tandis qu’en Syrie, des desperados de Daech mettent au point des machineries infernales pour éclabousser de sang nos populations civiles, fallait-il rester les bras ballants ? Y a-t-il de notre part un changement de cap ? Non ! La France veut à la fois l’élimination politique de M. al-Assad et la destruction de Daech, qui est une entreprise d’éradication ethnique et religieuse.
La France veut la paix pour la Syrie. C’est pourquoi elle soutient les modérés de bonne volonté, de toutes confessions et de toutes origines, pour reconstruire la nation. La France continue de reconnaître, à l’instar des États-Unis, la Coalition nationale syrienne comme unique représentant légitime du peuple syrien. Elle appelle de ses vœux une négociation vers une transition politique.
Vous y travaillez d’arrache-pied, monsieur le ministre, avec réalisme, mais en restant fidèle à vos principes. S’il est clair que la transition devra s’appuyer sur des éléments du régime – aucune issue ne sera possible sans représentation de toutes les composantes –, le règlement final ne pourra prévoir le maintien de M. al-Assad, bourreau de son propre peuple.
M. Didier Guillaume. Très bien !
M. Jeanny Lorgeoux. À moyen terme, le point de mire est l’organisation d’élections sous supervision internationale, débouchant sur un processus de réconciliation. Certes, il y a loin de la coupe aux lèvres, mais il n’y a pas d’autres voies.
Aujourd’hui, sur place, règnent le chaos, le dépeçage et la souffrance. Plus de 4 millions de réfugiés fuient la barbarie et affrontent les affres de l’exode. Au-dedans, les activismes fanatiques sont à l’œuvre et perpétuent le malheur. Au-dehors, alentour, les États ont peine à sortir de leurs réflexes d’inquiétude : la Russie et l’Iran, grandes et vieilles civilisations ; Israël, angoissé pour sa sécurité ; la Turquie enchaînée au boulet kurde ; la Jordanie, transpercée par les exodes massifs ; le Liban, violé et violenté ; l’Arabie Saoudite, royale et secrète.
Dans l’Orient compliqué, il est très difficile de démêler l’écheveau politique. Peut-être est-il plus sage de s’en tenir à quelques constats.
Un, la Syrie doit renaître de ses cendres, avec un gouvernement de modérés, représentant toutes les parties et toutes les composantes. C’est la solution politique.
Deux, en attendant son avènement, il faut détruire Daech et éloigner M. al-Assad.
Trois, l’expérience irakienne commande que la coalition occidentale n’intervienne pas au sol.
Quatre, en débusquant ses ennemis là où ils ourdissent leurs attentats, la France protège la nation, dans un réflexe de légitime défense publique et collective.
La France n’abandonne pas les populations qui lui sont fidèles. Elle a raison de clamer, ici ou là, son message de fraternité et d’humanité, de défendre le pluralisme humain, de combattre bec et ongles l’inquisition barbare d’un faux islam.
Mes chers collègues, peut-on imaginer, demain, la Syrie sans Palmyre et ses colonnades enflammées par le soleil couchant ; sans Ougarit et ses tablettes d’un premier alphabet ; sans le Krak des Chevaliers francs ; sans le sanctuaire byzantin de Saint-Siméon ; sans Alep et sa citadelle ; sans Damas et la splendeur des Omeyyades. Irak, Syrie, berceaux de la civilisation, des Séleucides aux Lagides, des Romains aux Byzantins, des Arabes aux Ottomans.
Monsieur le ministre, nous savons gré au Président de la République, au Gouvernement et à vous-même, qui déployez une inlassable activité au service de la paix, de ne pas oublier, malgré le fracas des armes, l’histoire, notre histoire, celle des hommes ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE, ainsi que sur quelques travées de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à Mme Leila Aïchi, pour le groupe écologiste.
Mme Leila Aïchi. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, l’annonce par le Président de la République, le 7 septembre dernier, de la mise en œuvre de vols de reconnaissance au-dessus du territoire syrien et les bombardements annoncés il y a quelques heures, correspondent, en pratique, aux prémices d’une extension de l’opération Chammal aux zones contrôlées par Daech sur le territoire syrien.
Cette évolution répond à la logique de la lutte contre Daech, car cette organisation terroriste se joue des frontières et assoit sa domination barbare de part et d’autre, en s’appuyant sur une stratégie médiatique de l’horreur, démontrant chaque jour un peu plus son goût pour les pires exactions et son absence totale de respect pour la vie humaine. Des deux côtés de la frontière, elle entend s’enraciner petit à petit et, pour ce faire, se donner les apparences d’un État.
Combattre cette organisation obscurantiste afin de mettre un terme à ce projet est un impératif auquel souscrit évidemment le groupe écologiste.
Une fois le contexte présenté, des questions persistent quant au manque de clarté de la politique étrangère française dans cette région.
Nous vous avions alerté en janvier dernier : limiter la lutte contre Daech à l’Irak seul était dangereux. Nous avions raison. En l’absence d’une vision globale régionale, nous avons perdu de précieux mois, durant lesquels la situation sur place n’a fait qu’empirer.
Daech concerne à la fois l’Irak et la Syrie !
Je regrette, une fois encore, l’absence criante de défense européenne. Le résultat sur ce point n’est pas à la hauteur de nos ambitions, alors qu’il est très clair que l’absence de défense européenne offre une chance supplémentaire au terrorisme.
Nous l’avions déjà souligné lors des débats sur l’opération Chammal, il nous apparaît primordial de ne pas nous enfermer dans une logique court-termiste uniquement militaire et dépourvue de toute stratégie politique à long terme. Une intervention de cette nature doit impérativement s’accompagner d’une stratégie de reconstruction de la zone, afin de mettre un terme au cercle vicieux des États faillis.
Nous devons être conscients que les erreurs du passé ont entraîné de nouvelles violences et de nouvelles déstabilisations dans la région. Nous le savons tous ici, l’invasion anglo-américaine de l’Irak en 2003 et l’éradication consécutive des structures civiles et militaires du parti Baas ont contribué à l’avènement de Daech, alors même que ce parti était, historiquement, laïc et protecteur des minorités religieuses.
M. Jacques Mézard. Très bien !
Mme Leila Aïchi. Il semble également urgent d’adjoindre à la mission que nous nous fixons une dimension humanitaire. Force est de constater que l’action de la coalition sous leadership américain est construite autour d’une logique de légitime défense et qu’elle ne s’accompagne pas d’une véritable stratégie politique régionale, pourtant indispensable. Nous le regrettons vivement, monsieur le ministre.
Sur ce point, les interrogations que nous avions soulevées il y a maintenant plusieurs mois restent pertinentes. Il nous revient de concilier les vues antagonistes de la Turquie et de la Russie au sujet du pouvoir syrien, car celles-ci constituent un obstacle à toute solution pérenne à la guerre civile qui ronge la Syrie.
Se pose également la question du rôle possible, dans le règlement de la crise, de l’Iran, soutien du pouvoir syrien, mais aussi puissance régionale de premier plan, avec laquelle nous partageons aujourd’hui un objectif.
Il apparaît en outre nécessaire de discuter avec nos partenaires du Golfe, afin qu’ils s’intègrent de manière cohérente dans une stratégie régionale. De même, Israël doit être partie prenante du règlement politique de la situation.
Enfin, on peut légitimement soulever le problème que pose l’instrumentalisation par la Turquie de la lutte contre l’État islamique aux fins de s’en prendre à la minorité kurde.
Quelle est la position de la France à l’égard de l’ensemble des acteurs de la région ? Il s’agit là d’une question majeure.
Plus encore, comment pouvons-nous prétendre combattre Daech sans nous attaquer aux sources mêmes de cette organisation ? D’où provient son armement ? D’où vient son financement ? Qui sont les intermédiaires ? Qui sont les clients ? Si la coalition ne parvient pas à contrôler ces réseaux par une action concertée et transparente, nous ne serons jamais en mesure de nous prémunir contre l’importation du conflit sur notre territoire. Comment prétendre mener une politique étrangère rationnelle sans nous attaquer au cœur du problème ? Nous avons déjà perdu trop de temps !
Seule une stratégie globale permettra de résoudre le conflit de manière durable. Selon le groupe écologiste, une intervention militaire ne peut se justifier que dans ce cadre.
Pour ces raisons, il est du devoir de la France d’œuvrer afin d’inscrire les actions actuellement menées dans un cadre authentiquement multilatéral. Il ne s’agit pas de prétendre qu’une telle solution serait miraculeuse ou d’entretenir une quelconque mystique du multilatéralisme. Un point est clair : les antagonismes en présence dans la région, ainsi que les profondes divergences d’intérêts qui s’y font jour, rendent illusoire toute résolution durable de la crise tant que l’action de la coalition reposera sur le seul leadership militaire américain.
Nous ne pouvons pas faire l’économie de la question de nos rapports avec le pouvoir syrien. La France doit adopter une position pleine et entière sur ce sujet.
Nous ne pouvons pas refuser de dialoguer avec Bachar al-Assad tout en entamant des discussions avec « des éléments du régime ». Ces derniers sont-ils moins ou plus coupables que Bachar al-Assad du bombardement des populations ?
Alors que plusieurs de nos partenaires européens ont déjà décidé de franchir le pas, nous devons, à notre tour, faire preuve de pragmatisme ! C’est justement parce que nous refusons d’utiliser tous les canaux de communication dont nous disposons que nous n’arrivons pas à contenir la progression de Daech. Dans ces circonstances, que cela nous plaise ou non, Bachar al-Assad est un interlocuteur inévitable.
Il y a deux ans déjà, je vous avais alerté d’un danger : des massacres intercommunautaires pouvaient se produire si Bachar-al-Assad était fragilisé. Force est de constater que cela s’est réalisé. J’en veux pour preuve le massacre, entre autres, de la minorité chrétienne et des yézidis. Punir le régime de Bachar al-Assad n’est qu’une réaction de court terme. La solution à ce conflit est avant tout politique.
Le Président de la République a souligné que Bachar-al-Assad ne pourrait rester au pouvoir et que la question de la transition démocratique serait inévitablement posée. Nous avons certes, de fait, un ennemi commun. Dans ces circonstances, frapper Daech, sans pour autant favoriser le régime syrien, relève d’une stratégie irréaliste sur le terrain.
Si le départ de Bachar al-Assad s’impose dans le cadre d’une transition vers un gouvernement d’union nationale, les circonstances de ce départ doivent toutefois être précisées. Le pouvoir syrien bénéficie en effet du soutien de la Russie, mais aussi de celui de l’Iran, un acteur régional qu’il convient d’associer à une stratégie de sortie de crise.
Il nous faut également nous interroger sur la forme que prendrait un gouvernement d’union nationale. L’opposition syrienne, même avec notre soutien, est-elle capable d’étayer un tel gouvernement ? Si l’objectif est de parvenir à la stabilité politique et à la paix civile, alors cette question doit être légitimement posée.
Monsieur le ministre, avec qui discutons-nous ? Nous devons une fois encore tirer les leçons du fiasco libyen. En Syrie, donner le pouvoir à une opposition, fût-elle démocratique, mais qui n’a pas de relais sur le terrain et qui est fortement fragilisée – et nous le déplorons –, mènerait à coup sûr à l’éclatement du pays, à l’embrasement de la région et à la démultiplication des foyers du terrorisme international. C’est une question de pragmatisme.
Enfin – et je conclurai sur ce point –, l’action que la France envisage de mener en Syrie ne doit pas occulter la question de l’accueil des réfugiés fuyant le triste sort qui est le leur en Syrie. Nous ne saurions saisir le prétexte de la lutte contre Daech pour considérer que la France prend sa part.
L’Europe doit se montrer à la hauteur. À cet égard, nous approuvons la proposition de Jean-Claude Juncker de réduire les fonds structurels versés par l’Union européenne aux pays qui rejettent l’idée de quotas en matière de répartition des réfugiés.
Mes chers collègues, entendons le grand élan de solidarité dont font preuve, aux quatre coins du pays, bon nombre de nos concitoyens, qui, par des initiatives concrètes, nous rappellent que l’accueil, la générosité et l’ouverture font partie de l’âme de la France. Soyons à la hauteur de cet élan ! (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et républicain, du RDSE et sur quelques travées de l'UDI-UC. – MM. Gérard Longuet et Jean-Pierre Vial applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent, pour le groupe CRC.
M. Pierre Laurent. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, sur l’initiative du Président de la République, nous sommes une nouvelle fois saisis de la question de l’insupportable tragédie subie par la Syrie. Nous qui ne cessons de réclamer que la représentation nationale soit davantage associée aux décisions internationales qui engagent la France, nous nous félicitons de ce débat.
La France a plus que jamais le devoir d’agir. De nouvelles initiatives sont nécessaires face à l’ampleur de la tragédie humaine que vit la Syrie, face aux conséquences du chaos généralisé, à commencer par l’exode massif des réfugiés, et face à l’emprise croissante de Daech sur toute une partie des territoires syrien et irakien.
Malheureusement, une fois encore, la saisine du Parlement n’a été motivée par la seule décision – déjà prise ! – du Président de la République d’accroître notre engagement militaire. Cet engagement passe par l’extension de nos frappes aériennes et, dans un premier temps, de nos vols de reconnaissance sur le territoire syrien. Cette décision soulève de nouveau de très nombreuses objections et interrogations.
Le Président de la République a – enfin ! – déclaré, après avoir trop tardé à prendre la mesure de la tragédie humanitaire qui s’amplifiait, que la France devait accueillir les réfugiés. C’est un appel que, pour ma part, j’ai lancé en rentrant de Kobané il y a moins d’un an. Mais nous aurons l’occasion de débattre de cette question demain. Nous dirons alors pourquoi nous estimons que les mesures annoncées sont très loin d’être à la hauteur. Et je ne parle même pas des propos indignes et scandaleux tenus ces jours-ci par de nombreux dirigeants de la droite et du Front national contre des milliers de réfugiés.
Le Président de la République a ajouté qu’il fallait en même temps agir sur les causes de cet exode et sur les risques d’actes terroristes que fait courir l’emprise croissante de Daech. Nous en sommes d’accord. Mais comment agir ? Et dans quels buts ? Tel est le débat.
Ainsi, les frappes envisagées seront-elles justes et efficaces ? Et d’abord, quels sont leurs buts et quelles sont les cibles envisagées ?
Voulons-nous frapper Daech ou Bachar al-Assad, dont la France continue à faire de la « neutralisation » un objectif privilégié ?
Selon des spécialistes de la Syrie, Daech contrôle aujourd’hui 40 % du territoire syrien, le régime 30 %, c’est-à-dire les deux tiers de la population, soit entre 12 et 18 millions de Syriens vivant encore dans le pays.
Que changeront les frappes françaises, alors même que les milliers de frappes de la coalition dirigée par les États-Unis ont échoué à enrayer l’engrenage meurtrier ?
De surcroît, si le Président de la République a écarté une offensive terrestre – et vous venez de le confirmer, monsieur le ministre ! –, bien des voix continuent de plaider en faveur d’une telle opération. Où allons-nous réellement ?
Une nouvelle fois, notre pays risque de faire fausse route s’il continue à considérer que l’intervention militaire devrait précéder tout règlement politique. Pour notre part, nous pensons au contraire que, sans un engagement déterminé de la France dans la recherche immédiate d’une solution politique réunissant l’ensemble des parties et des puissances impliquées, la logique militaire s’embourbera et nourrira les forces de Daech, qui souhaitent, elles, la confrontation militaire avec l’« ennemi » occidental.
De grâce, qu’on nous épargne le couplet habituel selon lequel, posant ces questions, nous serions partisans de l’inaction ! Nous demandons, tout au contraire, une action internationale de la France plus efficace. Pour ce faire, tirons des leçons sérieuses de l’impasse dramatique dans laquelle nous ont conduits les guerres successives d’Afghanistan – ce pays dont plus personne ne parle est aujourd’hui livré à lui-même –, d’Irak – ce pays a été totalement démantelé par la guerre –, de la Libye – ce pays est plongé dans le chaos et livré aux réseaux djihadistes – et, aujourd'hui, de la Syrie.
Ces guerres successives n’ont pas fait reculer le danger terroriste ; elles n’ont fait que l’accroître. D’ailleurs, tous les actes terroristes ayant frappé notre pays ont été perpétrés par de jeunes Français qui avaient, à un moment ou à un autre, fait leurs armes sur ces champs de bataille.
Pour notre part, nous persistons à penser que, si action militaire il devait y avoir, elle devrait s’inscrire dès le départ sous mandat de l’ONU, en concertation avec toutes les puissances impliquées, en vue de rechercher un plan de paix aux objectifs clairs, débarrassé des visées prédatrices des grandes puissances internationales et régionales, à savoir la reconstruction de la Syrie dans son intégrité territoriale. Or nous estimons que rien de cela n’est fait sérieusement par la France.