M. Franck Montaugé. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, au-delà du contenu de cette proposition de loi, dont je partage les objectifs, Mme Eva Sas, que je salue, nous invite à réfléchir au rapport existant entre la quantification des phénomènes socio-économiques et environnementaux et l’efficacité de l’action politique et publique.
Comme nous le disent des chercheurs tels qu’Albert Ogien, dans son étude sur « la valeur sociale du chiffre », la quantification du politique est une démarche qui ne va pas de soi. Elle est problématique.
La politique, dans sa définition comme dans son appréciation, ne saurait être résumée à une représentation chiffrée, fût-elle hautement sophistiquée. Lorsque l’on examine les diverses modalités de quantification de l’action politique, on repère deux approches types très différentes, l’une centrée sur la mesure de la performance, l’autre sur le développement de la démocratie.
Utilisé au service de la performance, le chiffre est conçu comme un facteur contribuant à encadrer l’action sans souci particulier de soumettre les choix possibles à la décision collective.
Utilisé au service de la démocratie, le chiffre est au contraire envisagé comme un facteur d’extension du débat public et d’accroissement des sphères d’exercice de la responsabilité politique des citoyens.
D’une certaine manière, on peut dire que c’est entre ces deux approches, radicalement différentes, que se situe la manière dont les gouvernements utilisent le système du chiffre, appelons-le ainsi, afin de mener l’action politique et de réformer l’État sous l’empire du principe d’efficacité.
En filigrane, la présente proposition de loi soulève la question de la performance des politiques, une question centrale qui doit faire l’objet d’un débat démocratique. Or notre mode de fonctionnement institutionnel, dans ses dimensions politique et administrative, nous amène à constater que l’écart se creuse entre le registre de la performance et le registre de la démocratie. Ainsi, la performance mal orientée ou mal définie peut desservir la démocratie et l’intérêt général, notion d’ailleurs elle aussi problématique.
Au fond, les indicateurs de richesse comme le PIB ne sont que des conventions, aujourd’hui mises à mal par la crise économique et sociale, qui est très profonde. Nous savons bien, en effet, que le PIB ne dit rien du creusement des inégalités sociales, ce qui peut expliquer le décalage, ou l’écart, entre les perceptions qu’ont de la réalité les citoyens et les experts.
Les dernières consultations ont confirmé une fois de plus la tendance constante à la baisse de la participation électorale. Comment intéresser ou ré-intéresser le citoyen français à la chose publique, à la Politique avec un grand « P » ? Telle est la question qui se pose à nous tous ; elle est cruciale pour notre avenir commun car, à travers elle, c’est la démocratie elle-même qui est interrogée.
Jean-Paul Fitoussi, qui a déjà été largement cité ce matin, a tenu, au sujet des inégalités, des propos auxquels je souscris pleinement : « Elles conduisent à l’exclusion et à la violence, qui rompent la cohésion sociale et donc la démocratie. La confiance et la démocratie sont des actifs dits intangibles, mais elles sont essentielles pour la soutenabilité » de notre développement.
Une manière de combler l’écart entre les perceptions de la réalité dont j’ai parlé consisterait à amplifier les pratiques de la démocratie en garantissant aux citoyens le droit de participer activement au processus d’élaboration des systèmes de quantification de la vie publique.
Dans son dernier ouvrage, L’Humanitude au pouvoir ; comment les citoyens peuvent décider du bien commun, le professeur Jacques Testart met en lumière l’étonnante capacité des citoyens à comprendre les enjeux, à réfléchir, à délibérer et à prendre des décisions au nom de l’intérêt commun. Les jurys citoyens, constitués notamment pour traiter des controverses sociotechniques, sont la preuve concrète de la réalité de ces capacités citoyennes.
La présente proposition de loi marque une première étape intéressante sur le chemin vers une implication directe du citoyen dans l’évaluation plus rationnelle de l’efficience des politiques menées. La réflexion qu’elle ouvre devra être poursuivie sur le terrain de l’institution d’un droit politique à définir les valeurs sociales que la collectivité veut voir exprimées par le chiffre. Ce droit nouveau pourrait permettre de régénérer le débat démocratique de fond, ce dont notre pays a besoin pour retrouver la confiance dans ses institutions et ses représentants.
Nous connaissons déjà les conseils citoyens institués par la nouvelle politique de la ville. Pourquoi ne pas créer par la loi des conférences citoyennes du bien commun qui traiteraient des systèmes de quantification et d’évaluation des politiques publiques, nationales comme locales ?
Sur la question des valeurs sociales et des indicateurs susceptibles de leur correspondre, le projet républicain demeure, pour moi, le cadre de référence ; il doit seulement être actualisé pour prendre en compte les grands enjeux climatiques et environnementaux. Versons au débat public, par l’intermédiaire des conférences citoyennes du bien commun dont je propose l’instauration, des propositions d’indicateurs de nature à faire le lien entre politiques publiques et valeurs républicaines traduites dans la vie concrète de tous les citoyens français.
Mes chers collègues, au-delà des systèmes d’indicateurs existants, nombreux mais dont l’utilisation est réservée, pour l’essentiel, à des professionnels et à des spécialistes, il s’agit d’ouvrir la voie à une représentation de la réalité de notre société et de ses évolutions, éventuellement critiquables, pour permettre une prise de conscience commune et un débat. La présente proposition de loi répond à cette nécessité démocratique, et c’est pourquoi je la voterai.
Cela étant, d’autres démarches propres à mobiliser activement les citoyens sur ce sujet pourraient la prolonger. Tel est le sens de ma proposition de créer des conférences citoyennes du bien commun. J’apporterai, le cas échéant, ma contribution à cette construction démocratique et républicaine, grandement nécessaire, me semble-t-il, dans la période que traverse actuellement notre pays ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur les travées du RDSE.)
Mme la présidente. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
proposition de loi visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques
Article unique
(Non modifié)
Le Gouvernement remet annuellement au Parlement, le premier mardi d’octobre, un rapport présentant l’évolution, sur les années passées, de nouveaux indicateurs de richesse, tels que des indicateurs d’inégalités, de qualité de vie et de développement durable, ainsi qu’une évaluation qualitative ou quantitative de l’impact des principales réformes engagées l’année précédente et l’année en cours et de celles envisagées pour l’année suivante, notamment dans le cadre des lois de finances, au regard de ces indicateurs et de l’évolution du produit intérieur brut. Ce rapport peut faire l’objet d’un débat devant le Parlement.
Mme la présidente. La parole est à M. Éric Bocquet, sur l’article.
M. Éric Bocquet. La véritable limite de la logique quantitative qui a animé la construction de l’appareil statistique en France tient au fait que l’économie n’est pas seulement affaire de chiffres, mais également de ressenti et de comportement individuel de ses acteurs.
En particulier, on peut penser que la mesure des inégalités de revenus, même si elle fait bien ressortir le creusement de l’inégalité dans notre pays, ne suffit pas à rendre compte de l’état des discriminations sociales, spatiales et économiques. Il nous semble que l’on pourrait tout aussi bien mesurer les inégalités de patrimoine, d’autant que moult dispositions fiscales prises depuis trente ans ont favorisé l’enrichissement de certains, parfois au détriment d’autres.
De la même manière, nous devons nous interroger sur la qualité du service public et sur son apport à la qualité de vie dans le pays. Ainsi, si l’allongement global de la durée de vie participe au progrès de l’ensemble de la société, il semble bel et bien qu’il ne soit pas équitablement partagé. Nous devons pouvoir disposer en la matière de données mesurées, de nature à nous aider, en particulier, à concevoir et à voter des lois de financement de la sécurité sociale assurant la permanence, la pertinence et la qualité des soins.
À la vérité, la commission constituée, il y a déjà plusieurs années, autour de Joseph Stiglitz avait réservé une place relativement importante à la prise en compte de certains indicateurs sociaux touchant à la qualité de vie de la population.
L’abstention de la moitié des électeurs inscrits lors des récentes opérations électorales atteste, selon nous, une crise réelle des modes de représentation politique et démocratique, qui participe d’un certain sentiment général de mal-être. La crise économique et sociale du monde occidental se traduit, dans les faits, par le désinvestissement croissant du corps électoral et civique, en France comme dans l’ensemble des pays développés.
Je le répète, il importe que nous nous interrogions sur l’apport décisif des services publics à la qualité de vie et à la richesse de notre pays. En particulier, chacun s’accorde à reconnaître la contribution de l’éducation à la capacité d’innovation, de création, de recherche et de développement, c’est-à-dire à la compétitivité d’une économie et à la force d’une société.
Plus généralement, le service public, dont l’activité est déterminante pour la société tout entière, est dans son ensemble facteur de valeur ajoutée. Ainsi, sans service public de la recherche, les capacités de recherche et de développement dans notre pays ne seraient sans doute pas très importantes, et nul doute que, sans la sécurité sociale, la qualité de notre main-d’œuvre serait moindre. Contrairement aux fonds de pension et aux assurances maladie personnelles existant aux États-Unis, nos budgets sociaux ne relèvent pas de la capitalisation boursière.
Par ailleurs, nous devons aussi réfléchir à la question des actifs nets publics, qu’ils soient détenus par l’État, les établissements de santé ou les collectivités territoriales. En effet, leur évaluation est un autre enjeu essentiel, alors que l’on continue de nous raconter bien des choses erronées sur la dette publique.
Le débat est ouvert, et nous devrons le poursuivre, sans oublier la réalité des antagonismes à l’œuvre en toile de fond de l’économie et de la société contemporaines.
Mme la présidente. Je ne suis saisie d’aucun amendement.
Je vais donc mettre aux voix l’article unique constituant l’ensemble de la proposition de loi.
Je rappelle que le vote sur l’article unique vaudra vote sur l’ensemble de la proposition de loi.
Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix, dans le texte de la commission, l’article unique constituant l’ensemble de la proposition de loi visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques.
(La proposition de loi est définitivement adoptée.) – (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et sur certaines travées du groupe socialiste, ainsi qu’au banc de la commission.)
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Guide de pilotage statistique pour l’emploi
Adoption d’une proposition de résolution
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle l’examen, à la demande du groupe écologiste, de la proposition de résolution pour un guide de pilotage statistique pour l’emploi, présentée, en application de l’article 34-1 de la Constitution, par M. Jean Desessard et les membres du groupe écologiste (proposition n° 325).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Jean Desessard, auteur de la proposition de résolution.
M. Francis Delattre. Encore ? Si ça continue, c’est lui qui entrera bientôt au Gouvernement… (Sourires.)
M. Jean Desessard, auteur de la proposition de résolution. Il y a un mercato, c’est vrai !
Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, en juin 2013, au cours d’un débat sur la formation des chômeurs, j’ai soulevé la question des emplois non pourvus, dont le Conseil d’orientation pour l’emploi, le COE, estime le nombre à 820 000 dans notre pays !
À cette occasion, monsieur le ministre, j’ai souligné que l’on ne connaissait pas précisément la part de chacune des différentes causes expliquant que des emplois ne soient pas pourvus ; il me semble que ce constat est toujours valable aujourd’hui, à moins que vous n’ayez des données nouvelles à nous communiquer.
Après que j’eus de nouveau attiré votre attention sur ce problème à la fin de l’année 2013, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2014, vous m’avez invité au ministère, ce dont je vous remercie. Je m’y suis rendu avec mon petit dossier, heureux à l’idée de pouvoir enfin travailler avec vous sur ce sujet. Vous m’avez alors présenté une « techno », membre de votre cabinet, qui m’a asséné, en guise de réponse à mes interrogations, une litanie de chiffres et d’éléments de langage. Et patati, et patata… Je me suis en quelque sorte retrouvé dans la situation des chômeurs qui, dans nos circonscriptions, nous demandent ce que nous faisons concrètement pour eux, et à qui nous répondons par une énumération de mesures, ce qui bien sûr ne les satisfait pas !
Voilà ce qui m’a conduit, monsieur le ministre, à déposer la présente proposition de résolution.
Que recouvre, au juste, ce chiffre de 820 000 emplois non pourvus, dont l’énormité ne peut manquer d’interpeller un gouvernement dont la priorité affichée est l’emploi ?
Selon les experts, il s’expliquerait, à concurrence d’un peu moins de la moitié, par le temps nécessaire pour remplacer un salarié parti ou pourvoir un poste nouvellement créé. Il s’agit là d’une situation normale, disent-ils, sur un marché du travail où les entreprises mettent du temps à trouver le bon profil. De fait, en France, le processus de recrutement dure en moyenne quatre semaines. En somme, il en va du marché du travail comme de celui du logement : entre le départ d’un locataire et l’entrée dans les lieux de son successeur, il s’écoule toujours une période de vacance. On estime donc que 400 000 emplois ne seraient pas pourvus à cause de ce phénomène : ce chiffre me paraît élevé, mais admettons ; peut-être pourrez-vous, monsieur le ministre, confirmer ou infirmer cette estimation.
Restent donc 420 000 emplois vacants, ce qui n’est pas rien. Ces 420 000 emplois, je vous les offre, monsieur le ministre : vous pouvez en disposer pour réduire d’autant le nombre des chômeurs !
Pourquoi donc ces emplois-là ne sont-ils pas pourvus ?
D’abord, un employeur peut abandonner un processus de recrutement, notamment si le contexte économique se dégrade. Soit, mais combien de postes cela concerne-t-il ?
Ensuite, certains postes demeurent non pourvus en raison d’une insuffisante attractivité, en termes de salaire et de conditions de travail – c’est l’attractivité objective – ou d’image du métier – c’est l’attractivité subjective. Combien de vacances d’emploi s’expliquent-elles ainsi ? On ne le sait pas, personne n’est capable de nous le dire !
Enfin, l’employeur peut ne pas trouver de candidats suffisamment compétents pour le poste, ce qui pose la question de la formation professionnelle.
Concernant le contexte économique, une offre d’emploi peut être publiée sans déboucher finalement sur un recrutement. Ainsi, un tiers des TPE-PME auraient abandonné un projet de recrutement au cours de l’année 2013. Avons-nous les moyens de vérifier l’exactitude de ce chiffre élevé ?
Un poste peut également être non pourvu à cause de son manque d’attractivité, qui peut être lié à des représentations culturelles, à des clichés, à des stéréotypes.
Ainsi, on nous dit que l’on ne trouve plus de maçons, parce que l’image du métier n’est pas bonne. Cependant, lorsque je consulte le site de Pôle emploi, les demandes d’emploi de maçon semblent beaucoup plus nombreuses que les offres. Là encore, on n’arrive pas à savoir ce qu’il en est en réalité !
L’image des métiers de la restauration s’est beaucoup améliorée, monsieur le ministre, grâce à des émissions de télévision telles que MasterChef. Aujourd'hui, l’image du cuisinier est en hausse, mais qu’en est-il vraiment pour les autres métiers manuels ?
Les conditions de travail sont également déterminantes en matière d’attractivité. Les enquêtes « Besoins en main-d’œuvre » de Pôle emploi et les évaluations du Gouvernement ayant précédé la mise en place du plan « Formations prioritaires pour l’emploi » situent les besoins les plus forts dans les mêmes filières : BTP, hôtellerie-restauration, agroalimentaire. Ces secteurs présentent une caractéristique commune : une stabilité de l’emploi des salariés relativement limitée et des rythmes de travail que l’on peut sans peine qualifier de « soutenus ».
Monsieur le ministre, avez-vous fait réaliser une véritable étude sur l’existence d’un lien entre les conditions de travail, les salaires ou la précarité dans certains métiers et la pénurie de candidats pour les exercer ? Est-il étonnant qu’un emploi à mi-temps pour une durée de quinze jours et imposant de longs déplacements reste non pourvu ? Ne s’agit-il pas de conditions de travail peu intéressantes ? Avez-vous des statistiques à nous communiquer sur ce point, monsieur le ministre ?
Dans les métiers de bouche, on parle souvent de pénuries de salariés, mais les vacances de postes ne correspondent-elles pas plutôt à une mutation de ces professions ? Un boucher ne préfère-t-il pas aujourd’hui travailler dans un supermarché, pour bénéficier d’une certaine stabilité de l’emploi en tant que salarié ? Ces questions doivent être examinées ; pour l’heure, nous n’avons pas les moyens d’y répondre.
On sait que, dans le secteur de la santé, il existe une demande forte d’infirmières, de médecins, mais, en l’espèce, la pénurie tient au numerus clausus, qu’il faut remettre en question.
On peut aussi, bien sûr, évoquer la formation, les lacunes de l’enseignement scolaire qui pénalisent les demandeurs d’emploi dans leur recherche. À cet égard, je souligne le bilan positif du programme « Compétences clés » mis en place par l’État pour combler les lacunes des demandeurs d’emploi en matière d’informatique, de langues ou de mathématiques. Ce dispositif connaît un grand succès, puisque les 50 000 formations dispensées chaque année ne suffisent pas à satisfaire toutes les demandes. C’est un point intéressant.
En revanche, les formations professionnelles sont si nombreuses et leur organisation si complexe que personne ne connaît leur nombre exact. Ainsi, même l’Inspection générale des affaires sociales, dans son rapport du mois d’août 2013, ne parvient pas à dénombrer précisément ces dispositifs et se borne à évoquer un système complexe, fondé sur une addition de « logiques différentes selon les acteurs institutionnels ». On manque d’un pilotage.
Telles sont, rapidement brossées, les possibles causes de l’existence d’emplois non pourvus. Cependant, comme on ne sait pas précisément quel est le poids de chacune d’entre elles ni quelles personnes sont concernées, on ne peut pas apporter de réponse adaptée.
Voilà pourquoi, monsieur le ministre, je vous propose de mettre en place un guide de pilotage statistique pour l’emploi, autant dire un GPS pour l’emploi,…
M. François Rebsamen, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. C’est bien trouvé !
M. Jean Desessard. … qui nous mette sur la bonne route. On repère tel besoin de formation sur un territoire ? Hop, en quelques mois, on met en place une formation adéquate, en lien avec la région ! On observe que les difficultés de recrutement dans tel secteur sont liées aux conditions de travail ? Hop, on engage une réflexion, puis on prend une mesure ! Voilà à quoi servirait le GPS : à orienter l’action pour donner rapidement une réponse adaptée. On ne peut pas se satisfaire de l’existence de 420 000 emplois non pourvus dans notre pays !
J’ai consulté le site de Pôle emploi afin d’étudier l’offre et la demande d’emploi dans un certain nombre de métiers pour lesquels le recrutement est réputé difficile.
Ainsi, monsieur le ministre, pour le département de la Côte-d’Or, j’ai relevé 17 offres d’emploi de maçon, et 81 offres proches, pour 2 716 curriculum vitae déposés. Il n’y a donc pas de manque de candidats !
On m’a dit que l’on manquait de frigoristes. Pour Paris, on dénombre 50 offres d’emploi de frigoriste, et 100 offres proches, pour 2 158 curriculum vitae.
On affirme aussi que l’on manque d’ascensoristes : pour la Seine-Saint-Denis – département où, paraît-il, les ascenseurs sont souvent en panne –, on relève une offre d’emploi d’ascensoriste, 97 offres proches, pour 729 curriculum vitae.
Pour le département de l’Ain, on note 4 offres d’emploi d’aide-comptable, et 146 offres proches, pour 12 056 curriculum vitae déposés… C’est fabuleux, à peine croyable !
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que fait Pôle emploi ? Où sont les postes vacants ? Que fait-on de ces 12 056 demandes d’emploi d’aide-comptable pour le seul département de l’Ain ? Je ne parle même pas des doublons : en Côte-d’Or, par exemple, un même poste de maçon est proposé par trois agences d’intérim différentes. Il faut donc encore minorer les chiffres déjà faibles d’offres d’emploi que j’ai cités !
Comment faire des statistiques dans ces conditions, monsieur le ministre ? Il faut clarifier les choses.
Des initiatives privées se font jour pour améliorer l’adéquation entre offres et demandes d’emploi. Il faut les soutenir, car elles répondent à un besoin. J’ai rencontré les responsables de la start-up DepecheJob, qui a développé une application permettant de mettre directement en relation les employeurs et les candidats pour les emplois manuels et de la restauration. Lorsque je leur ai demandé s’ils disposaient de statistiques sur leurs résultats, ils m’ont répondu que c’était encore trop tôt. Quand je les ai interrogés sur le nombre des offres non pourvues, ils n’ont rien su me dire de concret… En somme, c’est l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’employeur sans candidat pour pourvoir un poste !
On répète à l’envi qu’il y a des postes non pourvus, que des chômeurs ne veulent rien faire, que l’on n’arrive pas à trouver de candidats, mais tout cela n’apparaît pas dans la réalité du terrain quand on examine les choses de près.
Comment agir, monsieur le ministre, si nous ne savons pas précisément pour quelles raisons des emplois restent non pourvus ? Comment mesurer l’efficacité et la pertinence des mesures prises en l’absence de tout système d’évaluation ? Afin d’y voir clair, je vous propose, monsieur le ministre, de créer un GPS pour l’emploi, qui permettra de bien identifier les besoins, d’analyser les difficultés et d’orienter l’action pour plus d’efficacité.
Je n’irai pas plus loin : tout le monde a compris le sens de ma proposition de résolution.
Monsieur le ministre, je sais que vous allez me dire que j’ai raison, mais qu’il n’y a pas d’argent. Je vous renvoie à un article paru dans le Canard enchaîné de cette semaine, sous le titre suivant : « Burger King croque l’argent de Pôle emploi ».
De quoi s’agit-il ? Sous couvert de les former par le biais de stages financés par Pôle emploi, Burger King fait travailler des personnes gratuitement… Pourquoi privilégie-t-on de tels dispositifs ? N’y a-t-il pas d’autres priorités ? Ne faudrait-il pas réfléchir à une meilleure utilisation de Pôle emploi ?
Monsieur le ministre, je sais que vous n’avez pas aujourd'hui les moyens de mettre en place le GPS pour l’emploi, mais prenez le temps d’étudier les dispositifs de Pôle emploi : mettre fin à ceux qui ne sont pas pertinents – je viens d’en citer un, mais il y en a certainement d’autres – vous permettra de dégager le budget nécessaire.
En conclusion, monsieur le ministre, la création de ce GPS est impérative pour que nous soyons en mesure de lutter efficacement contre le chômage, ce qui est la priorité du Gouvernement, notre priorité à tous. Cela permettrait aussi de combattre le préjugé selon lequel il y aurait partout des emplois inoccupés, que les chômeurs ne veulent pas prendre parce qu’ils seraient trop fainéants, qu’ils n’auraient pas envie de se salir les mains… On colporte trop de rumeurs sur ce sujet des emplois non pourvus, il est temps de faire la lumière !
Je vous invite, chers collègues, à voter ma proposition de résolution visant à la mise en place d’un GPS pour l’emploi. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste, de l'UDI-UC et de l’UMP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Claude Kern.
M. Claude Kern. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je remercie le groupe écologiste d’avoir présenté cette proposition de résolution portant sur le thème, crucial s’il en fût, de l’emploi. Elle met en exergue un problème avéré, qui a notamment fait l’objet d’un rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi remis en 2013.
Pardonnez ma sévérité, mais j’affirme que la classe politique française dans son ensemble exploite le mythe selon lequel notre pays serait assis sur un immense gisement d’emplois salariés non pourvus.
Nous nous satisfaisons d’une nébuleuse de chiffres, marquée par l’absence de statistiques fiables, par un amalgame entre le nombre d’emplois vacants et celui des offres non pourvues faute de candidats. Ainsi, de 200 000 à 500 000 emplois ne trouveraient pas preneur : la fourchette est large, et le curseur se déplace selon les acteurs politiques !
L’existence supposée d’un tel gisement d’emplois vacants suscite des interrogations et donne lieu à des batailles de chiffres, souvent utilisés hors contexte et ne permettant pas d’établir un diagnostic précis de la situation. Notre collègue Jean Desessard l’a très bien montré.
Ces chiffres alimentent aussi des propos stigmatisants –notamment le discours sur la fraude – et servent à la fois des interprétations partisanes et la justification de mesures avancées pour combattre le chômage.
Mes chers collègues, monsieur le ministre, l’examen d’une question aussi capitale que celle de l’emploi exige une objectivité absolue dans les constats et ne saurait se satisfaire d’estimations approximatives, établies à l’emporte-pièce.
Comment proposer des moyens adaptés et efficaces pour résoudre un problème sans avoir effectué un diagnostic précis ?
Ce guide de pilotage statistique pour l’emploi dont la création est réclamée par le groupe écologiste, qui propose d’identifier et de comptabiliser clairement les offres d’emploi non pourvues et leurs causes, constituera un nouvel outil opportun en vue de clarifier ces données nébuleuses et de cesser de mettre en œuvre à l’aveugle des politiques souvent coûteuses, qui s’apparentent à des coups d’épée dans l’eau.
J’en viens à l’amalgame sémantique.
Il faut éviter la confusion entre la notion d’emploi vacant et celle d’emploi non pourvu faute de candidats. Bien qu’elles évoquent toutes deux l’idée d’un stock d’emplois, elles ne recouvrent pas forcément des emplois durablement inoccupés. Or il est courant que les médias et les personnes publiques recourent indifféremment à l’une ou à l’autre, ce qui engendre une confusion gênante.
Au sens européen, un emploi vacant correspond à « un poste rémunéré nouvellement créé, non pourvu, ou qui deviendra vacant sous peu, pour le pourvoi duquel l’employeur entreprend activement de chercher, en dehors de l’entreprise concernée, un candidat apte ».
Cette notion ne comporte pas d’indication sur la durée de la vacance d’emploi et recouvre un ensemble bien plus large que la seule catégorie des emplois durablement non pourvus.
Quant à la notion d’offre non pourvue, elle ne correspond à aucune donnée statistique couvrant l’économie française dans son ensemble. Elle peut désigner aussi bien des offres non encore pourvues pour lesquelles la recherche d’un candidat est en cours que des offres annulées, car pourvues en interne ou retirées faute de candidats ou de besoin de l’entreprise.
Concernant l’imprécision des données sur le taux d’emplois vacants d’Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne, je voudrais souligner, bien que cela ne soit pas l’objet du présent texte, une incohérence qui obère la fiabilité des statistiques élaborées par cet organisme.
Le règlement du 23 avril 2008 impose aux États membres de transmettre trimestriellement des données relatives aux emplois vacants pour le calcul du taux d’emplois vacants dans l’Union européenne, qui s’établissait à 1,7 % au quatrième trimestre de 2014.
Or les données permettant de calculer cet indice ne couvrent pas tous les emplois à pourvoir dans l’ensemble de l’économie européenne, et les données françaises sont incomplètes. Elles résultent de l’enquête dite ACEMO pour les entreprises de plus de dix salariés du secteur marchand et sont complétées une fois par an de résultats issus de la même enquête pour les TPE.
Les données des institutions publiques sont tout simplement absentes de la collecte, et la transmission de données concernant les activités agricoles et sylvicoles, la pêche et les services à la personne est facultative pour tous les États membres.
Comment la compilation de données aussi hétérogènes peut-elle aboutir à une comparaison européenne fiable ? Intéressons-nous au calcul hasardeux du nombre d’offres non pourvues.
Je reviens sur le problème principal qui nous occupe : si les causes des vacances d’emploi sont identifiées, nous avons une connaissance imprécise de la part de chacune d’entre elles.
La question est simple : d’où viennent les chiffres qui apparaissent dans l’exposé des motifs de la proposition de résolution, à savoir 820 000 emplois vacants et 400 000 tentatives de recrutement abandonnées chaque année ? Ils reposent sur une extrapolation fragile et approximative, dont le peu de rigueur surprend, fondée sur le nombre d’offres d’emploi recensées en fin de mois par Pôle emploi et sur la part de marché de cet opérateur, estimée à 37,5 %.
On peut, en effet, s’interroger sur une telle méthode. Au regard des déclarations uniques d’embauche pour des emplois d’une durée supérieure à un mois, on estime que les offres collectées par Pôle emploi représentent 37 % de ces recrutements. Cependant, on constate que la part de marché de Pôle emploi est bien plus faible pour les offres d’emploi d’une durée inférieure à un mois, les recruteurs recourant alors à d’autres canaux. Tous les recrutements ne s’effectuent pas via Pôle emploi. Ne faut-il pas mieux prendre en compte le rôle du web, qui a révolutionné le marché de la recherche d’emploi et échappe au compteur de Pôle emploi ?
Vous conviendrez, mes chers collègues, que les ordres de grandeur que j’ai cités ne sont pas très fiables ! Au total, avec cette méthode, le nombre des « emplois durablement vacants » et des « abandons de recrutement » est globalement estimé à 400 000.
En ce qui concerne maintenant les difficultés de recrutement, on peut estimer, en recoupant les différentes sources, à la fois administratives et déclaratives, dont nous disposons, qu’entre un quart et un tiers des recrutements sont difficiles, pour des raisons variant selon les métiers, les secteurs et les territoires.
Ces données proviennent, notamment, des enquêtes sur les besoins de main-d’œuvre du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, le CREDOC, de l’enquête « offre d’emploi et recrutement », dite OFER, de l’indicateur de tension élaboré par la DARES, la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, de l’observatoire Tendance emploi compétence du MEDEF et de l’enquête annuelle de Manpower sur la pénurie de talents.
Mais, là encore, ces résultats ne peuvent être extrapolés à l’ensemble des recrutements. Ils reposent sur les intentions déclarées des employeurs, portant pour la plupart sur des recrutements sous contrat de longue durée.
Le nouvel outil que propose d’instaurer le groupe écologiste permettrait de remédier à l’absence de statistiques et de clarifier une situation qui ne permet pas, pour l’heure, de légitimer les moyens déployés dans la lutte contre le chômage. Enfin, on peut penser que la mise en place de ce dispositif serait aussi source d’emplois.
Pour toutes ces raisons, le groupe UDI-UC votera en faveur de l’adoption de cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe écologiste.)