M. Bruno Sido. Courage, fuyons !
M. Michel Teston. M’exprimant à titre personnel, et non pour le groupe socialiste, j’indique que je suis favorable à l’amendement de Jean-Pierre Sueur, qui tend à renvoyer les conditions d’application du principe de précaution à une loi organique.
En revanche, je suis défavorable à l’amendement d’Yves Détraigne, qui vise à maintenir la proposition de loi Bizet, en renvoyant à une loi ordinaire le soin de définir les conditions d’application du principe de précaution incluant un principe d’innovation et non les conditions d’application du seul principe de précaution.
Je demeure attaché au principe de précaution, car, comme le soulignait Jean Jaurès : « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous. » (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste.)
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Vive Jean Jaurès !
M. le président. La parole est à M. Philippe Bas. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. Philippe Bas. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, j’ai cosigné cette proposition de loi constitutionnelle.
Le principe d’innovation, auquel il s’agit de donner une portée constitutionnelle, permettrait en effet de tempérer et de prévenir des interprétations excessives, et même erronées, du principe de précaution. Cependant, il ne s’agit pas de remettre en cause ce principe.
Si le principe de précaution est au cœur de la problématique du développement durable, cet instrument juridique encore nouveau, mais déjà incontournable, doit être manié avec discernement et prudence. Il ne doit pas servir de caution à des approches passéistes, immobilistes ou obscurantistes, en faisant de l’irrationalité et de la peur les nouvelles vertus cardinales de l’action publique et de l’écologie.
M. Bruno Sido. Très bien !
M. Philippe Bas. Chacun ne le sait que trop, il est plus facile d’inquiéter que de rassurer. Le principe de précaution doit être mis en œuvre avec objectivité, en évitant de lui donner une portée qu’il n’a pas et de l’instrumentaliser à tout propos. Il renferme aussi une exigence de recherche et d’expertise, d’ailleurs réaffirmée par l’article 9 de la Charte. Il ne saurait être hâtivement traduit par une sorte d’impératif d’interdiction systématique de tout ce qui n’est pas conforme à l’utopie du risque zéro.
La Charte de l’environnement est un progrès majeur de notre ordre juridique. Voulue par le Président de la République Jacques Chirac, qui en avait pris l’engagement devant les Français lors de la campagne de l’élection présidentielle de 2002, elle établit les fondements constitutionnels d’une écologie humaniste. Elle est aussi à l’origine du Grenelle de l’environnement.
L’adossement de ce texte à la Constitution, formule nouvelle et originale, et son adoption par le Congrès dans les formes prévues par l’article 89 de la Constitution lui donnent la même valeur juridique que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la constitution de 1946. Ainsi, la protection de nos droits fondamentaux repose désormais sur trois piliers : les droits individuels, les droits économiques et sociaux, les droits environnementaux.
La Charte de l’environnement proclame avec force, quoique dans une langue qui n’est plus celle de Mirabeau, que « les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ».
Certains y ont vu une forme de désarmement unilatéral dans la compétition économique. Pourtant, nul ne conteste aujourd’hui, notamment au travers des effets de plus en plus tangibles du réchauffement climatique, que l’humanité doit inventer de nouveaux modes de développement pour assurer son avenir.
Que la France fasse partie des nations pionnières ne doit pas choquer ceux qui croient en sa mission historique pour l’affirmation et l’approfondissement des droits universels. Du reste, dans le domaine de l’environnement, notre pays est aussi redevable de l’œuvre accomplie par la communauté internationale depuis l’adoption de la Déclaration de Rio en 1992, ainsi que des principes forgés au sein de l’Union européenne, qui ont débouché sur l’article 174 du Traité.
La Charte doit donc être défendue, et non pas fragilisée. Et j’ai le sentiment, au fond, qu’elle sera mieux défendue si elle peut être complétée par la proposition de loi dont nous débattons.
S’agissant en particulier du principe de précaution, celui-ci n’a pas attendu la Charte de l’environnement pour faire partie du droit positif français, tant en application du régime juridique propre à l’incorporation du droit communautaire dans le droit français qu’en vertu du principe selon lequel les traités, parmi lesquels, bien sûr, les traités relatifs à l’environnement, ont une valeur supérieure à celle des lois. Ce principe est également pris en compte par la loi Barnier de 1995.
Dès avant la Charte de l’environnement, l’ensemble des juridictions françaises de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif avait donc déjà à faire respecter le principe de précaution. La portée constitutionnelle donnée par la Charte à ce principe est d’ailleurs plus étroite qu’on le croit souvent.
Tout d’abord, cela a été dit, l’article 5 ne crée d’obligation que pour les autorités publiques, dans la limite de leurs attributions, et non pour les personnes privées, qu’il s’agisse de personnes physiques ou d’entreprises. Ensuite, il ne vise que des dommages dont la nature reste incertaine, mais qui, s’ils se réalisaient, auraient pour l’environnement des conséquences dramatiques, qualifiées dans le texte de « graves et irréversibles ». Enfin, il n’impose rien de plus que des mesures « provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Cela ne postule pas l’interdit de la prise de risque ; cela pose simplement l’exigence que des mesures de précaution appropriées soient prises.
M. Bruno Sido. Tout à fait !
M. Philippe Bas. Dans ces conditions, il est clair que le principe de précaution ne saurait ni exonérer de leur responsabilité pénale ceux qui détruisent des installations de recherche ni imposer l’interdiction systématique des cultures d’OGM, de l’exploitation du gaz de schiste, ou de la production d’électricité nucléaire. De telles mesures relèvent de choix politiques, que l’on peut soutenir ou combattre – je les combats !–, mais ne résultent pas d’une obligation juridique relevant du principe de précaution.
La proposition de loi constitutionnelle de notre collègue Jean Bizet ne retire rien à l’article 5 de la Charte, qui fait référence au principe de précaution. Elle se borne à le compléter. L’interprétation de ce principe devrait dorénavant tenir compte d’un nouveau principe constitutionnel, le principe d’innovation. C’est une explicitation, car le principe de précaution, dans son acception la plus rigoureuse, implique nécessairement que la recherche soit stimulée pour apporter des solutions à des risques dont l’éventualité est identifiée.
L’histoire de l’homme, celle des sociétés humaines, s’inscrit depuis toujours dans une tension dynamique, positive, féconde, entre les risques et les progrès induits par l’extension continue du champ des connaissances. Jusqu’à nos jours, l’homme a su se doter des instruments permettant de surmonter les dangers nés de ses propres découvertes. Sa faute est de n’avoir pas toujours voulu les mettre en œuvre.
La confiance dans la science et la notion de progrès sont cependant des ressorts essentiels de notre civilisation et elles conservent une place éminente dans notre idéal républicain. Le progrès sans le risque, cela n’existe pas, depuis la maîtrise du feu jusqu’à la découverte de l’atome, en passant par la recherche d’une meilleure adaptation des productions végétales aux besoins alimentaires de la planète.
On ne peut renoncer au progrès à cause du risque. C’est pourquoi il faut répondre aux risques non par l’interdit, mais par la précaution, par la prévention, et surtout par de nouveaux progrès. C’est ainsi que nos sociétés parviennent inlassablement à améliorer la qualité et la durée de vie, ainsi que la situation matérielle de leurs membres.
Il reste bien sûr que l’accélération inouïe des technologies nouvelles dans tous les domaines, leur diffusion mondiale, le formidable développement économique des pays émergents, font craindre aujourd’hui la réalisation de risques environnementaux massifs, d’une ampleur et d’une gravité sans précédent si de nouveaux modèles de développement ne sont pas rapidement mis en œuvre.
C’est pourquoi, si nous précisons aujourd'hui le texte de la Charte grâce à la proposition de loi de notre collègue Jean Bizet, nous voulons le faire avec prudence, sans en atténuer la portée. Il me semble justement que cette proposition de loi est utile, clarificatrice, et qu’elle respecte bien les contraintes de l’exercice. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Michel Berson.
M. Michel Berson. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 a inscrit dans le préambule de notre loi suprême la Charte de l’environnement, qui, à son article 5, définit le principe de précaution. Dix ans après cette révision, la constitutionnalisation du principe de précaution, déjà consacré dans notre droit par la loi Barnier de 1995, fait toujours l’objet d’un vif débat. La controverse continue entre partisans et détracteurs non pas de ce principe, mais de son inscription dans la Constitution.
Certes, face aux grands risques technologiques, sanitaires et environnementaux auxquels nous sommes confrontés, il convient d’anticiper, afin d’éviter les dommages que ces risques peuvent engendrer pour l’homme et la société. Cependant, l’inscription du principe de précaution dans la Constitution, sans un encadrement précis de son application, peut constituer un frein au développement de la recherche, de l’innovation et donc de l’activité économique.
Depuis dix ans, des voix s’élèvent contre l’usage excessif du principe de précaution, contre les dérives dont il peut faire l’objet, contre le climat préjudiciable à l’innovation et à la croissance qu’il peut provoquer. Récemment, la cour d’appel de Colmar a ainsi relaxé cinquante-quatre faucheurs volontaires qui avaient détruit une parcelle de vigne OGM expérimentale cultivée par l’Institut national de la recherche agronomique, l’INRA.
M. Daniel Raoul. Eh oui !
M. Michel Berson. Cette décision étonnante, pour ne pas dire choquante,…
M. Daniel Raoul. Scandaleuse !
M. Michel Berson. … a suscité, à juste titre, une très forte inquiétude de la communauté scientifique. Il n’est pas de la compétence de la justice d’évaluer le travail scientifique du Haut Conseil qui avait légalement donné l’autorisation de pratiquer cette culture.
M. Jean Bizet. Très juste !
M. Michel Berson. Si une telle jurisprudence venait à s’imposer, elle empêcherait toute expérimentation scientifique et toute innovation technologique.
M. Jean Bizet. Très juste !
M. Jean-Claude Requier. C’est ce qu’ils veulent…
M. Michel Berson. En janvier 2008, dans le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, Jacques Attali préconisait d’abroger l’article 5 de la Charte de l’environnement ou, à tout le moins, de préciser très strictement la portée du principe de précaution.
L’article 5, soulignait-il, « risque d’inhiber la recherche fondamentale et appliquée, dans la mesure où une innovation qui générerait potentiellement un dommage dont la réalisation serait “incertaine en l’état des connaissances scientifiques” pourrait ouvrir des recours en responsabilité, tant à l’égard des entreprises ou des instituts de recherche que des collectivités publiques en charge de la police administrative ».
En novembre 2012, dans un rapport au Gouvernement préconisant un « pacte pour la compétitivité de l’industrie française », Louis Gallois soulignait quant à lui que « la notion même de progrès technique [était] trop souvent remise en cause à travers une interprétation extensive – sinon abusive – du principe de précaution et une description unilatérale des risques du progrès, et non plus de ses potentialités ». Il ajoutait que « le principe de précaution [devait] servir à la prévention ou à la réduction des risques, non à paralyser la recherche ».
M. Bruno Sido. Tout à fait !
M. Michel Berson. Nous savons en effet que la prise de risque est inhérente à la compétitivité ; elle est l’un des fondements de la recherche et développement, générateur d’innovations et de croissance.
En octobre 2013, la commission « Innovation 2030 », présidée par Anne Lauvergeon, proposait « de reconnaître, au plus haut niveau, l’existence d’un principe d’innovation équilibrant le principe de précaution, yin et yang du progrès des sociétés ». Les membres de cette commission considéraient qu’il fallait « réapprendre à oser, à accepter le risque » et encourager « l’expérimentation l’audace, la création » et l’innovation qui « permet à l’Homme d’évoluer sans cesse ». Ils concluaient ainsi : « L’innovation est indispensable pour que la France, dans dix ans, soit dans la course mondiale et conserve son niveau de vie et son modèle social. »
Il convient de redire aujourd’hui haut et fort que l’innovation, fruit de la recherche et de sa valorisation, est devenue, en ce début de XXIe siècle, le moteur de la croissance économique et de la création d’emplois. L’innovation est la clef des grands défis auxquels nous devons faire face, à commencer par celui de la compétitivité internationale. Oui, l’innovation est au cœur de la nouvelle économie de la connaissance et de la sortie de la crise de la mondialisation.
Enfin, le récent rapport d’Alain Feretti – c’est le dernier rapport que je citerai –, adopté à l’unanimité des membres du Conseil économique, social et environnemental, le CESE, préconise lui aussi une meilleure articulation entre principe d’innovation et principe de précaution, après avoir souligné que le principe de précaution est souvent dévoyé par la gestion émotionnelle des crises, l’emballement médiatique et les attentes irrationnelles de la société face aux inquiétudes et même aux peurs qui la caractérisent aujourd’hui : peur du nucléaire et des gaz de schiste, peur des biotechnologies et des nanotechnologies, peur des OGM et des ondes électromagnétiques.
Je partage les réflexions et les préconisations des auteurs des rapports que je viens de citer. Le principe de précaution ne peut être appréhendé, compris, appliqué qu’à travers un autre principe, celui d’innovation. Il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre, puisqu’ils sont complémentaires, mais de reconnaître l’un et l’autre.
Il ne me paraît guère possible aujourd’hui d’ôter au principe de précaution sa portée constitutionnelle. Ce serait incompris ; ce serait un recul et non un progrès. En revanche, la reconnaissance d’un principe d’innovation adossé au principe de précaution et conçu comme un principe de vigilance et de transparence, d’expertise et d’action, serait un progrès.
Le principe de précaution est essentiel. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les tragédies du sang contaminé, de l’amiante, de l’hormone de croissance ou encore de l’épidémie de la vache folle. Cependant, le principe de précaution ne doit pas être considéré comme un principe d’interdiction et d’immobilisme, comme une méfiance à l’égard de l’innovation et du progrès technologique. Il ne peut pas être un frein aux activités de recherche et développement, puisque la mise en application du principe de précaution nécessite précisément le développement des connaissances scientifiques. Ainsi interprétés, principe de précaution et principe d’innovation vont de pair ; ils sont indissociables.
Le redressement de notre économie, le développement de notre société, la foi républicaine dans la science et le progrès, qu’il nous faut d'ailleurs retrouver, passent par la double reconnaissance du principe de précaution et du principe d’innovation, sans que l’un prime sur l’autre. Nous n’avons pas à choisir entre précaution et recherche ou entre compétitivité et précaution. Dans la société de la connaissance et du risque qui est la nôtre aujourd’hui, le progrès repose sur un équilibre responsable entre le principe de précaution et le principe d’innovation.
Précaution, innovation et progrès sont des principes fondamentaux qui doivent être inscrits dans notre Constitution. La proposition de loi constitutionnelle que nous examinons concourt opportunément, utilement, sagement à l’approfondissement du débat public sur ces principes, un débat qui se prolongera d'ailleurs le 5 juin prochain lors de l’audition publique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST, sur le principe d’innovation, qui vise en particulier à analyser ce que pourraient être demain – rêvons un instant – les fondements d’une Charte de l’innovation. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. Jean-Claude Lenoir. Bravo !
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Geneviève Fioraso, secrétaire d'État. Monsieur le président, je sollicite une suspension de séance de cinq minutes.
M. le président. Le Sénat va bien sûr accéder à votre demande, madame la secrétaire d’État ;
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt-deux heures cinquante-cinq, est reprise à vingt-trois heures cinq.)
M. le président. La séance est reprise.
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la charte de l’environnement pour préciser la portée du principe de précaution
Article unique
La Charte de l’environnement de 2004 est ainsi modifiée :
1° L’article 5 est ainsi modifié :
a) (nouveau) Après le mot : « proportionnées », sont insérés les mots : « , à un coût économiquement acceptable, » ;
b) Il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :
« Elles veillent également au développement des connaissances scientifiques, à la promotion de l’innovation et au progrès technique, afin d’assurer une meilleure évaluation des risques et une application adaptée du principe de précaution. » ;
2° L’article 7 est complété par deux alinéas ainsi rédigés :
« L’information du public et l’élaboration des décisions publiques s’appuient sur la diffusion des résultats de la recherche et le recours à une expertise scientifique indépendante et pluridisciplinaire.
« L’expertise scientifique est conduite dans les conditions définies par la loi. » ;
3° À l’article 8, après les mots : « formation à l’environnement », sont insérés les mots : « et la promotion de la culture scientifique ».
M. le président. Je suis saisi de quatre amendements faisant l'objet d'une discussion commune.
L'amendement n° 1, présenté par M. Sueur et les membres du groupe socialiste et apparentés, est ainsi libellé :
Rédiger ainsi cet article :
Après l’article 34-1 de la Constitution, il est inséré un article 34-2 ainsi rédigé :
« Art. 34-2. – Le principe de précaution inscrit dans la Charte de l’environnement s’applique dans les conditions fixées par une loi organique. »
La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt, comme vous tous, ce débat depuis le début,…
M. Charles Revet. Il était intéressant !
M. Jean-Pierre Sueur. … et toutes ces interventions, très riches, m’ont conduit à quelques réflexions que je souhaite partager avec vous.
Il est permis, me semble-t-il, d’être un farouche partisan du principe de précaution, qui est non pas un dogme, effectivement, mais un principe qu’il est important de respecter et de mettre en œuvre.
En même temps, il est aussi permis de croire, comme vous-même, madame la secrétaire d’État, depuis bien avant votre entrée au Gouvernement,…
M. Jean-Claude Lenoir. Madame Fioraso est jeune ! (Sourires.)
M. Jean-Pierre Sueur. … dans les vertus de la recherche scientifique, d’être persuadé qu’elle est indispensable et que rien ne doit porter atteinte à la liberté des chercheurs, dès lors que, bien sûr, ils respectent un certain nombre de principes fondamentaux auxquels nous sommes attachés.
Il ne peut pas y avoir, il ne doit pas y avoir, il n’y a pas de contradiction entre le principe de précaution et la conception du progrès, notamment scientifique, à laquelle nous sommes très nombreux à croire. Aussi, nous en venons parfois à nous demander si certaines oppositions ne sont pas quelque peu forcées…
L’amendement que j’ai eu l’honneur de déposer a suscité un grand intérêt, et je remercie Mme la secrétaire d’État, ainsi que Mme Jouanno et M. Teston, d’avoir marqué un peu plus que de l’intérêt pour cette proposition.
Je dois dire qu’il s’agit d’un amendement de fidélité. Vous le savez, il arrive que, dans la vie politique, nous ayons des maîtres, des personnes qui nous marquent, qui nous influencent beaucoup.
Pour ma part, je n’oublierai jamais le discours qu’a fait ici même, voilà dix ans, Robert Badinter.
M. Jean-Jacques Hyest. Moi non plus !
M. Jean-Pierre Sueur. C’est pour faire suite à ce discours et à ce qu’il a énoncé alors avec une grande force que j’ai déposé cet amendement.
Robert Badinter avait expliqué de manière très convaincante qu’il n’était pas justifié, à son sens, d’inscrire le principe de précaution sans que la manière dont celui-ci s’applique donne lieu à une loi.
Mme la secrétaire d’État l’a déjà cité, mais permettez-moi de reprendre certains passages de son intervention de ce jour-là : « Reconnaître ce principe et lui donner une applicabilité directe en se dispensant expressément, consciemment, délibérément de l'intervention du législateur, pourtant prévue pour les autres articles – je pense en particulier au principe de prévention –, en prétendant qu'il pourra toujours intervenir plus tard, mais que c'est pour l'instant inutile, puisque le principe est d'applicabilité directe, c'est négliger la hiérarchie des normes et ouvrir la voie à un désordre juridique ».
Il poursuivait : « Le véritable risque de confusion s'inscrit ailleurs : il réside dans l'applicabilité directe, innovation majeure et fâcheuse ».
Il s’interrogeait ensuite : « Pourquoi ne pas prévoir que le principe de précaution, comme le principe de prévention, s'exercera dans des conditions prévues par une loi, organique ou ordinaire, débattue et votée par le Parlement ? Pourquoi cette défiance à ce sujet, dans cet article, à l'égard du législateur, quand il s'agit du principe de précaution ? »
Enfin, il concluait sur ce sujet : « Du fait de ce refus, pour moi incompréhensible, d'un renvoi à la loi organique ou ordinaire, l'article 5 signifie à la fois l'abaissement du législateur et la montée en puissance constitutionnelle du juge administratif – qui d'ailleurs n'en demande pas tant ! ».
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Jean-Pierre Sueur. Je conclus, monsieur le président.
J’ai présenté cet amendement ce matin en commission, à la suite de quoi nous avons eu un très riche débat, comme tous les membres de la commission des lois peuvent en témoigner.
À la demande de M. Patrice Gélard, rapporteur, les membres du groupe socialiste, qui avaient cosigné cet amendement, ont accepté de le retirer, au bénéfice de celui qui a été présenté par M. Détraigne. Les dispositions de ce dernier reprennent certains points du texte qui, à notre sens, ne sont pas contradictoires avec le principe de précaution, c’est-à-dire tout ce qui favorise nécessairement, légitimement, positivement la recherche scientifique.
M. Jean-Jacques Hyest. Tout à fait !
M. Jean-Pierre Sueur. De surcroît, dans votre amendement, monsieur Détraigne, figure ce point essentiel selon lequel le principe de précaution s’applique dans les conditions fixées par la loi.
Comme il s’agit pour nous du point absolument essentiel du débat, un point que nous défendons depuis dix ans, nous avons choisi de retirer notre amendement au bénéfice de celui que vous allez présenter dans quelques instants.
Mme Geneviève Fioraso, secrétaire d'État. Monsieur Sueur, je dois le dire, j’ai beaucoup de regrets à vous voir retirer ainsi cet amendement.
Je suis perplexe, car votre proposition avait le mérite de s’appuyer sur l’argumentaire de Robert Badinter, que j’ai moi-même évoqué dans mon propos liminaire et qui me paraissait tout à fait pertinent, tant sur le plan juridique que sur le plan de l’état d’esprit qui le sous-tend.
En effet, un principe d’innovation, comme d’ailleurs un principe de précaution, ne se décide pas de manière précipitée. C’est quelque chose qui doit être discuté, partagé, débattu. Pour ces raisons, j’étais tout à fait favorable à votre amendement, monsieur Jean-Pierre Sueur, et je dois dire que je n’ai pas bien compris les raisons pour lesquelles vous avez décidé de le retirer. Sans doute y a-t-il eu des débats dont je n’ai pas eu connaissance ou qui m’ont échappé…
Il me semble en effet que le principe d’innovation, plutôt que d’être décrit dans la Constitution – ce n’est pas la vocation de cette dernière –, devrait figurer dans les dispositions d’une loi organique.
Je le répète, monsieur Sueur, je suis perplexe, même si j’ai bien compris que vous aviez pris une décision dont les tenants et les aboutissants m’échappaient.
M. Christian Cambon. Reprenez l’amendement, alors !
Mme Geneviève Fioraso, secrétaire d'État. Vous le savez, je suis aussi en charge de la recherche, et j’ai pu mesurer, à de nombreuses reprises, la défiance provoquée par des jurisprudences qui, même si elles sont peu nombreuses, ont un impact extrêmement négatif, notamment sur les vocations scientifiques, dont nous déplorons régulièrement le tarissement.
Toutefois, posons-nous les bonnes questions : pourquoi sont-elles en train de se tarir ? Pourquoi, dans les médias et dans le débat politique, donne-t-on une image bien trop négative de la recherche en ne s’attachant qu’à ses dysfonctionnements et en n’évoquant pas assez ses formidables découvertes ?
Je représente, certes, le Gouvernement, mais également la communauté des chercheurs, à laquelle le Président de la République et le Premier ministre tiennent beaucoup, et qui doit dialoguer davantage avec la population, car je crois que notre débat public n’est au niveau ni de notre recherche scientifique ni de la démocratie à laquelle nous aspirons tous.
Nous avons jusqu’à présent raté presque tous nos débats nationaux, que ce soit sur les nanotechnologies ou sur d’autres techniques issues de découvertes scientifiques pouvant, à juste titre, poser des questions, mais sur lesquelles nous devrions apprendre à travailler et à discuter de façon beaucoup plus mature. Certains pays l’ont fait pour certaines découvertes, mais nous n’avons pas été capables, à ce jour, d’en débattre avec l’intelligence nécessaire, et je le regrette.
Si j’ai dit que j’étais perplexe, c’est parce que j’ai dû m’adapter à ce changement dont je n’avais pas connaissance, et je suis donc amenée à prendre une position qui doit, pour le coup – c’est l’ironie de l’histoire ! –, tenir compte des avantages et inconvénients ou des risques et avantages, selon cette fameuse méthode que je préconisais. Seulement, il se trouve que je dois prendre cette décision quelque peu à chaud.
Je ne veux pas adresser un signe négatif supplémentaire à la communauté scientifique, à tous les chercheurs qui, dans les laboratoires, travaillent avec acharnement et dévouement. Ils le font, non pas pour des intérêts mercantiles – on sait, et cela a été maintes fois souligné sur toutes les travées de cette assemblée, que la recherche publique ne permet guère de s’enrichir –, mais par vocation, qu’ils soient dans la recherche fondamentale, dans la recherche appliquée ou dans la recherche partenariale. Même quand ils font du transfert – et c’est important, car le transfert de la recherche, de l’innovation, vers l’industrie crée des emplois –, ils le font en accord avec leur mission de service public.
J’ai un très grand respect pour ces chercheurs, à qui on ne rend jamais suffisamment hommage, de la recherche fondamentale jusqu’à la recherche appliquée et aux activités de transfert.
Mesdames, messieurs les sénateurs, c’est ce respect des chercheurs qui me conduira à m’en remettre à la sagesse de votre assemblée sur l’amendement n° 3 rectifié bis, qui sera présenté dans quelques minutes. Je ne lui donnerai pas un avis favorable, car je regrette que cette mention de la loi soit conservée, ma préférence allant à une loi organique. Et je déplore le retrait inattendu, mais sûrement opportun, pour des raisons qui m’échappent, de l'amendement n° 1.