M. Didier Guillaume. C’est pourtant une très bonne référence !
M. Jacques Mézard. Et il a beaucoup compté, cher Didier Guillaume, pour le pouvoir socialiste !
M. Attali déclarait donc, le 10 décembre dernier, à propos du principe de précaution, qu’il s’agissait « d’un principe suicidaire que la France est le seul pays du monde à avoir inscrit dans sa Constitution ».
En effet, en 1995, la loi dite « Barnier » introduisait dans notre droit interne le principe de précaution, s’inspirant fortement de la déclaration de Rio.
En 2005, sa consécration au sein du préambule de la Constitution, au même niveau que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et que les droits fondamentaux prévus dans le préambule de la Constitution de 1946, n’allait, selon nous, pas de soi. D’aucuns, qui avaient voulu cette consécration, s’en mordent peut-être les doigts aujourd’hui ; c’est en tout cas ce que j’ai cru comprendre. Pour ma part, je ne pense pas qu’il s’agissait d’une décision opportune.
Nous le savons, la Charte de l’environnement était globalement acceptée, en dépit de ces quelques déclarations incantatoires. Cependant, sa constitutionnalisation masque les discussions cristallisées autour du principe de précaution, qui soulevaient un grand nombre d’interrogations, puisqu’une lecture extensive aurait pour effet d’entraver la recherche et l’innovation.
Quelle devait être la définition du dommage grave et irréversible ? Quel niveau de risque pourrait être jugé acceptable pour ne pas remettre en cause la responsabilité des décideurs publics ?
Dominique Perben – il y en a pour les deux côtés de l’hémicycle (Sourires.) –, alors garde des sceaux, lors de la discussion générale au Sénat au mois de juin 2004, le reconnaissait : « Manifeste ou latent, ce principe se diffuse dans l’ensemble de l’ordre juridique national et européen sans avoir de véritable définition, en étant parfois appliqué dans des domaines qui relèvent de la prévention. » Dès lors, l’article 5 de la Charte devait encadrer de manière claire le recours à ce principe. Des verrous ont donc été imaginés par le pouvoir constituant en restreignant l’obligation d’agir aux autorités compétentes, exclusivement dans leurs domaines d’attribution, en imposant la mise en œuvre préalable de procédures d’évaluation des risques ainsi qu’en exigeant un caractère provisoire et proportionné des mesures de précaution. Pourtant, loin de proposer une définition, l’article 5, tel qu’il est rédigé, n’établit qu’une procédure de gestion des risques, le juge veillant à son respect.
Il faut le rappeler, le rôle du politique n’est jamais de freiner le progrès. Il lui revient de décider de ce qui peut être jugé comme un risque acceptable, conformément à l’interprétation retenue du principe de précaution, inscrit dans le droit européen depuis le traité de Maastricht, par une communication de la Commission européenne datant du 2 février 2000. Ainsi, une lecture raisonnée de ce principe aboutirait à une maîtrise du risque plutôt qu’à l’interdiction de toute prise de risque.
Reconnaissons-le, le bilan de l’application est pour le moins contrasté. Bien que nous ayons pu constater quelques dérives en première instance, la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation et surtout du Conseil d’État est stable et en général prudente. Comme l’a justement rappelé Patrice Gélard dans son rapport, elle n’a pas conduit à une application extensive du principe. Les dérives ont notamment pu être évitées grâce à la nécessité d’évaluer le risque préalablement et au caractère provisoire et proportionné requis par la Charte. En effet, le risque étant méconnu, toute interdiction ne peut revêtir qu’un caractère temporaire en l’attente de nouvelles données scientifiques.
Certes, y compris avant 2005, nous pouvons regretter le développement de ce contentieux, qui peut se révéler dissuasif en soi. Dans le cadre des organismes génétiquement modifiés par exemple, si les arrêtés d’interdiction ont été annulés par le Conseil d’État, la prise de position des pouvoirs publics a frappé la recherche française dans ce domaine. Pourtant, ces décisions sont établies sur le fondement du droit européen.
La nature du problème n’est donc pas juridique. C’est la communication faite autour de ce principe qui engendre aversion du risque et lecture erronée. La présente proposition de loi constitutionnelle permet de tempérer la rédaction de notre Constitution pour que ces fausses interprétations cessent d’instiller une peur irrationnelle chez nos concitoyens. Elle a pour avantage d’instaurer un climat de confiance nécessaire pour donner de la visibilité à la recherche et à l’industrie. Cela passe également par le renforcement des moyens de la recherche publique, propice à l’indépendance de l’expertise dont nous avons de plus en plus besoin.
Mes chers collègues, notre pays a accueilli longtemps de nombreux experts – maintenant, il les fait plutôt partir –, sans lesquels notre société n’aurait pu se développer.
Comme Gaston Bachelard, je conclurai que « c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique ». Seul cet état d’esprit nous permettra de les dépasser et d’éviter toute régression du savoir et, plus encore, d’accompagner le progrès scientifique et l’innovation auxquels, nous, nous croyons toujours. (Applaudissements sur les travées du RDSE et de l'UMP, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste.)
M. Philippe Bas. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme Marie-Christine Blandin.
Mme Marie-Christine Blandin. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, voilà presque dix ans que nous avons examiné le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement. Cette Charte était le fruit de quatre ans de travail de la commission Yves Coppens.
Ce projet, je l’avais soutenu au Sénat, puis au Parlement réuni en Congrès, pour son message solennel – oui, l’avenir de l’humanité dépend du bon état des écosystèmes ! –, mais aussi pour la précaution qui s’imposerait à ceux qui veulent mettre tout et n’importe quoi sur le marché.
Présenté par une droite réticente,…
Mme Annie David. Oui !
Mme Marie-Christine Blandin. … initialement boudé par une gauche qui n’était pas dupe, critiqué par les députés écologistes parce que n’y figuraient pas les atteintes à la santé, commenté n’importe comment, diabolisé par une minorité de scientistes autistes, le principe de précaution a finalement trouvé sa juste place. La raison l’a emporté.
Certes, certains ont entretenu la confusion sur son champ d’application. Je pense à Roselyne Bachelot évoquant le « principe de précaution » contre un virus, pour engager 1 milliard d’euros d’argent public lors de la pandémie grippale. Ce n’était pas le sujet.
Aujourd’hui, monsieur Bizet, vous nous proposez de brouiller à nouveau les cartes et de revenir sur le texte de cette Charte, au motif qu’il serait mal compris et tendrait à devenir un principe d’inaction. Bien au contraire, vous l’avez vous-même commenté, par une prise en compte précoce des risques, il questionne, il interroge, il crée des obstacles, comme dit M. Mézard, et oblige à chercher des réponses.
Vouloir faire passer le principe de précaution comme un « frein aux activités de recherche et au développement économique » est un message très partial, éclairé par des finalités contestables. Ou bien s’agit-il de balayer les derniers obstacles au dumping environnemental du projet de traité transatlantique ?
M. Jean Bizet. Oh !
Mme Marie-Christine Blandin. C’est l’absence de principe de précaution qui a forgé l’inaction face à l’hormone de croissance, aux rejets de PCB dans les fleuves ou à l’amiante. Alors que la maladie mortelle était diagnostiquée, les bonnes décisions face au faisceau de signaux convergents et à la gravité du risque encouru n’ont pas été prises, différées par un Comité permanent amiante, au fil du temps transformé en club de lobbyistes.
Un seul point nous accorde vraiment, la nécessité d’un meilleur partage de la culture scientifique, car l’ignorance et l’obscurantisme aliènent. Tout le monde est d’accord, mais les budgets sont ridicules !
L’écologie est la première à avoir besoin d’innovations pour inventer des alternatives technologiques respectueuses de l’environnement : photovoltaïque performant, bioremédiation, stockage de l’énergie, meilleur rendement du transport de l’électricité. Ces innovations, ce n’est pas le principe de précaution qui les bloque, c’est le manque d’argent, le manque de volonté politique et des inféodations aux vieilles technologies comme le diesel. Vous parlez d’innovation, mais vos intentions sont ailleurs...
Pour vous, la perspective de progrès se fonde davantage sur une compétitivité dont les bénéfices ne doivent pas être entravés par la protection de l’environnement et des humains. Votre ambition est de réduire la portée de la jurisprudence pour permettre le développement des OGM, chers à votre cœur, les extractions d’huiles et de gaz de schiste...
M. Charles Revet. Eh bien !
Mme Marie-Christine Blandin. Qu’importe le sabotage du sous-sol, l’hypothèque des nappes phréatiques, si X ou Y peut encore, avec votre soutien, s’enrichir en compromettant l’avenir de tous.
Depuis dix ans, le juge applique le principe sans en faire un combat idéologique. Aux termes du rapport, les juridictions françaises font du principe de précaution « une application mesurée, circonscrite et raisonnable ».
Je pense très sincèrement que cette proposition de loi constitutionnelle n’est pas opportune. Elle est assurément un message et donne des gages à vos amis de la chimie ou de l’agroalimentaire, mais elle est sans issue. Si elle venait à être adoptée par les deux assemblées, croyez-vous que votre loi serait soumise à référendum ?
Les écologistes estiment que le principe de précaution ne doit être considéré que comme un élément moteur d’une innovation au service de l’homme et des générations futures et de la protection de l’environnement. L’atteinte à la compétitivité, la vraie, celle qui se fonde sur l’intelligence et la performance sans dégâts collatéraux, n’est pas un argument recevable.
Pour ces raisons, les sénatrices et sénateurs écologistes s’opposeront à toute modification de la Charte de l’environnement. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à Mme Chantal Jouanno.
Mme Chantal Jouanno. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi de saluer la constance de l’auteur de la proposition de loi constitutionnelle, Jean Bizet, même si nos positions divergent souvent.
M. Charles Revet. C’est vrai qu’il a beaucoup de constance !
Mme Chantal Jouanno. Moi aussi ! (Sourires.)
Je souhaite m’adresser à ceux, très nombreux dans cet hémicycle, qui ont voté pour le principe de précaution.
Tous les orateurs l’ont souligné, le débat que nous avons ce soir est nécessaire. Notre pays est-il confronté à un « précautionnisme » excessif qui contraindrait la recherche et l’innovation ? À l’évidence, oui ! Plusieurs exemples le confirment : destruction des parcelles de recherche sur les OGM, obstruction du débat sur les nanotechnologies – souvenons-nous de cet épisode –, détournement des études sur les ondes. Sur bien des sujets, cette instrumentalisation très politique a donc été un frein. C’est d’autant plus dommage que nous souhaitons prouver que l’écologie est un facteur d’innovation.
Le principe de précaution tel qu’il est inscrit dans la Constitution explique-t-il cet esprit frileux ?
Le rapport que vient de présenter avec brio Patrice Gélard montre l’inverse : les juges font de ce principe une application « mesurée, circonscrite et raisonnable ». La consultation qui a été menée pour la modernisation du droit de l’environnement conclut également à l’inverse. Sur les 700 contributions, dont un tiers émane des acteurs économiques, aucune n’a demandé la modification ou la suppression du principe de précaution. En revanche, la complexité, la contradiction et la rigidité du droit de l’environnement ont été évoquées. Le vrai sujet, c’est la crainte non pas du principe de précaution, mais du principe de responsabilité, c’est la judiciarisation excessive, parfois, de la société.
Même si la proposition de loi constitutionnelle n’est pas a priori nécessaire – c’est d’ailleurs un peu la conclusion de la commission –, permettra-t-elle de revivifier l’esprit d’innovation ?
Plusieurs points me posent problème.
Je comprends mal la nécessité de préciser que les mesures prises au titre du principe de précaution doivent avoir un coût économiquement acceptable. Cette exigence est inscrite dans le principe de proportionnalité. On comprend mal que ce principe prévale sur d’autres principes, comme la sécurité.
Je comprends mal également la nouvelle rédaction de l’article 5, qui ajoute l’obligation pour les autorités publiques de veiller au développement de la culture scientifique, de l’innovation et du progrès. Cette exigence est au cœur du principe de précaution.
Je crains que notre Constitution, qui est déjà un peu bavarde, ne le devienne plus encore si l’on ajoute ces précisions. N’oublions pas que l’article 5, tel qu’il était rédigé à l’époque, ne prévoyait qu’un principe de procédure qui renvoyait au législateur le soin d’appliquer, de définir et de préciser le principe de précaution. C’est pourquoi, monsieur Sueur, l’amendement que vous avez déposé – j’ignore si vous allez le soutenir – a du sens.
M. Jean-Pierre Sueur. Merci !
Mme Chantal Jouanno. La modification de l’article 7 me pose véritablement problème. À l’origine, j’étais plutôt favorable à la nouvelle rédaction. Cependant, après avoir consulté des juristes, j’ai pris conscience que chaque mot serait source de contentieux et risquerait même d’avoir un effet contre-productif. Il est en effet demandé que, pour chaque décision, individuelle ou réglementaire, les études soient publiées, qu’elles soient indépendantes et contradictoires. Pour chacune de ces trois exigences, il faut s’attendre à quatre pages de mémoire en contentieux, plus ou moins bienveillantes bien évidemment. J’imagine le nombre de recours possibles sur un projet d’implantation d’antenne-relai qui pourraient être fondés sur chacun de ces termes.
En revanche, je suis d’accord pour reconnaître que la question de la formation constitue un véritable enjeu.
En conclusion, je peux dire que je suis très favorable à des évolutions législatives pour que l’écologie soit un facteur d’innovation et non de régression, en cas d’instrumentalisation, bien entendu, car il n’est pas du tout dans mes intentions d’affirmer que l’écologie est facteur de régression. Par la lourdeur de nos procédures, par notre esprit encore trop tourné vers des principes du XXe siècle et non du XXIe siècle, nous sommes en train de louper certaines marches de l’innovation, tout particulièrement dans le domaine de l’écologie.
Ainsi, alors que nous étions premiers sur les hydroliennes, le Canada va nous dépasser. De même, nous loupons la marche pour le véhicule électrique, à propos duquel nous avons tiré la sonnette d’alarme tout à l’heure en commission, comme nous l’avons loupé sur le solaire ou les éoliennes, qui sont pourtant des secteurs d’exportation majeurs aujourd’hui.
Sur le fond, pourquoi devrions-nous donner le sentiment, en tout cas à l’extérieur de nos enceintes parlementaires, que nous renions en partie ce qui avait été voté à l’époque sur le principe de précaution ? Ne nous méprenons pas : malgré l’intention de l’auteur de la proposition de loi constitutionnelle de redonner du poids au principe d’innovation, les médias risquent, au terme d’une lecture extrêmement biaisée de nos débats, d’en conclure que nous revenons sur le principe de précaution.
Pourtant, ce qui était vrai en 2004 l’est toujours plus aujourd’hui : jamais une génération entière n’a ainsi été exposée, partout dans le monde, aux mêmes produits. En cas d’alerte sur un produit, c’est toute une génération qui sera touchée. Nous devons donc être très vigilants. De même, jamais les alertes sur la disponibilité des ressources halieutiques ou sur les événements climatiques – je vous renvoie aux dernières conclusions des météorologues – n’ont été aussi nombreuses.
Il est vrai que notre génération profite d’un niveau de vie jamais égalé par les générations précédentes. Mais c’est peut-être la première fois qu’on risque de le faire au détriment de la génération future. Nous devrions donc avoir deux débats : l’un sur le rôle du Sénat en tant que garant du long terme, l’autre sur le principe d’innovation, qui mériterait en lui-même un débat autonome, pour ne pas donner le sentiment qu’on l’oppose au principe de précaution. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, ainsi que sur plusieurs travées de l'UMP. – M. le président de la commission des lois et Mme Marie-Christine Blandin applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Évelyne Didier.
Mme Évelyne Didier. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Ce sont les termes fondateurs du principe de précaution, posé dans le principe 15 de la déclaration de Rio de 1992, traduite en droit interne au travers de la loi Barnier de 1995.
En 2005, la Charte de l’environnement a fait un pas supplémentaire, en intégrant le principe de précaution au bloc de constitutionnalité. Pourtant, presque dix ans après, ce principe fait encore largement débat, comme en témoigne cette proposition de loi constitutionnelle.
Je voudrais d’abord revenir, loin des caricatures qui ont pu être faites du principe de précaution, sur ses conditions d’application concrète. Ce principe n’est ni général ni absolu. Il est, de plus, largement encadré.
Pour que le principe de précaution puisse être invoqué, il faut non seulement que le risque de dommages soit grave, mais également qu’il soit irréversible – je ne l’ai pas assez entendu dans ce débat ! En outre, il est nécessaire que les hypothèses de risque soient suffisantes, comme les jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne et du Conseil d’État l’ont établi. Ainsi, il est « défendu aux autorités d’adopter une approche purement hypothétique du risque et d’orienter leurs décisions à un niveau de risque zéro ».
Ainsi que le spécifie l’article 5 de la Charte de l’environnement, la décision doit également être révisable, à l’aune de l’évolution des connaissances, et elle doit être proportionnée. Tous ces mots ont un sens, et leur application est lourde de conséquences. L’article L. 110-1 du code de l’environnement a également inséré le concept de « coût économiquement acceptable ». Autant d’éléments qui nous conduisent à penser que ce principe est aujourd’hui suffisamment encadré et précisé au niveau constitutionnel. Nous pourrions même dire qu’il est tellement encadré qu’il a été appliqué avec la plus grande parcimonie.
Pourtant, nombre d’économistes et de politiques – je souhaite moi aussi rendre hommage à la constance de Jean Bizet – voudraient le remettre en cause en lui reprochant de constituer un frein à la recherche et au développement économique, bref à la sacro-sainte compétitivité économique. Ils tentent alors de lui adjoindre le principe d’innovation, sous-entendant ainsi que ces deux principes seraient antinomiques, voire contradictoires.
Or le principe de précaution est par essence un principe d’innovation. En effet, le principe de précaution a pour corollaire celui du renforcement de la recherche scientifique, afin d’évaluer précisément les risques et, par conséquent, de faire évoluer les technologies. Comme l’a dénoncé le comité de la prévention et de la précaution, « il est spécieux de discerner une machination anti-science dans un principe qui, tout au contraire, vise à redoubler l’effort de recherche ». Cela supposerait d’ailleurs de renforcer l’indépendance des chercheurs, en travaillant à lutter contre les conflits d’intérêts, à augmenter les bourses des doctorants et les crédits des laboratoires et des instituts de veille sanitaire.
Nous nous inscrivons donc en faux avec la vision portée par la proposition de loi constitutionnelle, qui ferait du principe de précaution un principe d’inaction. Il n’y a pas d’un côté les modernes et de l’autre les archaïques, les pro-sciences et les obscurantistes ! D’ailleurs, si l’on cherche bien les archaïsmes, ils sont plutôt à trouver du côté de ceux qui veulent opposer systématiquement considérations environnementales et économiques, alors même que ces considérations doivent aujourd’hui, au regard des déréglementations environnementales liées à l’activité humaine, être appréhendées dans un même mouvement. Il est vrai que les résistances du monde économique libéral sont fortes…
Anne Lauvergeon a récemment déclaré qu’il « faut instaurer un principe d’innovation, fondé sur l’acceptation du risque et reconnaissant davantage le droit à l’échec ». Ne mélangeons pas tout ! Cela n’a rien à voir avec le droit à l’échec. L’institut économique Molinari, think tank libéral implanté à Bruxelles, est plus clair encore en indiquant que « le principe de précaution contrevient à des intérêts économiques ». Voilà un bel a priori ! Toujours selon cet institut, le principe de précaution « sert aussi à justifier de nombreuses interventions de l’État dans l’économie. Il comprend notamment une insécurité juridique accrue pour l’économie et l’innovation dans le marché. »
On voit bien que, derrière ces déclarations, ce qui est fondamentalement reproché au principe de précaution, c’est le symbole qu’il porte d’affirmation de la capacité du politique à intervenir pour réguler l’économie. Cela est fondamentalement jugé par les marchés comme une intervention indue des pouvoirs publics, parce que, par principe, ils refusent toute entrave.
Par ailleurs, à l’époque de la discussion sur la Charte de l’environnement, le président du MEDEF faisait déjà part de ses inquiétudes a priori, arguant d’un retard de la France, de menaces pour la compétitivité, de coûts inacceptables, de pertes de parts de marché… C’est toujours la même chose !
M. Bruno Sido. Et de pertes d’emplois !
Mme Évelyne Didier. Le principe de précaution n’a rien à voir avec les pertes d’emplois !
Mme Annie David. Voilà !
Mme Évelyne Didier. Ces propos traduisaient au fond très simplement la pensée du patronat, qui veut regarder les préoccupations écologiques, et bien sûr sociales, comme autant d’atteintes à la profitabilité des entreprises. On comprend d’ailleurs très précisément l’intérêt de la discussion de cette proposition de loi constitutionnelle et de cette nouvelle offensive, alors même que la question de l’exploitation des gaz et huiles de schiste revient dans le débat public, par exemple.
Sur le fond, nous pensons qu’il ne faut pas se focaliser sur le seul principe de précaution, qui ne permet pas de répondre aux causes profondes de la dégradation accélérée de notre environnement.
On sait qu’il faut conduire une croissance compatible avec un développement durable. Mais cela nécessite de raisonner et d’investir à long terme, en développant la responsabilité sociale et environnementale des entreprises.
Mme Annie David. Voilà !
Mme Évelyne Didier. L’économie est aujourd’hui gangrenée par la finance, qui ne mesure que le rendement à court terme et le rendement annuel, voire trimestriel de l’action.
M. Bruno Sido. Oh là là !
Mme Évelyne Didier. Le rendement des actions ne se mesure pas par trimestre ? Osez dire le contraire, monsieur Sido !
C’est à cela qu’il faut s’attaquer pour favoriser un développement compatible avec la vie. Alors, si l’innovation scientifique et technologique est absolument nécessaire, l’urgence réside aussi dans une innovation politique et démocratique.
Je noterai pour finir que la proposition de loi constitutionnelle revient également, de manière extrêmement pernicieuse, sur la notion d’expérimentation. En effet, telle qu’elle est rédigée, la refonte de l’article 7 laisse planer un doute entre « expertise » et « expérimentation ». Or l’expérimentation peut aussi être source de dommages graves et irréversibles pour l’environnement. C’est le cas d’ailleurs pour ce qui concerne les gaz et huiles de schiste, de même que pour les OGM. Soyons prudents ! Insérer ce concept nouveau dans la Charte de l’environnement créerait de sérieuses difficultés.
Pour toutes ces raisons, nous voterons contre la proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Michel Teston.
M. Michel Teston. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le débat sur la proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation intervient dans un contexte médiatique relativement passionnel, faisant suite à l’arrêt de la cour d’appel de Colmar du 14 mai dernier, qui a relaxé cinquante-quatre personnes accusées d’avoir détruit volontairement, en 2010, une parcelle expérimentale de soixante-dix porte-greffes de vigne génétiquement modifiés, exploitée par l’INRA.
Dans ces circonstances, il est essentiel de faire preuve de rigueur juridique et de mesure politique pour que le débat sur un sujet aussi important que le principe de précaution soit le plus serein possible. C’est dans cet esprit que je souhaite vous faire part de mes interrogations concernant cette proposition de loi constitutionnelle. Elles sont au nombre de trois.
La première porte sur la méthode. Il est proposé de procéder à une réécriture substantielle de la Charte de l’environnement, en particulier de son article 5 relatif au principe de précaution. Or la Charte de l’environnement, adoptée par le Parlement réuni en Congrès le 28 février 2005, a donné lieu à quatre années de travaux, menés notamment par des comités scientifiques, avec la consultation de près de 14 000 acteurs régionaux. Sur la forme, le choix d’une proposition de loi constitutionnelle pour modifier la Charte de l’environnement traduit un certain empressement, alors que l’aménagement du principe de précaution mériterait le temps d’une plus large concertation.
Ma deuxième interrogation tient à l’analyse qui est faite du principe de précaution dans l’exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle. En effet, ce principe est présenté, au mieux, comme la source d’une inaction, au pire, comme un empêchement à agir.
L’auteur du texte souhaite exprimer plus clairement le principe de précaution par l’introduction d’un principe d’innovation. Cette approche laisse entendre, d’une part, que le principe de précaution serait mal défini et qu’il donnerait lieu à des interprétations restrictives de la part des juges et, d’autre part, que, dans les faits, il constituerait une contrainte et même un empêchement à l’exercice de la recherche scientifique et au développement économique.
Concernant la définition du principe de précaution, le rapporteur du texte, Patrice Gélard, a pourtant souligné que « les personnes entendues […] ont toutes estimé que les juges saisis de contentieux s’appuyant sur le principe de précaution en faisaient une application mesurée, circonscrite et raisonnable ». Même si des améliorations sont toujours possibles, on peut donc se poser la question de savoir pourquoi il serait nécessaire de définir encore plus clairement, et surtout à la hâte, le principe de précaution.
En outre, le rapport souligne bien que le principe de précaution n’est « pas une règle de fond interdisant d’agir dès qu’un risque existe, même de façon hypothétique ». Cela démontre bien une certaine modération dans l’application du principe de précaution, car, comme le souligne Patrice Gélard, « le juge se [limite] à contrôler, sur le fondement de l’erreur manifeste d’appréciation, les mesures qui doivent être prises par l’administration pour parer à la réalisation » des risques éventuels. Le principe de précaution est donc avant tout un principe procédural, encadrant l’exercice des pouvoirs de l’administration, qui ne juge pas de l’opportunité d’une innovation ou d’une recherche.
Ainsi, l’arrêt de la cour d’appel de Colmar s’inscrit bien dans la logique de la jurisprudence actuelle, puisque celle-ci a estimé que l’arrêté ministériel qui avait autorisé l’expérimentation de l’INRA était illégal, en raison d’une erreur manifeste d’appréciation sur les risques inhérents à une culture d’organismes génétiquement modifiés en plein champ, sans mesures de confinement. La cour d’appel n’a donc pas sanctionné le fait de réaliser des recherches sur les OGM, ni même le fait de ne pas avoir pris les précautions suffisantes pour les réaliser, mais l’absence de données scientifiques nécessaires au dossier d’autorisation de dissémination volontaire dans l’environnement demandé par la directive européenne du 12 mars 2001.
Quant à l’affirmation selon laquelle le principe de précaution constituerait un empêchement à l’exercice de la recherche scientifique et à l’innovation, elle est difficilement évaluable.
D’abord, la jurisprudence portant sur le principe de précaution reste relativement rare pour avoir un réel impact dans le quotidien des chercheurs et des entreprises.
Ensuite, si le principe de précaution constituait une importante contrainte économique et scientifique, le volume des brevets déposés, élément essentiel en matière d’innovation, devrait s’en ressentir. Or, selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’OMPI, en 2013, la France a déposé 7 844 brevets, contre 6 256 en 2006, et ce malgré la crise économique et l’affaiblissement de son secteur industriel.
Enfin, le principe de précaution ne paraît nullement nuire à la compétitivité de la France par rapport à celle des autres pays. En effet, comme le rappelait Christine Noiville, directrice de recherche au CNRS, lors de son audition par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, en 2009, la Cour de justice de l’Union européenne et l’Organisation mondiale du commerce sont rentrées dans « une dynamique d’homogénéisation de la jurisprudence » du principe de précaution.
Cela me conduit à une troisième interrogation sur les raisons ayant motivé le dépôt de cette proposition de loi constitutionnelle.
Sur la forme, la proposition de loi constitutionnelle a été déposée le 3 décembre 2013, soit deux mois après la décision du 1er octobre 2013 du Conseil constitutionnel, saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité, par une société, à propos des articles 1er et 3 de la loi du 13 juillet 2011 visant à interdire l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherche comportant des projets ayant recours à cette technique.
Sur le fond, l’argumentaire présenté à l’appui de la proposition de loi constitutionnelle est relativement proche des griefs soulevés contre l’abrogation des permis exclusifs de recherche devant le Conseil constitutionnel. En effet, les requérants avaient mis en avant le fait que la loi du 13 juillet 2011 méconnaissait l’article 6 de la Charte de l’environnement, qui impose la conciliation entre la protection et la mise en valeur de l’environnement, d'autre part, et le développement économique, d'autre part. Le Conseil constitutionnel a jugé que l’article 6 n’instituait pas un droit ou une liberté que la Constitution devait garantir.
L’auteur de cette proposition de loi constitutionnelle espère-t-il que cette conciliation, sous une nouvelle forme, c’est-à-dire entre principe de précaution et principe d’innovation, pourrait instituer un droit ou une liberté garantie par la Constitution, ouvrant ainsi la voie à un revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel s’agissant des OGM et des huiles et gaz de schistes ?
Certes, j’entends bien l’argumentaire sur la « nécessité » d’aménager les conditions d’application du principe de précaution pour favoriser l’innovation, mais un tel aménagement doit être entrepris après une large concertation de l’ensemble des acteurs du territoire. Il serait peu judicieux, à mon sens, de prendre position sur ce texte dans le contexte médiatique actuel, exacerbé par une décision de justice d’appel commentée hâtivement, et sans prendre le temps d’effectuer un travail approfondi sur une proposition de loi soulevant tant d’interrogations. (Exclamations sur les travées de l'UMP.)