compte rendu intégral
Présidence de Mme Bariza Khiari
vice-présidente
Secrétaire :
M. Gérard Le Cam.
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Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Candidatures à une commission mixte paritaire
Mme la présidente. M. le président du Sénat a reçu de M. le Premier ministre la demande de constitution d’une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à la représentation des Français établis hors de France.
J’informe le Sénat que la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale m’a fait connaître qu’elle a procédé à la désignation des candidats qu’elle présente à cette commission mixte paritaire.
Cette liste a été affichée et la nomination des membres de cette commission mixte paritaire aura lieu conformément à l’article 12 du règlement.
3
Préjudice écologique
Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe UMP, de la proposition de loi visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil, présentée par M. Bruno Retailleau et plusieurs de ses collègues (proposition n° 546 rectifié bis [2011-2012], texte de la commission n° 520, rapport n° 519).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Bruno Retailleau, auteur de la proposition de loi.
M. Bruno Retailleau, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, madame le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, les marées noires ont été nombreuses, trop nombreuses, depuis la catastrophe du Torrey Canyon, en 1967. Elles se sont même enchaînées : l’Amoco Cadiz en 1978, le Gino en 1979, le Tanio en 1980, l’Exxon Valdez en 1989, l’Erika le 23 décembre 1999 et le Prestige en 2002.
À chaque fois, ces catastrophes donnent lieu à des drames. Le naufrage de l’Erika, ce sont 400 kilomètres de littoral et les sept dixièmes des côtes vendéennes souillés, des oiseaux mazoutés, des paysages marins défigurés, sans compter les dégâts économiques et la désespérance de ceux qui travaillent grâce à la mer.
À chaque fois, ce sont les mêmes souffrances, de longues procédures à l’issue incertaine, et aussi la même antienne : plus jamais ça !... jusqu’à la fois suivante, malheureusement.
S’agissant de l’affaire de l’Erika, j’ai suivi chaque étape de ce long parcours juridique – je dirai même de ce combat ! –, qui a duré treize années et s’est révélé, jusqu’à son terme, aléatoire. Je vous rappelle que les conclusions de l’avocat général près la Cour de cassation ont failli ruiner les avancées obtenues au fond, les juges de première instance et d’appel ayant précédemment retenu l’existence d’un « préjudice écologique résultant d’une atteinte aux actifs environnementaux non marchands ».
C’est parce que j’ai vécu, avec d’autres, ces hésitations, et aussi parce que le temps paraît venu de consacrer dans le code civil la notion de préjudice écologique, que nous avons décidé de déposer cette proposition de loi.
Avant de présenter succinctement le texte, je voudrais adresser quelques remerciements : je remercie ainsi mes collègues du groupe de l’UMP, qui ont accepté d’inscrire l’examen de ce texte à l’ordre du jour, ainsi que les éminents juristes, qu’ils soient professeurs d’université ou conseillers d’État, qui m’ont aidé et soutenu dans cette démarche.
Je tiens aussi à remercier tout particulièrement le rapporteur, Alain Anziani, qui a réalisé, en collaboration avec le président et les membres de la commission des lois, un très beau travail. Nous avions déjà collaboré dans le cadre de la mission commune d’information sur les conséquences de la tempête Xynthia. Voilà quelques jours, préparant mon intervention, je me faisais la réflexion que c’étaient les catastrophes qui nous rapprochaient, monsieur le rapporteur, alors même que nous ne partageons pas les mêmes convictions politiques.
Il est d’ailleurs heureux que, à l’occasion de l’examen d’un tel texte, nous puissions nous retrouver, au-delà des clivages partisans, pour travailler dans l’intérêt général, celui-là même qui nous commande, en l’occurrence, de faire avancer la cause du préjudice écologique et de la protection de l’environnement dans notre droit.
Le point de départ de cette démarche est l’affaire de l’Erika, qui a donné lieu, je le disais, à treize années d’un combat juridique auquel ont participé de nombreuses parties civiles, qu’il s’agisse de communes, de départements, de régions ou de nombreuses associations de protection de l’environnement.
Le 25 septembre 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un grand arrêt, sans doute historique, aux termes duquel elle a consacré l’existence d’un préjudice écologique consistant en « l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement ».
Le préjudice écologique présente donc désormais un double caractère, à la fois objectif et collectif : ce préjudice est objectif en ce qu’il atteint un objet plutôt qu’un sujet, la nature n’étant pas un sujet de droit, et collectif en ce qu’il ne vise pas une personne.
En réalité, cet arrêt a suivi d’une année une décision importante d’une autre très haute juridiction, le Conseil constitutionnel, qui, le 8 avril 2011, avait ouvert la voie de deux façons : tout d’abord, en affirmant qu’un devoir de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement s’imposait à tous ; ensuite, en retenant la possibilité d’une action en responsabilité.
Mes chers collègues, la question qui se posait était la suivante : à partir du moment où deux de nos plus hautes juridictions, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation, avaient reconnu l’existence de cette notion juridique de préjudice écologique – je parle bien là d’un préjudice écologique pur, autonome, distinct de ceux, traditionnels, que sont les préjudices matériel et moral –, fallait-il aller plus loin en ouvrant le code civil à celle-ci ? Et si oui, comment procéder ?
J’avais initialement proposé d’inscrire cette nouvelle disposition dans le fameux article 1382 qui, comme l’indique M. Anziani dans son rapport écrit, est un « monument du droit », une sorte de totem, puisqu’il s’agit du texte fondateur du régime de la responsabilité civile.
Pour ne choquer personne, et tout en poursuivant néanmoins le même objectif, nous avons déplacé l’inscription du préjudice écologique dans un titre IV ter, intitulé « De la responsabilité du fait des dommages à l’environnement », spécifiquement créé à cette fin, comme nous le verrons dans quelques instants.
Pourquoi fallait-il ouvrir le code civil au préjudice écologique ? Fondamentalement, pour trois raisons.
La première tient au fait que le code civil est en quelque sorte un chaînon manquant, la clef de voûte faisant encore défaut à l’édifice juridique qui s’est construit, notamment en France par la voie jurisprudentielle, et qui vise à protéger l’environnement en sanctionnant les atteintes qui y sont portées.
Cet édifice s’est construit en France, mais aussi au niveau international.
S’agissant du niveau international, je citerai les grands sommets internationaux consacrés à la protection de l’environnement, comme ceux de Stockholm, de Rio et de Johannesburg. Le principe 13 de la Déclaration de Rio demandait ainsi aux États d’« élaborer une législation nationale concernant la responsabilité pour des dommages à l’environnement ».
Au niveau européen, l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le TFUE, nous rappelle, en posant le principe pollueur-payeur, que l’environnement est un bien précieux.
En outre, la directive de 2004, que nous avons transposée dans la loi sur la responsabilité environnementale du 1er août 2008, dite loi LRE, représentait une avancée, même si cette dernière, très insuffisante, s’est révélée depuis lors largement inopérante pour deux raisons : premièrement, son champ d’application extrêmement limité exclut nombre de faits générateurs et de cas de figure ; deuxièmement, ce texte institue un régime de police administrative centré sur le préfet, et non un régime de responsabilité.
Cet édifice s’est également construit au niveau national, avec la constitutionnalisation en 2007 de la Charte de l’environnement.
Nous ne devons donc pas nous étonner, mes chers collègues, que l’ensemble des réflexions et travaux menés sur le sujet, ainsi que les conclusions des groupes de travail et des divers rapports y afférents, convergent tous dans le même sens : la nécessité d’inscrire dans le code civil la notion de préjudice écologique. C’était ainsi le cas dans le rapport Catala en 2006, dans le rapport Lepage en 2008, dans le rapport Terré en 2011 et dans le rapport de la commission Environnement du Club des juristes en 2011, sur lequel mes travaux sont fondés.
Je sais aussi que vous avez institué au sein de votre ministère, madame le garde des sceaux, un groupe de travail ayant pour mission d’inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil.
Il y a donc bien là la force d’une logique, d’une cohérence.
La deuxième raison de la nécessité d’une ouverture du code civil au préjudice écologique tient aux difficultés spécifiques de la responsabilité civile à saisir et à appréhender la notion de préjudice écologique pur.
Je tiens d’ailleurs à faire observer que ce sont précisément ces difficultés qui peuvent expliquer les hésitations de la jurisprudence depuis une dizaine d’années, et parfois même ses contradictions.
Cela peut enfin expliquer qu’il s’en soit fallu de peu, dans l’affaire de l’Erika, pour que, comme le préconisait dans ses conclusions l’avocat général près la Cour de cassation, le préjudice écologique ne soit purement et simplement évincé au profit d’autres notions, sans doute plus traditionnelles et orthodoxes sur le plan du droit mais qui auraient été profondément injustes.
Quelles sont les difficultés de la responsabilité civile traditionnelle à saisir la notion de préjudice écologique ?
La première est importante. Les civilistes qui siègent dans cet hémicycle savent que, traditionnellement, un dommage est réparable dès lors qu’il concerne une personne.
Le dommage écologique est une atteinte à la nature. Or celle-ci n’est ni un bien personnel ni une personne, mais un bien commun, collectif. Là se pose la première difficulté, qui est importante.
La nature n’étant pas une personne, le dommage qui lui est causé n’atteint personne. Or si personne n’est victime, une responsabilité peut-elle être engagée ? C’est ce type d’enchaînement juridique qu’il s’agit de traiter et de dénouer !
Deuxième difficulté, les préjudices écologiques sont souvent des préjudices premiers, dans le sens où ils entraînent d’autres préjudices que la responsabilité civile connaît bien, car ils sont traditionnels.
Il peut ainsi s’agir d’un préjudice matériel : c’est le cas lorsqu’un port ou des espaces naturels, qui sont par exemple la propriété d’un département, sont pollués par une marée noire.
Il peut aussi s’agir d’un préjudice moral, notamment en cas d’atteinte à l’image d’une région entraînant des perturbations pour les professionnels du tourisme concernés.
La jurisprudence montre bien que les juges, ne trouvant pas dans le droit positif l'outil approprié, se sont saisis du préjudice écologique par une voie détournée, en essayant d'appréhender les deux autres préjudices que je viens de citer et que l’on peut qualifier de préjudices seconds ou dérivés. Cet enchevêtrement de préjudices pose deux problèmes : d'une part, il rend beaucoup plus complexe la reconnaissance de l'autonomie conceptuelle, voire notionnelle, du préjudice écologique ; d'autre part, il est la cause d'une autre confusion en matière de réparation.
La troisième difficulté tient à l’inadaptation des deux principes traditionnels dans ce cas, inadaptation qui justifie à elle seule une modification du code civil.
Il s’agit tout d’abord du principe de liberté du juge : celui-ci dispose en effet d'un véritable pouvoir d'appréciation pour décider si la réparation d'un dommage se fait en nature ou en argent.
Il s’agit ensuite du principe de non-affectation des indemnités, c'est-à-dire des dommages et intérêts, à un usage particulier.
L’application de ces deux principes au préjudice écologique comporte un double risque.
Il y a en premier lieu un risque de détournement de l’indemnité réparatrice, laquelle peut se voir affectée à une autre destination qu’à la réparation du dommage causé dans la mesure où le titulaire de l'action devant les tribunaux est un tiers et non la nature elle-même, cette dernière n'étant pas une personne.
Il faut envisager en second lieu le risque, plus traditionnel – on en trouve un certain nombre de cas dans la jurisprudence –, de la redondance de la réparation ou au contraire de son caractère partiel. Ainsi, il peut y avoir redondance, lorsque le juge indemnise plusieurs associations pour un même préjudice, comme, à l'inverse, caractère partiel, lorsque le juge se contente d'une indemnité unique pour réparer des préjudices qui sont multiples, c'est-à-dire à la fois d’ordre matériel, écologique ou moral.
C'est pour prévenir ces difficultés que le texte prévoit une réparation prioritairement en nature. Celle-ci est plus juste parce qu’elle permet une remise en l'état initial. Elle est également plus efficace, parce qu’elle supprime la cause d'autres préjudices, notamment de préjudices dérivés.
Je tiens à remercier une fois encore le rapporteur de son action. Les travaux de la commission des lois ont permis de compléter le dispositif, en prévoyant non seulement des mesures permettant de se substituer à l’indemnisation en nature lorsque celle-ci est impossible, mais également un dispositif de vigilance et de prévention, qui répond précisément à l'injonction du Conseil constitutionnel dans sa décision du mois d'avril 2011.
Ces ajouts me semblent extrêmement judicieux. Il est ainsi proposé d'adapter le régime de réparation et de s'écarter du droit commun de la réparation.
Il s’agit tout d’abord de remplacer le principe de liberté du juge par un principe de hiérarchie : la réparation se fait prioritairement en nature, sans exclure les indemnités ni les dommages et intérêts.
Il s’agit ensuite de substituer au principe de liberté d'usage des dommages et intérêts une possibilité d'affectation à la restauration de l'environnement.
Enfin, une troisième raison, de nature symbolique, justifie l’introduction du préjudice écologique dans le code civil. Comme vous le savez, madame le garde des sceaux, le symbole est important en politique : il est ce qui relie, ce qui donne du sens. (Mme le garde des sceaux acquiesce.)
L'histoire de l'émergence du préjudice écologique est celle de la lente, parfois trop lente, prise en considération d'un bien collectif : la nature, entendue comme patrimoine naturel. Les éléments qui la composent relèvent de l'article 714 du code civil : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. » On ne saurait mieux dire ! Nous sommes véritablement là au cœur du sujet. Si, comme l'a si bien écrit le professeur de droit Yves Gaudemet, le code civil est la « constitution de la société civile française », mettre cette constitution civile en harmonie avec la constitution politique de notre pays aurait une portée éminemment symbolique.
Vous le voyez, mes chers collègues, la reconnaissance du préjudice écologique par la jurisprudence ne doit pas être une raison, voire une excuse, pour ne rien faire et ne pas légiférer. Selon la formule de Victor Hugo, il faut faire entrer le droit dans la loi, en l'occurrence légaliser la jurisprudence. Il appartient désormais au législateur que nous sommes de consolider ce qu'ont fait les juges. Nous devons nous y employer pour enrichir le code civil, qui ancre traditionnellement la protection de l'homme dans les seuls droits individuels, en y ajoutant une double dimension, collective et de long terme. Nous devons également nous y consacrer pour affirmer haut et fort qu'une écologie humaine est possible et qu'elle peut trouver sa traduction dans le droit.
Je terminerai en citant l'éminent professeur de droit, François Guy Trébulle. Agir ainsi serait également une manière de rappeler que, « face à l'individualisme triomphant de nos sociétés contemporaines, l'environnement est l'un des rares domaines dans lequel le bien commun, objectif et collectif, apparaît consensuel ». (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Alain Anziani, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, voilà maintenant treize ans, le navire Erika, pétrolier chargé de fioul lourd affrété par la société Total, faisait naufrage au large des côtes de la Bretagne, causant des dommages considérables : 400 kilomètres de littoral souillé, 150 000 oiseaux retrouvés morts, 18 tonnes de fioul et 8 tonnes de produits cancérigènes déversées dans la mer.
Il a fallu attendre treize ans – mais c'est le temps de la justice – pour que la Cour de cassation rende un arrêt très musclé sur le plan des sanctions. En effet, non seulement une amende maximale a été retenue – 375 000 euros –, mais la société Total a été condamnée à verser des dommages et intérêts importants – 200 millions d'euros – aux différentes parties civiles, l'État, les collectivités territoriales, les associations.
Cependant, une fois rendu, cet arrêt Erika, loin de clore le sujet, ouvre une discussion dont Bruno Retailleau a parfaitement résumé l’enjeu : à quel titre la Cour de cassation, juridiction la plus éminente, a-t-elle accordé cette indemnisation ? A-t-elle réparé un préjudice personnel ? On comprend que cela ne puisse pas être le cas, en tout cas pour une partie du préjudice. Il s'agit en effet non pas d'un préjudice matériel ou moral, mais bien plutôt d’un préjudice d'image pour les collectivités territoriales.
Par le truchement de cette affaire, la Cour de cassation pose implicitement – mais elle ne pouvait faire autrement – la question de l’existence d’un préjudice distinct des préjudices que nous connaissons aujourd'hui en matière de responsabilité. En d’autres termes, peut-on concevoir un préjudice écologique pur ? Certes, cette notion peut sembler un peu abstraite, mais elle concerne tout préjudice subi non par une personne physique ou morale, mais par la nature elle-même.
L’exemple de l’ourse Cannelle, unique spécimen d’une espèce protégée dans les Pyrénées, exemple que j’évoque souvent et qui peut faire sourire, est à mon sens la meilleure illustration qui soit. Lorsqu’un chasseur a abattu ce plantigrade, il a provoqué la disparition de l’espèce tout entière. Le préjudice n'est donc pas subi par les villageois, pas plus que par les associations de tourisme qui pouvaient se prévaloir de l'existence de cet animal dans leur patrimoine ; il est subi par l'environnement lui-même qui se voit retrancher une espèce de son catalogue naturel. Il s’agit bien là d’un préjudice écologique pur.
La proposition de loi présentée par Bruno Retailleau a le très grand mérite d'essayer de donner un fondement juridique au préjudice écologique.
Comme il l’a souligné, notre relation s'est effectivement nouée dans les catastrophes : hier Xynthia, aujourd'hui Erika. Pour autant, elle n'est pas catastrophique et nous essaierons de faire en sorte qu'elle ne le devienne pas ! (Sourires.)
Madame la ministre, à ce stade de mon propos, je souhaite vous associer à ce travail. Vous nous avez fait l'honneur de participer au colloque organisé par Bruno Retailleau et auquel j’avais moi-même pris part. Vous avez immédiatement saisi l’enjeu de la question de la responsabilité civile contemporaine et avez mis en place un groupe de travail afin d’apporter une réponse complète.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Très bien !
M. Alain Anziani, rapporteur. Cinq questions restent selon moi en chantier.
Premièrement, à la suite de Bruno Retailleau, je m’interroge : tout cela était-il nécessaire ? Pourquoi faut-il modifier le code civil ? Ne disposons-nous pas d'un arsenal juridique suffisant ?
Ainsi, depuis 2004, la Charte de l'environnement est intégrée dans le bloc de constitutionnalité et, depuis la révision constitutionnelle de 2005, l'article 34 de la Constitution dispose que « la loi détermine les principes fondamentaux […] de la préservation de l'environnement ».
En outre, la directive européenne de 2004 sur la responsabilité environnementale a été transposée par la loi du 1er août 2008. Cependant, même si ce texte est excellent, à l'instar de tous ceux qui composent notre droit, il est inappliqué parce qu'inapplicable. En effet, il présente un défaut majeur, celui de dresser la liste des dommages, ce qui revient à exclure ceux qui ne sont pas énumérés. Par conséquent, les préfets, chargés de l'application de ce texte, ne l'ont pas mis en œuvre, faute d'avoir pu le faire.
On nous rétorquera que les articles 1382, 1383 et 1384 du code civil suffisent et que nous n’avons besoin de rien d’autre. Il est vrai qu’ils offrent une réponse très classique.
Par ailleurs, l'arrêt Erika de 2012 indique que le droit actuel n'est pas suffisant. La Cour de cassation pointe la nécessité de consolider les décisions qu’il contient dans le code civil, ce que les spécialistes du droit confirment, même si nous savons qu’il s’agit d’une jurisprudence sur laquelle chacun doit s'aligner.
Il revient donc à la Chancellerie de participer à l’élaboration définitive de cette architecture.
Deuxièmement, où faut-il inscrire ces nouvelles dispositions ?
Une discussion a eu lieu. La proposition de loi s'est voulue révolutionnaire en adjoignant un article 1382-1 à l'article 1382. C'était faire preuve de rationalité que d’agir ainsi, en précisant que celui qui cause un dommage à la nature doit réparation, à l’instar de celui qui cause un dommage à autrui.
Disons-le franchement : cela a fait peur ! Nos éminents juristes ont considéré qu'il y avait là peut-être trop d'audace et qu'il ne fallait toucher à l’article 1382 que d'une main tremblante, pour reprendre une expression parfois critiquée. Peut-être la main avait-elle été ici un peu trop ferme...
Dans leur sagesse, les auteurs de la proposition de loi ont donc fait évoluer cette dernière et retenu l’idée d’adjoindre à la responsabilité délictuelle, à la responsabilité quasi-délictuelle et à la responsabilité du fait des produits défectueux un autre type de responsabilité, la responsabilité environnementale, consacrée à travers un titre spécifique du code civil, le titre IV ter, dans lequel serait notamment inséré un article 1386-19. Tel est aujourd’hui l’objet de notre discussion.
Troisièmement, faut-il restreindre cette responsabilité à la faute ? Cette question est extrêmement délicate, et je me plais à le souligner même si la commission a adopté sur mon initiative un amendement supprimant la référence à la faute, s’agissant de la responsabilité.
Nous savons aujourd’hui que l’activité humaine est par elle-même génératrice d’un certain nombre de dommages qui peuvent être importants. Dès lors, exclure cette activité du champ de la loi n’irait pas dans le sens de l’objectivation croissante du droit de la responsabilité, dont la mise en œuvre ne réclame plus nécessairement une faute, puisque l’on essaie plutôt de réparer le dommage à chaque fois qu’il se produit.
Je reconnais néanmoins que plusieurs questions restent pendantes, notamment celle, extrêmement délicate, de savoir si cette responsabilité peut faire l’objet d’une assurance. Il faudra sans doute s’interroger à l’avenir sur ce qui peut être pris en charge par les assurances, dans quelles conditions et à quel coût.
Si vous me le permettez, mes chers collègues, je dirai que nous devons nous aussi faire preuve, dans ce domaine, de beaucoup de responsabilité !
Pour illustrer cette tendance du droit de la responsabilité à évoluer vers la responsabilité sans faute, je prendrai l’exemple de l’article 4 de la Charte de l’environnement, qui dispose que « toute personne doit contribuer à la réparation du dommage qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ». Je pense que c’est dans cette direction que nous allons.
Nous devrons bien entendu nous adosser à la jurisprudence existante, en posant la condition du caractère réel et certain du dommage et en excluant les dommages mineurs. Il nous faudra aussi réaffirmer notre souci de ne pas empêcher tout développement économique et industriel, comme l’avait d’ailleurs fait avec beaucoup de force M. le président de la commission des lois à l’occasion de nos travaux.
Quatrièmement, quelle réparation faut-il privilégier ? C’est un vaste problème. Initialement, Bruno Retailleau avait envisagé une réparation exclusivement en nature, dont on comprend aisément le sens. Nous avons ajouté subsidiairement une compensation financière de l’État dans la mesure où, parfois, il ne s’agit pas simplement de dépolluer une plage. Si, par exemple, une espèce vient à disparaître, la réparation en nature semble impossible. Dans ce cas, il faut prévoir une compensation financière au moyen de dommages et intérêts dont le montant sera défini par les tribunaux et affecté à un fonds de l’État ou à un organisme désigné par lui.
Enfin, cinquièmement, se posent toutes les questions de procédure. Elles sont liées à mes développements précédents et ne relèvent en principe pas de la loi. Qui aura intérêt à agir ? Qui exercera l’action ? Ces questions sont extrêmement délicates, d’autant que nous savons qu’il y aura, dans nombre de cas, une pluralité d’actions, et que des actions groupées pourront aussi sans doute se manifester. En outre, quel sera le délai de la prescription ? À cet égard, j’avais proposé un amendement, avant de le retirer. Aujourd’hui, l’article L. 152-1 du code de l’environnement prévoit une prescription de trente ans à compter du fait générateur. Or de nombreux spécialistes nous ont alertés sur le fait que, en la matière, le dommage pouvait n’apparaître que des années plus tard. Ainsi, les conséquences de la pollution d’une source peuvent survenir plus de trente ans après la contamination, et la question se pose alors d’une prescription qui courrait seulement à compter de l’apparition du dommage et non pas du fait générateur.
Au-delà de ces interrogations, je voudrais encore une fois me féliciter de l’existence de cette proposition de loi.
Je voudrais dire aussi à Mme la garde des sceaux que le débat n’est pas terminé. J’ai noté la constitution d’un groupe de travail qui devrait rendre ses conclusions à l’automne. Il aura fort à faire car, au fond, le préjudice écologique ressemble à un gisement de droits qui devra être précisé, encadré, enrichi.
Il faudra sans doute, à un moment ou à un autre, débattre à nouveau de ces questions, mais l’impulsion a été donnée par cette proposition de loi, qui constitue assurément une initiative majeure. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, il est vrai que M. le rapporteur, M. Retailleau et moi-même nous rencontrons régulièrement depuis quelques mois pour débattre de ce sujet.
J’avais ainsi tenu à intervenir en conclusion du colloque que vous aviez organisé ici même au Sénat, Monsieur Retailleau, et auquel vous aviez vous aussi participé très activement, Monsieur Anziani. Je me souviens de la qualité de vos travaux et des interrogations qui se faisaient déjà jour à l’époque. À cette occasion, j’avais annoncé que j’avais commencé à faire travailler sur le sujet les services de la Chancellerie, lesquels avaient identifié un certain nombre de questions majeures auxquelles il nous faudrait répondre. J’avais également indiqué que, pour ma part, je ne savais pas encore s’il valait mieux prévoir un véhicule de procédure civile permettant de couvrir tous les préjudices, y compris les préjudices sériels – je travaillais encore à l’époque sur le projet de loi relatif à l’action de groupe – ou nous contraindre à travailler strictement sur le préjudice écologique.
Compte tenu de la segmentation et de la spécialisation de notre droit – celle-ci ne me paraît pas être, à terme, une condition d’efficacité –, j’avais alors très clairement exprimé ma préférence pour un véhicule de procédure civile qui permettrait d’englober l’ensemble des préjudices.
J’avais toutefois conscience des difficultés, qui étaient ressorties des consultations que j’avais commencé à mener, et qui tenaient notamment au caractère assez singulier du préjudice écologique.
Cette étape de la réflexion est aujourd’hui derrière nous, puisque le projet de loi relatif à l’action de groupe sera finalement limité au champ de la consommation. C’est sans doute une condition d’efficacité et de rapidité. À long terme, je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure formule, mais le fait est qu’il en est ainsi, et que ce texte est le fruit d’un travail extrêmement sérieux mené par le ministre chargé de l'économie sociale et solidaire et de la consommation, avec l’appui de la Chancellerie – c’est en effet la grandeur et la servitude du ministère de la justice que d’intervenir sur tous les textes de loi, y compris ceux qui sont portés par d’autres ministères !
À long terme, je le répète, je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure solution pour notre droit, mais, comme le disait Keynes, à long terme, nous sommes tous morts… (Sourires.) Mieux vaut donc faire en sorte que nous ayons dès à présent des outils législatifs, juridiques et judiciaires nous permettant de répondre aux besoins de nos temps.
Vous avez parfaitement raison de considérer qu’il y a urgence à légiférer, messieurs. À l’occasion de ce colloque, je vous avais d’ailleurs promis de revenir vers vous avec un projet de loi. Disons que cette proposition de loi m’oblige à revenir devant vous un peu plus vite que prévu !
Mais c’est avec plaisir que je débats avec vous ce matin, d’autant que je suis convaincue, compte tenu de la qualité du travail fourni pour la rédaction de la proposition de loi et pour l’élaboration du rapport de la commission des lois, que nos échanges seront de très grande qualité.
Vous avez eu l’amabilité, messieurs Retailleau et Anziani, d’indiquer que j’ai installé un groupe de travail chargé de réfléchir à ces questions. Il mobilise trois ministères, dont le mien, bien entendu, et se réunit à la Chancellerie. Il est présidé par le professeur Yves Jégouzo, un publiciste reconnu qui ne restera assurément pas campé sur des positions fermées, mais sera capable d’écouter les différentes sensibilités en présence et les diverses appréciations portées sur le sujet.
Ce groupe de travail interministériel, auquel sont associés le ministère de l’écologie, conduit par Mme Batho, et celui de l’économie et des finances, conduit par M. Moscovici, est composé de personnalités diverses – magistrats, avocats, universitaires et praticiens du droit –, qui ont toutes réfléchi et produit des écrits sur ces questions, et qui ont été chargées de travailler sur des thématiques très précises.
Le groupe de travail fera son miel de vos travaux et du rapport de la commission. Il tirera incontestablement profit de ce débat et, en retour, il me paraît normal que vous puissiez intervenir dans les discussions comme bon vous semble. J’espère aussi que vous me ferez l’honneur d’être présents pour la remise du rapport, fixée au 15 septembre 2013.
Avant la fin de l’année, je reviendrai devant vous avec un projet de loi sur cette question. Nous verrons comment les choses évoluent à la suite du débat d’aujourd’hui.
Vous avez raison de considérer qu’il y a une réelle urgence à légiférer. Le sujet est en effet extrêmement important, mais il est aussi très complexe.
Vous avez eu l’audace, monsieur Retailleau, de nous soumettre une proposition de loi. Vous avez aussi indiqué dans votre intervention que vous n’ignoriez pas que certaines questions techniquement complexes restaient en suspens, et qu’il conviendrait de faire des choix. Il nous faudra avancer sur ces points d’ici à l’examen du projet de loi.
C’est toutefois un fait que, en l’état, notre droit de la responsabilité civile n’est pas approprié pour réparer un préjudice subi par une victime qui est non pas une personne, mais la nature.
Il est donc nécessaire de légiférer et d’introduire dans notre code civil cette notion de préjudice écologique. On dit, un peu trop vite parfois, que la nature a horreur du vide. Des réponses ont en effet d’ores et déjà été apportées. Vous avez rappelé, messieurs Retailleau et Anziani, les dispositions du code de l’environnement et la jurisprudence des deux hautes instances judiciaires que sont le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.
Nous ne sommes donc pas dépourvus de matière. Nous pouvons aussi nous appuyer sur la jurisprudence construite par les juridictions de première et de deuxième instance, qui ont prononcé des jugements et des arrêts, même si ces derniers sont fortement basés sur la notion de troubles anormaux du voisinage, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle n’est pas pleinement satisfaisante.
Le sujet est donc si prégnant que des réponses judiciaires ont déjà été avancées. Il nous faut aujourd’hui apporter une réponse juridique, mais je souhaiterais qu’elle passe plutôt par l’adoption du projet de loi que je vous présenterai, lequel se sera bien entendu enrichi de vos travaux et des conclusions du groupe de travail. Nous serons ainsi contraints de répondre à toutes les questions qui sont encore en suspens et par lesquelles M. le rapporteur a conclu son intervention.
Il reste une difficulté : la définition du préjudice écologique, constitué par l’atteinte aux actifs environnementaux non marchands. C’est une définition relativement générale qui se concilie assez difficilement avec le principe de responsabilité dans notre droit, lequel doit reposer sur un préjudice certain, direct et personnel.
Nous devons donc œuvrer pour concilier ce préjudice, qui est par nature général, avec le principe du préjudice direct, certain et personnel.
C’est ce que vous faites, monsieur Retailleau, au travers de ce texte, dont l’article 1er introduit, avec une grande audace, un titre nouveau dans le code civil.
Comme vous le rappeliez, ainsi que M. Anziani, tout le monde tremble à l’idée de toucher à l’article 1382 du code civil. Il faut dire qu’il est immuable depuis 1804 et que sa rédaction, d’une grande sobriété, est assez époustouflante : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » C’est à la fois sobre et précis.
Cet article a survécu deux siècles, mais est à l’origine d’une abondante jurisprudence.
Le texte proposé par la commission pour l’article 1386-19 du code civil introduit un dommage autonome causé à l’environnement et un principe de responsabilité sans faute. C’est à mon avis l’essentiel. Il faut introduire ce dommage et cette responsabilité sans faute.
Toutefois, si notre droit civil permet depuis deux siècles de réparer les dommages causés à des personnes, trois faits générateurs de responsabilité sont distingués : le préjudice doit relever du fait personnel, du fait d’autrui ou du fait des choses.
Le premier article de la proposition de loi a un caractère plus général et donc plus imprévisible pour les potentiels auteurs de préjudices. Or, conformément à l’un des principes de la Constitution, le droit doit être prévisible. Mais je ne reviendrai pas sur ce fameux principe, évoqué récemment, afin de ne pas réveiller certains souvenirs, lesquels ne sont d’ailleurs pas désagréables finalement ! (M. Bruno Retailleau sourit.)
Les principes de la Constitution, les principes à valeur constitutionnelle, les principes généraux du droit, ainsi que le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, nous obligent à disposer d’un droit prévisible et lisible. Il nous faut donc travailler sur ce point afin de nous assurer que notre droit est bien prévisible et lisible.
Il faut également retenir que, tel que le préjudice aux personnes est défini pour apprécier la responsabilité civile, la protection des personnes est encadrée. Donner une définition plus générale pour la nature aboutirait à faire bénéficier celle-ci d’une protection plus large, plus vaste, que les personnes. A priori, je ne suis pas persuadée qu’il faille le faire.
J’adore les arbres, les rivières et les paysages. Je sais que la nature est vivante, qu’elle nous est indispensable. Je sais que des espèces vivantes ont disparu lorsque la nature a été abîmée, qu’il existe un lien intrinsèque, indéfectible, entre toutes les espèces vivantes, y compris la nôtre, et la nature. J’avoue toutefois que j’éprouve tout de même un tremblement plus fort face aux êtres humains, que j’ai une tendresse plus grande encore, en tout cas plus continue, pour eux. (M. André Gattolin s’exclame.)