M. le président. Je suis saisi, par M. Sueur et les membres du groupe socialiste, apparenté et rattachée, d'une motion n° 1, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi organique adopté par l'Assemblée nationale relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales (n° 400, 2002-2003). »
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la motion.
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le ministre, pour présenter cette exception d'irrecevabilité, j'ai d'abord été tenté d'invoquer un argument auquel le Conseil constitutionnel n'est pas insensible, à savoir l'accessibilité et l'intelligibilité de la loi.
En effet, comme chacune et chacun d'entre vous, mes chers collègues, j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt les débats de cet après-midi, et j'en ai conclu qu'il était très difficile, malgré vos efforts, monsieur le ministre, et ceux de M. le rapporteur, de percevoir clairement le contenu et les conséquences de cette loi.
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Nemo auditur...
M. Jean-Pierre Sueur. Le moins que l'on puisse dire est qu'elle est quelque peu confuse et qu'elle n'est pas toujours facile d'accès. Je vous épargnerai cependant cet argument pour m'en tenir à deux autres considérations qui me paraissent devoir être retenues.
La première a trait à l'article L.O. 1113-6, qui est relatif aux conditions dans lesquelles une nouvelle prolongation de l'expérimentation peut être décidée.
Nous l'avons dit cet après-midi, et nous le répéterons lors de la discussion des amendements, par nature, une expérimentation ne peut être pertinente que si sa durée est limitée. A cet égard, une durée de cinq années nous paraît raisonnable, et pour mettre en oeuvre l'expérimentation et pour en évaluer les effets.
Or, non content de proposer le passage à huit années, vous proposez, monsieur le ministre, une procédure assez singulière pour prolonger encore la durée, procédure qui, de surcroît, a été amendée par l'Assemblée nationale : « Le dépôt d'une proposition ou d'un projet de loi ayant l'un de ces effets proroge (...) cette expérimentation dans la limite d'un an. »
Remarquons tout d'abord que, dans votre logique, toute expérimentation émane forcément de la loi. Il ne peut y avoir d'expérimentation sans une décision d'ordre législatif, qu'il s'agisse d'engager le processus, de lancer l'expérimentation ou de la prolonger durant trois années.
Tout relève donc de la loi et voilà qu'apparaît in fine cette disposition tout à fait singulière en vertu de laquelle on pourrait prolonger encore une fois l'expérimentation dès lors qu'un projet de loi serait non pas adopté mais déposé !
Il y a là une évidente contradiction, car vous semblez tenir beaucoup à ce que tout, dans ce dispositif, procède de la loi. Dès lors que tout procède de la loi, on ne comprend pas qu'une étape ultime du processus procède non pas de l'adoption de la loi, mais du dépôt d'un projet de loi.
Dans notre Constitution, il n'y a d'équivalent que la procédure de l'article 38, qui présente quelque avantage pour les gouvernements mais beaucoup d'inconvénients pour le Parlement, et qui a permis, il y a quelques semaines, l'adoption d'une loi d'habilitation au champ très étendu et dont nous n'avons pas fini de voir les effets. En application de notre Constitution, il suffit en effet de déposer un projet de loi pour valider les ordonnances, mais je ne pense pas que vous puissiez invoquer ici ce précédent pour la bonne raison que nous sommes dans un domaine tout à fait différent.
On ne voit vraiment pas pourquoi, pour la seconde prorogation, il suffirait de déposer un projet de loi sans qu'il soit même nécessaire de l'adopter. En tout cas, monsieur le ministre, je serais très heureux que vous puissiez nous expliquer pourquoi il en va ainsi pour la seconde prolongation mais pas pour la première, non plus d'ailleurs que pour le processus initial.
Cela n'est assurément pas constitutionnel, puisque le domaine de la loi est fixé par la Constitution et qu'en dehors de la procédure des ordonnances, et donc de l'article 38, tout ce qui relève du domaine de la loi relève forcément d'une loi adoptée par le Parlement et non du simple dépôt d'un projet de loi.
Ou bien le dispositif tout entier relève de la loi et, dans ce cas, il faut supprimer, ou réformer, cette disposition, ou bien tout le dispositif ne relève pas de la loi et, dans ce cas, il faut changer l'ensemble du dispositif ! Nous sommes là dans une logique parfaitement cartésienne, vous me l'accorderez, monsieur le ministre. Dans le cas contraire, j'écouterai avec beaucoup d'intérêt vos explications !
M. Dominique Braye. Vous ne les aurez pas !
M. Jean-Pierre Sueur. Comment pouvez-vous préjuger, mon cher collègue, de l'incapacité de M. le ministre à fournir les explications que je sollicite auprès de lui ?
Les choses se sont encore aggravées avec l'initiative de l'Assemblée nationale. M. le rapporteur a eu la bonté de dire...
M. Gérard Longuet, rapporteur. Et je le pense !
M. Jean-Pierre Sueur. ... que ce dispositif était favorable à l'opposition, et je le remercie de sa sollicitude à l'égard de celle-ci.
M. Gérard Longuet, rapporteur. Nous avons tous vocation à y être un jour !
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Le plus tard sera le mieux...
M. Gérard Longuet, rapporteur. Mais il vaut mieux prévenir !
M. Jean-Pierre Sueur. Toujours est-il que plus importantes que les prérogatives de l'opposition nous apparaissent en l'espèce les prérogatives du Parlement, et donc ce qui relève du domaine de la loi. Or, dans un souci de symétrie, l'Assemblée nationale a ajouté au dépôt d'un projet de loi le dépôt d'une proposition d'une loi.
Il ne vous a pas échappé, monsieur le ministre, mes chers collègues, qu'une proposition de loi pouvait être déposée par un seul député ou un seul sénateur. Si votre dispositif reste en l'état, il suffirait donc qu'un parlementaire dépose une proposition de loi pour qu'un processus qui est entièrement du domaine de la loi et relève donc du vote du Parlement puisse être prolongé. Je ne vois absolument pas la logique de ce système. En tout cas, je n'en vois pas la cohérence.
Il serait en revanche cohérent de prévoir que l'adoption d'un projet ou d'une proposition de loi permet une nouvelle prolongation, si vous êtes à ce point attachés aux prolongations que vous voulez donner à l'expérimentation la durée - je le disais cet après-midi - d'un mandat sénatorial ancienne manière.
Tout cela mène à une conclusion qui soulève de réels problèmes ou, plutôt, qui soulève des problèmes supplémentaires. En effet, dès lors que la proposition de loi peut être déposée par un seul sénateur ou par un seul député et dès lors que les règles relatives au cumul des mandats sont ce qu'elles sont en raison des décisions des uns et des autres - plutôt des uns que des autres, d'ailleurs (Sourires.) - et qu'un président de conseil général, un président de conseil régional ou un maire peut être concomitamment député ou sénateur, une collectivité locale impliquée dans une expérimentation pourra voir le président de son exécutif déposer au Parlement une proposition de loi que je qualifierais de pro domo et dont le seul objet sera de permettre la prolongation d'une expérimentation, sans qu'il soit nécessaire que le Parlement se prononce sur cette proposition de loi déposée par un seul parlementaire.
Mes chers collègues, si vous trouvez que c'est cohérent, continuez dans cette voie et n'adoptez pas les amendements que nous aurons l'honneur de vous présenter ! Mais, nous, nous avons la conviction que ce dispositif, que je pense avoir décrit avec beaucoup de précision, soulève un réel problème constitutionnel.
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Lequel ?
M. Jean-Pierre Sueur. Le second et dernier argument que je veux évoquer ne vous surprendra pas, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, tant nous avons entendu vantées du haut de cette tribune, par le Gouvernement, monsieur le ministre, ou par les membres de la majorité de notre assemblée la grandeur, la hauteur et la dignité que le nouvel article 39 de la Constitution conférait au Sénat sur les nombreuses questions relatives aux collectivités locales : même si, en première lecture, le texte allait plus loin qu'en deuxième lecture, on a continué à clamer bien fort que tous les projets de loi relatifs à l'organisation des collectivités locales viendraient en vertu de ce nouvel article en priorité devant le Sénat.
M. Roger Karoutchi. Et alors ?
M. Jean-Pierre Sueur. Nous n'avons pas voté cet article, chacun le sait, mais, monsieur Karoutchi, c'est désormais la Constitution, et la Constitution est notre règle commune. Nous sommes donc dans notre rôle lorsque nous demandons son application.
Or quelle n'a pas été notre stupéfaction, monsieur le ministre, lorsque le Gouvernement a déposé en premier lieu devant l'Assemblée nationale le projet de loi organique relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales quelques mois à peine après l'adoption de la réforme constitutionnelle !
Comment, après avoir tant vanté les vertus de ce nouvel article, avez-vous pu ne pas le mettre en pratique à la première ou, plutôt, à la deuxième occasion venue ? Il y a là quelque chose d'incompréhensible, et je vous demande, monsieur le ministre, de bien vouloir nous expliquer pourquoi vous n'avez pas d'abord présenté ce texte devant le Sénat. L'article 39 de la Constitution est désormais tout à fait clair : « Les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales (...) sont soumis en premier lieu au Sénat. »
Certes, en commission, la contre-offensive par rapport à cet argument qui, nous n'en doutons pas, pèsera lourd devant le Conseil constitutionnel s'était déjà esquissée : qu'est-ce que l'organisation ? nous objectera-t-on.
Nous avions d'ailleurs souligné les difficultés qu'engendrait la nouvelle rédaction de la Constitution. Ce texte traite-t-il ou non de l'organisation des collectivités territoriales ?
On pourrait peut-être soutenir qu'il n'y a vraiment aucun rapport entre l'expérimentation, qui peut durer neuf ans, et l'organisation de l'activité des collectivités territoriales. Mais alors, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, j'attends avec beaucoup d'intérêt d'entendre vos arguments.
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Vous avez raison !
M. Jean-Pierre Sueur. Je me suis penché sur quelques dictionnaires pour voir quel était le sens précis du mot « organisation ». Je ne vous donnerai pas lecture de l'ensemble des définitions, mes chers collègues, mais Le Robert a retenu mon attention. Vous connaissez ce dictionnaire, élaboré par Alain Rey et toute l'équipe qu'il anime avec un très grand talent.
Je lis une première définition : « action d'organiser ». Nul ne le contestera !
M. Roger Karoutchi. Jusque-là, ça va !
M. Jean-Pierre Sueur. Autre définition : « façon dont un ensemble est constitué en vue de son fonctionnement ». Voilà une belle définition ! Comment soutenir, si on la retient, que l'expérimentation qui, de façon dérogatoire, par exception, en quelque sorte, à la loi commune, entraînera l'établissement de nouvelles règles pour le fonctionnement, la prise de décision, l'élaboration des projets au sein des collectivités territoriales, n'a aucun rapport avec l'organisation de ces dernières ? Une telle affirmation contredirait entièrement ce dictionnaire éminent, ainsi d'ailleurs que les autres dictionnaires auxquels je me permets de vous renvoyer pour gagner du temps.
J'en arrive à ma conclusion.
J'ai pensé que, finalement, plus encore qu'au dictionnaire, nous avions le devoir de nous référer à la définition de l'organisation qui a été donnée par le Sénat lui-même.
A cet instant, je souhaite citer l'un de nos collègues qui, pour des raisons que nous comprenons parfaitement, n'est pas présent parmi nous ce soir, à savoir M. René Garrec, président de la commission des lois, ancien conseiller d'Etat, qui a rapporté le projet de loi constitutionnelle relatif à l'organisation décentralisée de la République. A l'occasion de l'examen de ce texte, M. Jean-Claude Peyronnet lui avait demandé quelle était sa définition de l'organisation. Je vous donne lecture, mes chers collègues, de la réponse donnée par M. le président Garrec lors de la séance du 11 décembre 2002, reproduite à la page 5671 du Journal officiel :
« Monsieur Peyronnet, le terme d'"organisation" des collectivités territoriales a été défini comme recouvrant, selon la structure du code général des collectivités territoriales, le choix du nom des collectivités territoriales, la détermination des règles relatives à leurs organes et à leurs actes, ainsi que la fixation de leurs limites territoriales. »
Au coeur de la définition de M. le président de la commission des lois figure donc bien la détermination des règles relatives aux organes et aux actes des collectivités territoriales !
Je trouve que cette définition est belle et juste. Personne ici ne l'a d'ailleurs contestée, et je voudrais savoir, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, quels arguments vous pourriez opposer à cela. Comment pourriez-vous prétendre que ce texte relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales ne concerne pas l'organisation de celles-ci, dès lors que l'on définit l'organisation comme la « détermination des règles relatives à leurs organes et à leurs actes » ? Il est tout à fait évident que les modifications qui vont être apportées par le biais des expérimentations toucheront au coeur du fonctionnement, des actes et des méthodes de travail des collectivités locales !
Par conséquent, il est tout à fait clair que ce texte aurait dû être examiné en premier lieu par le Sénat, en vertu de la nouvelle rédaction de la Constitution.
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Et en dépit de votre demande !
M. Jean-Pierre Sueur. Tels sont les deux arguments que je voulais présenter au nom du groupe socialiste pour défendre cette motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Gérard Longuet, rapporteur. La commission n'est pas favorable à l'adoption de cette motion.
J'ai écouté attentivement les deux arguments principaux de M. Jean-Pierre Sueur. Je commencerai par évoquer le second, qui a trait à l'article 39 de la Constitution.
M. Sueur a eu l'amabilité de citer M. le président de la commission des lois du Sénat, auquel je transmettrai cet hommage tardif. En ce qui concerne les règles relatives aux organes et aux actes des collectivités territoriales, la lecture du code général des collectivités territoriales montre bien qu'il s'agit de la vie interne de ces dernières, c'est-à-dire de leur nom, de leurs limites territoriales, de leurs organes délibérants et de la nature juridique de leurs actes, mais en aucun cas des pouvoirs et des compétences qu'elles exercent.
Or nous sommes ici, avec l'examen de ce texte, sur le terrain des compétences, et non pas sur celui de l'organisation. Compétences et organisation ne sont pas de même nature. Nous débattons d'un projet de loi organique, ce qui implique, en application de l'article 46 de la Constitution, la saisine automatique du Conseil constitutionnel. Une jurisprudence va se constituer à propos de ce nouvel article 39 ; pour sa part, la commission a considéré que le Gouvernement était libre de soumettre le texte en premier lieu à l'Assemblée nationale dès lors qu'il s'agissait des pouvoirs et non pas de l'organisation des collectivités territoriales.
Le premier point soulevé par M. Sueur me paraît plus important. Notre collègue pose un vrai problème, mais il feint d'ignorer qu'il s'agit ici d'une expérimentation limitée dans le temps.
Traditionnellement, les lois s'inscrivent dans la durée. Nous nous plaignons d'ailleurs parfois d'être prisonniers de lois anciennes, qui ont été oubliées. Ainsi des actes de Vichy s'appliquent encore aujourd'hui. Or nous entrons, avec ce texte, dans une logique complètement différente, où le législateur veut habiliter une collectivité territoriale à déroger à des dispositions législatives régissant l'exercice de ses compétences, c'est-à-dire, en réalité, à légiférer pour une durée déterminée.
Cela pose alors un problème nouveau : celui de la gestion du temps et de cette période où la caducité risque de devenir automatique alors que ni la collectivité concernée, ni le Parlement, ni les administrés ne se seront exprimés. En effet, nous connaissons, hélas ! l'encombrement de l'ordre du jour parlementaire et nous risquons de voir des expérimentations devenir juridiquement caduques à tout moment, sans qu'il ait été possible, pour des raisons tout à fait étrangères à la qualité de l'expérimentation, de se prononcer au cours d'un débat.
Le Gouvernement, en introduisant, par le biais d'un projet de loi, l'idée d'une prolongation d'un an des expérimentations, et l'Assemblée nationale, en proposant d'ouvrir la même possibilité par le biais d'une proposition de loi, veulent permettre le traitement d'un problème inédit, celui que pose cet instant particulier où l'on sait que le texte va devenir caduc et où, pour des raisons extérieures à l'expérimentation, cette dernière risque de s'éteindre d'elle-même.
Je pense donc que le principe du dépôt est pertinent. L'initiative du Gouvernement est judicieuse, et nous avons à organiser ce moment particulier où une expérimentation prend fin sans que l'encombrement de l'ordre du jour parlementaire ait permis de faire adopter le texte devant faire suite à l'évaluation. Le dépôt a une valeur d'alerte, et permet au Gouvernement, au Parlement - donc à l'opposition - et surtout, permettez-moi de le dire avec l'expérience de président d'un conseil régional qui est la mienne, aux collectivités locales concernées, par l'intermédiaire des parlementaires qui les représentent - fût-ce d'un seul d'entre eux - d'obtenir la prorogation de l'expérimentation pour une durée malheureusement limitée à un an. Si l'on ne règle pas le problème dans ce délai, la caducité deviendra automatique.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Il est plaisant d'entendre M. Sueur défendre de façon sourcilleuse les droits du Sénat à être saisi en premier lieu, lui qui s'était opposé avec tant de force à la nouvelle rédaction de l'artice 39 de la Constitution.
M. Jean-Pierre Sueur. Je l'ai dit !
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. C'est exact ! La vie parlementaire veut que nous soyons souvent contraints de défendre ce que nous avions combattu auparavant ! C'est notre punition à tous, le Parlement est une école d'humilité pour nous tous, monsieur Sueur. Je me garde bien de donner des leçons !
Je voudrais, à l'instar de M. le rapporteur, commencer par répondre à votre second argument, puisque j'ai cru comprendre qu'il était le plus important. En tout cas, il était le plus développé.
L'article 39 de la Constitution prévoit que sont soumis en premier lieu au Sénat les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales. Votre argument consiste à dire que les compétences relèvent peu ou prou de l'organisation territoriale.
Hélas ! les travaux parlementaires ont démontré le contraire ! Le projet initial de rédaction de l'article 39 de la Constitution du Gouvernement prévoyait que les projets de loi ayant pour principal objet la libre administration des collectivités territoriales, leurs compétences ou leurs ressources sont soumis en premier lieu au Sénat. La notion de compétences figurait donc à l'origine dans le texte gouvernemental ; si celui-ci était resté inchangé, vous auriez raison, monsieur Sueur. Mais le Sénat a précisément voulu évacuer...
M. Jean-Pierre Sueur. C'est l'Assemblée nationale qui l'a voulu !
Mme Nicole Borvo. Oui, c'est l'Assemblée nationale !
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Oui, vous avez raison, monsieur Sueur, c'était bien l'Assemblée nationale. Vous le saviez donc déjà, mais cela ne vous a pas empêché de soutenir votre argument ! (Sourires.) Vous n'ignoriez pas que le Parlement avait écarté de la rédaction de l'article 39 le concept de compétences. Vous êtes vraiment de mauvaise foi, monsieur Sueur !
M. Jean-Pierre Sueur. Non !
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Vous auriez pu être avocat ! (Rires.)
M. Jean-Pierre Sueur. L'expérimentation va au-delà des compétences !
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Le Parlement a décidé d'inscrire à l'article 39 de la Constitution la notion d'organisation des collectivités territoriales, en excluant celle de compétences.
Je vous avouerai humblemement Monsieur Sueur, que le Gouvernement se posait lui aussi quelques questions ; le Conseil d'Etat lui a répondu, sur ce point, d'une façon parfaitement claire. Nous attendons donc avec sérénité que le Conseil constitutionnel se prononce.
S'agissant maintenant de votre premier argument, monsieur Sueur, je n'ai, à vrai dire, pas bien compris quel était l'article de la Constitution qui vous semblait être violé par ce dispositif.
M. Jean-Pierre Sueur. Celui qui définit le domaine de la loi !
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. C'est donc l'article 34.
Si vous avez déposé une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, c'est bien parce que vous estimez qu'une disposition est contraire à la Constitution. Or, si vous avez jugé que le texte est excessif, vous n'avez pas indiqué en quoi le simple fait de proroger pour un an le dispositif serait contraire à un quelconque article de la Constitution.
Vous avez souligné que l'expérimentation pourra durer neuf ans. Il s'agit d'un maximum ! La première expérimentation pourra durer au plus cinq ans, selon la décision souveraine du législateur. Ensuite, au terme de ce délai,...
M. Jean-Pierre Sueur. Il n'est plus souverain !
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. ... il n'est pas obligé de proroger le dispositif, il peut interrompre l'expérimentation. Si par exemple, la durée de l'expérimentation ayant été fixée à trois ans, celle-ci se révèle rapidement catastrophique, le législateur peut choisir, au terme des trois ans, de modifier le dispositif et de le proroger pour trois ans au maximum, non pour le plaisir de faire durer les choses et de perpétuer ce que vous croyez être une illégalité, monsieur Sueur, mais simplement parce qu'il considère avoir commis une erreur d'organisation au départ.
A l'échéance, il faut bien statuer. Si aucun projet ou proposition de loi n'est déposé dans le délai d'un an, le dispositif expérimental devient caduc. Le calendrier parlementaire étant ce qu'il est, comme l'a souligné à juste titre M. Longuet, nous avons, par réalisme, prévu un petit délai pour que le législateur puisse trancher. Si, par exemple, le Gouvernement, à la fin de l'expérimentation, ne veut pas déposer de projet de loi, il suffira qu'un seul parlementaire dépose une proposition de loi. Cela entraînera une prolongation d'une année au maximum et si, à cette échéance, le texte n'est pas venu en débat, l'expérimentation sera alors caduque.
C'est donc par précaution, pour éviter la caducité automatique, que nous mettons en place ce dispositif. Je ne crois pas qu'il contrevienne à l'esprit ni à la lettre de la Constitution. Au contraire, le Conseil constitutionnel considère que la stabilité du droit est un principe à valeur constitutionnelle. Il s'agit ici de permettre qu'il ne soit pas légiféré par défaut, la pire étant en effet que l'expérimentation devienne caduque par négligence. C'est quand même là la plus mauvaise manière de légiférer !
Par conséquent, nous avons proposé d'instaurer ce dispositif de prudence pour éviter qu'une telle situation ne se produise, pour permettre la stabilité du droit, ce qui me paraît parfaitement conforme à la Constitution et à son esprit.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi organique.
(La motion n'est pas adoptée.)
M. le président. Je suis saisi, par Mmes Mathon et Borvo, M. Bret et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, d'une motion n° 22, tendant à opposer la question préalable.
Cette notion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi organique adopté par l'Assemblée nationale relatif à l'expérimentation par les collectivités locales (n° 400, 2002-2003). »
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Nicole Borvo, auteur de la motion.
Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, si je défends au nom du groupe CRC cette motion tendant à opposer la question préalable, c'est qu'il ne nous apparaît pas opportun de débattre du projet de loi organique relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales. Aujourd'hui, les conditions ne sont pas réunies, et ce dans plusieurs domaines.
Les textes qui nous sont soumis aujourd'hui, que ce soit le projet de loi organique relatif au référendum local, qui a été voté cet après-midi, ou celui relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales, sont des poupées gigognes qui s'emboîtent les unes dans les autres - comme chacun le sait - et forment un ensemble d'une grande cohérence : libéralisation, déréglementation, remise en cause profonde des mécanismes de solidarité et d'égalité, réponse aux exigences libérales.
L'objectif est clair : il s'agit tout simplement d'affaiblir l'Etat dans ses fonctions de régulation et de service aux populations, un Etat qui, tel qu'il est, est aux yeux de la majorité un frein à la libre circulation des capitaux et à la libre exploitation des hommes et des femmes.
Dans la vision ultralibérale de la décentralisation qui est la vôtre, il s'agit de réduire le rôle de l'Etat au minimum en dégageant celui-ci d'une partie de ses obligations et en transférant celles-ci aux collectivités locales, qui seraient contraintes d'en supporter les coûts et d'en assurer la responsabilité politique.
J'ai déjà eu l'occasion de vous citer, monsieur le ministre, et je le fais de nouveau parce que j'apprécie cette interview que vous avez donnée, au Parisien Libéré, me semble-t-il, avant le vote de la loi constitutionelle relative à l'organisation décentralisée de la République. Peut-être est-ce du passé ? Vous déclariez pourtant : « Si les citoyens ne sont pas contents, ils manifesteront devant la mairie plutôt que devant la préfecture. Si une collectivité veut accroître ses dépenses, libre à elle, quitte à s'en expliquer devant ses administrés. »
Cette citation résume bien l'objectif de ces textes relatifs à la décentralisation. Ils sont la colonne vertébrale d'un projet plus vaste, visant à bouleverser en quelques mois l'architecture de nos institutions.
Il n'y a pas eu de véritable consultation, quoi qu'on en dise, et vous avez obtenu du Congrès un vote modifiant la Constitution que s'est donnée notre peuple sans s'en remettre à lui par la voie, pourtant naturelle, du référendum.
La voie référendaire n'a pas été choisie et le peuple n'a pas été consulté sur une réforme aussi bouleversante de sa Constitution.
Malheureusement, les premières mesures concrètes connues, le pays s'en est ému. La communauté scolaire, qui s'est particulièrement mobilisée pour défendre le caractère national de son organisation, a réussi à faire admettre au Gouvernement qu'il valait mieux, en définitive, se reprendre, ouvrir une discussion, apporter des explications, et, au bout du compte, reconnaître qu'il aurait peut-être fallu consulter davantage.
Il aura fallu que des personnels cessent le travail pendant plusieurs semaines pour commencer à être entendus. Encore que,... puisque nous continuons nos discussions comme si de rien n'était.
Il aura fallu au Gouvernement mobiliser jusqu'au ministre de l'intérieur pour renouer les fils du dialogue avec les responsables syndicaux de l'éducation nationale !
Alors que, dans ce secteur, la tension n'est retombée qu'avec la période de congés éparpillant les acteurs du débat, vous nous proposez de remettre de l'huile sur le feu, qui plus est en leur absence. Votre texte permettrait, en effet, d'attribuer aux collectivités des compétences relatives à l'enseignement, à son organisation, à son financement, ses personnels.
Il n'est pas opportun de l'adopter, sauf à ignorer la majorité des personnels de l'éducation nationale, sauf à sous-estimer gravement leur détermination à faire entendre à juste titre leurs revendications, et donc à sous-estimer les risques de perturbation de la rentrée scolaire, dans quelques semaines.
A moins de rechercher la provocation de conflits majeurs, ce qui ne peut être le cas d'un gouvernement républicain, il est nécessaire, à notre avis, de remettre sur le métier le débat sur les lois d'application de cette réforme constitutionnelle dont, en premier lieu, l'expérimentation.
Il existe une deuxième raison qui ne peut être entachée de vision partiale. En effet, un vote légal, dans des conditions légales, s'est déroulé à la demande du Gouvernement pour appliquer concrètement à une région de France sa doctrine particulière de la décentralisation. Il faut d'ailleurs féliciter le Gouvernement d'avoir demandé l'avis des premiers intéressés par sa réforme.
Chacun connaît les résultats obtenus en Corse lors de cette consultation ! Les électeurs, après avoir reçu huit visites du ministre de l'intérieur, deux du Premier ministre, une du président du Sénat, et pris connaissance de la réflexion du Président de la République sur ce sujet particulier, se sont donc majoritairement déplacés dans les bureaux de vote pour repousser ce projet. Il s'agissait, en quelque sorte, d'une première expérimentation ! ...
Au-delà de l'incontestable sanction politique, que va-t-il se passer maintenant ? N'y a-t-il pas, avec le projet de loi que vous voulez soumettre à notre approbation, le risque pour les Corses de voir ce contre quoi ils se sont prononcés revenir sous l'appellation différente d'expérimentation ? L'article 2 de votre texte permet à un établissement plublic regroupant, par exemple, deux conseils généraux et une collectivité territoriale d'administrer particulièrement des compétences jusqu'ici relevant de l'Etat.
Il n'est pas envisageable qu'un Gouvernement républicain ne tienne pas compte d'un vote qu'il a lui-même organisé. Vous dites d'ailleurs, monsieur le ministre, que vous entendez bien le prendre en considération.
Une troisième raison a conduit notre groupe à déposer une motion tendant à opposer la question préalable. Il s'agit du grand inconnu de ce dossier : le financement des expérimentations.
Avec quels moyens les collectivités géreraient-elles de nouvelles compétences dans des conditions a fortiori inexplorées jusque-là ? Mystère !
Aucune réflexion ne semble même engagée sur ce sujet, aucune disposition n'est prise.
Vous invoquez suffisamment régulièrement le célèbre article 40 pour que, à notre tour, nous vous mettions en garde sur les budgets des collectivités locales. Nombre d'entre elles sont en difficulté en cette période de ralentissement de la croissance, de multiplication des plans sociaux et de fermeture de services publics locaux.
Vous avez certes prévu, lors de la réforme constitutionnelle, que chaque transfert de compétences serait accompagné du transfert de ressources équivalent. Mais nous ne sommes pas dans ce cadre et, curieusement, la question de la péréquation n'est pas à l'ordre du jour des réformes envisagées jusqu'ici.
M. Karoutchi a une vision idyllique des transferts de compétences et de richesses.
M. Roger Karoutchi. Idyllique, idyllique !...
Mme Nicole Borvo. Mon cher collègue, la région d'Ile-de-France, à laquelle nous appartenons tous les deux, est riche ; cependant, vous n'ignorez pas que la péréquation existe et que notre région redéploie vers le reste de la France beaucoup de richesses,...
M. Roger Karoutchi. Dites-le à Jean-Paul Huchon, pas à moi !
Mme Nicole Borvo. ... puisqu'elle collecte 48 % de la TVA et n'en recueille que 28 %.
En la matière, rien n'est parfait, loin s'en faut ! Mais les services publics nationaux ont tout de même une vertu : celle de redistribuer à l'ensemble des régions. On peut cependant modifier complètement ce cadre avec la décentralisation que vous nous proposez.
Une quatrième raison nous incite à vouloir revoir ce projet plutôt maintenant qu'après la saisine du Conseil constitutionnel.
J'approuve la motion d'irrecevabilité défendue par notre collègue Jean-Pierre Sueur, mais je voudrais ajouter que, si la loi constitutionnelle reconnaît l'ouverture à l'expérimentation des EPCI, toutefois, ces établissements publics ne sont pas reconnus comme des collectivités territoriales par la Constitution.
Telle est la difficulté majeure : l'article 2 du projet de loi évoque des établissements publics regroupant exclusivement des collectivités publiques, c'est-à-dire les établissements publics de coopération intercommunale, qui n'ont aucune légitimité constitutionnelle. Comment dès lors les inclure dans une loi organique ? Cette proposition pourrait très bien constituer un motif supplémentaire d'inconstitutionnalité.
Monsieur le ministre, votre vision de la décentralisation ne reçoit pas l'accord enthousiaste de nos concitoyens, loin s'en faut ! Même s'ils n'ont pas a priori bien saisi de quoi il retournait, au fur et à mesure que l'application se fera plus précise, je crains qu'ils n'en mesurent les méfaits.
Dans la mesure où vous agissez dans la précipitation, en session extraordinaire et à la fin du mois de juillet, « ni vu ni connu » si je puis dire, je crois que nous pourrions suspendre la discussion de ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Gérard Longuet, rapporteur. La commission est défavorable à l'adoption de cette question préalable.
Mme Borvo est intervenue comme si le monde n'avait pas changé. Mais le monde a changé, puisque la France s'oriente vers une décentralisation maîtrisée.
Pour répondre à une exigence constitutionnelle et pour mettre en oeuvre la réforme du 28 mars 2003, nous devons adopter une loi organique.
Le parti communiste, qui a une fertilité législative considérable - il nous en a donné la démonstration en déposant de très nombreux amendements dans un débat récent -, aurait pu, sur ce texte, faire preuve d'imagination. Sans doute épuisé par le débat précédent, il n'a pas été en mesure de participer à celui-ci.
M. Dominique Braye. Très bien !
M. Gérard Longuet, rapporteur. Je le regrette, parce que son inventivité est en général incommensurable.
Mais, à cet instant, je dois reconnaître que se priver de débat serait priver la France de l'évolution vers une décentralisation souhaitée par une immense majorité de nos compatriotes, en particulier par les plus concernés d'entre eux, les élus locaux. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. A une nuance près par rapport à M. le rapporteur, puisque Mme Mathon a tout de même déposé un amendement à l'article 2,...
M. Gérard Longuet, rapporteur. Certes ! Et il a été annoncé par Mme Borvo !
M. Patrick Devedjian, ministre délégué. ... ce qui prouve que le groupe CRC considère qu'il y a lieu de délibérer, je suis du même avis que la commission : défavorable.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 22, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi organique.
(La motion n'est pas adoptée.)
M. le président. En conséquence, nous passons à la discusion des articles.