PRÉSIDENCE DE M. JEAN FAURE
vice-président
M. le président.
La séance est reprise.
Nous poursuivons la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée
nationale, d'orientation et d'incitation relatif à la réduction du temps de
travail.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Seillier.
M. Bernard Seillier.
Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, je crois qu'on
peut distinguer une double inspiration dans les tentatives d'augmenter les
emplois offerts en diminuant la durée légale du travail. Cette double
inspiration marque tant la loi Robien que la vôtre, madame le ministre.
La première est d'ordre mécanique. Un peu comme la fission nucléaire produit
de l'énergie en multipliant le nombre d'atomes par division, la division du
travail pourrait de la même manière produire du travail.
Les diverses expériences montrent les limites de cette mécanique, en partie
vraie toutefois, comme l'expérience de la loi Robien, dans certaines conditions
d'application en a déjà apporté la preuve. Elle n'est pas toutefois une loi
universelle, susceptible de validation pour tous les types d'entreprises.
L'autre inspiration est d'ordre éthique. Devant le drame de la fracture
sociale créée par le niveau de chômage, chacun aurait le devoir de faire une
place au travail à d'autres qui en sont privés. Cette inspiration est
stimulante, mais pourrait être inquiétante.
Elle est stimulante en ce qu'elle réintroduit un mobile moral dans la vie
économique. Il y a là une petite flamme qui se rappelle à nous au sein de la
compétition universelle imposée par les lois d'un utilitarisme économique
obnubilé par la richesse matérielle.
Aurait-on à ce point oublié la finalité humaine de l'économie que l'on doive
s'émerveiller d'une odeur de générosité subitement distillée sur les lois
d'airain de la concurrence systématique ?
On se prend à rêver d'une organisation de la production et des échanges qui
favoriserait l'accès de chacun à la vie économique et sociale et nous ferait
oublier la notion même d'exclusion et de chômage. Une société idéale, autrement
dit.
Mais, hélas ! l'état des lieux nous arrache à la vision utopique. Les
difficultés s'accumulent sur le trajet qui conduirait du fond de la crevasse
jusqu'aux cimes convoitées. Personne, même parmi les plus fervents défenseurs
des vertus de l'abaissement de la durée légale du travail, n'en attend des
miracles.
Le débat se réduit finalement aux moyens de mise en oeuvre de l'instrument :
plus ou moins de contrainte, plus ou moins d'incitation, plus ou moins grande
taille des entreprises concernées ; on le constatera au cours des débats.
Cependant, la connotation morale d'un aspect au moins de l'inspiration mérite
que l'on s'y attache car, comme toute valeur, elle est à prendre au sérieux.
D'abord, parce qu'il y a quelque chose de juste en elle. Ensuite, parce qu'une
valeur morale peut aussi devenir folle, et c'est ce qui peut être inquiétant.
Enfin, parce qu'elle exige d'être bien située et régulée dans la hiérarchie des
valeurs dont vit une société.
Il y a incontestablement quelque chose de profondément juste dans le désir de
partager le travail. C'est même le ressort élémentaire d'une vie sociale
harmonieuse, telle qu'on doit la souhaiter, conforme à la justice. Mais d'où
vient un tel désir qui n'est pas naturel ? Il vient des fondements
philosophiques, culturels et religieux les plus anciens, je veux dire
l'inspiration judéo-chrétienne de nos sociétés, et l'ambition de son
universalisation au siècle des Lumières avec les déclarations universelles.
On retrouve donc là la trace de cette aspiration, cultivée depuis la loi
mosaïque, de l'amour de l'autre comme soi-même, mais constamment affrontée à
une organisation sociale qui la rend trop souvent inopérante, méprisée ou
pervertie au niveau de sa mise en oeuvre collective.
Nos régimes de protection sociale résultent directement de cette inspiration,
mais ils ne sont pas à l'abri d'une perversion quand, parfois, heureusement
très rarement, ils protègent et donc encouragent des comportements injustes,
qui portent atteinte notamment aux droits de l'être humain à vivre et à vivre
prioritairement dans une famille. Nous aurons l'occasion d'en reparler dans un
futur projet de loi déjà annoncé.
Alors, quand, aujourd'hui, j'aperçois la même inspiration altruiste dans la
volonté de partager le travail, je m'interroge sur les garanties que nous
prenons pour ne pas pervertir sa traduction dans notre législation.
S'il y a un élément positif dans cette aspiration à traduire dans notre
organisation collective une incitation à partager le travail, la question doit
être toutefois posée de savoir si les moyens utilisés sont satisfaisants.
Je crois qu'il est difficile de porter un jugement complet et définitif. De
nombreuses critiques ont été formulées quant au réalisme technique et pratique
de la mesure.
Je m'interrogerai ici sur l'autre aspect que j'ai soulevé. Le mobile moral du
partage du travail peut-il être aussi facilement que cela mis en oeuvre ?
Il apparaît d'abord comme pratiquement inaccessible à une décision
individuelle. Aucune personne n'est pratiquement en mesure de pouvoir décider
et de pouvoir aujourd'hui librement et isolément partager son travail. La voie
la plus féconde, et pratiquement la seule qui ait été mise en oeuvre jusqu'à
maintenant, est celle du partage des revenus par les mécanismes de
redistribution. Ainsi s'explique notre protection sociale.
Je ne crois pas qu'on puisse progresser en matière de solidarité sociale
autour de la notion de partage du travail, si l'on écarte la notion de partage
des revenus. Or le sujet est extrêmement sensible comme chacun a pu ou pourra
s'en rendre compte à l'avenir. Outre les difficultés qui résultent des
interférences entre minima sociaux et revenu minimum - SMIC et RMI, notamment -
que dire de la tyrannie du travail qui pèse sur les emplois des cadres ? Le
divorce croissant entre les conditions de travail des cadres et dirigeants, et
celles qui s'appliquent à des tâches quantifiables, donc sécables et
physiquement limitables en durée, ne constitue-t-il pas la source d'une autre
facture qui n'a pas encore révélé ni son ampleur ni toute sa problématique, au
sein même du milieu du travail ?
Quelle issue possible à l'isolement des cadres dans une position de plus en
plus extralégale
de facto
au plan de la durée du travail ?
On commence à constater la désaffection pour des emplois trop contraignants
intellectuellement, pyschologiquement et physiquement. La menace qui apparaît
là est alors l'impossibilité à satisfaire les offres de travail. Certaines
formations et qualifications difficiles commencent à être délaissées. On
observe ce phénomène aux Etats-Unis depuis plusieurs années et déjà en
France.
Plusieurs branches professionnelles éprouvent des difficultés à recruter le
personnel qualifié dont elles ont besoin, et doivent faire appel à des diplômés
de pays comme l'Inde. Le phénomène était récemment signalé dans la presse à
propos de l'industrie des semi-conducteurs. Où se trouvera, pour les fonctions
d'encadrement, le point d'équilibre entre le consentement à l'effort et la
rémunération de celui-ci ? Une diminution de la durée légale du travail durcira
encore le phénomène car elle est bien souvent tout simplement inapplicable pour
l'encadrement. C'est un vrai problème.
Par ailleurs, quand on ausculte la réalité actuelle de l'entreprise, on est
frappé par des évolutions rapides susceptibles de modifier considérablement
l'organisation générale du travail. Délocalisations, sous-traitance accrue,
ateliers flexibles avec télétravail, tout concourt à faire passer la structure
du tissu économique d'une cartographie statique à une image dynamique en
déconstruction et recomposition constantes.
Or ce dynamisme paraît très largement étranger à tout souci éthique et comme
incapable de l'intégrer quelle que soit la bonne volonté des responsables ; il
y a un véritable divorce.
Nous nous heurterions ainsi, non seulement aux rigidités physiques déjà
largement signalées, qui rendraient peu efficaces le levier de la durée légale
du travail pour créer des emplois, mais, en outre, à un déphasage complet entre
le mobile moral du partage et le mécanisme interne de la vitalité économique,
qui serait de plus en plus engendrée par les combinaisons infinies de la
technologie, notamment de l'électronique à travers les ressources de
l'informatique et des télécommunications sans laisser de place à un souci
éthique et parfois même pour lui échapper.
Le mouvement économique serait devenu comme « an-anthrope », si vous me
permettez ce néologisme, signifiant « sans homme » comme on dit « athée : sans
dieu ». Comble du paradoxe, l'économie achèverait son évolution vers l'absence
de finalité morale sous couvert d'un anthropomorphisme croissant de sa
structure apparente et, pourrait-on dire, de sa génétique. Le réseau Internet
n'est-il pas un symbole très fort par son maillage de neurones de ce phénomène
qui menace d'instrumentaliser notre propre humanité, en faisant de chacun de
nous un membre du cybermonde ?
Chaque ordinateur personnel n'est-il pas un neurone du grand cerveau mondial !
Et j'utilise moi aussi un de ces appareils. Nos méthodes et nos techniques
législatives risquent d'être largement inopérantes devant l'évolution amorcée
et qui se développe en échappant à notre contrôle.
C'est pourquoi, dans un tel contexte, il ne faudrait pas culpabiliser les
salariés qui ont un emploi ou les chefs d'entreprise comme s'ils étaient
partiellement responsables du chômage. On risquerait fort d'accroître encore un
peu plus la démoralisation de notre société. C'est en ce sens que je disais que
la démarche pouvait être inquiétante si elle était mal conduite.
On doit, au contraire, stimuler leur courage et leur engagement éthique. S'il
y a une légitime interrogation morale à cultiver, elle doit d'abord porter
traditionnellement sur l'usage que nous faisons de notre richesse, et, ensuite,
de manière plus moderne, sur l'effort d'imagination auquel nous devons nous
astreindre pour refinaliser le dynamisme économique au service de l'homme,
alors qu'il menace de nous échapper.
Où se situe le lieu de ce discernement ?
Tout d'abord dans la conscience individuelle, car c'est là que se noue et se
conclut tout débat moral, mais encore aujourd'hui au niveau d'un effort
collectif conséquent pour mettre à jour l'anthropologie qui sous-tend nos
conduites.
C'est d'abord à l'éducation nationale de nourrir ce débat essentiel au seuil
du xxie siècle.
Gardons-nous de vivre dans une sorte de « fidéisme anthropologique », comme si
le concept d'humanité sur lequel nous avons construit nos institutions modernes
était indestructible, et même autorégénéré indépendamment de tout effort de
notre part.
Hélas ! ou plutôt tant mieux, il n'en est rien, et, aujourd'hui, la
spécificité de l'humanité qui est la nôtre risque de nous devenir plus
étrangère que nos oeuvres et nos machines, et ne peut pas être réinvestie
culturellement sans notre volonté. Elle risque fort d'être évanescente derrière
notre dépense d'énergie consacrée uniquement à nos techniques.
C'est bien en partie par le débat qu'elle a ouvert en 1996 et l'interrogation
qu'elle suscite aujourd'hui que la notion de partage de travail est
intéressante. Elle nous donne l'occasion d'un débat fondamental. Elle
risquerait d'être dangereuse si elle recouvrait seulement un moralisme, exogène
à la personne humaine, imposé de l'extérieur, artificiellement comme tout
moralisme.
En revanche, elle demeure potentiellement féconde si elle nous conduit à nous
interroger sur nos vraies responsabilités en cette fin de siècle par rapport à
l'organisation économique et politique de notre vie sociale, bien au-delà du
seul problème de la durée légale du travail, et surtout si elle permet de
déclencher une véritable mobilisation des volontés.
Je crois que c'est par la conscience de la gravité de l'enjeu que notre
commission des affaires sociales a adopté la position qui est la sienne devant
votre projet de loi, madame le ministre.
La vertu primordiale de ce texte amendé est de faire une place fondamentale au
dialogue dans l'entreprise.
En effet, si l'éducation nationale doit s'attacher à ce que l'anthropologie
sous-jacente à l'humanisme dont nous nous réclamons ne devienne pas un simple
fantôme sans consistance, un lieu privilégié de l'application de nos
convictions est bien l'entreprise et la vie sociale, tout comme la vie
politique doit être l'occasion d'une réflexion fondamentale et globale.
C'est bien pourquoi je salue le travail de notre collègue M. Louis Souvet,
rapporteur de ce projet de loi, et l'orientation donnée à nos travaux pour le
président de la commission des affaires sociales, M. Jean-Pierre Fourcade.
Je crois qu'ils ont su, l'un et l'autre, dégager les éléments prometteurs
d'une dynamique de négociation, en écartant les rigidités excessives qui
risquaient de conduire à l'effet inverse de celui qui était recherché.
Si un point doit être mis en lumière, c'est bien l'enjeu considérable du débat
autour du travail dans le monde actuel, et pas seulement, loin de là, sur la
durée du travail. C'est toute notre éthique sociale et sa problématique globale
qui apparaissent en filigrane.
Il est vraisemblable que le chômage n'est qu'un symptôme d'un mal plus grave :
un développement qui non seulement nous échappe, mais qui fait de nous les
éléments résiduels d'une physique autonome de plus en plus « ananthrope »,
selon le mot que j'ai proposé.
Dans un tel contexte, toute interrogation morale peut être une trace
d'humanité. Faisons en sorte de ne pas la pervertir dans un moralisme qui
susciterait une nouvelle réaction idéologique, et donc une aggravation de
l'exclusion de l'humanité de son propre univers. Mais gardons-nous aussi, en
sens inverse, de croire que l'évolution que nous subissons n'offre aucune prise
à une réorganisation plus éthique et mieux partagée de notre vie économique et
sociale.
Faisons en sorte pour cela qu'une chance soit donnée au dialogue social non
seulement pour se partager l'existant, mais encore et surtout pour recréer une
économie inventive matériellement et simultanément féconde en satisfactions
éthiques. Car de celle-ci aussi l'être humain a besoin pour donner un sens plus
complet à son travail.
Efforçons-nous de susciter des vocations d'entrepreneurs qui soient non
seulement des producteurs mais aussi des créateurs d'harmonie sociale. Cela
suppose de savoir encourager les initiatives locales, par l'incitation mais
aussi par la liberté.
En tout état de cause, ces vocations naîtront et se développeront sur la
planète un jour ou l'autre, car il n'y a pas d'autre voie pour l'humanité.
Rêvons que notre pays soit l'un de ceux qui auront l'audace et la possibilité
d'offrir des exemples en ce domaine.
Je crois que le texte proposé par la commission des affaires sociales est
marqué par cette orientation.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR, de
l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à Mme Dieulangard.
Mme Marie-Madeleine Dieulangard.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans notre
pays, le chômage est le quotidien pour 3 400 000 millions de nos concitoyens,
et le pourcentage des chômeurs de longue durée atteint désormais 37 %.
La précarité, l'incertitude et la vulnérabilité touchent 3 millions de
salariés ; la peur de perdre son emploi est profondément ancrée dans l'ensemble
de la population.
Un observateur soulignait, la semaine dernière, dans une enquête sur le moral
des Français, que, chez un bon nombre d'actifs, la « mémoire de crise » a
désormais remplacé ce qui fut pour leurs aînés « une mémoire de prospérité
».
Comment s'étonner de la frilosité des comportements en matière de consommation
? Comment s'étonner des graves symptômes qui révèlent des failles dans notre
cohésion sociale ?
Il convient d'explorer toutes les politiques susceptibles de créer de
l'emploi.
C'est à ce titre que nous débattons aujourd'hui de la réduction de la durée du
travail. Il s'agit d'un projet essentiel porté par la majorité élue voilà neuf
mois.
Monsieur le rapporteur, vous avez parfaitement raison, c'est un engagement
clair et résolu pris par les forces de gauche devant les Français. Mieux qu'un
sondage d'opinion, leur vote a manifesté leur volonté d'engager le pays dans
cette voie, jusqu'ici expérimentale, afin de combattre ce qui figure au premier
rang de leurs angoisses : le chômage.
Si les analyses chiffrées dont nous venons d'avoir connaissance témoignent
d'un redémarrage de la production industrielle, de capacités records
d'autofinancement des entreprises, d'un « léger frémissement » de la
consommation intérieure, si tous ces indices attestent que la croissance est au
rendez-vous et qu'elle peut s'enrichir en emplois, nous savons bien qu'à 3 %
elle ne permet de diminuer que de 70 000 le nombre de demandeurs d'emploi.
Pourtant, la réduction de la durée du travail, qui n'est pas à proprement
parler un thème nouveau, ne peut être appréhendée comme le seul instrument de
la lutte contre le chômage.
C'est pourquoi le Gouvernement s'est attaché, dès le mois de juillet, à
augmenter le pouvoir d'achat des Français en revalorisant le SMIC, l'allocation
de rentrée scolaire et les aides au logement. Plus structurellement, il a
organisé le transfert des cotisations maladie sur la CSG.
Par ailleurs, à travers les emplois-jeunes, il encourage l'émergence
d'activités nouvelles liées à des besoins résultant des évolutions de notre
société sur lesquelles, on peut le dire, peu de réflexions avaient été
engagées, sinon pour apporter des réponses ponctuelles.
La réduction du temps de travail s'inscrit donc dans une politique globale et
volontariste.
Le Gouvernement que vous représentez, madame la ministre, et la majorité à
laquelle nous appartenons proposent d'organiser le passage progressif de la
durée légale hebdomadaire à 35 heures.
Ce choix est éminemment politique, car les objectifs qui l'inspirent touchent
aux fondements essentiels de notre relation au travail.
Certes, ce débat est longtemps resté confiné à d'obscures discussions entre
économistes et responsables politiques. Les partenaires sociaux n'en ont pas
fait un sujet majeur de leurs négociations. Mais, aujourd'hui, les Français
s'en emparent et leurs attentes sont grandes. Ils manifestent majoritairement
leur volonté de participer à ce mouvement, à condition qu'il s'accompagne de
créations d'emplois. Les chômeurs, tout récemment encore, en ont fait un axe
central de leurs revendications.
Par cette loi, vont donc s'amorcer de profondes mutations pour notre société.
Je voudrais les évoquer.
Le passage aux 35 heures doit permettre, tout d'abord, de mieux partager le
travail. Permettez-moi, monsieur Seillier, d'y revenir.
Je sais que cette conception suscite encore des controverses, mais les faits
sont là : en 20 ans, de 1974 à 1994, on a enregistré une diminution du volume
total des heures travaillées de 38 milliards à 34 milliards, alors que,
parallèlement, la population active passait de 22 millions à plus de 24
millions de personnes.
Dans cette configuration, une certaine forme d'un partage sauvage du travail
s'est développée entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas, entre
ceux qui font des heures supplémentaires - soit l'équivalent de 230 000 emplois
à temps plein - et ceux - surtout celles devrais-je dire - qui se voient
imposer des formules contraignantes de temps partiel, que vous entendez
moraliser dans ce texte, madame la ministre.
Les dispositions qui sont soumises à notre discussion fixent la durée légale
hebdomadaire à 35 heures, à l'horizon 2000 ou 2002, selon la taille de
l'entreprise.
Elles proposent des incitations financières sous forme d'allégement de charges
sociales, qui lient réduction du temps de travail et embauches compensatrices
et qui sont calculées de façon forfaitaire afin de favoriser les entreprises où
les salaires sont proches du SMIC. C'est ici un des points de désaccord avec la
majorité de cette assemblée.
Les travaux à l'Assemblée nationale ont permis des aménagements modulant les
aides selon l'effort consenti par les entreprises, la main-d'oeuvre concernée,
les handicapés par exemple, l'amplitude de la réduction du temps de travail et
les embauches correspondantes.
Le contrôle de l'administration du travail sur le recours au volet défensif
est par ailleurs renforcé.
Je ferai quelques remarques sur ce que nous avons entendu de la part d'acteurs
économiques dans le cadre de nos travaux préparatoires.
Certains ont souligné qu'il était périlleux pour l'entreprise de diminuer la
capacité de travail de salariés expérimentés et de la reporter sur de nouveaux
venus, des jeunes par exemple.
Ces difficultés sont bien réelles, mais ces craintes font toutefois
singulièrement l'impasse sur l'importance et la nécessité de la formation et du
transfert des savoir-faire entre générations, ainsi que sur la nécessité de
veiller à l'équilibre de la pyramide des âges au sein de l'entreprise.
Je lisais dernièrement un commentaire sur cette question où il était rappelé
que l'arrivée importante de main-d'oeuvre d'origine étrangère dans nos
entreprises durant les « trente glorieuses » ne semblait pas avoir provoqué de
telles appréhensions quant aux capacités d'apprentissage des nouveaux venus.
Dans les faits, la véritable question qui se pose ici est de savoir comment
planifier une réduction du temps de travail qui laisse une marge suffisante
pour optimiser le recours à des embauches compensatrices.
C'est sur ce point que se réalisera ce que M. Favereau, que la commission
d'enquête a entendu, appelle un nouveau « contrat social ».
Cela dépendra du contenu des négociations, et c'est parce que celles-ci seront
particulièrement complexes que nous souhaitons encourager et soutenir la
formation des négociateurs. C'est pourquoi nous déposerons un amendement en ce
sens lors de la discussion des articles.
Au-delà du contenu des négociations, l'efficacité de la réduction du temps de
travail nécessitera un suivi rigoureux des accords ainsi que le renforcement et
le maintien de la demande afin de garantir le coût unitaire de la
production.
Différentes évaluations ont tenté de chiffrer, en termes d'emplois, l'impact
du passage aux 35 heures.
La majorité d'entre elles prévoient bien la création d'emplois dans une
fourchette, il est vrai particulièrement large, de 200 000 à 600 000. Toutefois
elles soulignent toutes que l'ampleur de la création d'emplois dépendra
essentiellement de la faculté des entreprises à se réorganiser.
C'est le deuxième aspect que je voulais aborder.
En effet, il ressort du bilan d'un an d'application de la loi Robien que plus
des trois quarts des entreprises ayant signé un accord ont déclaré avoir
procédé à une remise à plat de leur organisation.
Ces changements sont naturellement fonction des secteurs économiques concernés
et interviennent, par exemple, sur l'allongement des durées d'ouverture ou de
l'utilisation d'équipements ou de variations saisonnières.
Dans cette perspective, on peut comprendre certaines appréhensions, notamment
de petites entreprises, pour qui de telles opérations peuvent paraître
difficiles.
C'est la raison pour laquelle l'Assemblée nationale a prévu qu'elles pourront
bénéficier d'un dispositif d'appui permettant la prise en charge par l'Etat
d'une partie des frais liés aux études préalables. Il est indiqué que les
régions pourront s'associer à cet accompagnement. On ne peut que regretter que
M. Séguin utilise cette dernière disposition à des fins polémiques dans le
cadre de la campagne électorale.
Cette réorganisation, facilitée par la diminution du temps de travail, peut
être une occasion unique d'améliorer leur productivité, avec le soutien
important de l'Etat, il faut le rappeler.
Si vous le permettez, je ferai référence à un exemple très local : l'accord
que vient de signer la coopérative des paludiers qui exploite et commercialise
le célèbre sel de Guérande. Cette profession traditionnelle que l'on croyait
moribonde, enregistre désormais un chiffre d'affaires de 53 millions de francs.
Ils viennent de faire passer 33 de leurs 42 salariés à 35 heures payées 39, et
trois emplois ont été créés à la production et dans le secteur
administratif.
Cet exemple démontre qu'aucun secteur économique n'est par nature exclu de ce
mouvement et que même les petites entreprises y participent activement.
A cet égard, vous avez souhaité, madame la ministre, que de toutes petites
unités puissent embaucher un salarié à temps partiel tout en bénéficiant de
l'intégralité de l'allégement des charges sociales équivalant au recrutement
d'une personne à temps plein.
Sur un troisième aspect du projet de loi, je rappellerai que, lors de la
conférence nationale du 10 octobre dernier, le Premier ministre indiquait que
c'était « à la négociation sociale de déterminer, au niveau pertinent, le plus
souvent au niveau le plus décentralisé, les modalités adaptées et de fixer
l'équilibre des intérêts ».
Pour des raisons que nous connaissons, la démarche conventionnelle n'est pas
ce qui caractérise nos relations sociales.
Pourtant, le Gouvernement entend bien associer pleinement les partenaires
sociaux à la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail dans
l'entreprise.
C'est à l'évidence un gage d'efficacité. C'est également un pari audacieux sur
le renouveau de la démocratie sociale dans notre pays, qu'avaient initiée les
lois Auroux, car le projet de loi, par son envergure, incite à une mobilisation
générale.
Cela peut permettre de combattre la sous-représentation syndicale dans
l'entreprise que nous sommes nombreux à déplorer. Nous avons appris, au cours
d'auditions récentes, que 80 % des accords Robien avaient donné lieu à la
désignation d'un délégué syndical dans les conditions de droit commun.
Mais après tout, n'est-ce pas de telles conséquences que redoute une partie du
patronat français ?
Si l'objet légitime de notre débat aujourd'hui est bien la réduction du temps
de travail comme politique de lutte contre le chômage, nous ne devons pas et
nous ne pouvons pas ignorer les enjeux de civilisation qu'elle sous-tend.
Nous travaillons à mi-temps par rapport aux salariés d'il y a cent cinquante
ans, et ce mouvement se prolonge et continuera de se prolonger.
Nous devons trouver du sens ailleurs que dans le travail. Nous ne devons pas
l'oublier dans notre manière de concevoir nos cités, l'habitat, l'offre
culturelle, la dynamique associative.
Cet aspect, je le sais, est parfois abordé avec ironie. Il est néanmoins
urgent que notre société se prépare à accueillir ce temps libéré afin qu'il
puisse signifier épanouissement, citoyenneté et lien social.
J'en viens maintenant à ce qui fait l'originalité de la démarche du
Gouvernement.
Le dispositif que vous nous proposez, madame la ministre, allie à la fois la
loi et le contrat.
L'article 1er du projet de loi consacre la démarche législative qui
cristallise les commentaires les plus excessifs et caricaturaux de l'opposition
sur le prétendu autoritarisme de cette réforme.
Rappelons certaines données : dans notre pays, c'est le législateur,
démocratiquement élu, qui détermine la durée légale du travail.
Il s'agit en effet d'une norme, d'un repère essentiel dans notre droit du
travail, même si, depuis quelques années, différentes modulations sont venues
en aménager l'application.
Je trouve donc particulièrement choquantes certaines déclarations, dont celle
de l'emblématique UIMM, l'Union des industries métallurgiques et minières, qui
estime que cette loi est une « immixtion de l'Etat qui s'apparente à une
nationalisation des rapports sociaux... puisqu'elle enferme les négociations
dans un carcan ».
Que des représentants du patronat aient une si piètre opinion du rôle de
l'Etat et du législateur dans les rapports sociaux ne me surprend pas vraiment
; elle ne varie malheureusement guère selon les époques.
En revanche, je m'interroge sur la conception qu'ont certains parlementaires
de leurs responsabilités et de leur place dans le fonctionnement démocratique
du pays.
C'est en effet à la loi républicaine de fixer en amont une finalité ainsi
qu'un cadre parce que la réduction du temps de travail met en jeu une
solidarité nationale et l'intervention de l'ensemble des acteurs sociaux.
Ce sera à la seconde loi de tirer, en aval, les enseignements des deux années
d'application des dispositifs mis en place.
Nous doutons fortement que les lois du marché encouragent spontanément cette
dynamique indispensable ; des expériences récentes nous en ont convaincus.
Mes chers collègues, nous avons pu mesurer concrètement ces obstacles.
Souvenez-vous que c'est notamment en prenant acte des retards enregistrés dans
l'application de l'accord interprofessionnel de 1995 que les initiateurs de la
loi Robien ont engagé un débat au Parlement.
Vous avez voulu, madame la ministre, appuyer ces négociations au plus près des
entreprises pour une meilleure perception de chaque situation, ainsi que pour
une approche plus fine des aspirations des salariés.
Ainsi, afin de pallier l'absence de représentation du personnel dans bon
nombre d'entreprises, vous avez amélioré la formule du mandatement, notamment
en prévoyant que le salarié mandaté sera accompagné d'un collègue et qu'une
commission de suivi vérifiera la mise en oeuvre de l'accord.
Le mandatement constitue un dispositif clé, délicat et fragile, mais qui peut
s'avérer riche de potentialités.
Il place en tout cas les organisations syndicales face à une énorme
responsabilité à l'égard des salariés qu'elles vont mandater. Elles devront les
accompagner, les soutenir, les former.
Confrontées à des situations complexes et diverses, elles devront, en tout
état de cause, avoir le souci du maintien de la cohésion et veiller à ce que ne
se développent pas de micro-corporatismes. Elles devront s'engager pour
favoriser au contraire l'émergence de solidarités nouvelles.
Notre débat va nous permettre de revenir sur l'ensemble des dispositions du
texte et sur les positions défendues par la majorité de cette assemblée.
Madame la ministre, ce projet de loi est audacieux, parce que vous avez le
courage d'organiser les conditions d'une grande négociation sociale qui doit
déboucher sur des créations d'emplois, ainsi que sur un vaste mouvement
social.
Nous sommes à vos côtés, nous vous soutenons dans cette assemblée et nous
serons sur le terrain pour faciliter la mise en oeuvre de votre texte. Nous
voterons bien sûr contre les propositions de la majorité du Sénat.
(Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe
communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du
RDSE.)
M. le président.
La parole est à Mme Joëlle Dusseau.
Mme Joëlle Dusseau.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le débat qui a
eu lieu à l'Assemblée nationale, les travaux de notre commission des affaires
sociales, ainsi que la discussion générale que nous venons de commencer ont
largement porté sur l'efficacité des 35 heures, en fait, sur la corrélation
entre la réduction de la durée du travail et le taux de chômage, sur la
capacité de la réduction du temps de travail à faire baisser durablement et de
manière significative le taux de chômage.
La question, quelles que soient les formes que le débat ait prises, est
capitale. L'ensemble du monde est frappé depuis vingt-cinq ans maintenant par
une crise de mutation sans précédent par sa durée et son ampleur. Cette crise a
accru les écarts entre les pays, entre les hommes. Elle a enrichi les pays
riches, jeté dans une misère accrue un certain nombre de pays ; c'est le cas de
l'Afrique noire. Même les pays émergents en Asie du Sud-Est, dont on vantait
naguère le miracle économique, ont montré leur fragilité.
Entre les hommes, au sens générique du terme - on me permettra cette
expression à quelques jours du 8 mars, la fête des femmes
(Sourires) -,
la crise a creusé les écarts, créant une société non à deux mais à trois
vitesses, jetant dans le dénuement, et de plus en plus souvent à la rue, non
seulement des couches sociales fragilisées et démunies, mais aussi des salariés
qui, par leur formation et leur carrière, se pensaient à l'abri des aléas de
l'existence. Rares sont ceux qui, aujourd'hui, sont à l'abri de ces aléas.
Le chômage gangrène les sociétés - et la nôtre - et nous savons à quelles
misères physiques et psychologiques il mène, à quelle destruction des individus
il aboutit et, si je ne prenais qu'un exemple, au-delà de ce que nous
connaissons les uns et les autres à travers nos collectivités locales et nos
contacts quotidiens, je prendrais celui de cette trentaine de chômeurs qui,
voilà un mois, à Quimper, se sont vendus à la criée, s'imposant une terrible
foire aux gueux avec trois chômeuses improvisées commissaires-priseurs et
crieuses déclinant les
curriculum vitae
et les qualités de chacun
d'entre eux !
Tout à l'heure, M. Seillier a utilisé un mot rare en parlant d'une société ou
d'un monde « ananthrope ».
Mes chers collègues, dans un certain nombre de secteurs, nous avons déjà mis
en place une société non pas sans hommes, mais où les hommes n'ont pas le rang
d'humain.
M. René-Pierre Signé.
Bravo !
Mme Joëlle Dusseau.
Nous savons donc - le savons-nous vraiment ? - que s'attaquer au chômage est
une nécessité absolue. Mais - et je reviens là au débat que nous avons eu à de
nombreuses reprises - y a-t-il corrélation entre durée du travail et taux de
chômage ?
Non, répond résolument le rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur
la réduction du temps de travail, qui présente des tableaux rapprochant
notamment la durée annuelle moyenne effective du travail par salarié et le taux
de chômage par pays, oubliant au passage toute une série de paramètres.
Un certain nombre de députés ont adopté cette position. En revanche, d'autres
parlementaires, qui représentent ici la majorité sénatoriale, reconnaissent que
la réduction du temps de travail est créatrice d'emplois. Je partage bien sûr
leur avis et je ne comprends pas l'aspect systématique de certaines conclusions
du rapport Arthuis.
Dans tous les pays développés, le temps de travail moyen sur l'année et sur la
vie a fortement diminué. Dans cette évolution historique générale, selon les
pays, la référence au chômage, la nature même du chômage, est différente. Les
caractéristiques de la population salariée le sont aussi. De toute façon, on
sait bien que l'évolution technologique, qui ne fait et ne fera que
s'accroître, a entraîné, entraîne et entraînera une diminution évidente du
besoin de main-d'oeuvre. Et ce phénomène ne fera que s'amplifier.
Pour ma part, à la question : « la réduction du temps de travail est-elle
créatrice d'emplois ? », non seulement je réponds oui, mais je crois que c'est
la solution majeure, celle qui peut globalement apporter le plus d'emplois, au
point que j'aurais été partisan d'une réduction plus massive - 32 heures le
plus vite possible, semaine de 4 jours - susceptible de créer plus massivement
des emplois - car, à mon avis, il y a là une des limites du projet de loi.
Il est prévu de créer 700 000 emplois selon l'hypothèse haute, dont 450 000
dans des entreprises de plus de 20 salariés, et 100 000 à 250 000 dans les
hypothèses basses. En tout état de cause, même avec l'hypothèse haute, nous
sommes loin du compte, loin des 3 millions de chômeurs.
Il existe, bien sûr, d'autres pistes de création d'emplois. Mais, si l'on ne
veut pas se résigner à admettre la situation intolérable de millions de nos
concitoyens, la situation inhumaine de centaines de milliers d'entre eux, une
réduction du temps de travail plus massive aurait été souhaitable. Et tant pis
si M. Seillière a dit que, en se focalisant sur les chômeurs, on se concentrait
sur « l'infirmerie » ! Ce terme en dit long sur le regard citoyen que le CNPF
porte sur la société.
M. René-Pierre Signé.
C'est honteux !
Mme Joëlle Dusseau.
Deuxième thème de débat : la négociation.
Grosso modo,
les adversaires
du projet de loi - là, bien sûr, on retrouve la majorité de la commission des
affaires sociales - disent : « Si c'était négocié, ce serait bien ; ça ne l'est
pas, ce sera sans effet. » Le rapport Arthuis, également, n'hésite pas à titrer
: « La réduction du temps de travail imposée n'est pas la réduction du temps de
travail négociée. » Qui l'eût cru ? Alors,
quid
de la négociation ?
Je dirai un mot de la loi Robien, c'est une référence dans notre assemblée
puisque M. le rapporteur et le président Fourcade se sont résolument prononcés
dans ce sens, présentant ici même une loi Robien améliorée, « reprofilée »,
pour reprendre leur mot.
Ce qui m'étonne, ce sont les bilans pour le moins approximatifs de cette loi
tant vantée et si coûteuse.
Si l'on suit le rapport de la DARES, la direction de l'animation, de la
recherche, des études et des statistiques, avec 1 442 conventions signées en
novembre dernier, environ 400 défensives et 1 000 offensives, 150 000 salariés
auraient été touchés par la réduction du temps de travail, soit entre 17 000 et
20 000 emplois créés ou maintenus. Il semble difficile d'envisager
qu'aujourd'hui avec 2 000 conventions signées, c'est-à-dire 600 de plus, on en
soit aux alentours de 70 000 emplois maintenus ou créés.
Il serait bon d'examiner plus attentivement les chiffres. Je rappellerai qu'il
s'agit, en tout état de cause, d'intentions de création d'emplois dans l'année
et non pas d'emplois créés effectivement.
Outre le coût, ces incertitudes sur les emplois effectivement créés ou à créer
devraient amener à réfléchir, non seulement le Gouvernement mais aussi la
majorité sénatoriale, qui s'appuient si fortement sur la loi Robien.
Je tiens pourtant à dire, madame la ministre, que je suis, comme mes amis
radicaux, fortement attachée à la solution négociée. Des incitations très
fortes à la réduction du temps de travail et aux négociations auraient eu, de
loin, ma préférence.
Comme beaucoup, je regarde avec intérêt et souvent envie ce qui se passe dans
d'autres pays comme d'Allemagne, les Pays-Bas ou les pays nordiques. Oui,
j'aurais préféré la négociation, avec valeur d'entraînement et d'exemple,
accompagnée d'une réduction plus massive du temps de travail.
Mais force est de constater que notre pays a une culture différente, une
faiblesse numérique historique des syndicats ouvriers, une dureté non moins
historique du patronat et des logiques d'affrontement liées à une tradition de
type révolutionnaire.
Chaque grand moment révolutionnaire et chaque grand mouvement social a posé,
depuis la Révolution française, avec la suppression des corporations, la
question des rapports entre le patronat et le salariat.
Prenons notre pays comme il est ! On ne peut pas ni refaire l'histoire ni
faire l'impasse sur ce qui est notre tradition intrinsèque.
Il est d'ailleurs surprenant de voir la constance d'un certain type
d'argumentation du patronat et de la droite. A la charnière du siècle, au
moment du grand combat pour la journée de 8 heures, selon la droite et le
Comité des forges, le fait de libérer du temps et d'augmenter les salaires
allait développer un seul poste de dépenses : la consommation d'alcool, ou
plutôt d'absinthe, comme on disait à l'époque. L'assommoir, conséquence de
l'augmentation des salaires ou de la baisse du temps de travail ! Et
aujourd'hui, on entend la droite et le CNPF soutenir que si l'on baisse la
durée du travail, le temps libéré va se transformer en travail au noir.
Moralité : ne réduisons pas la durée du travail !
On le voit, le niveau de l'argumentation n'a pas changé. J'ai d'ailleurs été
très frappée par la référence du rapporteur à Guizot. Ni la formule «
Enrichissez-vous ! » ni la loi de 1841 sur le travail des enfants ne me
paraissent à la pointe des conceptions sociales !
Devant une telle situation, il n'y avait malheureusement pas d'autre solution
que d'imposer des dates butoirs pour le passage obligatoire aux 35 heures. Au
demeurant, votre projet, madame la ministre, laisse un champ important à la
négociation.
En conclusion, je voudrais vous faire part à la fois des interrogations et du
soutien des sénateurs radicaux de gauche.
Les interrogations portent d'abord sur le résultat effectif de la loi.
On connaît la lourdeur des mécanismes de mise en place. Aujourd'hui, sur un
sujet qui vous tient particulièrement à coeur, tout comme à nous, les
emplois-jeunes, on constate que seulement 40 000 emplois ont été créés,
essentiellement au ministère de l'intérieur et dans l'éducation nationale.
Or la mise en place des 35 heures va être par nature extrêmement longue. En
1998, environ 20 000 emplois pourraient être raisonnablement créés,
correspondant aux 3 millions de francs du budget, et il paraît difficile
d'espérer beaucoup mieux. Quelles que soient les estimations des effets de la
loi, les seuils de 2000 et de 2002 nous renvoient à un délai d'au moins cinq
ans pour la voir s'appliquer partout.
Une deuxième question est celle de la durée non seulement légale mais
effective du travail ; je ne la développerai pas en cet instant.
S'ajoutent aussi une série de questions techniques. Ainsi, j'avoue avoir eu un
peu de mal à assimiler le mécanisme du double SMIC et je ne suis pas sûre d'y
être totalement parvenue.
M. Jean-Jacques Robert.
Nous non plus !
M. Henri de Raincourt.
Vous n'êtes pas la seule !
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Cela ne m'étonne pas. Vous
n'êtes nullement en cause madame Dusseau !
Mme Joëlle Dusseau.
Se pose aussi le problème de tout le champ des salaires proches du SMIC, qui
risquent un écrasement vers le bas, celui du temps partiel, celui de la
fonction publique ainsi que celui - et là, une fois n'est pas coutume, je
rejoins l'interruption de M. Chérioux - des associations financées sur fonds
publics.
Mais je veux vous dire aussi, madame la ministre, la confiance que m'inspire
ce projet, qui ouvre la porte à la nécessaire et forte réduction du temps de
travail, seule mesure susceptible de créer massivement des emplois. J'espère
pour ma part que sa mise en place, dans les mois à venir, aura valeur
d'expérimentation. La loi de 1999 devra impérativement tenir compte de cette
expérimentation.
(Applaudissements sur certaines travées du RDSE, sur les
travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et
citoyen.)
M. René-Pierre Signé.
C'est sans réplique !
M. le président.
La parole est à M. Robert.
M. Jean-Jacques Robert.
Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, rapportant
habituellement l'avis de la commission des affaires économiques et du Plan sur
le budget des PME, du commerce et de l'artisanat, je voudrais vous livrer
quelques réflexions sur les effets de ce projet de loi relatif à la réduction
du temps de travail pour des entreprises qui ont peu de points communs avec les
très grandes entreprises, lesquelles sont également pour nous une source de
fierté.
Le Gouvernement veut créer des emplois. C'est une volonté que, bien entendu,
nous partageons. Je crains cependant que, du fait de la méthode utilisée, de
nouvelles difficultés ne viennent s'ajouter à celles que, déjà, nous n'arrivons
pas à surmonter.
Ainsi, peut-on croire encore que le succès, en matière de création d'emplois,
soit lié à des avantages financiers, tels qu'on en a accordés jusqu'à présent
et qui pèsent si lourdement sur les finances publiques ? Après les 150 000
francs par an de la loi Robien, des sommes presque aussi importantes seraient
accordées, en application de ce texte, pour un seul emploi créé.
Peut-on penser que nos entreprises pourront retrouver leurs petits dans le
magma des aides qu'on ne cesse d'accumuler ?
Peut-on admettre que le débat qui va inévitablement s'instaurer dans chaque
entreprise - et que vous souhaitez - favorisera le climat de sérénité qui est
nécessaire pour bien fabriquer, bien vendre la production, avoir une bonne
activité commerciale ?
Une fois de plus, le temps du chef d'entreprise sera dévoré par des tâches
pour le moins usantes.
La notion de nombre d'heures travaillées est-elle encore au goût du jour ? La
production moderne ne doit-elle pas plutôt s'analyser comme le résultat de
l'accomplissement d'une mission donnant lieu à une rémunération ?
Les contrôles des inspecteurs du travail sur les horaires, notamment lorsqu'il
s'agit de cadres, ne relèveraient-ils pas d'un combat d'arrière-garde ?
En tout cas, de tels contrôles présagent mal de l'ambiance dans laquelle va
commencer à s'appliquer votre projet de loi, madame le ministre.
L'heure supplémentaire, qui sera désormais comptabilisée à partir de 35
heures, correspond-elle à un allégement des charges ? Sûrement pas ! Je puis
pourtant vous assurer qu'elle aura la préférence de l'entreprise par rapport à
toute embauche nouvelle.
Les entreprises ont déjà préparé - et je suis persuadé que vous ne l'ignorez
pas - leurs réponses : développement du recours à l'intérim, contrats à durée
déterminée, travail à façon extérieur à l'entreprise, sous-traitance. Tout cela
débouche, contrairement à vos espérances et aux nôtres, sur l'insécurité de
l'emploi et sur l'appauvrissement des intéressés, qui ne participeront plus à
la vie de l'entreprise. Dans bien des cas, cela ne peut que se traduire par
l'exploitation des sous-traitants : tentation inévitable pour le donneur
d'ordres et conséquence inéluctable d'une nouvelle et regrettable
réglementation tatillonne.
Voilà donc des charges et des contraintes nouvelles qui contrarieront vos
ambitions.
A mes yeux, il n'est pas d'autre solution que celle qui consiste à alléger les
charges de l'entreprise : c'est seulement là que se trouve la source de la
création d'emplois.
Faut-il rappeler que, lorsqu'un salarié perçoit 6 000 francs de rémunération,
l'employeur, lui, doit verser 10 000 à 10 500 francs, compte tenu des charges
sociales ?
Reportons-nous quelques années en arrière : à l'origine de la législation
sociale, les cotisations salarié et employeur étaient uniquement destinées aux
besoins sociaux du salarié et de sa famille directe. Au fil des années, on a
fait peser sur ce tandem de cotisants tout le poids nouveau de la solidarité
nationale, en progression régulière et quasi incontrôlable. C'est du reste ce
qui explique votre initiative récente de développer l'utilisation antérieure de
la CSG assise sur le revenu, ce qui revient à créer une TVA sociale.
Connaissant nos habitudes, j'ai tout lieu de craindre un dérapage, qui
conduira à un relèvement automatique de ces taxes en fonction des besoins.
Pourquoi ne pas détacher l'entreprise et son capital humain du devoir de
solidarité nationale ? Si l'on s'engageait dans cette voie, les charges payées
au titre de l'entreprise serviraient seulement à assurer les salariés cotisants
et leur famille. En revanche, la contribution nationale prendrait en charge, à
travers l'impôt, la solidarité à l'égard de tous les non-cotisants. Les
charges, ramenées au seul effort des entreprises, diminueraient, ce qui ne
pourrait qu'être favorable à l'embauche.
(Applaudissements sur les travées
du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Egu.
M. André Egu.
Madame le ministre, avec vos amis, vous aimez faire rêver les Français : déjà,
en 1981-1983, il s'agissait de travailler moins et de travailler mieux ; cela
résonne encore dans les oreilles de tous nos compatriotes !
En 1936, la grande victoire sociale pour tous les salariés français a été
suivie, malheureusement, de conséquences dramatiques au regard du chômage.
Mme Joëlle Dusseau.
Absolument pas ! Le chômage n'a pas augmenté !
M. André Egu.
Après notre collègue M. Bernard Plasait, je vous conseille de relire Alfred
Sauvy.
Aujourd'hui, beaucoup de nos compatriotes, après vous avoir entendue, pensent
qu'il faut travailler encore moins pour gagner autant, sinon plus. Si vos
intentions sont louables - réduire le chômage, nous le voulons tous - l'échec
risque d'être une nouvelle fois au bout du chemin.
La France, gouvernée à votre manière, c'est-à-dire à gauche, sera encore
trompée car, dès que l'on aborde les débats économiques et sociaux, les rêves
et les idéologies dominent les projets.
Vous n'analysez pas les réalités de la mondialisation, de la concurrence
européenne acharnée et de la guerre économique à partir des mêmes données que
celles qui nous ont été fournies par certains experts.
Le monde des entreprises et des travailleurs indépendants courbe le dos,
beaucoup se demandant à quelle sauce ils vont être dévorés ! Vous vous
réjouissez des performances de nos entreprises petites, moyennes ou grandes.
Nous aussi ! Malheureusement, celles qui réussissent, gagnent de l'argent et
des parts de marché sont parfois montrées du doigt. Il reste que, globalement,
les entreprises françaises font moins de bénéfices que leurs concurrentes
étrangères. Le résultat, dans cinq ou dix ans, ne pourra donc qu'être négatif,
et ce sont tous nos jeunes, tous nos demandeurs d'emploi et tous nos salariés
qui paieront le prix des erreurs d'aujourd'hui.
Selon les experts, nous n'avons pas encore fini de payer les dégâts provoqués
par les mesures prises entre 1981 et 1985 : un million de chômeurs
supplémentaires et un recul industriel sans précédent.
Certains experts - ce ne sont sans doute pas les vôtres - considèrent que le
choc sera encore plus fort quand il faudra absorber les 35 heures payées 39. Il
ne fait pas de doute que les conséquences sur le chômage et la compétitivité
seront au moins aussi néfastes. Et vous ne pourrez plus avoir recours aux
dévaluations pour absorber le choc !
De surcroît, la concurrence est beaucoup plus dure qu'il y a quinze ans.
J'estime que, dans un pays moderne et ouvert sur le monde, votre projet de
loi, par les contraintes excessives qu'il induit, est ringard et dépassé.
Votre méthode autoritaire de gestion de l'économie, en imposant des règles
insupportables aux créateurs et aux chefs d'entreprises - alors que ceux-ci
aspirent au contraire à plus de liberté, à un allégement des procédures - a
déjà eu de redoutables effets psychologiques.
Vous le savez, dans leur immense majorité, ces chefs de petites et moyennes
entreprises sont hostiles à votre texte mais, contraints et forcés, ils seront
obligés de l'appliquer. Et l'on peut vous faire confiance, ceux qui ne le
feront pas seront montrés du doigt et culpabilisés, comme ils le sont déjà.
Toutes ces femmes et tous ces hommes de terrain, qui ont le savoir-faire,
l'expérience et le courage nécessaires pour réussir - c'est dur de créer une
entreprise - ou pour se maintenir, même difficilement, ont dû travailler non
pas 35 heures mais souvent plus de 60 heures par semaine en moyenne pour les
artisans et les commerçants, 58 heures pour les agriculteurs, 53 heures pour
les travailleurs indépendants et les professions libérales !
Quant aux chefs de PME et des PMI, c'est une présence de tous les instants qui
les a contraints, malgré eux, à entraîner leurs cadres, qui savaient que la
réussite de l'entreprise les obligeait à travailler plus de 39 heures, et ce
dans l'illégalité totale. Aujourd'hui, on sait que les contrôles vont sévir.
Mais, croyez-le bien, beaucoup d'entreprises seront incapables de payer de
nouveaux cadres travaillant 35 heures payées 39 heures. Vos leçons, vos
messages d'organisation, de productivité et d'adaptation, sachez qu'il y a
longtemps qu'ils sont mis en pratique, et nos performances n'ont rien à envier
à celles de nos voisins. Les grosses entreprises industrielles, quant à elles,
accroissent tellement leur productivité qu'elles détruisent plus d'emplois
qu'elles n'en créent. C'est le résultat que nous constatons aujourd'hui, mais
j'affirme qu'un tel projet, élaboré sans consensus et sans dialogue véritable
avec les experts, et surtout avec les entreprises, c'est-à-dire sans un grand
débat national préparatoire avec tous les acteurs économiques, est voué à
l'échec.
Pourtant, les conditions macro-économiques, grâce à l'action de vos
prédécesseurs et grâce au contexte actuel, tant européen que mondial, n'ont
jamais été aussi favorables. Ce coup de frein que vous allez donner n'arrêtera
pas d'un coup la machine économique mais, dans les années qui viennent, la
production commencera à stagner, puis baissera ; les richesses à redistribuer
se feront plus rares et des emplois disparaîtront. Que voulez-vous, moins on
travaille, moins on produit ! La France détiendra le record mondial de la
faible durée du travail, avec ses 35 heures obligatoires par semaine.
Les gros investisseurs étrangers qui, pour des raisons commerciales et
diplomatiques, ne disent rien pour l'instant, sauront demain, à coup sûr,
préférer à la France d'autres pays européens pour s'installer.
M. Guy Allouche.
Comme Toyota !
M. André Egu.
En effet, il ne faut pas rêver : pour l'instant, ce n'est pas mal, mais cela
ne va pas durer.
Quant aux jeunes Français parmi les plus dynamiques et les plus diplômés, ils
iront vers des espaces de plus grande liberté où les charges fiscales et
sociales sont moins lourdes. Le mouvement est déjà amorcé et, comme le disait
un jeune qui a déjà quitté la France, « notre pays ne sera qu'une destination
de voyage et de vacances ».
Quant aux délocalisations des usines de sous-traitance ou à forte
main-d'oeuvre, je vous donne rendez-vous dans quelques années pour en faire le
bilan, car nous savons que, dans nos régions, des contacts ont d'ores et déjà
été pris pour les années qui viennent.
Dernièrement, lors d'un débat avec des artisans et des chefs de petites
entreprises des autres pays de l'Union européenne, un responsable allemand nous
a affirmé qu'il n'était pas question, dans la très grande majorité des
entreprises, surtout des PME et des PMI, d'arriver avant très longtemps aux 35
heures, et qu'il y avait, par-ci par-là, de grandes entreprises qui, pour ne
pas faire disparaître trop d'emplois, avaient été obligées d'appliquer cette
méthode. Il a ajouté, ce qui nous a plu, avec beaucoup d'humour et d'ironie : «
Quand vous aurez terminé votre révolution économique, technique et sociale,
vous nous inviterez pour nous expliquer comment les PME et des PMI, les
commerçants et les artisans ont réussi à faire de tels gains de productivité et
d'organisation pour produire en 35 heures ce que nous sommes simplement
capables de faire en 40 heures, voire en 45 heures. Dans votre système, il est
aberrant de vouloir faire passer le salarié d'une grande entreprise et le
boulanger sous la même toise. »
Alors, nous sommes en droit de nous poser la question : comment faire ?
Premièrement, ce n'est pas avec une augmentation de l'impôt sur leurs
bénéfices que les sociétés pourront embaucher ; elles investiront peut-être,
mais ce sera pour diminuer les effectifs et non pas pour créer des emplois.
N'oublions pas que la finalité de l'entreprise est de créer non pas des
emplois, mais des services et des produits pour les consommateurs. Ce sont les
consommateurs qui commandent le meilleur produit au meilleur prix ; les emplois
viennent après.
Deuxièmement, il faut, et le plus vite possible, baisser les charges sur les
bas salaires pour faciliter les embauches et ne pas pénaliser le coût du
travail. C'est la meilleure méthode pour aider les moins qualifiés à trouver du
travail.
Troisièmement, il faut simplifier la vie de tous les responsables
d'entreprises, petites ou grandes, qui croulent sous les contraintes, les
règlements et les procédures. Il faut créer un véritable climat de confiance et
de liberté, qui n'existe plus aujourd'hui.
Quatrièmement, dans votre projet de loi, madame le ministre, vous passez
complètement la formation à la trappe, alors qu'elle devrait être intégrée dans
votre stratégie et dans celle des entreprises. Il ne faut pas oublier que des
centaines de milliers de jeunes détenteurs de diplômes, souvent de haut niveau,
ne débouchant sur aucun emploi disponible, seront, pour les années à venir, une
bombe à retardement. Ces jeunes ont besoin d'une autre culture tournée vers
l'économie, les métiers et les qualifications techniques. Il convient de former
ceux qui le veulent à être aptes à créer des entreprises, car, aujourd'hui
seulement un jeune sur vingt désireux de créer une entreprise a les capacités
de mener son projet à terme.
La France a un énorme déficit de créateurs d'entreprises, ce n'est pas votre
projet de loi qui suscitera des vocations !
On oublie trop en France que, si la dignité de l'homme passe par l'éducation,
les loisirs et la culture, elle passe aussi et surtout par le travail. Celui
qui travaille plus que les autres a beaucoup plus de chances de réussir, et le
reste lui sera donné par surcroît.
Une France qui travaille plus et mieux que les autres, c'est une France qui
gagne !
Pour conclure, je vous livre les réflexions d'un spécialiste néerlandais
relevées dans un grand journal français.
Premièrement, l'erreur de méthode pour imposer les 35 heures n'a d'égale que
l'erreur de fond sur l'appréciation des vrais leviers de l'emploi.
Deuxièmement, il est de bon ton d'invoquer l'exemple des Pays-Bas, ce voisin
du Nord qui s'attache depuis plus de dix ans au problème du chômage. La
démarche suivie aux Pays-Bas s'oppose, en fait, radicalement à la méthode
dirigiste adoptée en France par un Etat solitaire et donneur de leçons.
L'approche néerlandaise est réellement tripartite. Le Gouvernement, les
syndicats et les entreprises ont beaucoup travaillé et s'engagent ensemble sur
la voie de la modération salariale et de la flexibilité de l'emploi. Ils font
un effort considérable sur le temps partiel. L'Etat, chez nous, devrait donner
l'exemple en la matière.
Troisièmement, toujours selon ce spécialiste, si nous transposions la méthode
dans l'Hexagone en y ajoutant la créativité française, une éducation, des
technologies de pointe et beaucoup de formations qualifiantes, le résultat
serait autrement plus efficace que sous le diktat archaïque de votre projet de
loi sur la réduction du temps de travail.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Le diktat ?
M. André Egu.
Pour terminer, je veux remercier le président de la commission des affaires
sociales, notre rapporteur, ainsi que les membres de la commission d'enquête :
les propositions du Sénat, faites de sagesse et de réalisme, ont notre faveur
et nous les voterons sans restriction.
(Applaudissements sur les travées de
l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Balarello.
M. José Balarello.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le problème du
chômage est suffisamment grave pour devoir être abordé sans dogmatisme, sans
certitudes et sans prétention.
C'est ce à quoi je vais m'essayer, ayant été, à titre professionnel ou par mes
fonctions électives, au contact d'entreprises privées ou publiques, petites ou
grandes, durant de nombreuses années.
Il est nécessaire, avant d'examiner le projet de loi, de rappeler quelques
réalités.
La durée hebdomadaire effective du travail des salariés à temps complet a
diminué de cinq heures entre 1945 et 1995, passant d'environ 44 heures à 39
heures, mais, dans le même temps, la durée annuelle effective du travail a
diminué davantage, précisément de 22 %, en raison de l'allongement des congés
payés et, dans une moindre mesure, de la progression du temps partiel.
L'ordonnance du 16 janvier 1982, qui diminue la durée hebdomadaire du travail
par voie autoritaire, la faisant passer de 40 heures à 39 heures sans perte de
salaire, n'a pas empêché, en période de récession, la progression rapide du
chômage. Selon le Commissariat du Plan, cette réduction entraîna même une perte
de compétitivité et de profitabilité des entreprises.
Nos voisins européens, qui se sont également essayés à la réduction du temps
de travail en période de crise économique, se sont heurtés à des résultats
semblables, que ce soit au Royaume-Uni ou en Allemagne, où le cas de
Volkswagen, souvent monté en épingle, n'est pas plus probant. A cet égard, je
rappelle qu'en 1993, dans cette entreprise, la durée hebdomadaire du travail a
été réduite de 20 %, pour atteindre 28,8 heures. Les salaires annuels ont,
parallèlement, diminué de 15 %, mais les effectifs sont, eux, passés de 118 000
en 1992 - avant la réduction du temps de travail - à 95 000 en 1996.
En revanche, aux Etats-Unis, où la durée du travail n'a pas diminué, le taux
de chômage, après un pic de 9,5 % en 1983, a été ramené, en juin 1997, à 5 %.
N'étant pas un admirateur béat du modèle américain, je relativiserai ce chiffre
en rappelant que c'est la croissance très soutenue pendant six années
consécutives qui a permis cette baisse du taux de chômage et la création de 12
millions d'emplois. On sait par ailleurs que les Américains stimulent la
production de leurs entreprises par une très forte demande intérieure financée
par le crédit, 19 % des revenus des ménages américains étant affectés au
remboursement des dettes de consommation alors que, en France, les réflexes
sont différents.
Cela étant, M. Florin Aftalion, professeur à l'ESSEC, remarque que, en mettant
en rapport sur un graphique le taux de chômage et le nombre d'heures ouvrées
par an et par personne ayant un emploi pour ce qui est pays les plus
industrialisés, on observe qu'il existe une relation inverse entre temps de
travail et chômage.
Les comparaisons internationales montrent en effet que ce sont les pays où la
durée du travail est la plus élevée qui ont le taux de chômage le plus bas. Or
la France est non seulement l'un des pays où la durée du travail est la plus
courte sur l'année mais aussi l'un de ceux où l'entrée sur le marché du travail
est la plus tardive, et la sortie la plus rapide, ce qui fait que la durée
totale du travail dans une vie y est plus courte qu'ailleurs. Cela nous posera
des problèmes pour le paiement des retraites. En moyenne, un salarié japonais
travaillera 71 123 heures, un salarié anglais 56 918 heures et un salarié
français 49 507 heures.
Parallèlement, la France a l'une des durées annuelles du travail les plus
faibles parmi les grands pays industrialisés. Ainsi, en 1995, on y relevait 1
631 heures de travail, soit 321 heures de moins qu'aux Etats-Unis et 267 heures
de moins qu'au Japon. Parmi les pays du G 7, seule l'Allemagne a une durée
annuelle effective du travail inférieure à la nôtre.
C'est cette réalité que le texte que vous nous proposez, madame la ministre,
va encore aggraver. Or le phénomène de la mondialisation étant un fait acquis,
il est certain que la France ne pourra pas se singulariser longtemps. Nos
cotisations sociales employeur-salarié sont déjà plus élevées qu'ailleurs et
atteignent 19,3 % du produit intérieur brut, contre 15,4 % en Allemagne, 13 %
en Italie et 6,2 % en Grande-Bretagne. De surcroît, comme chacun le sait, notre
fiscalité est la plus élevée de tous les pays européens.
Les risques sont donc grands d'assister non seulement à la délocalisation de
nos entreprises vers les pays où la main-d'oeuvre est bon marché, les coûts de
production faibles et où l'on travaille plus, mais aussi à la fuite des
cerveaux et des jeunes diplômés, largement commencée d'ailleurs, vers des pays
où la fiscalité est restée raisonnable.
C'est dans ce contexte que le Gouvernement nous présente le présent projet de
loi visant à la réduction de la durée légale du temps de travail à 35 heures,
sans perte de salaire, applicable d'abord aux entreprises au-dessus d'un seuil
de vingt salariés à date fixe au 1er janvier 2000, ensuite à toutes les
entreprises dès le 1er janvier 2002, avec, en prime, une aide pour celles qui
anticiperont et embaucheront avant ces dates.
Selon le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, le scénario
le plus crédible de l'application des 35 heures verrait la création de 200 000
à 250 000 emplois.
Selon la même source, l'effet des 35 heures sur les finances publiques serait
globalement nul, parce que, en dehors du « démarrage » nécessitant les 3
milliards de francs prévus au budget de 1998, le rendement en termes d'impôts -
impôt sur le revenu et TVA - et les cotisations sociales générées par les
nouveaux emplois créés compenseraient le coût des aides, surtout s'il y a gain
de productivité et diminution de l'assurance chômage.
En outre, l'aide apportée aux entreprises pour l'embauche de nouveaux salariés
en application de l'article 3 du présent projet de loi a un caractère
forfaitaire qui favorise particulièrement les entreprises de main-d'oeuvre et
les bas salaires, puisqu'un montant moyen d'aide annuelle de 7 000 francs sur
cinq ans et par salarié correspond à 3,3 % du coût du travail pour un salaire
de 12 000 francs brut mais à plus de 5,7 % pour un salaire mensuel de 7 000
francs.
Il s'agit, madame la ministre, d'un montage apparemment logique. Comme la
réduction de la durée légale concernera à terme un champ potentiel de plus de
13 millions de salariés, dont environ 9 millions dans les entreprises de plus
de vingt salariés, c'est un très gros pari que vous tentez là. Vous pensez, en
effet, que la réduction du temps de travail s'accompagnera d'une réorganisation
du travail et de la production. Vous affirmez, fort justement d'ailleurs,
qu'une réorganisation de la production visant à maintenir ou à accroître la
durée d'utilisation des équipements industriels ou la durée d'ouverture des
services est un facteur important pour la réussite économique de la réduction
du temps de travail avec gains de productivité de 3 % à 5 %, nonobstant une
durée du travail réduite de 10 p. 100.
Telles sont les analyses faites par le Gouvernement, sans doute aidé par des
économistes éminents mais dogmatiques, et très éloignés des réalités, que j'ai
connues, des petites et moyennes entreprises et des petites et moyennes
industries, des entrepreneurs, des artisans, des agriculteurs confrontés aux
fins de mois difficiles, à la recherche des marchés, aux agios, à une politique
bancaire qui, après avoir fait des folies dans l'immobilier, ne prend plus
aucun risque. Les analyses du Gouvernement sont très éloignées des
entrepreneurs plus ou moins capables, des salariés plus ou moins motivés, avec
les impayés temporaires ou définitifs, les clients de mauvaise foi, les
redressements judiciaires qui n'en finissent plus et se multiplient. Or, vous
le savez, ce sont dans ces petites et moyennes entreprises que résident les
gisements d'emplois. Votre réforme risque de les décourager alors qu'elles sont
déjà confrontées, dans certaines régions frontalières, à la concurrence
européenne.
Je citerai une anecdote. Je suis maire d'une commune frontalière, située à
quelques kilomètres de la province italienne de Cuneo, dans le Piémont, où le
taux de chômage est inférieur à 4 p. 100.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Grâce aux PME !
M. José Balarello.
Je me suis demandé pour quelle raison le taux de chômage y est à un niveau si
faible. Le président du conseil provincial m'a indiqué qu'il existait un très
grand nombre de PME et de PMI, un tissu d'entreprises familiales, dans
lesquelles les personnes concernées ne font pas 39 ou 40 heures, mais beaucoup
plus. A l'heure actuelle, elles viennent même concurrencer les artisans du
département des Alpes-Maritimes, notamment ceux de ma commune. Ces personnes
sont disponibles le samedi, le dimanche et les jours de fête, notamment
lorsqu'une machine est en panne.
Les chiffrages évoqués par vos services en matière de créations d'emplois
relèvent de simulations macroéconomiques, assorties d'hypothèses, de conditions
et de réserves multiples qui se heurtent aux observations sur le terrain.
D'ailleurs, les auditions qui ont été consignées dans le rapport
Gournac-Arthuis de la commission d'enquête sénatoriale sont édifiantes
s'agissant de ce que pensent les partenaires sociaux, notamment les
agriculteurs. Selon que les conditions seront ou non réunies - vous l'avez dit
- les résultats peuvent être inversés.
Peu d'entreprises sont aujourd'hui en situation de pouvoir continuer à
réaliser des gains de production tout en réduisant la durée du temps de travail
de leurs salariés. Par ailleurs, celles qui ont des marges de développement
n'ont guère intérêt à consommer toutes leurs réserves de productivité pour
financer une réduction de la durée du temps de travail.
Comme l'a indiqué M. le président Fourcade à cette tribune, la réduction du
temps de travail sans perte de salaire entraîne une augmentation du coût
salarial du SMIC de 11,4 %, qui sera en partie compensée par les aides
publiques mais seulement s'il y a création d'emplois.
Or, notre économie étant ouverte, une telle augmentation des coûts salariaux
ne peut que nuire à la compétitivité de nos entreprises sur le marché
international, de surcroît dans un contexte de baisse générale des prix de
vente du secteur industriel, alors même que un français sur quatre travaille
pour l'exportation.
Je terminerai en attirant votre attention, madame la ministre, sur le fait
qu'aux termes de ce projet de loi de vastes zones d'ombre demeurent sur des
points cruciaux. Certes, vous nous avez indiqué que ces points seraient réglés
par une seconde loi en 1999.
La disposition la plus préoccupante concerne le régime des heures
supplémentaires.
Abaisser la durée légale du travail à 35 heures, cela signifie que c'est à
partir de ce seuil que se calcule les heures supplémentaires. Les entreprises
qui, pour maintenir leur production en période de surchauffe, continueront à
faire travailler leurs salariés 39 heures compléteront la rémunération de base
calculée sur 35 heures par quatre heures supplémentaires majorées à 25 %. A
production inchangée et sans gains de productivité, les coûts salariaux
augmenteront de 2,6 % alors que les entreprises n'auront pas suffisamment de
travail en année pleine pour embaucher.
Par ailleurs, le texte ne fait aucune référence à l'annualisation, qui serait
pourtant la solution la plus adaptée à de nombreuses professions, en permettant
d'adapter les besoins de production et de services sur l'année en fonction
d'une demande souvent fluctuante ou saisonnière.
Par ailleurs, vous ne parlez pas de l'apprentissage et de la formation
professionnelle, alors que votre système, madame la ministre, ne pourra
fonctionner que grâce à des personnes très bien formées, les autres faisant les
frais du système.
Enfin, pourquoi ne pas poursuivre dans le système consensuel de la loi Robien
du 11 juin 1996 ? En effet, vous l'avez dit, elle a abouti à 2 000 accords
d'entreprise. Elle permettait aux entreprises le pouvant, et à elles seules, de
diminuer la durée du travail. Elle ne l'imposait pas aux autres,
malheureusement les plus nombreuses parmi les PME, notamment dans le secteur du
bâtiment, qui pouvaient rester en dehors du système.
De véritables perspectives pour le développement des négociations sur
l'aménagement et la réduction du temps de travail étaient ouvertes, et votre
Gouvernement n'avait qu'à « reprofiler » le texte de la loi de 1996, comme l'a
indiqué le rapporteur de la commission des affaires sociales, M. Souvet. Or,
vous avez privilégié un dispositif autoritaire contestable, fondé sur des
données on ne peut plus fragiles. Enfin, qu'en est-il du travail à temps
partiel ? Ce genre de travail ne concerne que 16,6 % des emplois en France,
alors qu'il représente 20 % à 25 % de l'emploi de certains pays d'Europe -
Pays-Bas, Danemark, Suisse, Norvège et Royaume-Uni - et touche aux Pays-Bas 67
% des femmes et en Suède 44 %.
Il est, à l'évidence, une voie nouvelle à la création d'emplois. Il répond à
un besoin de flexibilité des entreprises, tout en permettant aux salariés de
disposer de temps selon leurs
desiderata
et leurs impératifs financiers,
et aux mères de famille de s'occuper de leurs enfants.
Pourtant, l'article 6 du présent projet de loi, qui modifie l'article L.
322-12 du code du travail, pénalise cette solution en disposant que
l'exonération des charges sociales de 30 % ne serait plus accordée que pour des
contrats conclus pour un horaire hebdomadaire compris entre 18 et 32 heures.
Que comptez-vous faire sur ces différents sujets ?
Nous aurions souhaité également que le Gouvernement examine l'hypothèse de la
semaine de quatre jours préconnisée par M. Larrouturou dans son livre
35
heures : le double piège.
Une enquête CSA-
La Vie
des 3 et 5 mai 1997 relève, en effet, que 67 %
des Français seraient prêts à travailler un jour de moins par semaine en
acceptant une baisse de salaire de 5 %.
Les solutions ne manquent donc pas à l'aménagement du temps de travail et les
Français sont, dans leur grande majorité, prêts à accepter des réductions de
temps de travail et de salaire si la conséquence est la création d'emplois. Il
faut néanmoins considérer que toutes les entreprises françaises ne sont pas en
mesure d'affecter une partie de leurs gains à la création d'emplois. Aussi, un
projet de loi autoritaire, élaboré sans véritable concertation avec les
partenaires sociaux, comme celui qui nous est proposé, risque de compromettre
l'existence de nombreuses petites et moyennes entreprises dont la santé
économique est précaire et la rentabilité marginale. C'est la raison pour
laquelle je suivrai les propositions de la commission des affaires sociales.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR
et de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Weber.
(Applaudissements sur les travées
socialistes.)
M. Henri Weber.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, j'ai écouté
attentivement les orateurs de la majorité sénatoriale qui se sont exprimés
jusqu'à présent. J'ai retrouvé sans peine dans leurs propos les trois types
d'arguments que les conservateurs opposent invariablement depuis deux siècles
aux grandes réformes sociales défendues par la gauche.
M. William Chervy.
Eh oui !
M. Henri Weber.
Le premier de ces arguments, c'est celui de l'effet pervers. Il a été défendu,
entre autres orateurs, par le rapporteur, M. Louis Souvet, et par M.
Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales, avec un
talent digne d'une meilleure cause.
(Sourires sur les travées
socialistes.)
Le projet de loi que vous nous présentez, madame la ministre,
produirait, selon ces excellents collègues et quelques autres, un effet
exactement contraire à celui que vous recherchez : loin de créer des emplois,
il en détruirait en grand nombre et accroîtrait le chômage, car il augmente le
coût du travail, de 11,4 %, et sa rigidité ; cela suffirait pour mettre les
entreprises en difficulté.
Le deuxième de ces arguments classiques, c'est celui de l'inanité ou de la
vanité de la réforme. Il est sensiblement différent du précédent. Il a été
développé tout à l'heure, notamment par MM. Hubert Durand-Chastel et Alain
Gournac.
La loi sur les 35 heures est vaine et inutile, ont-ils soutenu. Elle ne créera
aucun emploi, car les chefs d'entreprise s'arrangeront pour produire autant,
voire davantage, avec les mêmes effectifs. On aurait pu obtenir un résultat
bien meilleur et à moindres frais en laissant faire le cours spontané des
choses.
Le troisième argument, c'est celui de la mise en péril de certains acquis.
L'aménagement et la réduction du temps de travail constituent sans doute une
arme efficace contre le chômage, ont reconnu MM. Gérard Larcher et Daniel
Hoeffel. Mais il aurait fallu procéder par la négociation, et non par la
contrainte. En recourant à la loi, le Gouvernement ruine l'efficacité de la
mesure et met en péril d'autres acquis précieux : la croissance retrouvée, par
exemple, l'augmentation des salaires, désormais possible, et la négociation
collective entre partenaires sociaux.
Ces trois types d'arguments sont, je le répète, d'un grand classicisme. Le
grand Albert Hirschman a montré qu'ils ont été successivement invoqués à chaque
étape de notre développement démocratique : au XVIIIe siècle contre
l'affirmation des droits civils et des libertés individuelles, au XIXe siècle
contre l'extension des droits politiques et le suffrage universel, au XXe
siècle contre la reconnaissance des droits sociaux et économiques et
l'avènement de l'Etat-providence. Ces trois types d'arguments ne sont pas plus
pertinents aujourd'hui, contre la réduction du temps de travail,
qu'autrefois.
Madame la ministre, le projet de loi que vous nous proposez n'est pas ce lourd
boulet que certains orateurs ont décrit. Le chiffre de 11,4 % d'augmentation du
coût du travail qu'ils ont avancé est fantaisiste. Il ne tient pas compte des
progrès de la productivité du travail, 2 % par an en moyenne, et beaucoup plus
dans l'industrie.
Monsieur le rapporteur, si mon information est exacte, vous avez exercé des
fonctions chez Peugeot. Or, dans cette entreprise - j'en parlais avec M.
Saint-Geours voilà peu, l'augmentation de la productivité s'élevera, cette
année, à 12 %, non pas à 2 % ou à 5 %.
M. Louis Souvet,
rapporteur.
Monsieur Weber, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Henri Weber.
Volontiers, monsieur le rapporteur.
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Louis Souvet,
rapporteur.
On ne parle bien que de ce que l'on connaît bien, monsieur
Weber. Une telle augmentation résulte d'une remise en cause complète des
fabrications, pour obtenir une diminution de 25 % du prix de fabrication. Cette
remise en cause part du fait que dans une même usine on fabriquait des
véhicules Citroën, des véhicules Peugeot, et peut-être d'autres encore.
Cela n'est pas tout à fait aussi simple que ce que vous dites, même si vous
avez des contacts avec M. Saint-Geours.
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur Weber.
M. Henri Weber.
J'affirme, monsieur le rapporteur, que le chiffre avancé d'une augmentation de
11,4 % du coût du travail n'est pas raisonnable. D'abord, il fait abstraction
de l'augmentation de la productivité du travail, qui atteint 2 % en moyenne, et
beaucoup plus dans l'industrie, notamment dans l'industrie automobile. Ensuite,
il fait abstraction des aides financières accordées aux entreprises qui
appliqueront les 35 heures hebdomadaires avant l'échéance, aides dont on a
beaucoup parlé ici et qui s'étagent de 9 000 à 15 000 francs et davantage par
salarié, selon les cas. Enfin, il fait abstraction de la modération salariale,
qui est effective depuis nombre d'années dans notre pays et qui explique
d'ailleurs que les entreprises aient reconstitué leurs marges bénéficiaires.
Celles-ci sont supérieures à ce qu'elles étaient avant la crise, c'est-à-dire
avant 1973, en raison précisément, dans une large mesure, de cette modération
salariale qui est appelée à perdurer si le passage à la semaine de 35 heures
s'accompagne d'une amélioration des conditions de travail et de la création de
nouveaux emplois.
Votre texte, madame la ministre, n'est pas non plus ce carcan qui imposerait à
tous et tout de suite une même norme édictée d'en haut. Il ouvre une période de
négociations qui durera deux ans pour les entreprises de plus de vingt salariés
et quatre ans pour les autres. Au cours de cette période, les modalités de la
réduction et de l'aménagement du temps de travail seront définies par les
partenaires sociaux. Ces modalités pourront prendre des formes variées selon
les secteurs, les métiers et les niveaux de qualification : semaine de 35
heures, a-t-on dit, semaine de quatre jours, journées de repos supplémentaires,
année sabatique, compte épargne temps, ... Il s'agit de surcroît - cela a été
souligné à plusieurs reprises - d'une réduction de la durée légale du temps de
travail, qui admet, comme aujourd'hui, le recours à un volant d'heures
supplémentaires.
Si votre projet de loi dresse, heureusement, de nombreux garde-fous contre le
retour du travail taillable et corvéable à merci, il n'est pas hostile à des
aménagements négociés des horaires et de l'organisation du travail, comme les
contrats passés dans le cadre de la loi Robien en donnent de nombreux
exemples.
Ce texte ne compromet pas la compétitivité retrouvée de nos entreprises.
Certains orateurs ont affirmé que le coût du travail dans notre pays est
exorbitant et la législation sociale dissuasive. Ces allégations ne sont pas
exactes : le coût du travail, en France, se situe dans la moyenne des pays de
l'OCDE. Il est nettement plus élevé en Allemagne, en Belgique et dans les pays
scandinaves ; il est à peu près équivalent en Grande-Bretagne et en Espagne,
mais ce ne sont pas des idéaux sociaux que nous visons.
Mais si le coût moyen du travail se situe, en France, dans la norme des pays
comparables, le coût du travail non qualifié, c'est vrai, est trop élevé. C'est
pourquoi je me félicite, avec le groupe socialiste, de ce que l'aide accordée
par votre projet de loi, madame la ministre, privilégie à juste titre les
entreprises de main-d'oeuvre employant principalement des salariés peu
qualifiés et puisse aussi se lire comme un allégement des charges sur le
travail non salarié mais avec, pour contrepartie, 10 % de réduction de la durée
du travail et 6 % au moins de créations d'emplois.
Mes chers collègues, notre coût du travail et notre haut niveau de protection
sociale ne nuisent pas à notre économie. Notre balance commerciale est
excédentaire depuis des années et a atteint, en 1997, un record de 174
milliards de francs. Notre pays se situe au troisième rang dans le monde pour
l'accueil des investissements étrangers, derrière les Etats-Unis et dans la
roue de la Grande-Bretagne. Vous avez encore pu prendre connaissance tout
récemment, mes chers collègues, des chiffres de créations d'emplois - 24 000 -
et des investissements pour l'année en cours.
L'épargne internationale, les investisseurs étrangers plébiscitent notre
économie au moment même où certains parlementaires et certains patrons français
la dénigrent, ce qui n'empêche d'ailleurs pas ces derniers d'investir, puisque
l'investissement industriel devrait, selon l'INSEE, augmenter de 10 % en 1998
contre 1 % en 1997, avant la loi sur les 35 heures.
M. Louis Souvet,
rapporteur.
Merci patron !
M. Henri Weber.
Je le rappelle à mes collègues séduits par la thèse de l'effet pervers : le
coût du travail et la législation sociale ne sont qu'un élément, parmi beaucoup
d'autres, de la compétitivité des entreprises et de la décision d'investir.
Entrent également en ligne de compte le niveau de la demande, la qualité de la
main-d'oeuvre, celle des infrastructures, des moyens de communication, du cadre
de vie, le niveau de la recherche... Or, sur tous ces éléments, nous atteignons
à l'excellence. C'est pourquoi, massivement, l'épargne et l'investissement
étrangers viennent se fixer dans notre pays.
Madame la ministre, certains vous ont reproché de vouloir partager le travail
au lieu de le démultiplier. C'est un faux procès. Le partage du travail existe
déjà dans notre pays, mais il est subi et non maîtrisé. Il se fait - vous le
savez bien - au détriment des moins de 25 ans et des plus de 55 ans. C'est un
partage du travail qui est de type générationnel. Au Japon, que M. Plasait a
cité en exemple, le partage du travail se fait aussi, mais, cette fois, au
détriment des femmes.
Vous nous proposez, madame la ministre, un partage du travail moins injuste,
moins absurde, voulu et non subi, conscient et organisé, nullement
contradictoire avec le développement de l'activité globale, bien au
contraire.
Certains ont évoqué Alfred Sauvy et le Front populaire. Mais précisément,
comment ne pas voir que vous avez lu Sauvy et médité l'expérience de 1936, au
demeurant glorieuse, comme l'a rappelé Pierre Mauroy, et qui reste fortement
gravée dans l'imaginaire populaire de ce pays ?
Le coût horaire du travail, en juin 1936, a été augmenté de 50 % : 20 %
d'augmentation des salaires à la suite des accords de Matignon, 20 %
d'augmentation au titre du passage de la semaine de 48 heures à 40 heures - il
s'agissait alors non pas d'une réduction de la durée légale du travail mais de
la durée effective, avec interdiction de pratiquer plus d'une heure
supplémentaire par jour, sauf dérogation pour les travaux urgents et
exceptionnels - 5 % d'augmentation pour les congés payés et le reste en
cotisations sociales.
Comment peut-on sérieusement comparer ce traitement de choc avec le dispositif
prudent, subtil et informé que nous propose aujourd'hui le Gouvernement ? Une
telle comparaison renvoie soit à l'ignorance, soit à la mauvaise foi. Il n'y a
en effet aucune commune mesure entre les propositions actuelles et les mesures
qui ont été prises en juin 1936, dont nous avons en effet médité toutes les
leçons pour tendre au même objectif sans faire un certain nombre d'erreurs
économiques commises à cette époque.
M. Guy Allouche.
Très bien !
M. Henri Weber.
Plusieurs orateurs en ont appelé au pragmatisme, madame la ministre, et vous
ont mise en garde contre tout
a priori
doctrinal ou idéologique. Mais
comment ne pas voir que leur analyse des causes du chômage français est
elle-même éminemment idéologique et fort peu pragmatique ?
A écouter la plupart des orateurs qui m'ont précédé à cette tribune, la raison
principale du chômage structurel en France résiderait dans le niveau trop élevé
du coût du travail et des contraintes pesant sur les entreprises. Qui ne
reconnait là le vieux postulat libéral ? L'un des orateurs a eu au moins
l'honnêteté de citer Jean-Baptiste Say. C'est la vieille idéologie libérale,
dans ce qu'elle a de plus simpliste, qui est exposée là !
Mais, mes chers collègues, pourquoi ne pas invoquer aussi et surtout la
politique macroéconomique calamiteuse appliquée au cours des sept dernières
années, politique qui a étouffé notre croissance par des taux d'intérêt
dissuasifs et des taux de change surévaluant le franc pour le maintenir à
l'étalon mark ? Ce contresens absolu a eu pour conséquence le taux de
croissance anormalement bas - 1,5 % - de notre économie pendant sept ans. Nous
avons en effet accumulé un retard considérable de ce point de vue. Il s'agit là
d'une cause majeure du chômage, qui n'a donc pas à être recherchée,
contrairement à ce que prétendent, dans leur sempiternel refrain, les libéraux
en manque d'imagination, dans les charges sociales et les contraintes.
La thèse de l'inanité, que j'évoquais tout à l'heure, ne résiste pas davantage
à l'analyse. Les expériences étrangères et toutes les études disponibles
indiquent que la réduction sensible de la durée du travail, dans un contexte de
reprise économique, lorsque les carnets de commandes sont pleins et que l'Etat
accorde des incitations financières substantielles, est créatrice d'emplois.
Elle peut même l'être fortement si les négociations entre partenaires sociaux
ont lieu dans un esprit gagnant-gagnant.
En Allemagne, la réduction du temps de travail dans la métallurgie,
l'imprimerie et le bois entre 1985 et 1995 a permis de sauver 700 000 emplois,
selon le Bureau fédéral du travail, qui est l'équivalent de notre ANPE. Les
pays d'Europe du Nord - ils ont été cités abondamment et fort imprudemment -
qui ont réussi à diminuer sensiblement leur chômage sans plonger dans le même
temps, comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, un tiers de leur population
dans la grande pauvreté sont parvenus, eux aussi, à réduire le temps de travail
: par l'institution des congés parentaux et des congés de formation au
Danemark, par l'essor du temps partiel choisi aux Pays-Bas. En France même,
l'expérience des accords Robien, si âprement combattus par le CNPF et par une
partie de la droite parlementaire ici même
(Vives protestations sur les
travées du RPR et des Républicains et Indépendants)...
M. Charles Descours.
Vous n'avez pas voté la loi Robien ! C'est nous qui l'avons votée !
M. Jean-Pierre Fourcade,
président de la commission.
Vous ne l'avez pas votée, monsieur Weber !
C'est le geai paré des plumes du paon !
M. Henri Weber.
Demandez à M. de Robien ce qu'il en pense !
M. Charles Descours.
Vous n'avez pas voté la loi Robien, monsieur Weber !
M. Henri Weber.
Je vous renvoie à l'intervention de M. de Robien à l'Assemblée nationale,
intervention au cours de laquelle il a rappelé à ses collègues de la droite
parlementaire les résistances qu'il a dû affronter.
M. Jean-Pierre Fourcade,
président de la commission.
Ne vous flattez pas de ce que vous avez
rejeté !
M. Henri Weber.
A ce jour, 30 000 emplois ont été sauvés ou créés par la signature de 1 500
accords concernant 300 000 salariés.
Reste l'argument de la mise en péril. Le recours à la loi, nous a-t-il dit,
détériorera le climat social et ruinera durablement l'avenir des négociations
collectives dans notre pays.
Le Gouvernement aurait certainement préféré aboutir à la réduction du temps de
travail par la négociation plutôt que par la loi. Mais la France n'est pas le
Danemark ou l'Allemagne. Au Danemark, par exemple, 80 % des salariés et des
patrons sont respectivement regroupés dans un syndicat unique. Les acteurs
économiques et sociaux sont organisés au sein d'institutions puissantes,
disciplinées et obéies. En conséquence, les relations sociales y régnant sont
qualitativement différentes de celles qui existent dans notre pays.
Les relations sociales sont telles, en France, que les partenaires sociaux -
vous le savez bien et nous le déplorons autant que vous - ne négocient vraiment
que sous la contrainte d'une crise majeure : 1936, 1945, 1968... « En France »,
disait le général de Gaulle, « il faut une révolution pour faire des réformes
». Je l'évoquais à l'instant, le dispositif Robien, pourtant fort avantageux
pour les entreprises, n'a abouti, en novembre 1997, qu'à 1 500 conventions
concernant 300 000 salariés seulement.
Le bilan de l'accord national interprofessionnel de 1995 est encore plus
décevant : on relève une trentaine d'accords, aux effets très limités, sur
quatre cents branches concernées.
C'est en raison de cette anomie des rapports sociaux, de cette carence de la
négociation contractuelle que le Gouvernement s'est résolu à recourir à la voie
législative en deux temps : d'abord une loi d'incitation puis une loi dite «
balai ».
Comme vous nous l'avez rappelé, madame la ministre, il s'agit de donner une
impulsion à des négociations actuellement au point mort. Si l'on n'était pas
passé par la loi, il y a malheureusement fort à parier qu'il ne se serait rien
produit du tout.
Telle est la réalité sociale de notre pays, que nous sommes les premiers à
déplorer. Mais il existe des causes historiques à cette situation, et ce n'est
pas en quelques années que nous y remédierons.
Loin d'ouvrir les vannes à une flexibilité sans entraves à l'anglo-saxonne,
votre projet de loi, madame la ministre, prend soin de prémunir les salariés
contre la surexploitation et l'arbitraire.
M. Jean-Pierre Fourcade,
président de la commission.
C'est Zola !
M. Henri Weber.
La durée minimale de travail est relevée de 16 heures à 18 heures, afin de
lutter contre les contrats à temps partiel trop courts et plus souvent subis
que choisis.
Des mesures contre les journées « hachées » sont également prévues : l'article
7 limite les coupures à une par jour, d'une durée maximale de deux heures.
Le seuil de déclenchement du repos compensateur est abaissé de 42 heures à 41
heures. Le fait que ce repos doive être pris dans les deux mois, l'instauration
d'un repos quotidien d'au moins onze heures consécutives ou l'obligation de
requalifier un contrat à temps partiel lorque l'horaire effectif sera supérieur
à l'horaire prévu pendant douze semaines sont autant de garanties apportées aux
salariés contre tout risque de remise en cause en profondeur des acquis
sociaux.
Notre collègue Marie-Madeleine Dieulangard a indiqué à juste titre que au-delà
de la lutte pour l'emploi et contre le chômage, il y a, dans cette bataille
pour la réduction du temps de travail, un enjeu de civilisation.
Notre démocratie se développe depuis deux siècles par étapes : tout d'abord,
au xviiie siècle, une étape d'affirmation des droits civils et des libertés
individuelles ; puis, au xixe siècle, une étape de lutte pour les droits
politiques, symbolisée par la bataille pour le suffrage universel ; ensuite, au
xxe siècle, le développement et l'affirmation des droits économiques et
sociaux, symbolisés par l'instauration, en 1945-1950, de l'Etat providence.
Le développement de notre démocratie connaît maintenant une quatrième étape :
la bataille pour la réduction du temps de travail, la bataille pour la
civilisation du temps libéré et du temps choisi, car une véritable démocratie
ne peut fonctionner efficacement que si les citoyens ont le temps de prendre en
charge leurs affaires. C'est en effet dans la logique de notre démocratie que
s'inscrit l'objectif d'une société dans laquelle le temps de labeur, le temps
de travail contraint, le temps de travail routinier sera plus court, pour
chacun, que le temps libre.
Madame la ministre, votre loi est à la fois volontariste et réaliste. Elle a
tiré les leçons du passé - du Front populaire de 1936, du passage aux 39 heures
en 1982... - ainsi que des expériences étrangères. Elle peut, avec les autres
mesures édictées par le gouvernement de Lionel Jospin, créer des emplois, et
même beaucoup d'emplois. Cela dépendra de la volonté et de la capacité des
salariés de s'en saisir et d'en faire leur affaire. Cela dépendra aussi de
l'intelligence des chefs d'entreprise - dont, moi, je ne doute pas - qui
peuvent également y trouver leur compte, pour accroître la productivité et la
réactivité de leur établissement tout en améliorant son climat social.
C'est un véritable nouveau Contrat social que vous proposez au pays, et dont
les termes sont la réduction et l'aménagement du temps de travail, le maintien
du pouvoir d'achat, la création d'emplois dans les entreprises, pour renouer
durablement avec le cercle vertueux de la croissance. Ce nouveau contrat, nous
l'approuvons pleinement, et c'est pourquoi nous voterons contre le texte de
circonstance que veut lui substituer la majorité sénatoriale.
(Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. Jean-Pierre Fourcade,
président de la commission.
Monsieur Weber, avez-vous lu le rapport de la
commission des affaires sociales ? Permettez-moi de vous le remettre : vous y
trouverez des chiffres incontestables et plus récents que ceux que vous avez
évoqués.
(M. le président de la commission remet à l'orateur, qui regagne sa place, le
rapport de M. Souvet, fait au nom de la commission des affaires
sociales.)
M. le président.
La parole est à M. Paul Girod.
M. Paul Girod.
Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, je viens
d'entendre avec intérêt l'intervention passionnée de notre collègue Henri
Weber. J'aimerais partager son enthousiasme ! J'aimerais pouvoir dire que le
moment est effectivement venu, compte tenu de l'état de notre économie, de
l'environnement dans lequel nous travaillons et de ce qu'est la richesse
nationale, d'envisager des mesures du style de celles qui nous sont proposées.
Or, madame le ministre, je crains que nous ne soyons en réalité devant une
illusion. Cette illusion est belle, certes, mais c'est néanmoins une
illusion.
Très honnêtement, je ne crois pas que, malgré tous les appels qui sont lancés
ici ou là aux entreprises pour que, dans la mesure où la loi serait moins
contraignante qu'il n'y paraît, elles entreprennent, au moment même où elles
ont à relever des défis de concurrence internationale majeurs, de négocier, de
négocier tous azimuts, de négocier plus ou moins sous la pression et face à des
syndicats mobilisés sur cette affaire, je ne crois pas, dis-je, que tel soit
leur premier souci : elles n'en ont ni le temps ni les moyens.
Je crains beaucoup que le texte qui nous est soumis ne créé un certain nombre
de rigidités supplémentaires dans notre droit du travail actuel. Or celui-ci
comporte déjà, par rapport à celui d'autres pays, énormément de rigidités que
ces derniers ignorent. N'est-ce pas, d'ailleurs, l'une des raisons pour
lesquelles nos jeunes trouvent plus facilement du travail à Londres qu'à Paris
et que nos cerveaux sont en train de quitter notre pays ? Je ne parle même pas
du système astucieux qui consiste à mettre à la porte un chercheur
international âgé de soixante-cinq ans pour constater ensuite avec effarement
que les Américains lui ont offert un laboratoire énorme pour lui tout seul,
tout simplement parce qu'il a, lui, encore beaucoup de choses à faire alors que
des raisons doctinales nous ont conduits à le pousser dehors !
Outre les rigidités évidentes qui figurent dans la loi, je crains aussi que,
certaines autres rigidités moins claires ne commencent à se mettre en place
subrepticement, en particulier celles qui ont provoqué les drames de 1936 et,
probablement, une partie des difficultés de 1982. Je veux parler de ce qui se
profile dans la seconde loi et qui va découler de la limitation des heures
supplémentaires.
Madame le ministre, je suis tous les jours sur le terrain face à des petits
artisans, à des petits industriels, à des commerçants, à des gens qui
cherchent, quelquefois désespérément, des travailleurs qualifiés pour occuper
certains postes. Qu'on leur dise que la trente-sixième, la trente-septième, la
trente-huitième et la trente-neuvième heures coûteront 25 % de plus dans
quelques années, c'est un inconvénient, mais il n'est peut-être pas énorme.
Mais qu'on leur dise qu'ils ne pourront plus recourir à un certain nombre
d'heures supplémentaires, celles qui correspondent aux heures qui sont déjà
effectivement travaillées, ne peut que les conduire à l'évidence, eux qui n'ont
déjà pas suffisamment des spécialistes et qui sont donc freinés dans leur
processus d'exploitation, soit à une baisse vertigineuse de leur production -
puisqu'ils ne pourront trouver personne pour accomplir la tâche que l'on
empêchera le spécialiste de faire - soit à des blocages définitifs et à des
pertes de marché.
Croyez-vous franchement que les années qui nous séparent de l'an 2000 soient
utilement consacrées à ajouter des difficultés à la gestion de nos entreprises
? Pour ma part, je n'en suis pas du tout persuadé. Je crois que nous ferions
beaucoup mieux de les libérer, sur le plan des charges peut-être et assurément
en tout cas sur le plan des contraintes, pour leur permettre de s'adapter.
On nous dit que la loi à venir permettra, en réalité, d'assouplir la gestion
des périodes de travail : on annualisera sans le dire. Fort bien ! Je constate
cependant que cela ne peut passer, ici ou là, que par une modération salariale
et par quelques compensations.
On a cité l'exemple d'une société implantée à Amiens, qui a reçu la visite de
notre commission d'enquête. La réduction du temps de travail y a été mise en
place, avec des modulations horaires tout au long de l'année. Mais cette
réduction du temps de travail ne peut fonctionner pour les personnels, que dans
la mesure où le service des ressources humaines se transforme en office de
placement pendant les périodes où l'entreprise est moins active et où l'on
répartit les employés dans d'autres entreprises pour qu'ils puissent trouver
des revenus complémentaires !
Dois-je comprendre que, pour réussir les 35 heures, l'entreprise qui va les
mettre en place va « manger » le travail des autres dans les autres entreprises
? Où seront les créations d'emplois nets avec ce système ? Je crains que ce ne
soit pas la voie de l'avenir !
C'est une des raisons pour lesquelles je pense qu'autant on peut élaborer des
lois incitatives, autant on peut mettre en place quelques dispositifs
financiers pour amorcer un certain nombre de phénomènes nouveau dans notre
économie - et probablement doivent-ils aller vers une réduction du temps de
travail choisie, supportée et à laquelle les entreprises peuvent s'adapter -
autant je ne crois pas, pour ma part, aux règles normatives dans un domaine
aussi délicat.
L'économie, c'est d'abord la vie ; la vie, c'est d'abord l'activité, et non la
rigidité. Aussi, je crois que la commission des affaires sociales a été bien
inspirée en supprimant les dispositions trop rigides qui nous étaient
proposées.
Quoi qu'il en soit, j'espère que, si des négociations doivent s'engager ici ou
là, elles seront aussi fructueuses que possible et qu'elles ne seront pas
généralisées d'autorité à des entreprises qui ne pourront pas ou qui n'auraient
pas pu se mettre en conformité avec des objectifs auxquels vous rêvez et que je
crois plus nocifs que constructifs.
(Applaudissements sur certaines travées
du RDSE, sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Descours.
M. Charles Descours.
Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, j'évoquerai ce
projet de loi en qualité de rapporteur de la loi de financement de la sécurité
sociale, approuvant par ailleurs de ce que beaucoup de mes collègues ont dit
sur l'ensemble du présent texte.
Madame le ministre, le « trou de la sécu » est quasiment devenu, vous le
savez, un thème pour les chansonniers. Depuis vingt ans, nos concitoyens se
sont habitués à son existence, comme s'il s'agissait d'une sorte de fatalité.
Or s'élever contre cette dégradation permanente, c'est préserver notre système
de protection sociale, auquel nos concitoyens sont légitimement attachés.
Les gouvernements précédents s'étaient courageusement attelés à ce
problème.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
En effet !...
M. Charles Descours.
Le gouvernement de M. Juppé, entre autres, a, par ordonnances, redonné une
structure au fonctionnement de la sécurité sociale, et vous n'y avez d'ailleurs
que peu touché ou pas du tout touché.
Le gouvernement de M. Balladur, quant à lui, a modifié le régime des retraites
pour les travailleurs du secteur privé et a fait voter, le 29 juillet 1994, une
loi courageuse obligeant l'Etat à prendre ses responsabilités, en prévoyant que
toute mesure d'allégement des charges serait compensée par l'Etat. M. le
rapporteur et M. le président de la commission y ont fait allusion.
La portée financière de cette loi est majeure, l'Etat remboursant ainsi
désormais à la sécurité sociale près de 50 milliards de francs chaque année.
Jusqu'à présent, cette loi a été respectée.
Mais, dans le présent projet de loi, madame le ministre, on ne trouve nulle
référence à cet engagement de l'Etat. Pis, dans l'exposé de motifs de ce texte,
nous apprenons même que les aides accordées par l'Etat aux entreprises pour les
encourager à anticiper d'un an ou deux la réduction du temps de travail seront,
en réalité, financées par la sécurité sociale. En effet, ces aides prendront la
forme d'allégements de charges sociales qui ne seront que « partiellement
compensés par l'Etat ». A quelle hauteur ? Bien entendu, ni les partenaires
sociaux ni les parlementaires ne le savent, alors que nous allons être appelés
à nous prononcer définitivement dans quelques jours sur ce projet de loi
relatif aux 35 heures.
Le Gouvernement nous affirme que les modalités de compensation seront étudiées
dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 1999,
soit dans un an. Or le coût pour la sécurité sociale peut être très élevé, dans
la mesure où l'aide accordée aux entreprises sera attribuée pendant cinq ans
pour chaque salarié bénéficiant des 35 heures. L'allégement de cotisations
pourrait ainsi atteindre 14 000 francs par personne et par an, soit au total 70
000 francs par salarié.
C'est sans doute pourquoi le parlementaire d'opposition que je suis, madame le
ministre, a été rejoint dans son analyse par tous les conseils d'administration
des caisses maladie, famille et vieillesse - où il n'y a pas que des
représentants de l'opposition, loin de là - qui se sont prononcés contre ce
projet de loi sur les 35 heures à une écrasante majorité, que ce soit les
syndicats de salariés ou les employeurs.
Il y a là une inquiétude que, je n'en doute pas, vous allez dissiper, madame
le ministre, car votre projet n'a été compris ni par les parlementaires de
l'opposition ni par les partenaires sociaux.
Enfin, au cours des négociations qui viennent d'avoir lieu entre les syndicats
de fonctionnaires et le Gouvernement, nous avons eu la surprise d'entendre M.
Zuccarelli dire que la réduction du temps de travail pouvait, à terme,
s'appliquer à cette catégorie de personnels.
Sans m'étendre sur le cas des fonctionnaires de l'Etat, ni même sur celui des
membres de la fonction publique territoriale, dont M. Fourcade a parlé, je
voudrais vous demander, madame le ministre, comment vous pensez appliquer cette
mesure dans les hôpitaux sans grever le budget de la sécurité sociale. En
effet, je rappelle - mais chacun le sait dans cet hémicycle - que la charge
salariale représente de 65 % à 70 % du budget total des hôpitaux. Cette masse
financière pèse sur le budget de la sécurité sociale et, si l'on réduit le
temps de travail, comment faire pour que cette charge ne soit pas alourdie, et
donc que le déficit de l'assurance maladie ne soit pas creusé d'autant ?
Direz-vous aux infirmières ou aux aides-soignantes qu'elles doivent améliorer
leur productivité alors qu'elles sont souvent surchargées de travail, comme
nous le constatons tous dans nos hôpitaux ? Sinon, dans la mesure où il n'y a
pas de gain de productivité possible, c'est bien à la sécurité sociale que vous
transférerez cette charge, madame le ministre, au risque de voir s'approfondir
d'une façon considérable le trou de la sécurité sociale !
Je voudrais, pour conclure et pour calmer un peu l'enthousiasme que j'ai
entendu s'exprimer ici et là cet après-midi, vous lire, mes chers collègues,
quelques extraits d'un article paru ce soir dans un journal qui n'est
généralement pas considéré comme étant l'organe du RPR,
Le Monde.
Il en
résulte que les salariés sont moins enthousiastes - c'est le moins que l'on
puisse dire ! - que les membres de l'opposition sénatoriale : « Les réticences
ou le doute semblent augmenter à mesure que se rapproche la perspective d'une
mise en place de la réduction du temps de travail... Toujours est-il que les
salariés du privé redoutent de plus en plus les conséquences de l'instauration
des 35 heures. Ce qui ressemble à de la méfiance, exprimée globalement par une
moitié d'entre eux, se focalise sur le niveau de salaire... » - parce qu'ils ne
sont quand même pas des « gogos » : ils se rendent bien compte que les 35
heures payées 39, cela ne peut pas passer, et ils savent bien que leurs
salaires vont baisser, ce qu'ils refusent - « ... et la charge de travail,
l'idée d'un double impact négatif étant bien ancrée dans l'opinion. A coup sûr,
ensuite, les querelles chiffrées n'ont fait qu'aggraver la part du doute. Quand
il sont interrogés sur l'effet pour les entreprises, les sondés du privé
croient de moins en moins à l'éventualité de la création d'emplois. »
Alors, mes chers collègues de l'opposition sénatoriale, que le doute qui
saisit notre pays et les salariés - dont, je crois, le bon sens est partagé, je
l'espère, par nous qui sommes les élus du peuple - vous invite à faire preuve
de plus de décence dans vos propos que je ne l'ai entendu cet après-midi et ce
soir.
Madame le ministre, je vois que vous lisez cet article du
Monde ;
c'est
bien, nous avons donc les mêmes références.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Mais moi, je lis les deux
paragraphes !
M. Charles Descours.
Madame le ministre, moi, j'ai lu les deux bons ! Vous vous référerez aux
autres en me répondant.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Vous n'avez lu que le premier
!
M. Charles Descours.
Chacun son truc !
(Rires.)
Cela montre qu'il y a un doute.
Je le répète, il faut faire preuve d'un peu plus de décence, dans les propos
que l'on tient.
Voilà ce que je voulais dire, madame le ministre, comme rapporteur de la loi
de financement de la sécurité sociale. Je serais heureux qu'en nous répondant
dans quelques instants vous rassuriez non seulement les sénateurs de la
majorité de la Haute Assemblée mais également les conseils d'administration des
caisses, qui, vous le savez, sont très inquiets des conséquences de cette loi
pour assurer l'équilibre des régimes qu'ils sont chargés d'administrer.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de
l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à Mme Derycke.
Mme Dinah Derycke.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, « rien ne
coûtera jamais aussi cher à l'économie et à la société française qu'un chômage
de 13 %, et peut-être sommes-nous dans une situation où le plus grand risque
serait de n'en prendre absolument aucun ». Cette phrase a été prononcée, devant
la commission d'enquête sénatoriale, par un professeur de sciences économiques
à Paris-X Nanterre et directeur au CNRS. Elle résume bien le sentiment de la
plupart de nos compatriotes pour qui le chômage et donc l'emploi constituent la
première préoccupation, tant il est vrai que le chômage de masse, tel qu'il
existe aujourd'hui, gangrène notre économie, nuit à son développement,
désagrège le tissu social. Il pourrait, à terme, saper notre démocratie.
Ce constat, nous le partageons tous. Mais, au-delà des mots, il faut
aujourd'hui des actes.
La lutte contre le chômage par le développement de l'emploi doit constituer la
priorité absolue, non pour des raisons idéologiques, ni même de seule justice
sociale, mais pour l'avenir même de notre pays et de notre jeunesse.
Force est de constater que, depuis quinze ans, de nombreuses politiques ont
été menées par les gouvernements successifs ; elles ont toutes échoué.
Ces mesures pragmatiques n'étaient certes pas inutiles, comme le traitement
social du chômage ou les contrats aidés. Mais elles n'ont pas eu sur l'emploi
les effets escomptés.
D'autres mesures sont plus idéologiques ; je pense à la suppression
administrative de licenciement dont le CNPF demandait qu'on le libère en
contrepartie de la création de 300 000 emplois. Ces mesures n'ont eu, malgré
les promesses patronales, aucune traduction en termes d'emplois.
Le formidable effort de formation qu'a consenti la nation a permis d'augmenter
l'« employabilité » des travailleurs mais n'a pas eu, non plus, d'incidence
quantitative sur la création d'emplois.
Toutefois, ces efforts n'ont pas été vains. L'élévation du niveau de formation
de notre population nous permet, aujourd'hui, d'envisager avec optimisme la
reprise qui s'amorce. A cet égard, le choix opéré par de plus en plus
d'investisseurs étrangers de s'établir en France tient beaucoup à la qualité de
notre main d'oeuvre, à la qualité des femmes et des hommes de notre pays que
nous avons su former.
Aujourd'hui, le retour de la croissance, même modéré nous permet de mener une
politique de l'emploi offensive. Depuis le mois de juin, le Gouvernement s'y
est employé activement, notamment par la relance de la consommation et de la
demande intérieure, et la mise en place du dispositif emplois-jeunes.
La réduction du temps de travail constitue un outil supplémentaire. Cette voie
n'est pas nouvelle, mais sa perception a beaucoup évolué.
L'amélioration de la qualité de la vie qui nourrissait, à juste titre, chez de
nombreux salariés l'aspiration à la diminution du temps de travail, a cédé le
pas à l'idée d'un partage du travail afin que nul n'en soit exclu.
L'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995 s'inscrivait déjà dans cette
logique. Malheureusement, si les trop rares accords conclus dans son
prolongement ont mis en oeuvre l'aménagement du temps de travail, l'effet en
termes d'emplois a été quasiment nul, cette préoccupation n'étant pas ressentie
par les partenaires sociaux comme une composante majeure des accords.
La loi du 11 juin 1996, dite loi Robien, a eu en ce domaine des effets plus
positifs quoique limités. Le coût en est élevé, l'aide de l'Etat se révélant
supérieure au point d'équilibre nécessaire.
De plus, l'absence d'aide structurelle à la sortie du dispositif ainsi que
l'absence de contrainte dans le temps ont eu pour conséquence que les accords
dit « offensifs » ont principalement été le fait d'entreprises qui, de toute
manière, auraient augmenté leurs effectifs, ce que nous appelons l'effet
d'aubaine.
Cette expérimentation est néanmoins intéressante et nous pouvons en tirer
quelques enseignements propres à consolider un autre dispositif plus
sensiblement créateur d'emplois. C'est ce que vous avez su faire, madame la
ministre.
C'est ainsi qu'il faut afficher la volonté de réduire la durée légale du
travail, faute de quoi les accords resteront relativement peu nombreux.
De même, l'aide apportée par l'Etat doit être évaluée au plus juste afin que
les coûts unitaires n'augmentent pas - c'est une condition indispensable - et
que les finances publiques ne supportent pas de charges indues. Entre gains de
productivité et augmentation de la masse salariale due aux nouvelles embauches,
il faut trouver le juste équilibre dans l'appréciation du montant des aides
publiques nécessaires pour préserver la compétitivité des entreprises.
Une attention toute particulière doit être apportée aux secteurs d'activité
dans lesquels les bas salaires dominent. Le choix d'abattements de charges
uniformes plutôt que proportionnels et accrus pour les bas salaires va dans ce
sens.
De même, l'annonce d'une aide structurelle au terme du dispositif supprime un
aléa non négligeable existant dans la loi Robien.
La majorité du Sénat récuse ces orientations et nous propose de réaménager
cette loi en supprimant toute contrainte dans le temps et en diminuant le
coût.
Qui peut croire que les entreprises qui n'ont pas négocié d'accords depuis
juin 1996, alors qu'elles en avaient toute latitude et que les avantages
attachés à la loi Robien étaient très intéressants, au point même que la
majorité sénatoriale les trouve elle-même aujourd'hui excessifs, se
précipiteront pour conclure des accords dans la mesure où l'on réduirait ces
avantages ? Cette proposition n'est pas crédible.
De fait, la loi Robien ne s'est pas développée car il n'y avait pas
d'orientation claire sur l'avenir de la durée du travail.
Si l'article 1er du projet de loi était supprimé, cette absence d'orientation
et ses effets réducteurs subsisteraient, d'autant que le champ d'application de
la loi, par l'élèvement du seuil d'application à cinquante salariés, se
trouverait fortement réduit.
La proposition de la majorité de la commission des affaires sociales, si elle
est intéressante en ce qu'elle reconnaît que la réduction du temps de travail
est créatrice d'emplois, n'est toutefois pas à la hauteur de l'enjeu actuel.
Elle ne tient pas compte du nouvel environnement économique que constitue le
retour de la croissance, retour qui crée les conditions favorables à la
diffusion d'une réduction du temps de travail.
L'idée que cette réduction doit être librement négociée sans contrainte de
l'Etat est séduisante, mais elle a déjà été appliquée et elle a échoué.
Par ailleurs, nous regrettons également que la majorité de la commission des
affaires sociales ait cru bon de supprimer les articles relatifs à ce qu'il est
convenu d'appeler la moralisation du temps partiel.
Aujourd'hui, le temps partiel n'a rien du temps choisi. En réalité, la
croissance des emplois à temps partiel a été le corollaire du chômage.
Contrairement aux autres pays européens, où le taux de l'activité féminine
était totalement différent, le travail à temps partiel est un phénomène récent
en France. En effet, en 1980, on comptait 1,5 million d'actifs à temps partiel
contre 3,5 millions aujourd'hui. Le temps partiel n'est pas en France, comme il
l'a été aux Pays-Bas où le taux de l'activité féminine était très bas, une
composante de la croissance de l'activité féminine.
Le temps partiel est un temps de crise.
Il est devenu de fait une forme de sous-emploi réservée aux femmes, lequel
crée un processus de paupérisation invisible mais bien réel.
Le sous-emploi débouche nécessairement sur des sous-salaires très proches des
revenus de l'assistanat.
Mme Joëlle Dusseau.
Très bien !
Mme Dinah Derycke.
Contrairement à ce que l'on veut faire croire, les conditions dans lesquelles
s'exerce ce temps partiel subi ne permettent pas de concilier vie
professionnelle et vie familiale du fait des horaires éclatés et de la
disponibilité sans limite exigée de ces salariées.
En ce domaine, réduire les abus et limiter les mesures trop incitatives
correspondent à une attente forte des femmes, qui, rappelons-le, constituent 85
% des temps partiels subis et non choisis.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
C'est vrai !
Mme Joëlle Dusseau.
Excellent !
Mme Dinah Derycke.
Le projet de loi présenté par le Gouvernement est ambitieux mais également
audacieux. Le succès est à portée de main, pour autant que les partenaires
sociaux s'en saisissent avec la volonté de réduire le chômage dont les coûts
humain, social, financier et économique deviennent exorbitants pour notre
économie et notre pays.
Même si nous éprouvons aujourd'hui quelques difficultés à l'apprécier, il est
plus que probable que cette loi contribuera à terme à une évolution positive
des relations au sein même des entreprises. Elle modifiera aussi en profondeur
les modes et les conditions de vie de nos concitoyens.
Comme vous, madame la ministre, nous sommes convaincus que les conditions
existent aujourd'hui pour faire reculer massivement le chômage. Il y faut de la
volonté, vous l'avez. Dans ce combat, nous serons, nous sommes à vos côtés.
(
Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du
groupe communiste républicain et citoyen ainsi que sur certainees travées du
RDSE.
)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à Mme le ministre.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Monsieur le président, je
souhaite répondre aux intervenants dans la discussion générale, ainsi, bien
sûr, qu'à M. le rapporteur et M. le président de la commission des affaires
sociales. J'essaierai de ne pas être trop longue, tout en apportant
suffisamment de précisions pour, peut-être, nous permettre d'être plus concis
lors de l'examen des articles.
Je voudrais remercier la grande majorité des intervenants du sérieux et de
l'intérêt dont ils ont fait preuve, et d'abord ceux qui soutiennent le texte du
Gouvernement et qui se sont exprimés au nom de leur groupe, Pierre Mauroy, Guy
Fischer, Joëlle Dusseau.
J'ai également particulièrement apprécié, au-delà des interventions du
président et du rapporteur de la commission, certaines interventions qui
visaient à replacer ce thème de la réduction du temps de travail dans un choix
de société, face à un vrai problème, le chômage, et par rapport à un mouvement
historique ; je veux parler plus particulièrement des interventions de MM.
Daniel Hoeffel, Bernard Seillier ou Bernard Joly, qui se sont intéressés
justement à ce débat, peut-être de manière plus approfondie.
Je relèverai d'abord nos points d'accord. Pratiquement, tout le monde s'est
accordé à dire que la réduction de la durée du travail pouvait être - certains
ont même dit « devait être » - un des moyens de réduire le chômage dans notre
pays. Je crois que personne ici ne pense que c'est une solution miracle, ou
qu'en tout cas c'est la seule solution qui permettra de résoudre le chômage.
Mais il y a, je crois, une très forte majorité pour penser que c'est une
solution parmi d'autres, même si, bien évidemment, il faut d'abord faire en
sorte que la croissance soit la plus forte possible et s'engager aussi vers la
recherche des nouveaux métiers et le soutien aux petites et moyennes
entreprises.
C'est ce qu'a fait le Gouvernement, notamment en prenant un certain nombre de
dispositions dans la loi de finances de 1998 sur le capital risque, sur l'aide
à la recapitalisation des PME, et ce n'est qu'un début par rapport au vaste
programme que nous avons mis en place pour réduire les lourdeurs qui pèsent
aujourd'hui sur toutes les entreprises, notamment les petites et moyennes
entreprises.
Je pense que nous sommes également d'accord pour dire que, sous certaines
conditions - c'est d'ailleurs ce qui est écrit dans les rapports des experts
économiques - la réduction de la durée du travail peut créer des emplois,
beaucoup d'emplois même.
Mme Dusseau aurait préféré que l'on aille plus loin, jusqu'aux 32 heures. Je
lui dirai que l'aide mise en place par l'Etat pour les entreprises qui vont
jusqu'aux 32 heures est beaucoup plus incitative que pour celles qui s'arrêtent
aux 35 heures. Mais je crois qu'il fallait effectivement avancer par étapes.
Que pensent les principaux intéressés de la réduction de la durée du travail
?
Je n'ai jamais caché que certains pouvaient éprouver des difficultés, des
inquiétudes, notamment les chefs d'entreprises. Je l'ai dit moi-même tout à
l'heure : il est bien évident qu'on ne réduit pas la durée du travail sans
bouleverser profondément l'organisation du travail dans l'entreprise, sans
changer des éléments fondamentaux de cette organisation.
Peut-être est-ce une opportunité. Mais il est normal que les changements
suscitent des inquiétudes. A nous, au lieu de les entretenir, d'essayer
d'apporter des éclaircissements. Ainsi, au lieu de pérenniser ces inquiétudes,
celles-ci deviendront peut-être des opportunités.
Je dirais très amicalement à M. Descours que, si des salariés doutent - comme
beaucoup - des effets de la réduction de la durée du travail, j'aurais aimé
qu'il lise également le paragraphe précédent de l'article qu'il a cité et qui
indique que les salariés du secteur public comme du secteur privé se sentent de
plus en plus concernés par la réduction de la durée du travail, et ce quelle
que soit leur classe d'âge.
Nous sommes avec ces études dans la réalité des choses : aujourd'hui, chacun
considère qu'on ne peut laisser aucune piste de côté, que les 35 heures sont
sans doute une voie possible, mais qu'il convient de remplir un certain nombre
de conditions pour y arriver.
Que chacun se pose des questions, c'est normal. Ce débat doit les éclairer.
Je reviendrai maintenant sur un grand débat : avec ce projet de loi, avec les
35 heures, y aura-t-il plus de souplesse dans les entreprises et
qu'entendons-nous par ce terme ?
Mme Dieulangard a bien montré comment la réduction de la durée du travail
pouvait être une opportunité pour les entreprises de faire évoluer
l'organisation du travail.
Dans notre esprit, la réduction de la durée du travail, ce n'est pas seulement
l'annualisation des horaires, comme certains le laissent à penser.
Pour certaines entreprises du secteur saisonnier, l'annualisation est
effectivement l'une des conditions d'un meilleur fonctionnement. Pour beaucoup
d'autres, la souplesse, c'est une meilleure utilisation des équipements, c'est
une meilleure ouverture au public ; c'est aussi, pour les salariés, plus de
qualification, d'autonomie, de polyvalence ; c'est enfin une pyramide des âges
mieux équilibrée.
L'ensemble de ces éléments doit être pris en compte. On ne doit pas se borner
à une vision dérégularisatrice de la souplesse, que l'on a parfois appelée «
flexibilité ».
C'est bien la souplesse au sens total du terme qui permet aux facteurs de
production dans l'entreprise de mieux travailler ensemble pour mieux répondre
aux besoins des clients.
Ces souplesses - je voudrais ainsi répondre notamment à M. Fischer, qui s'en
inquiétait - ne doivent pas être dérégulatrices, elles doivent comporter un
certain nombre de garanties.
Aujourd'hui - M. Hoeffel l'a très bien montré - nous sommes confrontés à la
nécessité de rechercher des souplesses qui ne portent pas atteinte aux
conditions de vie des salariés et qui soient accompagnées de nouvelles
sécurités.
Je ne crois pas aux rigidités, je ne crois pas non plus à la flexibilité
dérégulatrice.
Nous mettons dans la réduction de la durée du travail une ambition que nous
trouvons déjà ailleurs dans le code du travail : il s'agit de trouver des modes
de fonctionnement en commun qui permettent la souplesse nécessaire à
l'entreprise, mais qui apportent des nouvelles sécurités aux salariés.
Nous savons tous très bien que des salariés angoissés pour l'avenir ne peuvent
pas développer toutes leurs capacités dans l'entreprise. Nous savons également
qu'on accepte la mobilité d'autant plus qu'on y est préparé. Nous savons enfin
que cette souplesse est au coeur du débat sur la durée du travail.
J'ai entendu MM. Balarello et Gournac dire : vous êtes contre l'annualisation
du temps de travail. Je voudrais leur répondre que quand on rédige un projet de
loi, on ne recopie pas le code du travail, et que l'article L. 212-2-1 de ce
code précise :
« Dans la perspective du maintien du développement de l'emploi, les employeurs
et les organisations de salariés fixent les conditions d'une nouvelle
organisation du travail résultant d'une répartition de la durée du travail sur
tout ou partie de l'année, assortie notamment d'une réduction collective de la
durée du travail...
« Ces conventions ou accords tiennent compte de la nature saisonnière de
certaines activités et prévoient le calendrier et les modalités de mise en
oeuvre ; ils fixent les garanties collectives et individuelles applicables aux
salariés concernés. « Ils peuvent prévoir une répartition de la durée du
travail sur tout ou partie de l'année. »
Ils prévoient une majoration des salaires et, par ailleurs, ils appellent au
respect des durées maximales quotidiennes et hebdomadaires.
Enfin, ils doivent fixer le programme indicatif de cette répartition.
Cet article s'inscrit parfaitement dans la logique du Gouvernement : une
modulation sur l'année, oui, mais à condition qu'elle comporte un certain
nombre de garanties.
Or ces garanties sont d'autant plus fortes lorsqu'on est à 35 heures en
moyenne que l'on prévoit autant que faire se peut les périodes de forte et de
basse durée du travail, les modalités de paiement et des délais pour prévenir
les salariés en cas de modifications des horaires, sauf circonstances
exceptionnelles évidemment.
Cette modulation sur l'année comportant des garanties sociales, c'est l'esprit
qui nous anime. Ainsi, l'article 4 du projet de loi prévoit des modalités
complémentaires de modulation sur l'année permettant de stocker les heures
entre 35 et 39 heures sur un capital-temps. Et, comme Henri Weber l'a bien
montré, cela permet d'atteindre une autre souplesse que peuvent souhaiter les
salariés - je pense notamment aux cadres - et qui peut aussi être utile aux
entreprises.
Arrêtons donc de nous battre sur des slogans. Toutes les entreprises n'ont pas
besoin de l'annualisation. Une annualisation dérégulée n'a pas de sens. Une
modulation sur l'année, négociée, avec des contreparties et des conditions de
vie améliorées, constitue une bonne solution pour beaucoup d'entreprises.
Je remarque d'ailleurs que 40 % des accords Robien prévoient des modulations.
Je remarque aussi que les syndicats qui ont signé le plus grand nombre de ces
accords sont la CGT et la CFDT, organisations dont on ne peut pas dire qu'elles
ne prennent pas en compte les intérêts des salariés.
Voilà ce que je souhaitais dire sur la souplesse. J'en arrive aux coûts et aux
salaires.
J'indiquerai, si la majorité sénatoriale me le permet, qu'il faut choisir dans
l'argumentaire : on ne peut pas nous reprocher à la fois d'accroître le coût du
travail de manière considérable et de provoquer des baisses de salaire
inacceptables et très importantes.
C'est l'un ou l'autre ! Dans les faits, c'est ni l'un ni l'autre ! La vérité,
c'est que la mise en place d'un système d'aides incitatives, comme l'a fait le
Gouvernement, permet aux entreprises à bas salaires d'annuler le coût de la
réduction du temps du travail - c'est notamment le cas de celles qui ont des
salariés payés au Smic - ou de le réduire considérablement.
Par ailleurs, nous le savons, grâce à cette organisation du travail, les
entreprises réaliseront des gains de productivité.
A ce propos, je vous renvoie au dossier que nous avons transmis à votre
commission, qui contient des exemples précis : les entreprises versant des bas
salaires et employant des salariés payés au SMIC verront le coût de l'embauche
largement « consolidé » par les aides que l'Etat peut apporter.
M. Gournac a affirmé que ces aides étaient fantaisistes et qu'elles étaient
mal connues. Je le renvoie très volontiers au projet de loi. Je le renvoie
aussi à la proposition de loi qui a été présentée par les groupes du RPR et de
l'UDF voilà trois semaines à l'Assemblée nationale ! Notre projet de loi qui,
je l'espère, deviendra une loi lui semblera d'une simplicité biblique par
rapport au texte présenté par l'opposition à l'Assemblée nationale.
J'ai également entendu certains dire que les salariés devraient faire des
sacrifices inacceptables et enregistreraient des pertes de leur pouvoir
d'achat. Nous n'en sommes pas là !
J'aurais d'ailleurs aimé que ceux qui, aujourd'hui, s'élèvent pour soutenir
les salariés aient fait la même chose en 1996. A cette époque, en effet, du
fait des prélèvements fiscaux, de l'augmentation des cotisations sociales ou de
la CSG, la perte de pouvoir d'achat des salariés a été de 1,2 %. Et, en 1997,
malgré le retour de la croissance, l'augmentation du pouvoir d'achat n'a pas
atteint 1 %.
Qu'arrivera-t-il en 1998 ? Nous entrons dans une période où la croissance est
en train de revenir, où l'augmentation naturelle des salaires devrait être plus
importante, nous entrons dans une période où le Gouvernement a non seulement
cessé d'augmenter les prélèvements pesant sur les salariés, mais a transféré du
pouvoir d'achat vers eux, notamment par le basculement des cotisations maladie
vers la CSG.
Nous sommes donc aujourd'hui dans une situation extrêmement différente, où les
négociations salariales dans les entreprises s'articulent autour
d'augmentations générales situées entre 2,5 % et 3 %, voire 3,5 %. Par
conséquent, si nous demandons aux salariés qui disposent de revenus moyens ou
supérieurs, en fonction de l'intérêt que présente l'accord au regard de leurs
conditions de vie mais surtout de l'emploi, d'accepter une modération des
augmentations de salaires futures comprises entre 0,5 % et 1 % par an dans les
deux ou trois années qui viennent - ce sont les hypothèses de la Banque de
France et de l'OFCE - je ne crois pas que l'on puisse prétendre qu'il s'agit
d'un sacrifice inacceptable, encore moins d'une baisse de salaire ou d'une
perte de pouvoir d'achat.
Telle est la réalité. On a le droit d'être en désaccord avec nos propositions,
mais il convient également, sur un sujet aussi difficile, de regarder les faits
tels qu'ils sont. Ensuite, chacun fait son choix.
Pour ma part, je fais partie de ceux qui pensent que ce qui est inacceptable
aujourd'hui, c'est le chômage, c'est l'exclusion. Par conséquent, j'estime
qu'il faut demander aux entreprises de consentir des efforts pour réorganiser
le travail, pour faire une place aux jeunes, pour les former par
l'apprentissage ou par la formation en alternance, pour leur ouvrir les portes
des entreprises.
Il faut aussi que les salariés, qui, encore une fois, sont mieux traités
aujourd'hui, et c'est heureux, qu'ils ne l'ont été ces dernières années,
acceptent, lorsque leurs revenus sont moyens ou supérieurs, une modération des
augmentations salariales futures.
Voilà quel est le projet du Gouvernement et voilà ce qui est repris dans les
hypothèses des groupes économiques et sociaux.
Je voudrais également dire, à la suite de Mme Dinah Derycke, que le coût du
dispositif que nous mettons en place est bien inférieur à celui de la loi
Robien.
Tout d'abord, nous mettons en place des aides forfaitaires et non pas
proportionnelles, ce qui favorise donc les bas salaires et représente par là
même un coût moins élevé. Ensuite, l'ensemble des simulations macroéconomiques
aboutissent aujourd'hui au même constat : le montant de l'aide qui équilibre
les comptes publics est de l'ordre de 1 point de cotisation sociale par baisse
d'une heure, soit 4 points de baisse de cotisation sociale pour 4 heures de
moins, ce qui équivaut à peu près à 5 000 francs par an et par salarié.
C'est le montant que nous retenons pour l'aide structurelle à la fin du
dispositif d'aide que nous mettons en place pour la réduction de la durée du
travail.
En conséquence, le coût net par emploi créé dans le dispositif présenté
aujourd'hui, puisque nous sommes au-delà de ces 5 000 francs pendant les
premières années, sera de l'ordre de 20 000 francs par an en moyenne sur les
cinq premières années alors que, en application de la loi Robien, il s'agissait
de 40 000 à 50 000 francs. Nous aboutissons donc à un coût de moitié inférieur
environ au coût de la loi Robien.
Par ailleurs, au terme de ces cinq ans, l'aide structurelle mise en place
correspondra, en fait, à la réaffectation aux entreprises, par une baisse du
coût du travail, notamment pour les bas salaires, des sommes qui entreront dans
les caisses publiques - sécurité sociale, budget, UNEDIC - du fait de créations
d'emplois engendrées grâce à la réduction de la durée du travail.
Ce raisonnement, aucun organisme économique, public ou privé, ne le
conteste.
J'en arrive à la question du mandatement.
M. Fischer a rappelé, à juste raison, les avancées réalisées par les
amendements votés à l'Assemblée nationale qui permettent de prévoir que le
salarié mandaté pourra être accompagné dans la négociation ; que les heures de
négociation seront payées, qu'il y aura un suivi des accords par une commission
paritaire et que des sanctions pourront être mises en oeuvre si les entreprises
- volontairement - n'appliquaient pas les engagements qu'elles ont pris.
C'est avec juste raison, je crois, que M. Mauroy et Mme Dieulangard ont
insisté sur le fait que l'implantation syndicale étant faible dans notre pays,
le mandatement permettrait le premier établissement d'une organisation
syndicale. Je sais que la CFDT l'a souligné devant la commission des affaires
sociales du Sénat. C'est effectivement une bonne chose, me semble-t-il, que
l'organisation syndicale entre dans l'entreprise sur un sujet positif, sur un
sujet de négociation ; c'est là une bonne façon de s'implanter dans les
entreprises.
En ce qui concerne le travail à temps partiel, je dirai également clairement
les choses.
Je suis personnellement favorable au développement du travail à temps partiel,
à condition qu'il ressemble à ce qui existe dans d'autres pays ; je pense aux
Pays-Bas et aux pays nordiques.
Or, ni aux Pays-Bas ni dans les pays nordiques, on n'accepterait que le
contrat de travail d'une salariée à temps partiel - en France, comme l'a
rappelé Mme Derycke, ce sont surtout les femmes qui sont concernées - soit
effectivement de dix heures et que l'on puisse de semaine en semaine - en
fonction même pas de la conjoncture mais de l'afflux de clientèle, dans un
commerce par exemple - appeler cette personne à domicile et lui demander de
venir travailler trois ou quatre heures supplémentaires. Nulle part aux
Pays-Bas ou dans les pays du Nord, on n'accepterait qu'une personne non payée
soit à disposition, sans pouvoir, comme c'est le cas aujourd'hui en France,
dans certains cas, refuser d'effectuer des heures supplémentaires, au risque de
voir son contrat rompu. Voilà la réalité !
Si, aujourd'hui, le travail à temps partiel est mal vu dans notre pays, c'est
parce qu'il a souvent été subi, entraînant des réactions de rejet de la part
des salariés.
Je me réjouis de ce que certaines organisations patronales et syndicales aient
négocié des accords - je pense au secteur de la propreté - qui rendent
impossibles de telles pratiques et professionnalisent ce travail, qui devient
mieux perçu par les salariés que ce n'était le cas auparavant.
Aussi, mesdames, messieurs les sénateurs, en le moralisant, nous ne luttons
pas contre le travail à temps partiel, nous faisons en sorte qu'il soit accepté
en le soumettant au respect de certaines règles en faveur des salariés.
C'est en ce sens que nous prévoyons un certain nombre de dispositions qui
visent à proratiser les aides qui y sont consacrées, mais aussi à limiter les
heures complémentaires, à limiter les interruptions entre deux périodes de
travail, interruptions qui sont aujourd'hui les éléments les plus nocifs pour
les conditions de vie des salariés.
J'en viens aux petites et moyennes entreprises.
M. Gournac a dit que les oublier c'est faire preuve d'une inconstance qui
touche à la désinvolture. Il n'a sans doute pas lu le projet de loi.
Pour les PME, nous proposons d'allonger la durée de négociation de deux ans,
ce qui fait une durée totale de quatre ans. Nous prévoyons qu'elles pourraient
bénéficier, en plus des 9 000 francs de base, de 1 000 francs supplémentaires
dès lors qu'elles consentiraient un effort accru en matière d'emploi. Nous
avons prévu une aide au financement de l'ingénierie qui les aidera à réfléchir
à l'organisation du travail et la plupart d'entre elles seront éligibles à
l'aide structurelle complémentaire que nous mettons en place dans les
industries de main-d'oeuvre et dont le montant sera de 4 000 francs la première
année. Telle est la réalité des choses.
Il n'est donc pas très étonnant qu'aujourd'hui un certain nombre de branches
de l'artisanat ou même la FNSEA - le président Luc Guiot l'a dit cet après-midi
- souhaitent s'engager dès maintenant dans la réduction du temps de travail
afin de trouver les bonnes formules de telle sorte que la loi qui sera votée
dans deux ans pour fixer les dispositions définitives détermine un certain
nombre de mécanismes favorables aux petites et moyennes entreprises ;
personnellement, je m'en réjouis.
J'ajouterai, pour répondre à une ou deux questions précises de M. Gérard
Larcher, que les entreprises de la propreté ont signé, le 17 octobre 1997, un
accord - j'en ai parlé tout à l'heure - qui ne sera absolument pas remis en
cause parce que les dispositions particulières qu'il prévoit touchent à la
régulation de la journée de travail et des pauses et s'inscrivent totalement
dans l'esprit du projet de loi.
En ce qui concerne les cadres, je rejoins ce qu'a dit M. Seillier :
aujourd'hui, dans notre pays ils souhaitent voir réduire leur temps de travail.
Toutefois, nous savons bien qu'il est tout à fait vain de souhaiter appliquer
la réduction de la durée du travail à certains d'entre eux - je pense aux
cadres dirigeants - et que pour d'autres, notamment dans le secteur commercial,
dans le secteur financier ou des placements financiers, il faut trouver des
modalités particulières, lesquelles pourront s'appuyer sur le système
épargne-temps que nous mettons en place. Enfin, il n'y a pas de raison que les
cadres des services techniques et administratifs ne se voient pas appliquer la
réduction du temps de travail à l'instar des autres salariés.
Pour ma part, je souhaite que la négociation nous ouvre des voies qui nous
permettront, dans la seconde loi, de fixer définitivement les horaires de
travail pour les cadres.
Voilà les réponses que je tenais à apporter à vos questions. Je terminerai mon
propos en parlant de nos désaccords.
Tout d'abord - M. Henri Weber l'a dit aussi - nous avons de nouveau entendu ce
soir des propos qui ont toujours été tenus lorsque les gouvernements ont voulu
réduire la durée du temps de travail dans notre pays. Nous avons entendu aussi
des arguments qui avaient déjà été avancés lors de la mise en place des lois
Auroux en 1981, et selon lesquels la nouvelle législation devait entraîner les
entreprises dans le gouffre. Dieu merci, il n'en a rien été !
La négociation au sein de l'entreprise, qui devait allumer une sorte
d'incendie effrayant, est aujourd'hui considérée comme l'un des éléments ayant
permis aux salariés de mieux comprendre le fonctionnement économique de leur
entreprise et de mieux défendre les intérêts de celle-ci.
Je voudrais, à titre anecdotique, parce qu'elle me rappelle un propos que j'ai
entendu tout à l'heure, citer la déclaration faite en 1848 à la chambre des
députés par le citoyen Bernard à propos de la limitation de la durée du travail
à douze heures. Je reprends le
Journal officiel
de l'époque : « S'est-on
bien rendu compte de la situation de l'ouvrier ? Je ne le pense pas. Les bons
ouvriers ne sont pas ceux qui réclament le vote de la loi que nous discutons.
Les bons ouvriers ont toujours en vue d'avoir du travail et d'en avoir
longtemps, d'en avoir beaucoup ; ils ne se plaignent jamais de l'excès. » Déjà,
en 1848, on entendait de tels propos, comme on pouvait entendre évoquer la
fameuse exception française, très présente tout au long des débats
parlementaires, mais qui semble beaucoup moins évidente pour ceux qui nous
regardent de l'étranger.
En 1936, Pierre Valette-Viallard déclarait : « Ce projet est certainement le
plus grave que nous ayons discuté depuis longtemps. Même s'il ne doit pas être
mortel pour nos industries qui travaillent pour le marché intérieur, il causera
la ruine de l'ensemble de celles qui exportent. » Les arguments sont un peu
toujours les mêmes !
Permettez-moi de m'arrêter quelques instants sur cette prétendue exception
française dont on entend beaucoup parler.
N'oublions pas la réalité des chiffres. Je ne prendrai pas ceux qui
m'arrangent le plus car, à ce moment-là, je prendrais la durée moyenne du
travail dans les pays voisins, et l'on se rendrait compte que la France se
place juste derrière l'Irlande, la Grande-Bretagne, le Portugal et la Grèce, et
que tous les autres sont derrière elle. Je me référerai plutôt à une notion qui
m'est moins favorable, mais qui me paraît plus intéressante dans notre débat, à
savoir la durée annuelle habituellement travaillée par les salariés à temps
plein, si bien que je laisse de côté le travail à temps partiel. En faisant
référence aux statistiques d'Eurostat, nous voyons que la France a toujours
devant elle le Royaume-Uni, l'Irlande, le Portugal, qu'elle est quasiment à
égalité avec l'Espagne, que tous les autres pays sont derrière elle : le
Luxembourg, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne, les Pays-Bas, le Danemark.
Arrêtons donc de parler de l'exception française ; elle n'existe pas.
Je le répète, ces dernières années - les statistiques le montrent - notre pays
n'a pas enregistré de réduction de la durée du travail alors que ce débat est
ouvert dans de nombreux pays, même si c'est sous des formes différentes de chez
nous. Ainsi, en Italie, les syndicats, pour nombre d'entre eux, ne souhaitent
pas recourir à une loi. En Autriche, une discussion tripartite a été proposée.
Aux Pays-Bas, c'est déjà fait.
En ce qui concerne l'Allemagne, je répéterai que nous devrions trier les
conséquences des expériences qu'elle a menées. Il y en a eu de bonnes et de
mauvaises. L'étude que vient de publier l'office du travail montre que, lorsque
la durée du travail est passée de 40 à 38,5 heures, 800 000 emplois ont été
créés. Cette diminution n'est d'ailleurs contestée ni par le patronat, ni par
les syndicats. C'est en fait la réduction du temps de travail dans l'industrie
métallurgique qui est remise en cause parce qu'elle a donné lieu,
parallèlement, à une forte augmentation des salaires, ce qui a pesé sur la
compétivité des entreprises.
Comme nous l'avons dit tout à l'heure, ainsi que M. Weber, ce n'est pas à cela
que nous tendons aujourd'hui. Nous faisons en sorte qu'il ne soit aucunement
porté atteinte à la compétitivité des entreprises.
A ce propos, je voudrais dire également que le rapport entre les prélèvements
obligatoires et le chômage nécessiterait une étude un peu plus approfondie.
Aux Pays-Bas, où les prélèvements obligatoires, malgré une baisse ces
dernières années, restent parmi les plus élevés d'Europe, le chômage est le
plus bas d'Europe. En Espagne, en revanche, où les prélèvements obligatoires
sont très bas, le chômage est l'un des plus élevés d'Europe.
Efforçons-nous d'avoir des débats fondés sur des études plus approfondies,
tout le monde y gagnera, notamment la démocratie. Nous avons tous échoué sur le
problème du chômage ; nous n'avons donc pas le droit de laisser de côté une
piste qui se présente.
Parmi les sujets qui nous opposent, j'ai relevé aussi le travail au noir,
auquel on fait allusion chaque fois que l'on parle de réduction de la durée du
travail ; il en a d'ailleurs été question également quand on a supprimé
l'allocation de garde d'enfant à domicile, l'AGED.
On a évoqué l'Italie tout à l'heure. Il est vrai qu'en Italie le réseau des
PME et le soutien local ont développé une formidable activité, notamment dans
le nord du pays. Mais il faut aussi savoir que ces entreprises démarrent très
souvent par du travail au noir ; c'est seulement lorsqu'elles se sont fait une
clientèle qu'elles rentrent dans le « monde légal ».
Je ne dis pas que je souhaite une telle situation, mais on ne peut pas vouloir
à la fois faire entrer tout le monde dans une norme absolue, tout de suite, et
faire émerger le mouvement. J'ai fait voter à plusieurs reprises des lois sur
le travail illégal, j'entends le combattre, mais je pense qu'on ne doit pas
nier une certaine souplesse qui, dans d'autres pays, est considérée comme une
bonne chose.
J'en terminerai en disant que je ne crois pas, monsieur Girod, monsieur Egu,
aux délocalisations comme conséquence des 35 heures.
Lorsque j'ai négocié le dossier de l'arrivée de Toyota en France, les 35
heures étaient annoncées. Les entreprises sont réalistes : elles ne parlent pas
par slogans ; elles lisent la loi, elles considèrent les aides de l'Etat et
elles calculent ; si elles voient qu'elles y gagnent, eh bien ! elles
viennent.
Nous continuerons à être un pays vers lequel les investisseurs étrangers se
dirigent.
J'ai rencontré, voilà dix jours, les grandes entreprises américaines
installées en France. Aussi, certains des propos que j'ai entendus tout à
l'heure m'ont profondément étonnée parce que j'ai constaté qu'une entreprise
sur quatre en était déjà aux 35 heures. Pour le reste, j'ai été l'objet de
questions précises. Ce qui m'a beaucoup frappée - Pierre Mauroy le sait dans le
Nord, où nous accueillons beaucoup d'entreprises étrangères - c'est que
l'appréciation qui est portée aujourd'hui sur la France ne concerne pas nos
prélèvements obligatoires qui seraient trop élevés, mais qu'elle vise notre
réseau d'éducation et de santé qui, grâce aux services publics, fonctionne
bien, mais aussi nos réseaux de chemin de fer et de transport qui sont en bon
état. Ces services publics, que l'on critique tant, sont un atout considérable
pour l'arrivée des entreprises étrangères dans notre pays.
(M. Allouche
applaudit.)
M. Pierre Mauroy.
Et elles viennent !
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Quand les entreprises
américaines que j'ai rencontrées me disent qu'à Detroit, grande ville
industrielle des Etats-Unis, elles financent les écoles élémentaires parce que
l'école publique est inexistante et qu'elles auront besoin de recruter des
salariés formés, je me demande quelle véritable comparaison on peut faire avec
la France ?
J'ajouterai, pour conclure sur ce sujet, qu'une étude très intéressante vient
d'être réalisée sur la champ des services publics dans les différents pays. Si
l'on examine l'éducation et la santé, qui sont très largement privés aux
Etats-Unis, on constate que 10 % de la population active française travaillent,
généralement au sein du secteur public, dans ces secteurs, contre 11,4 % aux
Etats-Unis. La réalité, c'est aussi cela ! On peut toujours refuser de la voir,
mais elle est là !
D'ailleurs, aujourd'hui, un certain nombre d'entreprises américaines se
demandent peut-être si elles n'ont pas intérêt à venir dans un pays où les
services publics sont susceptibles de créer un environnement favorable à leur
développement, même si l'on peut toujours faire mieux en termes d'efficacité
des services publics, pour les rendre plus performants.
Certains disent qu'il faut laisser de côté la réduction de la durée légale du
travail ou, du moins, se contenter d'attendre les négociations.
Malheureusement, dans ce pays, Pierre Mauroy l'a dit, quand l'Etat ne lance pas
un grand mouvement de négociation, celle-ci n'est que parcellaire.
Pierre Mauroy a eu raison de dire que la loi n'est pas un carcan inutile ou la
marque d'un autoritarisme dépassé, et que ceux qui le proclament se trompent.
L'Etat est dans son rôle en voulant une loi sur la durée du travail, en
provoquant l'élan nécessaire pour créer une dynamique de négociation. C'est
exactement ce que nous faisons.
Mais qu'on ne nous reproche pas à la fois de faire une loi trop autoritaire
et, en même temps, de ne pas tout y prévoir. Si nous ne voulons pas tout
réglementer, c'est parce que, s'agissant notamment des cadres, du temps
partiel, des heures supplémentaires, de la modulation, nous souhaitons nous
inspirer des négociations pour en intégrer les conclusions dans le texte qui
sera présenté à la fin de 1999.
Mais nous affichons la couleur. Nous disons d'emblée que les durées de travail
longues seront taxées ; cela figure dans le texte. Le temps partiel totalement
subi devra devenir un temps partiel où le choix entrera beaucoup plus en ligne
de compte. De même, les heures supplémentaires effectuées à partir de 35 heures
et jusqu'à 39 heures seront payées avec une majoration de 25 %. Les entreprises
feront leurs calculs !
Autrement dit, nous jetons un certain éclairage sur le paysage et nous
attendons de la négociation collective, à laquelle nous croyons, les solutions
permettant à notre pays de réaliser une véritable avancée en la matière.
M. Egu m'a traitée à la fois de « ringarde » et d'« archaïque » mais je dois
lui avouer que, très franchement, je ne perçois pas les pistes qu'ouvrirait
aujourd'hui l'opposition. La réduction du coût du travail a été mise en oeuvre
ces dernières années : elle coûte chaque année 40 milliards de francs à l'Etat
! Mais elle n'a donné lieu qu'à la création de 40 000 ou 45 000 emplois.
Mesurez le coût de ce dispositif par rapport au nombre d'emplois créés !
Nous, nous réduisons à la fois la durée du travail et son coût, notamment pour
les entreprises à bas salaires, mais nous conditionnons cette baisse du coût du
travail à la création effective d'emplois. Cela signifie que le coût supporté
par l'Etat sera, globalement et pour chaque emploi créé, beaucoup moins
important.
Je vous demande de voir, dans tous mes propos, à la fois beaucoup de modestie
et beaucoup de détermination. A partir du moment où nous sommes d'accord pour
considérer que la réduction du temps de travail peut créer des emplois, c'est à
nous de faire preuve de pédagogie et d'expliquer dans quelles conditions le
processus peut s'enclencher. Nous n'avons pas le droit, vu le coût social et
financier du chômage, d'attendre que la négociation veuille bien s'engager,
alors que nous savons qu'elle peut être porteuse d'espoir dans notre pays.
Tel est, mesdames, messieurs les sénateurs, l'esprit de ce projet de loi. Le
Gouvernement y indique résolument un cap, mais il laisse à la négociation le
soin de fixer, avec la souplesse requise, les modalités de la réduction de la
durée du travail.
Il y a aussi là un enjeu de civilisation, ainsi que Marie-Madeleine
Dieulangard l'a souligné. Il s'agit tout simplement, par cette loi, de remettre
le pays en mouvement sur une des pistes majeures de la création d'emplois. Il
s'agit aussi de faire confiance à la négocation et à ceux qui la portent. C'est
à cet élan que le Gouvernement et l'ensemble de la majorité convient
aujourd'hui notre pays.
On a beaucoup critiqué l'expérience de 1936. Il est vrai que, à l'époque, les
conditions économiques n'ont pas été totalement prises en compte. Aujourd'hui,
il en va tout autrement, et nous avons pleinement intégré l'environnement
économique dans nos propositions. Cela étant, devant l'afflux des citations
d'économistes libéraux, je ne résiste pas au plaisir de vous citer Léon Blum,
qui reste, à mes yeux, comme à ceux de Pierre Mauroy, une des grandes figures
de notre histoire commune.
Voici donc ce que, le 31 décembre 1936, Léon Blum disait à propos de la
réduction de la durée du travail : « Il est revenu un espoir dans notre pays,
un goût du travail, mais aussi un goût de la vie. La France a une autre mine et
un autre air. Le sang court plus vite dans un corps rajeuni. »
C'est ce que nous recherchons avec ce texte sur la durée du travail.
(Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe
communiste républicain et citoyen. - Mme Dusseau applaudit également.)
M. Jean-Pierre Fourcade,
président de la commission.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-Pierre Fourcade,
président de la commission.
Madame le ministre, malgré votre talent et
votre détermination, vous ne nous avez pas convaincus.
Il est un point sur lequel nous pouvons nous mettre d'accord assez vite, c'est
l'utilité de la réduction du travail comme facteur de création d'emplois.
Nous avons entendu les critiques que vous formulez à propos de la loi Robien.
Nous sommes prêts à « reprofiler » cette loi de manière à en réduire le coût
pour les finances publiques et à réunir ainsi les conditions propres à nous
permettre de poursuivre dans cette voie.
Il est en revanche deux points sur lesquels notre désaccord est important.
Le premier est lié à la contradiction dont le Gouvernement n'arrive pas à
sortir et qui tient à la promesse, inscrite dans le programme du parti
socialiste, d'une réduction de la durée du travail à salaire constant. Or il
est techniquement impossible de réduire la durée du travail en majorant le SMIC
de 11,4 % sans exiger en contrepartie une très grande modération salariale.
Vous êtes prise dans cette contradiction, madame la ministre, et le fait
d'avoir retenu la méthode de la réduction législative de la durée du travail
vous oblige à de pénibles contorsions, nous l'avons bien perçu tout au long du
débat.
En effet, soit c'est 35 heures payées 35, et il y a un partage réel du
travail, soit c'est 35 heures payées 39, et il y a alors une majoration des
charges qui, toutes les analyses économiques le montrent, rendront caduque
l'opération à laquelle vous nous invitez à procéder.
Mme Martine Aubry,
ministre de l'emploi et de la solidarité.
Je suis entre les deux !
M. Jean-Pierre Fourcade,
président de la commission.
Cette contradiction, vous essayez habilement
d'en sortir, mais vous n'y parvenez pas. Vous nous dites vous situer au milieu.
Cela signifie qu'il y aura un peu de majoration du coût du travail et un peu de
création d'emplois. Nous risquons ainsi de passer une fois de plus à côté de
l'objectif auquel nous sommes tous attachés.
J'en viens au second point de désaccord.
Ce que vous venez de dire nous a, en vérité, un peu inquiétés. Vous parlez du
rôle de l'Etat. M. Mauroy avec son talent et son élan habituels, auxquels nous
sommes tous très sensibles, nous a expliqué qu'il fallait que l'Etat avance.
Madame la ministre, monsieur Mauroy, c'est bien joli de regarder l'histoire,
d'évoquer 1936, de citer Léon Blum, mais permettez-nous de nous occuper de
géographie et de prospective !
Nous sommes dans l'Union européenne. Dans quelques semaines, nous allons
franchir un nouveau pas dans la voie de l'union monétaire. Et vous nous
proposez de nous engager et d'engager nos entreprises dans une direction qui
est contraire à celle que suivent tous nos partenaires !
Nous avons donc quelques raisons d'être inquiets ! Selon nous, tout ce que
vous avez dit sur la nécessité de contrôler, de moraliser, d'organiser va
complètement à l'encontre de l'objectif européen auquel nous sommes tous ou
presque, ici, attachés.
En fait, vous négligez gravement la perspective européenne, et l'intervention
de M. Weber était tout à fait significative à cet égard : à l'entendre, nous
étions revenus à un pays à frontières fermées. C'était presque Méline !
Ces deux points de désaccord expliquent que nous ne puissions accepter
l'article 1er de votre texte, qui crée une obligation légale aux conséquences
économiques majeures. C'est cette obligation légale qui risque fort de nous
faire passer à côté de l'objectif sur lequel nous sommes tous d'accord : la
réduction du chômage.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et
Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président.
La suite du débat est renvoyée à la prochaine séance.
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