CHAPITRE VI

UN BILAN SECTORIEL

La mission s'est attachée à présenter un bilan de la décentralisation par grands secteurs. Dans l'impossibilité de couvrir tout le champ de l'action publique, elle a focalisé ses analyses sur sept domaines :

- l'aide sociale, compétence de droit commun du département (I) ;

- la formation professionnelle, secteur déjà largement investi par la Région (II) ;

- les politiques de sécurité, compétence de l'Etat pourtant largement partagée (III) ;

- l'éducation, qui a fait l'objet des transferts de compétences les plus visibles en matière de construction et d'entretien des bâtiments scolaires (IV) ;

- la culture, peu concernée par les lois de décentralisation (V) et le sport (VI), qu'elles ont oublié, domaines dans lesquels l'initiative des collectivités locales s'est néanmoins largement déployée ;

- enfin, les interventions économiques des collectivités locales, où le droit est manifestement en décalage avec les réalités (VII).

I. L'AIDE SOCIALE

De même que l'Etat, les collectivités locales sont impliquées dans la lutte contre les exclusions : à côté du rôle joué par les communes ou leurs groupements dans la politique de la ville ou de celui assumé par les régions pour améliorer l'insertion professionnelle des jeunes, les départements tiennent une place éminente dans la mesure où les lois de décentralisation leur ont confié la gestion des prestations d'aide sociale.

Il convient d'évoquer les divers aspects de l'évolution du régime juridique de l'aide sociale avant de dresser le bilan de l'action décentralisée en ce domaine.

A. L'ALTÉRATION PROGRESSIVE DU PRINCIPE DES " BLOCS DE COMPÉTENCE "

Le principe des blocs de compétence cohérents et homogènes, qui souffrait dès l'origine de quelques concessions dans le domaine social, a été particulièrement mis à mal dans ce secteur pour trois raisons : tout d'abord, les services de l'Etat ont trop souvent tenté de tirer parti des zones de conflits potentiels avec les collectivités territoriales.

Ensuite, la mise en place des nouveaux instruments de lutte contre la pauvreté et les exclusions a permis le retour aux mécanismes de cogestion ; enfin, les départements ne disposent que d'une influence trop réduite sur les paramètres extérieurs d'évolution de leurs coûts.

1. La volonté originelle de clarification

Parmi les diverses compétences transférées, la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 portant transferts en matière d'action sociale et de santé -qui bénéficiait du lent travail de maturation opéré lors de la préparation du projet de loi pour le développement des responsabilités des collectivités locales en 1979- est sans doute celle qui a appliqué avec le plus de fidélité la théorie des " blocs de compétence ".

Il est vrai que le régime antérieur issu du décret du 29 novembre 1953, qui substituait la notion d'aide sociale -plus moderne et plus respectueuse de la dignité de l'individu- à celle d'assistance sociale, elle-même issue des grandes lois sociales de la Troisième République, avait poussé à l'extrême le principe des financements croisés .

Les décrets d'application du 17 novembre 1954 et du 21 mai 1955 prévoyaient ainsi que les décisions en matière d'aide sociale, dont la mise en oeuvre relevait des directions départementales de l'action sanitaire et sociale (DDASS), étaient financées par l'Etat, les départements et les communes suivant des clés de financement complexes : selon les domaines, l'Etat prenait à sa charge le tiers, les deux tiers ou les quatre cinquièmes des dépenses, les collectivités locales supportant le solde ; le partage entre les départements et les communes était lui-même calculé différemment selon les secteurs d'intervention et aboutissait à la fixation de contingents communaux représentant en moyenne 10 % des dépenses d'aide sociale.

a) Un principe simple

En réponse à ce système centralisé et déresponsabilisant, la loi du 22 juillet 1983 oppose un principe originellement simple : le département -échelon suffisamment proche des besoins locaux mais cependant assez vaste pour assurer une certaine cohérence territoriale- est doté d'une compétence de droit commun en matière d'aide sociale légale et en matière de prévention sanitaire .

Concernant l'aide sociale, le département est devenu ainsi responsable :

- de l'aide médicale jusqu'au 1 er janvier 2000, date à laquelle cette compétence a été à nouveau transférée soit aux organismes d'assurance maladie, soit à l'Etat dans le cadre de la loi n° 99-641 du 27 juillet 1999 relative à la couverture maladie universelle (CMU) ;

- de l'aide sociale à l'enfance , qui recouvre notamment les dépenses relatives aux placements d'enfants en établissement ou en milieu ouvert ;

- de l'aide aux personnes handicapées adultes , à savoir l'aide à domicile, les frais d'hébergement en établissement ou dans une famille d'accueil et les dépenses liées à l'allocation compensatrice pour tierce personne (ACTP) ;

- de l'aide aux personnes âgées comprenant la prise en charge des frais d'hébergement en maison de retraite, en unité de long séjour ou en logement-foyer ou chez un particulier, l'aide ménagère ou l'allocation représentative de services ménagers, ainsi que la prise en charge des repas servis dans les foyers restaurants.

Depuis la loi n° 97-60 du 24 janvier 1997, le département assure également la prise en charge de la prestation spécifique dépendance (PSD) versée sous conditions de ressources, destinée à couvrir l'aide dont la personne âgée dépendante a besoin, à son domicile ou en établissement pour l'accomplissement des actes essentiels de sa vie.

Dans le champ sanitaire, le département a reçu la responsabilité :

- de la protection sanitaire de la famille et de l'enfance ;

- de la lutte contre les " les fléaux sociaux " (prophylaxie de la tuberculose et des maladies sexuellement transmissibles ) ;

- du dépistage précoce des affections cancéreuses et de la surveillance après traitement des anciens malades ;

- enfin, des actions de lutte contre la lèpre .

A ce titre, le département finance les centres de la protection maternelle et infantile (PMI), la formation et l'agrément des assistantes maternelles, les services départementaux de vaccination et enfin les dispensaires antivénériens ou antituberculeux .

Aux termes de la loi du 22 juillet 1983, le département est doté d'une compétence générale , l'Etat ne conservant qu'une compétence résiduelle dans certains domaines limitativement énumérés par la loi soit dans des domaines financés par la sécurité sociale, soit pour des prestations faisant appel à la solidarité nationale.

La logique des blocs de compétences se heurtait néanmoins, dès l'origine, à de multiples obstacles tenant à l'histoire du secteur, à la nature juridique de l'aide sociale légale et à certaines contraintes empiriques.

b) L'émiettement structurel du secteur social

La compétence de droit reconnue au département dans le domaine social et médico-social ne signifie pas que celui-ci détienne une autorité juridique sur un système hiérarchique uniformisé : le conseil général joue, en réalité d'abord, un rôle d'impulsion et de coordination auprès de multiples intervenants dont il assure le financement.

Pour des raisons historiques, l'action sociale a souvent reposé sur les initiatives louables prises à titre privé par des institutions caritatives ou des associations de parents d'enfants handicapés. Utilisant comme support juridique le statut d'association, de fondation, les institutions privées sont aujourd'hui ainsi près de 90.000 à intervenir en matière d'action sanitaire et sociale selon le Centre national de la vie associative .

Un autre élément historique tient à la place de la commune qui a joué la première un rôle en matière de prise en charge des indigents ou de gestion des hospices. Avec les lois de 1982, les communes n'ont reçu aucune attribution nouvelle mais ont continué à exercer leurs compétences traditionnelles à travers des établissements publics ad hoc mais aussi les centres communaux d'action sociale (CCAS) : ces derniers ont pour vocation d'assurer une mission globale de prévention et de développement social, d'instruire les demandes d'aide sociale et d'exercer éventuellement les compétences déléguées à la commune par le département. Au demeurant, les communes se sont naturellement impliquées dans le développement social urbain et l'insertion des personnes au chômage en recourant aux formules de contrats aidés par l'Etat (contrats emploi-solidarité ou contrats emplois consolidés).

Corollaire de ce rôle historique de l'échelon municipal, la participation financière de la commune aux dépenses sociales départementales a été maintenue sous forme de contingents communaux jusqu'au 1 er janvier 2000, date de leur suppression par la loi relative à la couverture maladie universelle.

En raison du transfert de la compétence d'aide médicale et de la difficulté de mesurer la part relative des dépenses correspondantes dans le montant du contingent communal, l'article 13 de la loi du 27 juillet 1999 susvisée a prévu en effet la suppression complète des contingents communaux d'aide sociale, assortie, pour des raisons de neutralité financière, d'une réduction à due concurrence du montant de la dotation globale de fonctionnement (DGF) que verse l'Etat aux communes et d'une augmentation de la DGF départementale.

Comme l'a souligné M. Pierre Gauthier, directeur de l'action sociale, lors de son audition, l'émiettement du secteur social et médico-social, qui est un phénomène ancien, peut générer des dysfonctionnements et peut faire parfois perdre en productivité et en efficacité.

c) La définition centralisée de l'aide sociale légale

Il importe de souligner que le transfert de compétence ne porte que sur l'aide sociale légale. Il ne concerne pas les prestations d'action sociale facultative que peuvent créer les communes et les départements, ni les interventions des régimes de sécurité sociale , ni les subventions de l'Etat au titre de ses programmes d'action sociale.

Il convient en effet de distinguer les notions d'aide sociale et d'action sociale. L'aide sociale légale concerne l'ensemble des prestations dont les conditions d'attribution sont fixées par la loi pour l'ensemble des résidents.

L'action sociale publique, entendue au sens large, recouvre l'aide sociale légale mais aussi l'action sociale facultative qui relève de la libre initiative des collectivités locales mais aussi de l'Etat, des organismes de sécurité sociale ou encore des institutions privées.

Comme le rappellent les auteurs de doctrine 260( * ) , la construction juridique de l'action sociale est beaucoup plus fuyante que celle de l'aide sociale : " elle ne constitue donc pas un ensemble homogène d'interventions ou de prestations, ni même de services (...), elle n'est pas non plus enfermée dans une définition précise. Elle ne constitue pas, pour ses promoteurs, une obligation mais une simple faculté ".

L'aide sociale, en revanche, constitue une obligation pour la collectivité publique et un droit pour l'individu . L'article 124 du code de la famille et de l'aide sociale (CFAS) dispose clairement que " toute personne résidant en France bénéficie, si elle remplit les conditions légales d'attribution, des formes de l'aide sociale telles qu'elles sont définies par le présent code " .

Suivant les définitions classiques, l'aide sociale est un droit alimentaire (qui répond à un besoin vital), subjectif (accordée sur demande en fonction de situations caractéristiques) et subsidiaire (versée si la personne ou ses obligés alimentaires ne peuvent faire face à ses besoins).

Autrement dit, " l'aide sociale hérite de la très vieille fonction de l'assistance de dispenser des ressources subsidiaires à tous ceux dont l'existence ne peut pas être assurée sur la base du travail ou de la propriété " 261( * ) .

En effet, aide sociale ou action sociale sont, en tout état de cause, des prestations ou des actions qui se délivrent " sans contrepartie requise de leur bénéficiaire, selon un principe de solidarité nationale médiatisé par la puissance publique, à la différence des dispositifs de prévoyance et d'assurance sociale qui eux reposent sur une contribution des assurés " .

Le caractère obligatoire de l'aide sociale légale a des conséquences importantes pour des collectivités locales décentralisées qui n'ont pas juridiquement " la compétence de leur compétence " : l'Etat conserve son pouvoir de réglementation générale et fixe le taux minimum des prestations d'aide sociale légale et les conditions légales minimales d'accès à celle-ci .

La fixation du " corpus " de l'aide sociale légale constitue une prérogative de l'Etat qui s'appuie pour préparer les textes réglementaires sur la Direction de l'action sociale du ministère de l'emploi et de la solidarité, laquelle apparaît à bien des égards comme une structure administrative originale par rapport à nos voisins européens.

En effet, une telle structure administrative, qui se justifie dans un Etat décentralisé mais unitaire, n'a pas de raisons d'être dans un Etat fédéral doté de collectivités autonomes ni dans les Etats où l'aide sociale est confiée à des communes institutionnellement et historiquement très fortes.

Du point de vue des collectivités locales décentralisées, le dispositif juridique actuel présente l'inconvénient de laisser à l'Etat une marge de manoeuvre non négligeable pour jouer des ambiguïtés entre l'action sociale facultative et l'aide sociale obligatoire.

S'agissant de l'aide médicale , avant la mise en place de la CMU, certains départements avaient prévu, dans les barèmes d'aide sociale légale, des conditions de ressources avantageuses pour toutes les personnes pour lesquelles la prise en charge du forfait journalier et le ticket modérateur n'étaient pas de droit 262( * ) . Le dispositif de la CMU, en mettant un place la couverture maladie complémentaire gratuite, a prévu que les départements, en contrepartie du transfert de charges, connaîtrait une diminution de leur DGF " d'un montant égal aux dépenses consacrées à l'aide médicale en 1997 diminué de 5 % ".

Mais, le transfert financier, imposé par la loi, a porté aussi bien sur les dépenses qui avaient été engagées par les départements au titre de leurs obligations légales minimales, que sur les dépenses qui avaient été engagées de leur propre initiative et à titre facultatif.

Une analyse analogue pourrait être conduite à propos de la prestation spécifique dépendance (PSD). Le texte de la loi n° 97-60 du 24 janvier 1997 ne prévoit pas de montant minimum de la prestation, laissant planer une confusion sur le point de savoir si celle-ci est une prestation d'action sociale nouvelle sui generis ou bien une prestation d'aide sociale légale.

Le Gouvernement, pour sa part, a choisi de mettre l'accent sur l'édiction nécessaire de ce montant minimum, mettant ainsi en avant le caractère " d'aide sociale légale " de la prestation sans pour autant proposer de compensation financière de cette redéfinition des charges.

d) Une compétence résiduelle de l'Etat aux contours flous

La compétence résiduelle de l'Etat est définie par l'article 35 de la loi du 22 juillet 1983.

Cet article dispose que demeurent à la charge de l'Etat au titre de l'aide sociale :

- les cotisations d'assurance maladie des adultes handicapés ;

- l'allocation aux familles dont les soutiens indispensables accomplissent le service national ;

- l'allocation simple aux personnes âgées ;

- les frais afférents à l'interruption volontaire de grossesse ;

- l'allocation différentielle aux adultes handicapés (AAH) ;

- les frais d'hébergement, d'entretien et de formation professionnelle des personnes handicapées dans les établissements de rééducation professionnelle mentionnés à l'article 168 du code de la famille et de l'aide sociale ;

- les frais de fonctionnement des centres d'aide par le travail (CAT) ;

- les dépenses d'aide sociale engagées en faveur des personnes sans domicile de secours ;

- les mesures d'aide sociale -pour les personnes accueillies en centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS)-, en matière de logement, d'hébergement et de réadaptation sociale.

L'exposé des motifs de la loi susvisée expliquait cette énumération en soulignant que l'Etat devait conserver un nombre limité de prestations : celles qui relèvent de la solidarité nationale, celles dont les bénéficiaires ne peuvent être rattachés avec certitude à une collectivité territoriale et enfin celles dont le montant est lié automatiquement à des prestations de sécurité sociale.

La circulaire d'application du 4 novembre 1983 a effectué une distinction entre les prestations dont le financement est lié à la sécurité sociale, les prestations faisant appel à la solidarité nationale et les prestations de subsistance.

Comme l'indique le rapport public de la Cour des comptes de 1995 263( * ) , les critères de détermination du champ de compétences de l'Etat apparaîssent parfois fondés sur des critères largement énigmatiques, sinon de pure opportunité.

S'agissant des rapports entre la sécurité sociale et l'assurance maladie , on peut retenir que ce ne sera qu'avec la loi de finances rectificative du 11 juillet 1986 que les départements prendront finalement en charge les cotisations d'assurance personnelle, des réticences ayant été exprimées sur ce point en 1983. La loi relative à la CMU a mis fin, de fait, à cette prise en charge, permettant ainsi une certaine clarification.

En revanche, l'intervention du département dans le domaine sanitaire, s'agissant en particulier du dépistage du cancer ou de la tuberculose, soulève du point de vue des interrogations, compte tenu de la compétence éminente de l'Etat en matière de politique sanitaire.

A la limite, il eut été plus justifié de confier au département une compétence en matière de santé scolaire, dans le fil de la compétence générale qui lui est reconnue en matière de protection de l'enfance, sachant que sur ce point les déficiences constatées rendent très difficile l'évaluation juste du transfert de charge.

Le critère de la solidarité nationale a rendu particulièrement complexe les partages dans le secteur de l'aide sociale aux personnes handicapées.

La sécurité sociale est restée logiquement compétente sur les maisons d'accueil spécialisées (MAS) qui reçoivent les personnes les plus lourdement handicapées nécessitant des soins médicaux constants et intensifs.

Par ailleurs, le maintien des centres d'aide par le travail (CAT) et des ateliers protégés dans le domaine de compétence de l'Etat a été justifié par la volonté de donner une valeur de priorité nationale à l'insertion professionnelle des handicapés.

Enfin, l'Etat a conservé dans son domaine de compétence les dépenses d'aide sociale pour les personnes sans domicile de secours ainsi que les dépenses d'aide sociale des personnes recueillies dans les centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).

Dès le départ, la compétence de l'Etat dans le domaine de l'aide sociale, bien que résiduelle en droit, était loin d'être résiduelle en fait ; assise sur des critères empiriques, elle a justifié le maintien de services extérieurs de l'Etat étoffés.

Ceci explique notamment qu'une répartition des compétences apparemment simple ait ouvert la voie à des " incidents de frontière ".

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