B. LES PRINCIPAUX OBJECTIFS DE LA DÉCENTRALISATION
1. Une nouvelle distribution des pouvoirs dans un Etat unitaire
a) Une nouvelle distribution des pouvoirs
Une
réflexion sur la décentralisation est indissociable d'une
réflexion sur l'organisation des pouvoirs. Rompant avec le modèle
de l'Etat centralisé, la décentralisation implique, en effet, une
nouvelle distribution des pouvoirs.
Le modèle de
l'Etat centralisé
qui s'est longtemps
imposé dans notre pays repose d'abord sur l'idée selon laquelle
l'Etat est seul à même de
définir l'intérêt
général
et d'
arbitrer
entre celui-ci et les
intérêts particuliers. L'Etat se voit reconnaître un
rôle exclusif pour
structurer
et
coordonner
les
activités de la société. De cette conception du rôle
de l'Etat, découle le
pouvoir de contrôle
a priori
qu'il doit exercer sur toute initiative afin d'assurer la conformité
des initiatives à l'intérêt général et leur
uniformité sur l'ensemble du territoire. En découlent
également le
pouvoir d'arbitrage
qui lui est octroyé afin
de veiller à l'égalité entre les citoyens, ainsi que le
pouvoir d'expertise
qu'exerce territorialement l'administration de
l'Etat.
La décentralisation, au contraire, doit permettre aux
collectivités locales de disposer d'une certaine
liberté de
décision
pour définir les normes de leurs actions et les
modalités de leurs interventions. Elle traduit donc un
nouvel
équilibre
dans la répartition des pouvoirs.
Cette nouvelle conception des rapports entre l'Etat et les collectivités
locales a été remarquablement exprimée par la
Général de Gaulle dans un discours
célèbre (Lyon, le 24 mars 1968) :
"
L'évolution générale porte, en effet, notre pays
vers un équilibre nouveau. L'effort multiséculaire de
centralisation, qui fut longtemps nécessaire pour réaliser et
maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui
étaient successivement rattachées, ne s'impose plus
désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales
qui apparaissent comme les ressorts de la puissance économique de
demain.
"
La loi du 2 mars 1982 exprime la nouvelle donne que la décentralisation
introduit dans l'organisation des pouvoirs, en tout premier lieu en
transférant le pouvoir exécutif du préfet aux
présidents des conseils général et régional, la
région étant érigée en collectivité locale
de plein exercice. Faisant référence à l'article 72 de la
Constitution, son article premier dispose que "
les communes, les
départements et les régions s'administrent librement par des
conseils élus
". Le même article jette les bases de cette
nouvelle organisation en prévoyant que "
des lois
détermineront la répartition des compétences entre les
communes, les départements, les régions et l'Etat, ainsi que la
répartition des ressources publiques résultant de nouvelles
règles de la fiscalité locale et de transfert de crédits
de l'Etat aux collectivités locales, l'organisation des régions,
les garanties statutaires accordées aux personnels des
collectivités locales, le mode d'élection et le statut des
élus, ainsi que les modalités de la coopération entre
communes, départements et régions, et le développement de
la participation des citoyens à la vie locale. "
La loi du 2 mars 1982 traduit ainsi la définition de la
décentralisation que le Premier ministre, notre collègue Pierre
Mauroy, donnait devant l'Assemblée nationale
10(
*
)
:
"
Une France responsable, c'est aussi un pays qui doit désormais
enraciner l'unité de la République dans la diversité et la
responsabilité de ses collectivités locales. Il s'agit donc de
faire disparaître l'image d'une France centralisée à
l'extrême, enfermée dans la rigidité de ses textes, de ses
règlements et de ses circulaires.
"
Plusieurs conséquences résultent de cette nouvelle
répartition des responsabilités. D'abord, les
collectivités locales ne doivent pas se trouver dans une situation de
dépendance
à l'égard des administrations de l'Etat,
étant précisé que la liberté qui leur est reconnue,
en raison du caractère indivisible de la République, concerne
l'
administration
et non la
législation.
En outre,
dès lors qu'elle reconnaît une certaine autonomie de
décision aux collectivités locales, la décentralisation
doit nécessairement se traduire par une acceptation de la
diversité des situations locales.
Enfin, elle induit un
nouveau mode de définition de l'intérêt
général,
lequel n'est plus du ressort exclusif de l'Etat mais
au contraire peut, dans certains domaines, être défini et
porté par les acteurs décentralisés.
Telle qu'elle a été conçue par la loi du 2 mars 1982, la
décentralisation a aussi un effet sur le type de relations qui se
développent entre les collectivités elles-mêmes. Elle
exclut, en effet,
toute hiérarchisation
entre
collectivités.
b) Le maintien des principes de l'Etat unitaire
Tout en
confiant de nouvelles responsabilités aux collectivités locales,
la décentralisation n'a pas remis en cause les principes de l'Etat
unitaire.
D'abord, elle ne reconnaît aux collectivités locales qu'une
compétence d'attribution
. Les lois de 1983 sur les
compétences ont eu pour objet de retirer à l'Etat certaines
compétences pour les confier aux collectivités qui paraissaient
les mieux à même de les exercer. Mais elles n'ont pas
procédé à une refonte globale de la répartition des
compétences. En particulier, elles n'ont pas appliqué dans toute
sa portée le principe de subsidiarité, caractéristique des
Etats fédéraux, qui veut que ne soient confiées au niveau
central que les seules questions qui ne peuvent être traitées de
manière satisfaisante au niveau local.
Ensuite et surtout, là où dans un Etat fédéral les
conflits sur la répartition des compétences sont
réglés par une cour suprême, l'article 72 de la
Constitution confie au délégué du Gouvernement dans les
départements et territoires "
la charge des
intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect
des lois
".
Comme on le sait, le Conseil constitutionnel a veillé au respect des
prérogatives de l'Etat en considérant que
" si la loi
peut fixer les conditions de la libre administration des collectivités
territoriales, c'est sous la réserve qu'elle respecte les
prérogatives de l'Etat (...) ; que ces prérogatives ne
peuvent être ni restreintes ni privées d'effets, même
temporairement ; que l'intervention du législateur est donc
subordonnée à la condition que le contrôle administratif
prévu par l'article 72 (alinéa 3) permette d'assurer le respect
des lois et, plus généralement, la sauvegarde des
intérêts nationaux auxquels, de surcroît, se rattache
l'application des engagements internationaux contractés à cette
fin
" (décision n° 82-137 DC du 25 février 1982).
Plus généralement, le juge constitutionnel balance dans
l'interprétation du principe de libre administration entre la
liberté
et la
contrainte.
Ainsi les conseils élus des collectivités territoriales doivent
être "
dotés d'attributions effectives
"
(décision n° 85-196 DC du 8 août 1985) ; la loi ne doit
pas imposer aux collectivités locales des
contraintes excessives
(décisions n° 83-168 DC du 20 janvier 1984 ; n°
98-407 DC du 14 janvier 1999) ; de même si le
législateur a le pouvoir "
de déterminer les limites
à l'intérieur desquelles une collectivité territoriale
peut être habilitée à fixer elle-même le taux d'une
imposition établie en vue de pourvoir à ses dépenses, les
règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet de
restreindre les ressources fiscales des collectivités territoriales au
point d'entraver la libre administration
" (décisions n°
90-277 DC du 25 juillet 1990 ; n° 98-405 DC du 29
décembre 1998).
Pour autant le principe de libre administration n'interdit pas, selon le juge
constitutionnel, d'imposer des
contraintes
aux collectivités
locales, contraintes qui peuvent s'avérer
très lourdes
et
de nature à
réduire singulièrement leur liberté
de décision.
Ainsi, les collectivités locales peuvent se voir
contraintes par la loi d'agir en partenariat avec l'Etat comme dans le cas du
revenu minimum d'insertion ou encore se voir imposer des dépenses
obligatoires, par exemple pour le financement du logement social, à
condition qu'elles aient un objet et une portée précis, qu'elles
ne soient pas contraires aux compétences propres des
collectivités locales et qu'elles ne heurtent pas à la libre
administration juridique et financière de celles-ci (décision
n° 90-274 du 29 mai 1990).