II. UNE LOGIQUE CONTRACTUELLE INÉGALITAIRE
"
Lieu après lieu, depuis quelques
décennies,
le panorama des méthodes des politiques publiques s'est, de fait,
modifié progressivement en France (...).
De tous côtés,
des changements diversifiés semblent aller dans un même
sens : la négociation plus explicite de l'action publique et la
multiplication des contrats dans les politiques publiques
".
C'est en ces termes qu'un récent ouvrage, au titre explicite :
"
Gouverner par contrat
"
160(
*
)
résume
l'essor
récent des procédures contractuelles
dans le champ de
l'action publique. Ni la liberté contractuelle des personnes publiques,
ni le principe de la contractualisation entre ces personnes ne sont d'ailleurs
des nouveautés juridiques.
La contractualisation n'est pas par essence contraire à la
décentralisation. Elle peut au contraire apparaître comme
son
corollaire naturel et indispensable
. Le lien contractuel implique, en
effet, la
liberté
et
l'égalité
des parties,
au contraire de la tutelle, relation verticale de subordination. Il est, dans
ce sens, la condition et la manifestation de l'émancipation des
collectivités territoriales et l'expression même d'une nouvelle
organisation des pouvoirs.
Contractualisation et décentralisation seraient, dans cette optique,
comme les deux faces d'une même médaille, l'une étant
l'expression du nouvel ordre juridique institué par l'autre
.
C'est donc bien plutôt
dans ses modalités que dans son principe
que le procédé contractuel peut remettre en cause certains
des acquis de la décentralisation.
L'ampleur prise par le phénomène contractuel -pour ne pas dire sa
prolifération récente-, particulièrement dès qu'il
s'agit d'associer, dans des actions communes, l'Etat et les
collectivités locales, n'est en effet pas sans conséquences sur
l'équilibre de la décentralisation, tant en raison de la
nouvelle répartition
de fait
des compétences -ou
plutôt de leur financement- que la contractualisation induit, qu'à
cause de
l'asymétrie
des relations
contractuelles
entre les parties.
Cette multiplication des instruments conventionnels s'est, par ailleurs,
accompagnée de leur
banalisation
: un récent article
de doctrine
161(
*
)
mettait
ainsi en lumière "
une sorte de mode contemporaine qui habille
du terme " contrat " des procédures de concertation, qui
présupposent ou expriment des accords de volonté de la part des
personnes publiques, mais qui n'entraînent par elles-mêmes
aucun
effet juridiquement obligatoire
. (...). Les illustrations actuelles du
phénomène ne manquent pas, du " caractère
platonique " des contrats de plan Etat-régions aux très
récents contrats locaux de sécurité ".
Cette
évolution a parfois porté préjudice aux
collectivités locales qui se sont ainsi vues privées du recours
qu'implique une véritable relation contractuelle.
A. L'IMPORTANCE CROISSANTE DES TECHNIQUES CONTRACTUELLES
Parmi les procédures contractuelles, les contrats de plan Etat-régions figurent sans doute, par l'importance des sujets traités et par la masse des financements engagés, au premier rang en termes d'impact sur l'équilibre de la décentralisation française.
1. Les contrats de plan Etat-régions : une enveloppe financière considérable en partie seulement prise en charge par l'Etat
a) La contractualisation décentralisée, héritière de " l'ardente obligation " nationale
Depuis
leur institution par les lois de décentralisation, et en particulier par
la loi
162(
*
)
du
29 juillet 1982 portant réforme de la planification, qui dispose
que "
l'Etat peut conclure
avec les collectivités
territoriales, les régions, les entreprises publiques ou privées
et éventuellement d'autres personnes morales, des
contrats de
plan
comportant des engagements réciproques des parties ",
en vue de l'exécution du plan de la Nation,
quatre
générations de contrats de plan Etat-régions se sont
succédées.
Ces contrats de plan, initialement conçus comme une application du plan
national, ont progressivement été, méthodologiquement et
juridiquement,
disjoints de la planification nationale
, à
laquelle ils ont survécu, au point d'être aujourd'hui le principal
instrument stratégique du développement territorial de notre
pays. Le dernier exercice de planification nationale remonte en effet au
Xème plan (1989-1993). La loi précitée
d'aménagement du territoire du 25 juin 1999 a, en outre,
supprimé le " schéma national d'aménagement et de
développement du territoire ", document de synthèse des
divers schémas sectoriels d'aménagement du territoire, qui aurait
dû être adopté par la voie législative
163(
*
)
. Votre Haute assemblée a
vivement regretté la suppression de cet outil, démocratiquement
délibéré, de mise en cohérence de la politique
d'aménagement du territoire, à son sens indispensable.
b) Des financements croissants, répartis entre plusieurs partenaires
Quelques
chiffres permettront de prendre la mesure de l'importance des contrats de plan,
mais aussi de
l'engagement financier respectif des différents
partenaires
.
La première génération de contrats de plan a couvert la
période quinquennale de 1984 à 1988, la deuxième celle de
1989 à 1993, la troisième génération devait
s'appliquer aux années 1994 à 1998, mais a en
réalité été unilatéralement prolongée
par l'Etat et s'est achevée en 1999. Au cours de ces trois
périodes,
les engagements financiers de l'Etat ont
fortement
augmenté en volume,
puisqu'ils sont passés, pour l'ensemble
des régions métropolitaines, de 41,9
164(
*
)
à 56,6 puis à
77,3 milliards de francs. Ils ont cependant
diminué en valeur
relative
, leur part ayant évolué de 59,9 % à
55,4 %, puis à 52,1 % du montant total des contrats, du fait
de l'engagement croissant des autres partenaires.
En moyenne annuelle, d'après le rapport public 1998 de la Cour des
Comptes, qui a analysé l'exécution de la troisième
génération de contrats de plan, ces crédits ont
représenté pour l'Etat 18,6 % ou 15,5 % des
autorisations de programme civiles ouvertes en loi de finances initiale, selon
que l'on retient une période de cinq ou six ans ; la proportion est
beaucoup plus forte dans certains secteurs, comme celui des routes (62 %).
L'apport global des régions
, d'un montant de
71,3 milliards de francs
pour la troisième
génération, n'est que très légèrement
inférieur à celui de l'Etat. Si l'on fait abstraction de la
situation exceptionnelle de l'Ile-de-France, où la contribution de la
région est de plus du double de celle de l'Etat (23,2 contre
11,2 milliards de francs), la part des autres régions est de
42 % en moyenne.
Lors de leur 69
e
Congrès, en octobre dernier, consacré
aux politiques contractuelles, les départements indiquaient par ailleurs
avoir participé à hauteur de
18 milliards de francs
au financement des contrats de plan 1994-1999.
A ces crédits s'ajoutent des fonds européens, ainsi que les
contributions des
autres partenaires
(communes, établissements
publics locaux...),
qui portent le total des participations locales à
un niveau supérieur à celui de l'Etat.
Lors de la récente table ronde
165(
*
)
sur les contrats de plan
Etat-régions organisée par la Délégation du
Sénat à l'aménagement du territoire, M. Michel
Delebarre, président du Conseil régional Nord-Pas-de-Calais,
développait un exemple particulièrement révélateur
du poids financier respectif des différents contributeurs à
certaines actions du contrat de plan entre l'Etat et cette région.
Pour les crédits consacrés aux
routes nationales
-qui
relèvent d'une compétence de l'Etat- ce dernier soulignait que la
part de l'Etat était rarement consommée en totalité et
que, de surcroît, bien souvent, la contribution du co-contractant
régional était appelée avant la sienne. Il estimait que
cette méthode "
donne aux collectivités territoriales,
à la région en particulier, un sentiment un peu curieux. [...]
Parfois, nous assurons un peu
la trésorerie de l'Etat
dans la
mise en oeuvre des crédits routiers.
"
M. Delebarre poursuivait : "
sur les crédits routiers,
27 % sont une contribution de la région, 27,5 % du
département, il y a une contribution de l'intercommunalité et une
autre de la commune. L'Etat récupère la TVA sur l'ensemble.
Je
me suis demandé s'il ne gagnait pas de l'argent sur la mise en oeuvre
des routes !
Je reconnais que l'image est caricaturale, mais c'est une
mise en oeuvre un peu curieuse. Reconnaissons-le. "
Cet exemple illustre, d'ailleurs, nombre de
défauts
méthodologiques
de la contractualisation Etat-régions
(transfert de charges ; brouillage des compétences ;
inexécution des engagements pris ; inégalité
contractuelle...) qui seront plus longuement développés
ci-après.
En comptabilisant la participation des diverses parties, les contrats de
plan mettent en jeu des sommes importantes.
C'est ainsi un montant, considérable, de
220 milliards de
francs
166(
*
)
-soit plus du
triple de la première génération- qu'auront
mobilisé les contrats de plan pour la période 1994-1999.
Pour la nouvelle génération de contrats
, portant sur la
période 2000 à 2006, l'engagement de l'Etat devrait
s'élever à
120 milliards de francs
167(
*
)
,
pour une participation des
régions estimée à
110 milliards de francs
,
à laquelle s'ajoutent les contributions des autres collectivités.
Rappelons que l'enveloppe des fonds structurels devrait, quant à elle
représenter, sur la période, environ
100 milliards de
francs
de financements pour notre pays.
A ce propos, toujours lors de la table ronde sur les contrats de plan
organisée par la Délégation à l'aménagement
du territoire du Sénat, le Président du Conseil régional
Nord-Pas de Calais faisait observer que des crédits communautaires
avaient parfois financé des engagements pris par l'Etat dans le cadre
des contrats de plan. Il estimait ainsi : "
Il n'est pas pensable
que les premiers (les crédits communautaires) viennent se substituer aux
seconds (les fonds de l'Etat) dans certaines opérations. Or, dans les
années passées, combien d'opérations avons-nous vu
engagées avec
une absence de crédits d'Etat et des
crédits européens présentés comme étant la
contrepartie d'Etat ?
Nous souhaitons que la lecture de l'addition des
crédits européens soit très précise, très
transparente et très lisible
".
Force est de constater que l'Etat n'est donc qu'un financeur parmi d'autres,
bien qu'il conserve de fait la maîtrise du pilotage du système
.
S'agissant des seules dotations de l'Etat pour la prochaine
génération, leur répartition a été
arrêtée, en novembre dernier, de la façon suivante :
CONTRATS DE PLAN 2000-2006 :
MONTANT
DE LA
CONTRIBUTION DE L'ETAT
|
En
millions
|
en
francs
|
Alsace |
3 440 |
1 989 |
Aquitaine |
4 794 |
1 652 |
Auvergne |
3 937 |
3 012 |
Bourgogne |
3 293 |
2 046 |
Bretagne |
6 000 |
2 067 |
Centre |
4 040 |
1 658 |
Champagne Ardenne |
2 409 |
1 796 |
Corse |
1 631 |
6 371 |
Franche Comté |
4 177 |
3 744 |
Ile de France |
19 895 |
1 821 |
Languedoc Roussillon |
5 001 |
2 181 |
Limousin |
3 033 |
4 272 |
Lorraine |
6 302 |
2 730 |
Midi Pyrénées |
6 387 |
2 506 |
Basse Normandie |
3 777 |
2 659 |
Haute Normandie |
4 054 |
2 281 |
Pays de la Loire |
4 726 |
1 468 |
Picardie |
3 012 |
1 623 |
Poitou Charentes |
3 750 |
2 290 |
PACA |
8 095 |
1 801 |
Rhône Alpes |
9 063 |
1 609 |
Total métropole |
121 293 |
2 076 |
Guadeloupe |
1 284 |
3 046 |
Guyane |
1 221 |
7 762 |
Martinique |
1 119 |
2 933 |
Réunion |
2 016 |
2 859 |
Total DOM |
5 640 |
3 386 |
Total métropole + DOM |
126 933 |
2 113 |
En ce
qui concerne la part relative des différents ministères dans ces
crédits contractualisés, trois d'entre eux représentent
plus des deux tiers de l'enveloppe totale :
l'équipement
(38,4 % du total),
l'éducation nationale
(17,9 %),
et
l'agriculture
(8,8 %).
Malgré leur masse financière et leur importance
stratégique, les contrats de plan Etat-régions ne sont pas les
seuls instruments juridiques de partenariat entre les collectivités
locales et l'Etat. Au contraire, les autres formes contractuelles ont eu
tendance à se multiplier. Cette prolifération devrait même
connaître, avec la récente loi d'aménagement du territoire,
une accélération.