CHAPITRE II
LA COMPLEXITÉ DU PAYSAGE INSTITUTIONNEL
DE LA
DÉCENTRALISATION
I. L'ÉTAT : UN ACTEUR ESSENTIEL QUI N'A PAS ENCORE INTÉGRÉ LA LOGIQUE DE LA DÉCENTRALISATION
A. LE RÔLE AMBIGU DE L'ÉTAT : CONTRÔLEUR ET ACTEUR DE LA VIE LOCALE
1. l'État, contrôleur de la vie locale
L'
obligation du contrôle
des collectivités
territoriales par l'État a valeur constitutionnelle. Les
prérogatives de l'État figurent en effet au dernier alinéa
de l'article 72 de la Constitution, selon lequel "
le
délégué du Gouvernement a la charge des
intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect
des lois
".
Le contrôle exercé par le représentant de l'État,
s'il contribue à assurer la prééminence des
intérêts nationaux sur les intérêts locaux et de
faire prévaloir l'unité de l'ordre juridique français,
doit être concilié avec le principe de libre administration des
collectivités territoriales, qui a lui aussi valeur constitutionnelle.
Le Conseil constitutionnel a donc été amené à
préciser par sa jurisprudence
39(
*
)
les limites à ne pas franchir
par le législateur en matière de contrôle des
collectivités.
a) Les principes : la substitution du contrôle a posteriori à la tutelle
Le
contrôle de légalité constituait un des volets les plus
importants de la loi du 2 mars 1982
40(
*
)
et la contrepartie de l'autonomie
des collectivités territoriales : la loi transformait la tutelle
a priori
exercée par le préfet en un contrôle de
légalité
a posteriori
confié au juge administratif,
saisi par le préfet, c'est-à-dire un
contrôle indirect
et juridictionnel
41(
*
)
.
La loi du 22 juillet 1982 a complété celle du
2 mars en précisant les conditions d'exercice du contrôle
administratif : les actes ne deviennent exécutoires qu'à la
double condition d'avoir été publiés et transmis au
représentant de l'État. La loi a dressé la liste des actes
dont la transmission est une condition de caractère exécutoire,
la sanction de la non-transmission étant l'absence de caractère
exécutoire de l'acte.
Le préfet a la possibilité de saisir le tribunal administratif
d'un recours, appelé "
déféré
préfectoral
", dans le délai de deux mois suivant la
transmission de l'acte. Il est tenu d'informer sans délai
l'autorité locale de son intention de saisir le juge et de lui
communiquer toutes précisions utiles sur les illégalités
qu'il a constatées. Cette procédure vise à
limiter le
recours au juge
et à favoriser le dialogue entre la
collectivité et le préfet ; elle tient compte au fait que
nombre d'illégalités ne sont que le résultat d'erreurs
involontaires.
D'autres formes de déférés préfectoraux
existent : suspension d'extrême urgence des actes des
collectivités locales en cas de menace pour une liberté publique
ou individuelle, déféré en matière de
défense nationale, etc. Les sursis à exécution ont
été remplacés par des
suspensions
42(
*
)
, accordées de droit si l'un
des moyens évoqués paraît, en l'état de
l'instruction, propre à créer un doute sérieux quant
à la légalité de l'acte.
b) Les insuffisances du contrôle de légalité
L'environnement normatif de l'action locale requiert
désormais des capacités développées d'analyse
juridique
43(
*
)
, qui peuvent
faire défaut dans les petites collectivités, voire dans les
préfectures et sous-préfectures chargées du contrôle
de légalité. La complexité des affaires publiques locales
aboutit aujourd'hui à une inflation du nombre d'actes soumis à
transmission obligatoire.
Or, le contrôle de légalité est
quantitativement
insuffisant
. Le nombre global d'actes contrôlés est
très faible et
très inégal d'un département
à l'autre
.
En 1997,
6,1 millions d'actes
ont été transmis aux
autorités chargées du contrôle de légalité.
Celles-ci ont adressé 179.000 observations aux auteurs des actes et
le nombre des déférés devant les tribunaux administratifs
s'est élevé à 1623, soit un
taux de recours contentieux
de 2,6 pour 10.000
44(
*
)
.
Sur dix ans (1986-1996), le nombre d'actes transmis a augmenté de plus
de 50 % alors que le nombre d'observations s'est accru de 91 % et le
nombre de recours déposés, de 11,5 %.
La
répartition par objet des recours
a elle aussi connu une
évolution significative
45(
*
)
, mais les
déférés préfectoraux restent
concentrés
dans un nombre très restreint de domaines
.
Dans de nombreux cas, les préfets se sont désistés
après réformation ou retrait de l'acte entaché
d'illégalité. Le nombre élevé des
désistements après l'engagement des procédures
contentieuses traduit l'efficacité de la concertation par les
préfets en direction des exécutifs locaux après le
dépôt d'un déféré
46(
*
)
.
L'inégalité de l'application du droit d'une
collectivité à l'autre
se manifeste par la diversité
du taux des observations et du taux de recours, mais aussi par la
disparité dans la pratique des transactions et des voies non
contentieuses de règlement des litiges. Certains départements se
caractérisent par l'absence de tout déféré
préfectoral dans l'année, alors que d'autres atteignent ou
dépassent la centaine.
L'exercice du sursis à exécution
concernait en 1997
un
déféré préfectoral sur trois
. Malgré
l'existence des procédures d'urgence,
la lenteur de la justice
administrative
47(
*
)
conduit
à un véritable mépris du droit et à la
multiplication des instances liée à l'utilisation des voies de
recours
48(
*
)
.
Comme le souligne le rapport du Gouvernement au Parlement sur le contrôle
a posteriori
des actes des collectivités locales, des
décisions en matière de marchés publics, ou concernant des
autorisations d'occupation du sol, sont rendues après l'exécution
du marché ou la réalisation des travaux. Aussi, la lenteur de la
justice administrative peut-elle aller jusqu'à
rendre parfois
illusoire l'exécution des décisions de justice
.
Les causes de l'insuffisance du contrôle de légalité sont
multiples. Dans son rapport public 1993 intitulé :
" Décentralisation et ordre juridique ", le Conseil
d'État souligne "
l'insuffisance quantitative et qualitative des
moyens des préfectures face à l'explosion du volume des actes
à contrôler, aux glissements continuels des compétences,
aux modifications incessantes des législations de
référence
", voire au "
recul, en
opportunité, des autorités préfectorales devant l'exercice
d'une compétence dont on leur a, un temps, expressément
demandé de ne pas abuser, dont le maniement risque de rendre plus
difficiles leurs relations avec les élus, et dont la jurisprudence
administrative a, de surcroît, implicitement admis quelles
n'étaient pas tenues de faire usage
".
En définitive, il convient de se demander avec le Conseil
d'État
49(
*
)
si
"
le champ dans lequel le contrôle de légalité
trouve le plus clairement sa légitimité
50(
*
)
est ou non suffisamment couvert par
les déférés préfectoraux
".
c) Les ambiguïtés du contrôle de légalité
(1) Le contrôle de légalité ne vaut pas certification
Dans
l'arrêt Brasseur du 25 janvier 1991, le Conseil d'État a
admis que les préfets n'étaient pas tenus de
déférer aux tribunaux administratifs les actes dont ils avaient
constaté l'illégalité et qu'ils n'avaient pas
réussi à faire modifier par la collectivité. En
conséquence,
le contrôle de légalité n'a aucun
caractère automatique
.
De plus,
l'absence d'observation de la part du contrôle de
légalité n'est pas une garantie de la légalité de
l'acte
. Ainsi, des
poursuites pénales
peuvent être
engagées contre des élus à propos d'actes sur lesquels le
préfet n'avait émis aucune objection. Le contrôle de
légalité est par nature administratif, distinct de
l'appréciation pouvant être portée sur une situation
donnée par le procureur de la République.
(2) Le préfet entre conseil et contrôle.
L'initiative du contrôle de légalité est
confiée à des autorités directement impliquées dans
l'action et la vie locales
et qui sont des partenaires
privilégiés des collectivités locales. Les préfets
sont-ils en mesure de créer une étanchéité parfaite
entre les différents pans de leurs actions ? Il peut se trouver en
pratique des situations paradoxales dans lesquelles l'émission des actes
contrôlés et le contrôle sont juxtaposés.
Considérant que les irrégularités sont souvent le fait
d'une méconnaissance ou d'une maîtrise insuffisante du droit, les
préfectures assurent localement
une mission d'information et de
conseil en direction des exécutifs territoriaux
.
Si
l'assistance à l'élaboration des actes
est
sollicitée par les exécutifs locaux, notamment dans les
collectivités locales qui ne bénéficient pas des moyens
juridiques suffisants, celle-ci ne manque pas de soulever des
objections de
principe tenant au respect de l'autonomie de gestion et de la libre
administration des collectivités locales
.
L'exercice du contrôle de légalité requiert la
participation de l'ensemble des services déconcentrés, compte
tenu de la diversité du champ de compétences des
collectivités locales.
Deux modalités
sont
pratiquées, la délégation du contrôle de
légalité, et la simple consultation des services
déconcentrés.
La
délégation du contrôle
à certains services
se justifie par la spécificité et la technicité de la
matière ; de nombreux préfets délèguent
l'examen des actes d'urbanisme aux directions départementales de
l'équipement et le contrôle des marchés des hôpitaux
aux directions départementales des affaires sanitaires et sociales.
Les préfets ne se dessaisissent pas de leur pouvoir de décision
et conservent un pouvoir d'évocation sur les avis des directions
départementales. Toutefois, la mise en oeuvre de la
délégation se heurte à des problèmes de
déontologie
. Comme le souligne le Conseil d'État,
"
il est essentiel que ceux des services (DDE en particulier) qui
interviennent pour le compte des collectivités locales comme
conseillers, instructeurs de décisions ou maître d'oeuvre,
ne
puissent être juges et parties
; or un tel partage des
rôles n'est pas toujours facile à opérer
".
La
consultation
des services déconcentrés
compétents par le préfet est la formule la plus courante,
notamment auprès des directions départementales de la
concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ou
auprès du réseau du Trésor public. La consultation peut
prendre une forme intégrée, celle des "
pôles de
compétences
". Ceux-ci visent à harmoniser les pratiques
de contrôle et la doctrine administrative des différents
services ; à procéder à des expertises juridiques en
commun sur des dossiers complexes ; à développer la
circulation de l'information entre les services ; à élaborer
des documents d'information à destination des collectivités
locales ; à mettre en place des actions de formation communes aux
agents des différents services ; à définir en commun
des domaines prioritaires pour l'exercice du contrôle de
légalité ; enfin à la détection précoce
des illégalités.
Les pôles de compétences sont présents à titre
expérimental dans une quarantaine de départements, sous une forme
généraliste ou dans les spécialités des
marchés publics ou de l'urbanisme ; ils s'inscrivent dans
l'objectif d'interministérialité du contrôle.
Lors de son audition par la mission, M. Jean-Bernard Auby,
président de l'association française de droit des
collectivités territoriales, a conclu que la fonction des services
déconcentrés était marquée d'une très grande
ambiguïté ; bien que la décentralisation ait fait
évoluer leur mission vers le contrôle et la régulation, ces
services continuent néanmoins à mener des actions dans un grand
nombre de domaines et exerçent une fonction de conseil souvent
demandée par les collectivités de petite taille. Il a
estimé que, compte tenu de cette ambiguïté, le
contrôle de légalité ne pouvait pas fonctionner de
façon satisfaisante.
(3) La dérive vers un jugement en opportunité ?
L'immixtion du juge dans la gestion locale est rendue possible par des procédures comme le " référé pré-contractuel " 51( * ) , qui permet au juge de prononcer l'arrêt d'une procédure de passation d'un marché ou d'une délégation de service public en cours de déroulement, dans l'hypothèse où les règles de publicité et de concurrence n'ont pas été respectées. Le juge peut, en référé et avant que le contrat ne soit conclu, prendre des mesures provisoires ou définitives qui ne sont pas susceptibles d'appel ; il dispose d'un pouvoir d'injonction qu'il fait respecter par des astreintes. Ces prérogatives du juge administratif peuvent avoir pour effet de substituer son pouvoir d'appréciation à celui de l'administrateur.
(4) La multiplication des recours au juge administratif
Les insuffisances du contrôle de légalité conduisent à une multiplication des recours directs des citoyens devant les tribunaux administratifs, en particulier les recours à l'initiative d'associations . Le Conseil d'État laisse entendre que " les autorités préfectorales renoncent si fréquemment à faire usage du pouvoir à elles dévolu que la charge d'entreprendre des actions contentieuses dont elles auraient dû assumer le poids s'en trouve reportée sur le citoyen ".
d) L'inadaptation des contrôles financiers
(1) Le contrôle des actes budgétaires
Après le contrôle de légalité, les
actes
budgétaires des collectivités territoriales et des
établissements publics locaux sont soumis à un contrôle
spécifique, le contrôle budgétaire. Cependant, toutes les
collectivités locales ne sont pas soumises au contrôle des
chambres régionales des comptes : les comptes des communes de moins
de 2000 habitants, dont le montant des recettes ordinaires est inférieur
à deux millions de francs, sont apurés par le
trésorier-payeur général. Ainsi, près de 70.000
organismes
52(
*
)
entrent dans le
champ de compétence des chambres régionales des comptes.
Exercé à l'initiative du préfet, le contrôle
budgétaire
53(
*
)
implique
que
l'État, pour garantir la légalité, peut mettre sous
quasi-tutelle budgétaire une collectivité locale
. En effet,
le juge peut procéder à la réformation de l'acte en
cause
54(
*
)
et non pas seulement
à son annulation ou à son retrait comme dans le cas du
contrôle de légalité.
(2) Le contrôle juridictionnel des comptes
La chambre régionale des comptes juge, dans son ressort, l'ensemble des comptes des comptables publics des collectivités locales et de leurs établissements publics. Il s'agit d'un contrôle de régularité obligatoire ; la chambre régionale des comptes règle et apure les comptes par des jugements 55( * ) , que des irrégularités aient été relevées ou non. Le jugement définitif donne décharge au comptable ou éventuellement le met en débet, c'est-à-dire lui impose de reverser une somme à la collectivité. Les jugements définitifs sont susceptibles d'appel devant la Cour des comptes et les arrêts rendus en appel peuvent donner lieu à pourvoi en cassation devant le Conseil d'État.
(3) Le contrôle de gestion : entre régularité et opportunité.
Dernier
volet du contrôle financier, l'examen de la gestion des
collectivités locales par les chambres régionales des comptes
donne lieu à des
observations
56(
*
)
qui, en l'état actuel du
droit, sont réputées ne pas faire grief.
En 1988, le législateur
57(
*
)
a corrigé la rédaction
issue de la loi du 2 mars 1982, afin que ces observations ne portent
pas sur le " bon emploi " des crédits, mais sur leur
"
emploi régulier
" par les collectivités. En
1990, il a posé le principe de la communication à
l'assemblée délibérante des observations
définitives
58(
*
)
.
Comme le souligne notre collègue M. Jean-Paul Amoudry,
rapporteur
59(
*
)
au nom de
la commission des Lois du Sénat de la proposition de loi tendant
à réformer les conditions d'exercice des compétences
locales et les procédures applicables devant les chambres
régionales des comptes, dont il est le coauteur avec notre
collègue M. Jacques Oudin, il existe aujourd'hui
un certain malaise
concernant la procédure d'examen de la gestion.
Les principales critiques
adressées aux interventions des
chambres régionales des comptes sont la médiatisation excessive
des observations provisoires et l'insécurité juridique
liée à
l'absence d'articulation avec le contrôle de
légalité
. De plus, il existe un
décalage
entre
les conditions d'exercice de l'action locale et la perception que peut en avoir
un
contrôle opéré souvent plusieurs années
après
les décisions prises.
La crainte est légitime d'une dérive du contrôle
vers un
contrôle d'opportunité.
L'absence de
critères
fiables et communs
, les limites de la
procédure
contradictoire
, la
divulgation abusive
des lettres
d'observations provisoires,
l'absence de
hiérarchisation
des observations et
l'absence de
procédure de recours
contre les lettres d'observations définitives affaiblissent encore
le contrôle de gestion.
En définitive, compte tenu de ces déficiences, les lettres
d'observations ne peuvent constituer un instrument d'aide à une bonne
gestion.
La perception des contrôles par les élus
Les
" États généraux des élus locaux ",
organisés par M. Christian Poncelet, président du
Sénat, montrent la perception qu'ont les élus locaux du
contrôle de légalité et des contrôles financiers.
• Les États généraux organisés en
décembre 1998 dans le département de
Vaucluse
60(
*
)
montrent que 53 % des
élus sont satisfaits du contrôle de légalité, mais
lui reprochent de
ne pas constituer une garantie de sécurité
juridique
: 45 % des élus considèrent qu'il ne
permet pas de prévenir les risques de contentieux, 41 % estiment
qu'il ne remplit pas son rôle d'aide à la décision. Par
ailleurs, 61 % des élus de Vaucluse estiment que le système
actuel de contrôle des chambres régionales des comptes ne garantit
pas suffisamment les droits de la défense.
• Les États généraux des élus locaux de la
région d'
Alsace
61(
*
)
, organisés en mars 1999,
montrent que 62 % des élus d'Alsace sont satisfaits des
modalités du contrôle de légalité et que 68 %
d'entre eux dénoncent l'inadaptation du contrôle exercé par
les chambres régionales des comptes aux spécificités de la
gestion locale.
• Selon les États généraux organisés en
septembre 1999 dans les départements du
Nord et du
Pas-de-Calais
62(
*
)
,
70 % des élus portent une appréciation positive sur
l'action du juge administratif. Pourtant, résultat contradictoire,
51 % des élus considèrent que les jugements administratifs
constituent une
source de complexification de l'action publique locale
.
Si 64 % des élus de Nord Pas-de-Calais sont satisfaits du
contrôle de légalité
63(
*
)
que le préfet exerce sur
leurs actes, ils lui reprochent toutefois son caractère
trop
contraignant
et son
manque d'impartialité.
83 % des élus locaux de Nord Pas-de-Calais expriment une opinion
favorable sur l'action de la chambre régionale des comptes et 61 %
d'entre eux estiment nécessaire de développer la mission de
conseil et d'alerte des chambres.