3. Le risque de fracture civique et sociale
L'ensemble des mutations précédemment décrites contribuent à accentuer la " fracture territoriale " entre les différents espaces français. Ces différenciations entre territoires tendent donc plus à se marquer qu'à s'estomper. De surcroît, les évolutions entraînées par l'inégal peuplement des espaces français, et leur intégration différenciée dans la globalisation économique, accentuent les risques de rupture dans l'acceptation de la norme républicaine , mais également dans l'égal accès des citoyens à l'emploi, à la culture et aux nouvelles technologies.
a) Les incivilités et la fracture sociale
Si les
statistiques policières font remonter au milieu des années 1960
l'émergence de la petite délinquance, qui reste alors pour
l'essentiel concentrée sur les dégradations des biens, les
violences contre les personnes croissent fortement depuis 1994. C'est cet
ensemble de faits, d'une gravité très inégale, qu'on a
englobé sous le terme générique
d'"
incivilités
", car ils constituent tous une
agression, symbolique ou réelle, contre les normes inhérentes
à la vie en commun.
Ce phénomène multiforme affecte prioritairement des zones qui se
dérobent, ou sont inadaptées, à l'organisation
territoriale française : quartiers péri-urbains, grands
ensembles immobiliers qui constituent des enclaves spécifiques, et plus
rarement, quartiers centraux délaissés par leurs habitants du
fait de leur vétusté.
Certes, la reprise de l'activité économique constatée
depuis 1998 peut contribuer à intégrer dans le monde du travail,
et donc socialiser, les jeunes adultes qui constituent l'essentiel des auteurs
de ces incivilités.
Mais, faute de formation suffisante et, peut-être, d'une volonté
de se conformer à des modes de vie parfois discrédités, la
reprise économique ne pourra éliminer le chômage dit
" structurel ", communément évalué aux environs
de 8 % de la population active.
Les territoires qui concentrent les difficultés en matière
d'emploi, de sécurité, d'urbanisme et de transports risquent
donc, en dépit des -trop- nombreux dispositifs mis en oeuvre à
leur intention (contrats de ville, contrats locaux de
sécurité...), de demeurer à l'écart de
l'amélioration économique générale, et leurs
habitants d'être, de ce fait, encore plus marginalisés.
Les handicaps étant souvent cumulatifs, les quartiers
" difficiles " concentrent souvent des familles monoparentales, ou au
sein desquelles l'autorité paternelle n'est plus guère ni
assurée ni respectée.
Les enfants issus de ces familles compensent parfois le lien distendu qui ne
les unit plus guère à leurs parents par la constitution de
bandes, qui englobent, ou parfois opposent, les fratries (l'âge
étant alors le facteur dominant de constitution du groupe), et
constituent le creuset de la délinquance. La
diversité
sociale
, qui constitue un facteur d'intégration, régresse
rapidement dans ces quartiers qui finissent par ne regrouper qu'une population
" homogène " par l'exclusion sociale, économique et
culturelle qui la frappe.
b) La fracture civique
Cette
mise à l'écart ne peut qu'accentuer le scepticisme croissant
constaté parmi la population française à l'égard de
l'ensemble des " corps intermédiaires " chargés
d'exprimer ses attentes envers les différents acteurs de la vie
publique, et de transmettre et expliquer les réponses qui leur sont
apportées par les institutions.
Cette indéniable "
fracture civique
", dont les causes
sont multiples -montée de l'individualisme, crise de la
représentation politique, syndicale ou associative, penchant vers
l'appartenance communautaire au détriment du lien républicain-
peut conduire à une forme de
nihilisme social
qui, sous couvert
de stigmatisation des institutions en place réputées incapables
de répondre aux attentes des individus en difficulté, les
éloigne encore plus des lois républicaines.
Différentes initiatives ont été prises pour enrayer ce
phénomène, dont la loi du 10 novembre 1997 relative à
l'inscription d'office des personnes âgées de dix-huit ans sur les
listes électorales. Plusieurs associations se sont également
mobilisées pour sensibiliser les jeunes citoyens à l'exercice de
leur capacité électorale.
De même, certaines municipalités ont-elles créé des
conseils municipaux associés, constitués soit d'enfants, soit
d'habitants ne possédant pas la nationalité française,
pour les associer à la vie de la cité, et aux décisions
qu'elle requiert.
Toutes ces entreprises vont dans le bon sens, et visent à combattre la
désaffection envers les institutions représentatives que l'on
peut tenter d'évaluer par le
taux d'abstention aux diverses
élections
, sans que ce critère puisse rendre compte, à
lui seul, de ce phénomène
36(
*
)
. Il reste que le risque profond
d'une fracture civique, séparant les citoyens qui se reconnaissent
globalement dans les valeurs essentielles de la République, et ceux qui
les nient, soit de façon implicite, soit en dénigrant plus ou
moins violemment les institutions qui les incarnent (école, mairie,
forces de l'ordre ou de secours, comme les pompiers) ne doit pas être
ignoré, pas plus que la difficulté des solutions à
définir pour y remédier.
c) Les risques d'inégalités que peuvent engendrer les nouvelles technologies de la communication
A ces
différentes inégalités qui pèsent sur la population
française suivant ses lieux d'implantation s'en ajoute actuellement une
nouvelle :
l'inégalité
"
numérique
", c'est-à-dire l'accès
inégal aux nouvelles technologies de l'information qui prennent une
place croissante dans la vie quotidienne. L'accès au
" réseau des réseaux " que constitue l'internet est, en
effet, globalement réservé dans les faits à une
élite urbaine, jeune et financièrement privilégiée.
Des efforts importants ont, certes, été accomplis durant ces dix
dernières années pour équiper les établissements
scolaires -collèges et lycées, et parfois même
écoles primaires- en ordinateurs, et pour familiariser les
élèves à leur utilisation. Mais la maîtrise de ce
nouvel outil de recherche et de communication passe également par sa
présence au domicile familial, ce que ne peuvent se permettre que les
foyers les plus favorisés.
De plus, cette fracture numérique risque de s'aggraver avec le passage,
prévu dans les deux ou trois années à venir, à
l'internet à
"
haut débit
", dont la
technique facilitera la transmission rapide, non plus seulement de
l'écrit, mais des images, et qui devrait ainsi prendre une part
déterminante dans les activités de communication et de gestion
des entreprises. Or les technologies utilisées ne garantissent pas un
égal accès de l'ensemble du pays à ces nouvelles
procédures, les zones urbaines étant plus faciles à
desservir.