INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
La décentralisation a contribué à dessiner le nouveau
visage d'une France plus ouverte, plus moderne, mieux adaptée à
l'évolution d'un contexte économique et social en pleine
mutation, mieux préparée à s'insérer dans une Union
européenne en devenir.
Lorsque le processus de décentralisation est lancé, voilà
bientôt vingt ans, le paysage est encore celui d'un
Etat fortement
centralisé
, marqué par une culture égalitaire,
doté d'une administration organisée pour faire face aux
nécessités de la reconstruction de l'après guerre,
caractérisé par une large extension du secteur public dans une
économie nationale planifiée.
Cependant, les trente glorieuses sont passées. La crise du
pétrole a ébranlé la certitude d'un progrès
économique indéfini, et l'ouverture des frontières a remis
en question la maîtrise par l'Etat de l'économie nationale. Des
politiques contractuelles plus affirmées ont vu le jour.
L'efficacité de l'Etat jacobin s'est érodée
.
Libérer l'initiative, rapprocher la décision du citoyen
paraissent alors des objectifs indispensables au renouveau de l'action publique.
Après les mesures de déconcentration prises dans ces
années soixante au profit des préfets, suivies par la
création des établissements publics régionaux, le rapport
" Vivre ensemble ", résultat des travaux de la commission
Guichard, a ouvert la voie vers une nouvelle répartition des pouvoirs
entre l'Etat et les collectivités locales, lieux de décision
privilégiés pour la mise en oeuvre d'une démocratie de
proximité renforcée. Le dogme de l'égalité, souvent
plus abstraite que réelle, cède le pas devant la reconnaissance
de la capacité des collectivités à mieux faire face que
l'Etat central à la
diversité des situations
. La
décentralisation est en marche.
L'aboutissement de la réforme, réalisée par le
gouvernement de Pierre Mauroy, est le fruit d'une longue gestation à
laquelle le Sénat a pris une part active, en votant en 1980 un projet de
loi relatif au développement des responsabilités locales
présenté par notre collègue Christian Bonnet. Ce texte,
aussi complet qu'ambitieux, ne sera pas examiné par l'Assemblée
nationale. Le socle financier de la décentralisation est cependant en
place avant l'alternance de 1981 : les départements et les communes
ont obtenu le droit de voter le taux de leurs impôts et la dotation
globale de fonctionnement a été créée.
Gaston Deferre, qui succède à Christian Bonnet au
ministère de l'Intérieur, est partisan d'une méthode
progressive. Dès 1982, une première loi fixe le cadre juridique
de la décentralisation. A la hardiesse des nouveaux principes
-suppression de la tutelle
a priori
et transfert des exécutifs
aux présidents d'assemblée- s'ajoute l'érection de la
région en collectivité de plein exercice. La réforme
s'inscrit dans un cadre constitutionnel et dans un cadre territorial
inchangé. Les nouvelles régions prendront la place des
établissements publics régionaux existants.
C'est seulement une fois tracé ce cadre juridique que viendront les
premières lois organisant les transferts de compétences de l'Etat
aux collectivités territoriales. Un édifice législatif
considérable, complété par d'abondants textes
réglementaires, sera patiemment construit -il faudra dix ans pour
attendre un statut de l'élu- et constamment remanié, les
gouvernements successifs balançant entre la volonté de parachever
le processus de décentralisation et la tentation récurrente d'une
recentralisation rampante.
Qu'en est-il aujourd'hui ? L'action de l'" Etat
décentralisé " s'inscrit dans un contexte politique,
économique et social qui a
profondément
évolué
depuis vingt ans. La mondialisation de
l'économie s'est affirmée. L'intégration européenne
s'est renforcée, infléchissant la législation nationale,
créant des normes nouvelles. La France s'est engagée
résolument dans l'Union monétaire.
Avant de faire place à la croissance, stimulée par les nouvelles
technologies, la crise économique a creusé les
inégalités, au détriment des territoires et des individus
les plus fragiles, menaçant la cohésion sociale. Les
mentalités ont évolué vers plus d'individualisme. La
confiance dans la politique s'est affaiblie au même rythme que la
puissance tutélaire des Etats. La médiatisation exige une plus
grande transparence de l'action publique.
Partout dans le monde montent en puissance les pouvoirs locaux, expression de
solidarités territoriales plus affirmées
et remparts
contre la mondialisation, reconnus pour leur capacité d'initiative et
d'adaptation aux besoins exprimés par les citoyens.
La France ne saurait échapper à ce mouvement, même si elle
se distingue par sa forte tradition unitaire. L'Etat veille aux grands
équilibres économiques et financiers, et son rôle de garant
de la solidarité nationale n'est pas contesté. Mais il doit
composer avec les forces économiques et, pris en étau entre
l'intégration européenne et la décentralisation,
résiste à l'érosion de ses pouvoirs et de ses finances.
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Le
Sénat, conformément à sa vocation constitutionnelle de
représentant des collectivités territoriales de la
République, a considéré que le moment était venu de
faire le point sur ce qu'est devenue la décentralisation, au travers de
ces bouleversements qui ont sensiblement modifié les moyens d'action de
l'Etat et l'environnement des collectivités locales.
Il a décidé, fin 1998, de mettre en place une mission
d'information, commune à cinq commissions permanentes -Lois, Finances,
Affaires culturelles, Affaires économiques et Affaires sociales- afin de
dresser le bilan de la décentralisation et de proposer les
améliorations de nature à faciliter l'exercice des
compétences locales.
Cette initiative trouve son origine dans la volonté de M. Christian
Poncelet qui, dès son élection à la Présidence du
Sénat, a souhaité affirmer le rôle de
" veilleur " de la décentralisation de la Haute
Assemblée, et s'est lui-même engagé dans une large
opération de consultation sur le terrain, en organisant des Etats
généraux des élus locaux dans les régions.
Dans le Vaucluse, en Alsace, dans le Nord-Pas-de-Calais, en Normandie, en
Aquitaine, enfin en Auvergne, les Etats généraux ont permis
d'engager un dialogue fécond avec les élus locaux, les
parlementaires et les représentants de l'Etat, sur des thèmes
aussi divers que la sécurité juridique, l'autonomie
financière des collectivités locales, l'avenir de
l'intercommunalité, les politiques de sécurité publique,
l'aménagement du territoire et la réforme de l'Etat. Les
résultats de cette consultation ont contribué très
utilement aux réflexions de la mission d'information.
Depuis que la mission a engagé ses travaux, voilà dix-huit mois,
plusieurs réformes législatives concernant le paysage
institutionnel local et les relations entre l'Etat et les collectivités
locales ont donné lieu à des débats parlementaires
animés et controversés : sur l'intercommunalité, sur
les finances locales, sur les polices municipales, sur l'aménagement du
territoire, sur la solidarité et le renouvellement urbains, sur
l'adaptation des départements d'outre-mer, pour ne citer que les
réformes les plus importantes.
La mission d'information a bien entendu suivi avec la plus grande attention les
débats législatifs, qui ont alimenté ses réflexions.
De son côté, la mission d'information, qui a tenu 39
réunions pour une durée totale de 72 heures, a
procédé à 75 auditions -ministres, associations
d'élus, personnalités qualifiées- dont on trouvera le
compte rendu résumé dans le tome II du présent
rapport.
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*
*
Face
à l'ampleur de la tâche dont elle a été investie, la
mission d'information a tout d'abord centré ses réflexions et ses
conclusions sur deux sujets de préoccupation prioritaires pour les
élus locaux. Elle a publié en janvier 2000 un rapport
d'étape dans lequel elle a plaidé pour que la
sécurité de l'environnement juridique des collectivités
locales soit renforcée et pour que le statut de l'élu soit
rénové
1(
*
)
.
Elle ne peut que se féliciter de la traduction de ses conclusions dans
des textes législatifs. Il en est ainsi de la proposition de loi de
notre collègue Pierre Fauchon sur les délits non intentionnels,
définitivement adoptée par le Parlement. Celle de nos
collègues Jacques Oudin et Jean-Paul Amoudry sur les chambres
régionales des comptes, toujours en instance, résulte des
réflexions qu'ils ont conduites dans le cadre d'un groupe de
travail
2(
*
)
, commun aux
commissions des Lois et des Finances, et auxquelles la mission s'est pleinement
associée.
Pour dresser un bilan de la décentralisation et en tirer les
conséquences pour l'avenir, objet de ce rapport final, la mission a
choisi de privilégier une approche aussi concrète que
possible : celle de
l'efficacité de l'action publique.
C'est à travers ce prisme que la mission s'est efforcée
d'apprécier dans quelle mesure les principes de la
décentralisation ont été mis en oeuvre et plus ou moins
infléchis, et quelles seraient les
mesures à prendre pour
faciliter l'exercice des compétences locales.
Cette optique de la performance de l'action publique a conduit la mission
à s'engager dans un bilan sectoriel de la décentralisation. Dans
l'impossibilité de couvrir tout le champ de l'action publique, la
mission a focalisé ses analyses sur quelques domaines : l'aide
sociale, compétence de droit commun du département ; la
formation professionnelle, secteur déjà largement investi par la
région ; l'éducation, qui a fait l'objet des transferts de
compétences les plus visibles en matière de construction et
d'entretien des bâtiments scolaires ; les politiques de
sécurité, compétence de l'Etat pourtant largement
partagée ; la culture, peu concernée par les lois de
décentralisation, et le sport, qu'elles ont oublié, domaines dans
lesquels l'initiative des collectivités locales s'est néanmoins
largement déployée ; enfin, les interventions
économiques des collectivités locales, où le droit est
manifestement en décalage avec les faits.
L'impression générale qui s'est dégagée des
consultations auxquelles la mission a procédé est celle de la
performance incontestable des collectivités locales
. Cette
appréciation positive s'accompagne du sentiment diffus, largement
partagé, d'une
complexité ambiante
, certes
inévitable, certes favorable au foisonnement des initiatives, mais
éprouvante pour les élus locaux les moins bien secondés
-ceux des petites communes-,
préjudiciable à la
lisibilité
de l'action publique pour le citoyen et, finalement,
à son efficacité.
Cette complexité est d'abord celle du
paysage institutionnel
, en
particulier parce que l'Etat n'a pas tiré toutes les conséquences
de la décentralisation, ni dans son organisation, ni dans ses modes de
gestion. Elle résulte ensuite de la
confusion des
responsabilités
, conséquence de la logique de cogestion qui
s'est substituée à la logique initiale de la répartition
des compétences par blocs, et s'est traduite par une multiplication des
partenariats. La complexité caractérise aussi le
système de financement local
, qui a fait l'objet
d'aménagements multiples au fil des lois de finances successives et dont
seuls les spécialistes avertis sont en mesure de démêler
l'écheveau. Plus généralement, la
complexité du
droit
contribue au climat d'insécurité juridique,
déjà mis en évidence par la mission dans son rapport
d'étape.
Convaincue que la
décentralisation est plus que jamais
d'actualité pour relever les défis auxquels l'action publique est
confrontée
, la mission d'information s'est inquiétée
d'une tendance récente au
retour de l'Etat
"
tutélaire
", confirmée à travers
plusieurs réformes législatives, qui traduit une
défiance persistante
à l'égard des
collectivités locales. La "
recentralisation
"
de
leurs ressources financières
met en cause leur pouvoir fiscal,
élément substantiel du principe constitutionnel de leur libre
administration.
L'Etat est ainsi tenté de faire des collectivités territoriales,
par la loi ou par le contrat, les
instruments de ses politiques
,
s'éloignant des principes de la décentralisation ou les tournant
à son avantage.
La mission s'est également préoccupée des moyens en
personnels et des marges de manoeuvres financières nécessaires
aux collectivités locales pour faire face aux besoins des citoyens. Les
performances de leur gestion et l'embellie économique récente ne
doivent pas cacher la fragilité d'une situation financière
aujourd'hui saine mais qui reste à la merci d'un retournement de
conjoncture.
*
*
*
Ces
constats ont conduit la mission d'information à préconiser une
vigoureuse relance de la décentralisation qui passe par la
définition d'un
nouveau contrat de confiance avec l'Etat
, une
nouvelle approche de la déconcentration, une clarification des
responsabilités, la rénovation du système de financement
local, afin de construire, avec l'Etat et non contre l'Etat, une
véritable République territoriale
. Car la
décentralisation n'est rien d'autre qu'une réforme de l'Etat,
qu'il faut mener à son terme.
La République territoriale que votre mission appelle de ses voeux ne
remet pas en cause le cadre unitaire de l'Etat, qui distingue la France des
Etats fédéraux, ni le principe d'indivisibilité de la
République. Il s'agit de promouvoir une conception de la
République qui favorise la
territorialisation de l'action
publique
et qui reconnaisse dans les collectivités locales des
partenaires responsables pour contribuer à faire prévaloir
l'intérêt général dans la diversité.
Après l'étape qui a permis de passer d'un Etat jacobin à
un Etat décentralisé, doit émerger un
Etat partenarial
dans le cadre d'une République territoriale
, fondée sur le
triptyque "
liberté d'initiative, diversité,
responsabilité
" des collectivités territoriales.
La proposition dont le Président Poncelet a pris l'initiative, pour
inscrire dans la Constitution la garantie de l'autonomie fiscale des
collectivités locales et les principes financiers de la
décentralisation, afin de conforter le principe constitutionnel de libre
administration, répond pleinement à cet objectif.
*
*
*
L'ensemble des réflexions de la mission d'information
s'inscrit dans le droit fil des travaux précédemment conduits par
le Sénat autour du thème de la décentralisation, qui ont
à maintes reprises trouvé des traductions législatives.
Trois missions d'information communes à plusieurs commissions ont
été créées en 1983, 1984 et 1990
3(
*
)
afin d'apprécier la mise en
oeuvre et les effets de la réforme. Après la mission
d'information sur l'espace rural, a été constituée une
mission sur l'aménagement du territoire dont les travaux ont largement
alimenté la réflexion préliminaire à la loi
d'orientation de 1995
4(
*
)
. Les
commissions des lois et des finances ont mis en place, en leur sein ou
conjointement, des groupes de travail qui se sont penchés sur la
responsabilité pénale des élus locaux (1995)
5(
*
)
, sur la décentralisation
(1996)
6(
*
)
et sur les chambres
régionales des comptes (1998)
7(
*
)
.
La mission a fait oeuvre aussi complète que possible dans le temps qui
lui a été imparti pour atteindre les objectifs qui lui avaient
été fixés. Ses travaux ne sont cependant qu'une nouvelle
étape dans l'accomplissement par le Sénat de sa mission de
" veilleur " de la décentralisation
. La vigilance de la
Haute Assemblée devra rester constante
pour que les analyses
contenues dans le présent rapport et les orientations retenues par la
mission d'information soient suivies d'effet.
D'autres instances se sont également saisies, plus récemment, de
ce thème de la décentralisation. Le Conseil économique et
social vient ainsi d'adopter un avis sur la décentralisation et le
citoyen
8(
*
)
.
Preuve supplémentaire de l'actualité du sujet, le Premier
ministre a jugé nécessaire de mettre en place en novembre 1999,
près d'un an après le début des travaux de votre mission
d'information, une commission sur l'avenir de la décentralisation, dont
il a confié la présidence à notre collègue Pierre
Mauroy.
Votre mission d'information forme le voeu que toutes ces réflexions
contribuent à donner sa pleine portée à la réforme
ambitieuse que constitue la décentralisation, indispensable à
l'efficacité de l'action publique et à l'affirmation d'une
démocratie proche du citoyen.