2. La nouvelle donne mondiale
A
l'heure actuelle, on pense d'abord ventes publiques quand on parle de
marché de l'art. Cela est tout à fait significatif d'un
renversement du rapport de force entre les marchands et les vendeurs aux
enchères,
qui
intervient dans un
contexte
d'internationalisation et,
aujourd'hui,
de globalisation du
marché de l'art
.
Sotheby's et Christie's ont compris le processus en cours de globalisation du
marché de l'art. Ils n'ont eu de cesse que de l'accélérer
pour leur plus grand profit.
Comme dans beaucoup de domaines, nos compatriotes ont exercé le
métier de la vente aux enchères, les uns comme un artisanat, les
autres comme une profession libérale, en tout cas, ni comme un commerce
et ni comme une activité de services.
a) L'irrésistible ascension des maisons de vente anglo-saxonnes
A
l'origine de la conquête du marché de l'art mondial par les deux
majors britanniques, il y a une
révolution dans l'organisation des
ventes publiques
. Et cette mutation,
on la doit essentiellement à
un homme Peter Cecil Wilson
, dont l'histoire mérite d'être
brièvement racontée car, même si elle ne concerne que
Sotheby's, elle est significative des raisons pour lesquelles les maisons
anglo-saxonnes dominent aujourd'hui le marché de l'art mondial.
Né en 1913, cet Anglais, fils d'un aristocrate désargenté,
fut le premier à comprendre que l'on pouvait faire concurrence aux
grands marchands en organisant les ventes à l'échelle mondiale.
Des années passées à Washington au service du
contre-espionnage britannique
17(
*
)
, il avait retenu l'ambition de faire
de Sotheby's plus qu'une affaire purement britannique pour lui donner une
dimension internationale.
C'est lui semble-t-il qui eut l'idée, en 1956, à l'occasion de la
vente d'un tableau de Poussin,
l'Adoration des bergers
, d'attirer les
vendeurs par des
conditions commerciales attractives : garantie de
prix, aménagement de la commission payée par le vendeur
. En
dépit de l'échec commercial - le prix de garantie ne fut pas
atteint et Sotheby's dut payer la différence -, l'objectif publicitaire
avait été réalisé :
une maison de vente
avait montré qu'elle était en mesure de proposer et de garantir
aux particuliers un prix supérieur à l'offre des marchands.
C'est lui aussi qui encouragea le développement du
recours à
des historiens d'art comme experts
: Hans Gronau, émigré
venu d'Allemagne poursuivit, après la guerre, le travail
compétent et méticuleux, fondé sur de rigoureuses
recherches documentaires, de Tancred Borenius. Et c'est à ce niveau que,
pendant longtemps, les maisons de vente britanniques s'assurèrent un
avantage sérieux sur les commissaires-priseurs français, qui ne
purent que récemment s'assurer la collaboration d'experts de
qualité équivalente.
L'autre révolution dans les pratiques commerciales de Sotheby's semble
due au hasard des circonstances, lorsque l'exécuteur testamentaire d'un
collectionneur américain de peinture impressionniste imposa par contrat
à Sotheby's de
faire appel
aux services d'une agence de
publicité et de relations publiques
. La vente fut un succès
et l'affluence fut telle qu'on vit, pour la première fois,
apparaître une télévision en circuit fermé.
Lors de la grande vente suivante de peinture impressionniste, en 1958, le
système se sophistiqua : il fut convenu que les commissions,
minimales, jusqu'aux prix de réserve, augmenteraient par la suite dans
certains cas 100 % au dessus d'un certain niveau de prix ; par ailleurs,
une fois encore, le vendeur avait imposé un
gros budget de
marketing
, la
vente en soirée
, ce qui était une
première à Londres, et la tenue de soirée obligatoire pour
tous les participants.
La vente devenait un événement mondain
où il fallait voir et être vu.
L'installation aux États-Unis est un autre coup de génie de Peter
Wilson
, dont l'histoire est significative.
Au départ, il y avait à New-York, une firme Parke-Bernet, qui n'a
pas pu profiter de la proximité de la demande des collectionneurs
américains pour se développer. Cette entreprise avait deux
handicaps majeurs, indépendamment de son infériorité en
matière d'expertise ou de relations publiques : elle prenait des
commissions élevées pouvant aller jusqu'à 25 % et ne
pouvait pratiquer des prix de réserve, car compte tenu de la
mentalité américaine, le concept de minima secrets
présentait un caractère quasi frauduleux.
Conséquence : "
Grâce aux prix de réserve
pratiqués en Angleterre, il était devenu avantageux pour
Sotheby's et dans une moindre mesure pour Christie's, à la fin des
années cinquante d'expédier à Londres des peintures
d'outre-Atlantique et, comble de l'absurdité, pour les vendre à
des acheteurs américains, qui avaient fait exprès le voyage
à Londres et feraient expédier leurs achats aux
États-Unis
"
18(
*
)
.
Au début des années soixante, la concurrence était rude
entre les représentants aux États-Unis de Sotheby's - qui en
tirait déjà un cinquième de son chiffre d'affaires -, ceux
de Christie's et la maison Parke-Bernet, qui avait fini par adapter ses
méthodes aux besoins du marché.
Mais, il semble qu'en dépit du suicide de son président et de
difficultés financières certaines, les actionnaires de la maison
de vente américaine souhaitaient conserver leur indépendance
comme le note Robert Lacey dans le livre qu'il a consacré à
l'histoire de Sotheby's :
" Parke-Bernet n'entendaient pas
être absorbés par les Anglais, dont la piraterie sur le
marché américain semblait avoir causé tant de
dégâts
". Mais, en 1964, les actionnaires durent se faire
une raison . "
un déluge de manchettes de la presse
américaine annonçait l'invasion des Anglais appuyés par
leur puissance de feu financière, et les espérances d'un
investisseur secourable nourries par Parke-Bernet
s'écroulèrent...les porteurs de78 % des parts avaient consenti
à céder ces parts à Sotheby's pour un total de 1,5 25
millions de francs
", ce qui converti en francs en 1998, correspond
à un peu plus d'une centaine de millions de francs.
La somme n'était pas si considérable. Les commissaires-priseurs
français, un moment intéressés par l'opération, et
qui étaient passés par l'intermédiaire du banquier
André Meyer, en avaient-ils les moyens techniques et financiers ?
Certains y voient l'occasion manquée de s'adapter à la nouvelle
donne du marché de l'art ; d'autres plus sceptiques, peuvent faire
remarquer que pour réussir l'opération, il fallait disposer non
seulement de capitaux mais aussi d'un réseau local ainsi que de
personnels parlant l'anglais....
D'autres innovations apparurent pour répondre aux besoins des clients
comme la
publication d'estimation dans les catalogues
au début
des années 70 ou l'organisation de cours. Ceux-ci avaient l'avantage de
permettre aussi bien la formation de futurs clients que le recrutement de
futurs employés alliant compétence personnelle et relations dans
les milieux où la firme cherchait vendeurs ou acheteurs.
Mais, du moins si l'on en croit Robert Lacey et son ouvrage déjà
cité, c'est aussi à Peter Wilson que Sotheby's doit d'avoir comme
son concurrent - mais aussi comme dans beaucoup d'autres secteurs -
décidé de faire preuve d'une
discrétion professionnelle
à toute épreuve
: "
Aux yeux de Wilson, une
bonne maison de vente était pareille à une bonne banque suisse.
Elle arrangeait les choses. C'était au client qu'elle était
d'abord redevable, et si elle pouvait aider ce client à contourner
certaines lois et impôts fâcheux, cela faisait partie de ses
attributions.... Londres représentait le terminus du blanchiment. Le nom
ancien et respecté de Sotheby's assurait la couverture idéale
pour les acheteurs notamment les musées, qui exigeaient une provenance
respectable. La complaisance de Peter Wilson à faciliter des
exportations d'art compliquées contribua sans aucun doute à la
remarquable expansion de sa maison de vente dans les années
1960
. "
Maintenant, si ce genre de pratique doit être mentionné, il ne
peut pas être considéré comme monnaie courante. Le fait
pour Sotheby's de s'être fait piéger pour la sortie
illégale d'Italie d'un tableau vénitien du
XVIII
ème
a dû rendre les maisons de vente britanniques
encore plus prudentes. Il reste, cependant, significatif du pragmatisme
anglo-saxon. On est loin de l'environnement français, a priori
plutôt rigide, où la multiplicité des
réglementations en tous genres rend, semble-t-il, plus nette la
frontière entre ce qui est légal et ce qui ne l'est pas.
Pour conclure, on doit admettre que ces développements sur les raisons
de l'irréversible ascension des maisons de vente publiques
anglo-saxonnes ne semblent concerner que Sotheby's et donc ne traiter que la
moitié du sujet ; mais c'est méconnaître le fait que
toutes ces innovations commerciales qui ont fait la fortune cette maison de
vente se sont très rapidement étendues à sa concurrente.
Et c'est là, l'occasion d'insister sur
la supériorité
structurelle des opérateurs anglo-saxons, l'existence d'un duopole qui a
fonctionné en général dans le sens d'une concurrence
accrue, mais aussi, parfois en période de crise, dans le sens d'une
collusion au moins objective
.
Plusieurs fois, les deux maisons ont eu des projets de fusion, en 1933 puis au
début de la Guerre, sans que les pourparlers aboutissent.
Les deux
firmes sont restées concurrentes et c'est cette compétition
acharnée qui est sans doute à l'origine de leur domination
conjointe sur le monde de l'art
.
b) La fin de l'ère des grands marchands et l'avènement du règne des " auctioneers "
En
principe les ventes aux enchères ne constituent qu'une fraction du
marché de l'art à côté du négoce,
lui-même composé d'une variété d'agents allant du
consultant, au marchand avec ou sans galerie. Mais il en est devenu la partie
la plus visible sous l'effet d'une tendance lourde au déclin des grands
marchands, surtout si on la compare à l'état du marché
avant la seconde guerre mondiale.
Ce n'est qu'assez récemment, au cours des cinquante dernières
années, que les maisons de vente se sont imposées pour le
négoce des oeuvres de qualité internationale.
(1) Un espace de plus en plus restreint pour les marchands
Jusqu'à la seconde guerre mondiale
, les oeuvres
les
plus importantes étaient presque toujours vendues par les marchands. En
Angleterre, du moins, les maisons de vente ne dispersaient que des tableaux
moyens.
Les seigneurs du monde de l'art étaient les marchands
, les
Duveen, Knoedler ou Wildenstein, par lesquels il fallait passer pour constituer
une collection digne de ce nom : ainsi en 1929, Duveen paya-t-il
620 000 livres pour la collection de chefs-d'oeuvre de la Renaissance
de Robert Benson, soit à peu de chose près le chiffre d'affaires
de Sotheby's pour l'ensemble de l'année.
Longtemps ces marchands ont régné sur la marché. Leur
flair artistique, leur sens commercial, leur capacité à
s'attacher les services des grands historiens d'art - et notamment d'un des
plus célèbres d'entre eux Bernard Berenson (1865 -1959), leur
discrétion enfin, en faisaient les fournisseurs incontournables des
grands collectionneurs. Dans son histoire de Sotheby's, Robert Lacey
décrit ainsi la situation : "
la discrétion
participait à la séduction du marchand. Les gens riches
visitaient ses caves pour y voir des splendeurs dont le monde n'imaginait
même pas qu'elles fussent à vendre, et dont les vendeurs ne
souhaitaient pas faire savoir qu'ils avaient été contraints ou
tentés de les vendre. Le marchand savait où trouver un chef
d'oeuvre particulier et il savait où le placer. Il se servait des
maisons de vente que pour faire une affaire ou se débarrasser de ses
erreurs
. "
De ce point vue, les propos de John Walsh, directeur du Musée Getty,
tenus lors d'un colloque de 1989, juste avant l'effondrement du marché
mettent bien en évidence les changements. "
Le rapport des
forces a changé : aujourd'hui les maisons de vente sont en position
dominante, alors qu'il y a 20 ans une part beaucoup plus importante des oeuvres
les plus importantes du marché étaient possédées
par les marchands ou détenues par eux en dépôt. ".
Il poursuit en indiquant que surtout si la marchandise de qualité
est mise aux enchères, il faut que les marchands trouvent des capitaux
accrus
: " des prix de plus en plus élevés
signifient des investissements de plus en plus importants pour les marchands
qui achètent, ce qui veut dire qu'il faut une syndication plus vaste
pour partager les risques et que le rôle des financiers et de leurs
comptables s'accroît.
"
19(
*
)
Mais le vrai paradoxe souligné par John Walsh est que "
souvent les
marchands se trouvent en train de mettre des enchères contre le
collectionneur qu'ils auraient aimé avoir comme client
".
L'exemple pris par le directeur du Getty illustre la nouvelle logique telle
qu'elle résulte des comportements des collectionneurs induits par les
stratégies des grandes maisons de vente anglo-saxonnes.
"
Prenons un collectionneur, appelé Mme Haveamanet
[ jeu de
mot signifiant " Jai-un-manet " à rapprocher du nom de celui
de Havemayer, couple de collectionneurs, qui figurent parmi les grands
mécènes du Metropolitan Museum de New-York ],
qui
possède un tableau de Manet qu'elle a acheté du marchand Sam
Pfeffer pour 200 000 dollars en 1955. Elle se sent âgée, le Manet
est sale, elle veut de l'argent pour le donner à ses enfants, et c'est
la raison pour laquelle elle retourne à la maison Pfeffer. Celle-ci lui
indique qu'elle rachèterait bien le Manet pour 3,3 millions de dollars,
estimant qu'elle pourrait bien, après l'avoir fait nettoyer et
réencadrer, le revendre pour 4 millions de dollars. Christie's lui
annonce que la tableau pourrait bien atteindre 3,5 à 4 millions de
dollars et peut-être plus aux enchères et lui offre de lui
garantir un prix de 3 millions de dollars pour le jour de la vente. Mme
Havemanet aurait sans doute bien voulu éviter toute publicité et
procédera une discrète transaction privée, mais pourquoi
se priver ? Toutes ses amies font de cette façon et donc le tableau
est mis en vente. Le Manet fait 3,8 millions de dollars. Le
sous-enchérisseur était la maison Pfeffer, qui s'est
arrêtée parce que l'écart lui a paru insuffisant entre le
prix à payer et celui auquel il est susceptible de le vendre.
L'adjudicataire est un client de la maison Pfeffer, un jeune goldenboy de 36
ans, qui a été dans la galerie plusieurs fois et a
déjà acheté un Renoir mineur. Ainsi est
évincé l'intermédiaire. "
Et John Walsh de conclure : "
Les maisons de vente ont habilement
réussi à transformer les salles des ventes en
théâtre pour une large audience, prompte à vibrer par
procuration. Elles ont réussi à gagner la confiance des
collectionneurs sans expérience, qui ont peur de se faire rouler par les
marchands et qui croient que les ventes aux enchères reflètent le
juste prix d'une oeuvre d'art, et c'est ainsi que l'on a toute une population
de collectionneurs, banquiers et juristes, qui ne s'y connaissent pas beaucoup
en art mais qui lisent les journaux... "
Cet exemple pédagogique, et sans doute un peu caricatural, met l'accent
sur
deux phénomènes qui expliquent l'irrésistible
ascension des maisons de vente aux enchères au détriment des
marchands traditionnels :
• La diffusion, auprès d'une élite, de plus en plus
engagée directement dans les affaires, de
l'idée selon
laquelle les prix de vente publique sont les vrais prix de
marché
;
• Le développement d'une
activité de consultant en
achats auprès de cette même clientèle de
collectionneurs
, qui sont donc en mesure de se passer des conseils des
marchands - et ce d'autant plus facilement qu'ils bénéficient,
surtout aux États-Unis, de ceux de conservateurs, qui espèrent
une donation pour leur musée.
Les grandes maisons de vente ont su imposer une image d'objectivité
et de professionnalisme, à laquelle sont sensibles une nouvelle race de
collectionneurs, plus proches des milieux des affaires, animés par des
objectifs moins philanthropiques que leurs grands prédécesseurs,
et donc plus sensibles à des préoccupations de liquidité
et de rentabilité au moins à moyen terme.
Entre les maisons de vente et les marchands la lutte était trop
inégale, pour que ces derniers ne finissent pas, pour beaucoup d'entre
eux, par faire allégeance aux premières. Ces " grands
féodaux " sont aujourd'hui pour beaucoup d'entre eux, des grandes
maisons de vente plus ou moins obligés d'appartenir à leur
" clientèle ".
Face à ces nouveaux collectionneurs, aux préoccupations
axées sur le court terme et soucieux de mobilité, les maisons de
vente offrent des conseils gratuits à l'achat, des possibilités,
au moins dans un marché porteur, de réaliser son bien dans de
bonnes conditions rapidement.
Les marchands n'ont plus guère d'atouts structurels : leur
compétence est battue en brèche par celle des experts
salariés, dont la qualité est notoire, le paiement comptant par
le système d'avance et de prix garanti, le paiement à
tempérament par les avances des maisons de vente. Reste la
discrétion, qui en dépit des efforts des maisons de vente, reste
le point fort des marchands.
(2) Encore quelques atouts pour le négoce
Les
marchands ne sont pas pour autant exclus du marché pour un certain
nombre de raisons.
D'abord, parce que dans des domaines très spécialisés,
pour lesquels les niveaux de prix ne sont pas très élevés,
certains marchands peuvent conserver des
sources d'approvisionnement
propres
et une clientèle qui ne peut suivre les ventes publiques et
qui, par ailleurs, est en mesure de constater que les prix de ventes publiques
ne sont pas forcement plus élevés que ceux de galeries.
Ensuite, parce qu'en période de crise comme celle qu'on a connu depuis
le début des années 90
, le collectionneur redécouvre
les charmes discrets du négoce
, qui paie immédiatement ou du
moins qui a l'avantage, même s'il ne prend l'oeuvre qu'en
dépôt, de ne pas faire perdre à l'oeuvre trop de sa
" fraîcheur ".
Mettre en vente publique, c'est risquer de " griller " une oeuvre,
si elle est ravalée
. En général, il faudra attendre
plusieurs mois, changer de lieu, voire de maison de vente, pour remettre sur le
marché une oeuvre invendue, avec le risque que, les catalogues et les
annuaires des ventes aidant, les collectionneurs potentiels s'en rendent compte
et que l'oeuvre fasse encore moins cher à la seconde mise aux
enchères qu'à la première.
Enfin, il convient de noter
que les modes d'intervention des marchands
évoluent
sous l'effet de la crise mais aussi pour des raisons
structurelles : de plus en plus de marchands, à Londres comme
à Paris, ont tendance à restreindre leurs surfaces d'exposition
sur rue pour se concentrer sur leur clientèle privée - ils
travaillent alors en appartement.
Grâce à la logique de l'événement qui les anime,
grâce à la concentration de marchandise qu'ils suscitent, les
foires et salons constituent les seules structures de ventes de nature à
faire concurrence aux maisons de vente aux enchères.
Ainsi, apparaissent, de nouveaux marchands, souvent d'anciens experts
salariés des grandes maisons de vente anglo-saxonnes, qui trouvent dans
le négoce une façon plus lucrative d'exercer leurs talents et de
valoriser un carnet d'adresses, qu'ils procèdent à des
opérations d'achat et de vente ou qu'ils se contentent de jouer les
intermédiaires s'ils ne peuvent ou ne veulent pas investir trop de
capitaux.
(3) Les marchands comme agents de régulation nécessaires des ventes publiques
Même si les marchands vont continuer à jouer un
rôle important, nul doute que leur métier se définit
désormais par rapport aux ventes publiques et plus
précisément en fonction de la stratégie des grandes
maisons de vente.
Le développement du marché de l'art repose sur une relation de
dépendance réciproque entre marchands et maisons de vente aux
enchères, qui si elle n'est pas nouvelle - les marchands ont toujours
acheté et vendu aux enchères - prend une nouvelle dimension dans
la mesure où elle devient fondamentalement inégalitaire.
Le marché mondial de l'art forme une sorte d'écosystème au
centre duquel se trouvent Sotheby's et Christie's et qui fait intervenir un
ensemble de
marchands qui assurent les fonctions de régulations
nécessaires au système
, dans le cadre de stratégies de
plus en plus définies par les grandes maisons de vente.
Il n'est d'ailleurs pas étonnant de constater, à un autre niveau
moins structurel mais non moins significatif, (les marchands les plus
liés aux ventes aux enchères n'ayant pas forcément pignon
sur rue), que la perspective de l'installation des deux majors dans le quartier
du faubourg Saint-Honoré ait entraîné une modification de
la géographie du commerce d'art et d'antiquité à
Paris
20(
*
)
.
Pour des raisons de confidentialité évidentes, aucun chiffre n'a
été publié ni par les maisons de vente anglo-saxonnes, ni
par les commissaires-priseurs parisiens, mais il est généralement
estimé que
le négoce constitue
à la vente comme
à l'achat une part importante de la clientèle,
généralement estimée selon les périodes et les
spécialités à
entre 30 et 50 % du volume des achats et
des ventes aux enchères.
Indépendamment du fonctionnement pervers des relations entre marchands
et maisons de vente aux enchères pendant les folles années de la
deuxième partie des années 80, sur lesquelles on reviendra, il
faut noter que surtout ces dernières années
le dynamisme des
ventes publiques notamment à Paris faisait contraste avec le peu
d'empressement des acheteurs dans les galeries
. Ainsi non seulement les
ventes publiques permettent aux marchands de mobiliser leurs stocks mais
encore, il est maints exemples d'objets qui sont vendus beaucoup plus cher en
vente publique qu'il n'étaient proposés - sans succès -
dans les galeries.
Aussi,
certains marchands
vendent-ils moins dans leur magasin -
lorsqu'ils en ont -, qui n'est là, pour ainsi dire, que pour la galerie,
et ont-ils pris
l'habitude de mettre leur trouvailles aux
enchères
, pour profiter soit du goût du jeu des acheteurs que
cela amuse plus d'acheter aux enchères que de marchander dans une
galerie, soit lorsque l'oeuvre est dirigée sur l'étranger, du
différentiel de niveau de prix entre la France et l'étranger.
Indépendamment des phénomènes d'arbitrage entre les
marchés qui donnent des possibilités de gains parfois
considérables pour les marchands, le négoce part donc avec un
handicap face aux
maisons de vente, qui conservent leur image d'arbitre,
alors qu'elle sont de plus en plus de parties prenantes
.
Celles-ci ont réussi, on l'a vu, à faire accepter comme une
évidence que le prix de vente publique est un prix de concurrence,
reflétant la libre confrontation de l'offre et de la demande dans un
marché transparent. A cela s'ajoute la conviction chez un certain nombre
d'amateurs, certes non dépourvue de fondement mais certainement à
nuancer, que le marché des ventes publiques est un marché de gros
où s'approvisionnent les marchands et où les particuliers - pour
peu qu'ils soient bien conseillés - peuvent acheter à des prix de
marchands.
Or, si le développement des ventes publiques a certainement
contribué à l'unification du marché de l'art et à
la constitution de prix plus objectifs, il ne faut pas en déduire que
tous les prix enregistrés reflètent une réalité
durable.
c) Les deux lectures d'un décrochage annoncé
La
France, dont la position était sinon dominante du moins éminente
au début des années cinquante, se trouve aujourd'hui largement
distancée
.
Le décrochage est d'autant plus
déconcertant qu'il était annoncé
, de nombreux
observateurs ont très tôt pressenti une telle évolution.
(1) Un recul perceptible dès le milieu des années 1960
Dans un
ouvrage publié en 1964, " Les 400 coups du marteau
d'ivoire "
21(
*
)
M.
François DURET-ROBERT, spécialiste du marché de l'art,
pouvait déjà en conclusion, constater que "
Paris a perdu
sa place de leader ".
Il poursuivait : "
Dans la course
au chiffre d'affaires, c'est Londres qui a endossé le maillot
jaune ; il existe dans cette ville plusieurs maisons
spécialisées dans les ventes aux enchères. Les deux plus
importantes, Sotheby et Christie, réalisent respectivement 148 et 52
millions de francs de chiffre d'affaires annuel (chiffres de la saison octobre
1962-juillet 1963).
" Celui de l'ensemble des ventes parisiennes n'atteint que
110 millions de francs (chiffres de la saison octobre 1962-juillet
1963). "
" Dès maintenant, Parke-Bernet, la principale galerie de New-York,
s'inscrit comme un concurrent dangereux avec 59 millions de francs (chiffres de
la saison octobre 1962-juillet 1963)...
" Si nous jetons maintenant un coup d'oeil sur le classement des
concurrents, il y a dix ans, nous constatons que Paris était alors le
leader indiscuté avec un chiffre d'affaires de 3 milliards de francs
(légers) (chiffres de la saison 1952-1953) "
" Très loin derrière lui, arrivait le peloton, qui groupait
Sotheby, Christie et Parke-Bernet - chacune de ces maisons réalisant un
chiffre d'affaires d'environ 1,5 milliard de francs (chiffres de la saison
1952-1953) ".
L'auteur posait alors la question : " Pourquoi le marché
parisien est-il, depuis 10 ans en perte de vitesse ? ", en faisant
les deux réponses suivantes : " Première raison :
dans notre pays, les frais de vente sont trop
élevés ; " ; " Seconde raison :
l'organisation française des ventes aux enchères est beaucoup
plus rigide que celle des pays anglo-saxons ".
La comparaison des chiffres que l'on peut tirer du graphique de la page 168 du
tome 2 du présent rapport montre que c'est de 1958 à 1967 que les
deux firmes britanniques commencent à se détacher
nettement ; le chiffre d'affaires passe, pour Chrsitie's, d'un niveau de
d'un peu moins de 30 millions de francs à 150 millions de francs de
chiffre d'affaires, tandis que Sotheby's passait de 60 millions de francs
à 300 millions de francs de chiffres d'affaires. De leur
côté les commissaires-priseurs de Paris passaient en nouveaux
francs de 72 à 155 millions de francs de chiffre d'affaires. Ainsi
déjà une fois et demie plus gros que les commissaires-priseurs
parisiens en 1958, les " auctioneers " britanniques le sont trois
fois plus en 1967.
Un autre observateur, M. Laurent de GOUVION SAINT-CYR, portait un diagnostic
semblable, dans un ouvrage publié en 1969 aux éditions de La
Pensée moderne, " Le marché des antiquités en
Europe " :
"
Si la France fut la terre d'élection du plus beau mobilier du
monde, les États-Unis, le plus important acheteur d'oeuvres d'art, c'est
à Londres que se négociaient ces dernières années
les pièces les plus rares et les plus chères. "
" Premier marché international d'objets anciens, Londres avait
quelques raisons d'accéder à cette place : sa position
géographique, son influence, mais surtout, la souplesse et le
libéralisme de son régime en matière de commerce d'art.
Les ventes anglaises sont parfaitement organisées et servies par une
information efficace ; les frais y sont réduits, les
facilités d'importation et d'exportation réelles. Quant aux
garanties réservées aux objets mis en vente, elles peuvent
paraître assez imprécises : elles reposent, en fait, sur le
standing des maisons et le soin qu'elles apportent à entretenir leur
réputation ".
On ne pouvait mieux exprimer les raisons de la supériorité des
maisons de vente anglo-saxonnes. Alors pourquoi n'a-t-on pas réagi et
a-t-on attendu que Bruxelles nous contraigne à nous aligner sur la loi
commune et encore, à chaque fois, en essayant de gagner du temps, ce qui
fut fait mais au détriment du marché de l'art français
dans son ensemble.
(2) Le combat d'arrière-garde
Par
l'effet d'un paradoxe classique,
les commissaires-priseurs et, en
définitive, le marché de l'art français dans son ensemble
furent d'une certaine façon victimes du monopole et donc de la
protection qui leur était conférée
.
A l'exception d'une poignée d'entre eux, ils avaient, individuellement,
intérêt au maintien du statu quo.
Collectivement, s'ils étaient assez largement conscients des limites
résultant de leur statut d'officiers ministériels, la plupart
d'entre eux considéraient qu'ils pouvaient avoir les coudées plus
franches sans les risques d'une concurrence accrue ; qu'il suffisait donc
du cadre juridique pour leur permettre de trouver des capitaux, mais sans
ouverture réelle de la profession ; qu'ils pourraient continuer
à exercer le même métier, comme une profession
libérale, avec des facilités supplémentaires en
matière de mobilisation de capitaux et de la publicité, tout en
faisant l'économie d'une réforme radicale transformant les
offices en véritable entreprise.
Or, la compétition n'est pas équilibrée entre des
professions exerçant longtemps leur activité dans un esprit
libéral, presque comme des dilettantes, et le professionnalisme
anglo-saxon.
328 offices, dont 68 à Paris, ces seuls chiffres sont significatifs de
la dispersion de la profession.
Il faut souligner que les
deux " petites " maisons de vente
anglaises Phillips (1200 millions de CA en 1998) et Bonhams (450 millions de
francs)
font plus que jeu égal
avec l'étude Tajan :
361 millions de francs en 1998
Le tableau ci-après montre que les résultats de l'étude
Tajan ont sensiblement fluctué avec la crise du début de la
décennie, puisque le chiffre d'affaires a presque été
divisé par trois depuis le sommet historique de 1990, année au
cours de laquelle il avait atteint près de 1,15 milliards de francs.
Il est néanmoins remarquable, qu'en dépit de cet effondrement du
chiffre d'affaires l'étude ait pu redresser ses recettes nettes.
Le déséquilibre des forces est évident. Qu'une bonne
partie des membres de la profession aient cherché à retarder
l'échéance de l'alignement sur le droit commun européen,
ne l'est pas moins. Dans l'ensemble, la profession ne souhaitait pas
accélérer la mise en oeuvre de la réforme ; mais la
question reste entière de savoir si les commissaires-priseurs avaient
les moyens et la capacité de faire concurrence aux anglo-saxons, s'ils
avaient pu être soustraits aux contraintes de leur statut d'officier
ministériel.
(3) Les deux interprétations
A cet
égard, l'irrésistible ascension des deux majors anglo-saxonnes et
le décrochage des commissaires-priseurs français peuvent faire
l'objet de deux interprétations.
Il y a ceux qui en font la
conséquence du statut d'officier
ministériel
sclérosant à force d'être
protecteur : interdiction de la publicité ;
impossibilité de lever les capitaux nécessaires... La
dégressivité (jusqu'en 1993) des frais acheteur, enfin,
étant venue priver les commissaires-priseurs des marges
nécessaires à leur développement et les empêcher de
faire porter leurs efforts commerciaux sur le
vendeur aujourd'hui,
maître de la localisation des ventes.
Et puis, il y a une autre
lecture plus structurelle
: certains
atouts des firmes anglo-saxonnes : professionnalisme des catalogues
(publication d'estimations, sérieux des études documentaires sur
les oeuvres, en dépit de l'absence de toute garantie
d'authenticité.....) Relations publiques sur tous les continents,
médiatisation, saisonnalisation des ventes - janvier et mai à
New-York, décembre et juin à Londres -, toutes innovations qu'on
doit largement à Peter Wilson de Sotheby's, étaient accessibles
aux commissaires-priseurs, qui pourtant ne l'ont pas fait ou qui n'y sont venus
que très tardivement : longtemps, ils en sont restés aux
temps des mondanités, alors que l'on était entré dans
celui des relations publiques.
Inversement, d'autres atouts comme l'ouverture sur l'extérieur et
l'immersion dans le milieu des riches américains susceptibles de devenir
sinon des collectionneurs du moins des acheteurs, restaient largement hors
d'atteinte des commissaires-priseurs parisiens
: à supposer
qu'ils aient pu racheter Parke-Bernet, ils auraient sans doute bien du mal
à le gérer. L'expérience des années 70, a
montré, en d'autres domaines, que l'aventure américaine
n'était pas sans risques pour les entreprises françaises.
Le choix entre ces deux interprétations peut varier selon
l'expérience de chacun. Une chose est sûre, cependant : c'est
ce que, si sur leur propre sol des individus peuvent utiliser leur connaissance
du terrain pour résister, si, ponctuellement, des individus peuvent
réussir des " opérations commandos ", comme ce fut le
cas avec les
Noces de Pierrette
de Picasso, des individus, quels que
soient leurs talents, ne résistent pas durablement à des
organisations, lorsqu'il s'agit de la conquête des marchés
extérieurs.
d) Les causes structurelles de la migration vers les États-Unis
La
vitalité du marché de l'art aux États-Unis
a des
causes structurelles qui tiennent sans doute au nombre de ses collectionneurs
mais aussi et surtout au dynamisme de son économie : une
croissance exceptionnelle depuis 10
ans
, plus de richesse
accumulée (l'aspect conjoncturel est très important dans l'envol
du marché américain),
plus de fortunes en cours de
constitution
qu'ailleurs, crée les conditions d'une demande forte
pour les objets d'art, indépendamment de tout système fiscal
favorable.
Les facteurs économiques généraux sont importants soit
directement en favorisant l'envol des cours de bourse dont il a
été démontré que leur évolution était
assez bien corrélée à celle des prix des oeuvres d'art,
soit indirectement en favorisant le développement des collections.
A la question posée à un jeune marchand parisien d'art ancien qui
avait une importante clientèle américaine, de savoir pourquoi il
y avait beaucoup plus de collectionneurs aux États-Unis qu'en Europe et
notamment en France, la réponse fut nette : ce n'est pas tellement
qu'il y a plus de collectionneurs, il y a tout simplement plus d'acheteurs qui
paient sans marchander et sans demander d'interminables délais de
paiement....
Mais l'atout majeur, qui concerne essentiellement l'art contemporain, mais qui
se répercute également sur l'art ancien est le fait que
les
États-Unis sont aujourd'hui le lieu naturel des avant-garde
, ce qui
est important pour toute une certaine élite .
La France des années 50, c'était encore un pôle
d'attraction culturel majeur, notamment pour les Américains,
intellectuels ou milliardaires. C'était le temps où les riches du
monde entier - et notamment les Grecs - avaient un pied-à-terre dans la
capitale. Paris était comme le New-York d'aujourd'hui, décrit
dans le texte précité de Paul Ardenne : aucun effort
n'était nécessaire puisque le monde était à ses
pieds.
A partir des années 60/70, il est clair que c'est de l'autre
côté de l'Atlantique que se trouve concentrées richesse
matérielle et créativité artistique.
Il n'en faut pas
plus pour que, sous l'effet de facteurs macro-économiques, cet avantage
structurel des États-Unis ne se renforce au détriment de l'Europe.