CHAPITRE II
LA PERSISTANCE DE FACTEURS DE VULNÉRABILITÉ
COMPORTE DES RISQUES POUR L'ÉCONOMIE FRANÇAISE
Au
moment où le marché français de l'assurance est
marqué par une fluidité croissante qui se traduit, d'une part,
par la montée en puissance de nouveaux canaux de distribution et,
d'autre part, par la diversification des acteurs sur des segments qu'ils
n'occupaient pas nécessairement jusque là,
les conditions
d'exercice du métier de l'assurance demeurent
hétérogènes
. Or, la persistance de distorsions de
concurrence sur le marché français est susceptible de conduire
à une allocation artificielle des ressources de l'assurance, au profit
des acteurs qui bénéficient des conditions d'exercice les plus
favorables, et indépendamment de la qualité de l'offre ou du
potentiel d'innovation.
Par ailleurs, le marché français de l'assurance comporte certains
handicaps fiscaux et réglementaires qui risquent de fragiliser les
acteurs français dans le contexte d'unification du marché
européen de l'assurance. En effet, en favorisant largement la
comparabilité des produits et des tarifs, l'euro tend à la
constitution d'un marché intérieur européen
véritable du point de vue du consommateur.
L'assurance française est aujourd'hui exposée à deux types
de risques :
- un risque de perte d'identité nationale déjà
largement concrétisé ;
- un risque de délocalisation des centres de production de produits
d'assurance sur les places financières offrant l'environnement le plus
favorable.
I. LE DÉCLOISONNEMENT DES MARCHÉS S'ACCOMODE MAL DE LA PERSISTANCE DE CONDITIONS D'EXERCICE HÉTÉROGÈNES
A. LE RÉGIME SPÉCIAL DES MUTUELLES DU CODE DE LA MUTUALITÉ
1. Les mutuelles " 45 " sont triplement avantagées
a) Un régime fiscal dérogatoire qu'elles partagent avec les institutions de prévoyance
Depuis
1992, toutes les entreprises d'assurance relevant du code des assurances,
qu'elles soient constituées sous forme de sociétés
anonymes ou de sociétés d'assurance mutuelles, sont soumises aux
mêmes règles fiscales. Elles sont en particulier assujetties
à l'impôt sur les sociétés et à la taxe
professionnelle.
En outre, certaines taxes spécifiques frappent les entreprises
d'assurance relevant du code des assurances :
- la contribution des institutions financières, également
acquittée par les établissements de crédit : son
montant pour 1999 est évalué à 2,9 milliards de
francs ;
- la taxe sur les excédents de provisions qui s'applique depuis 1983 aux
entreprises d'assurance de dommages : 110 millions de francs en 1995 ;
- des contributions à différents fonds de garantie : fonds
de garantie contre les accidents de circulation et de chasse, fonds de
prévention des risques naturels majeurs...
En revanche, en vertu de leur statut d'organismes à but non lucratif,
les mutuelles du code de la mutualité et les institutions de
prévoyance se voient appliquer des règles fiscales plus
favorables que celles auxquelles sont soumis les autres opérateurs pour
les mêmes activités.
Elles sont ainsi exonérées de la taxe professionnelle et de la
contribution sociale de solidarité des sociétés. Elles
échappent également, en vertu d'instruction administratives,
à la contribution des institutions financières, qui frappe
normalement toutes les entreprises d'assurance.
Elles sont assujetties à l'impôt sur les sociétés
aux taux réduits de 24 % ou de 10 % selon les produits
concernés, et certains de leurs revenus échappent à toute
imposition (dividendes d'actions, gains en capital). Il faut noter toutefois
que l'imposition à l'impôt sur les sociétés porte
sur les revenus réalisés quels que soient les résultats
comptables, et non sur les excédents.
Enfin, les contrats d'assurance maladie complémentaire souscrits
auprès de mutuelles du code de la mutualité ou d'institutions de
prévoyance sont exonérés de la taxe de 7 % sur les
conventions d'assurance. Les sociétés d'assurance ne sont pas
complètement exclues de son bénéfice puisque les contrats
de prévoyance collective sont exonérés de la taxe, quel
que soit l'opérateur qui les propose, lorsque la part des cotisations se
rapportant au risque maladie n'excède pas 20 % (article 998-1 du
CGI).
Le tableau ci-après recense les différences de régime
fiscal entre les mutuelles du code de la mutualité, les institutions de
prévoyance et les sociétés d'assurance.
Distorsions fiscales entre organismes assureurs
|
Sociétés d'assurances |
Mutuelles du code de la mutualité |
Institutions de prévoyance |
Fiscalité des produits |
|
|
|
Taxe sur les conventions d'assurance (risque maladie) |
Assujetties 1 |
Exonérées |
Exonérées |
Fiscalité de l'organisme |
|
|
|
Impôt sur les sociétés : |
|
|
|
- résultats |
33,33 % + contributions additionnelles² soit un taux effectif de 41,66 % pour 1997 |
Assiette limitée à certains revenus financiers - taux de 24 ou 10 % (pas de contributions additionnelles) |
Assiette limitée à certains revenus financiers - taux de 24 ou 10 % (pas de contributions additionnelles) |
- plus-values immobilières ou sur titres de placement |
|
|
Exonérées |
- plus-values à long terme sur titres de participation |
19 % + contributions additionnelles soit un taux effectif de 23,75 % pour 1997 |
Exonérées |
Exonérées |
- imposition forfaitaire annuelle |
Assujetties |
Exonérées |
Exonérées |
Avoir fiscal |
Perte des avoirs fiscaux non imputés |
Récupération des avoirs fiscaux non imputés |
Récupération des avoirs fiscaux non imputés |
Taxe professionnelle |
Assujetties |
Exonérées |
Exonérées |
Taxe sur les salaires |
Assujetties |
Assujetties 3 |
Assujetties |
Taxe d'apprentissage |
Assujetties |
Exonérées |
Exonérées |
Taxe sur les véhicules de société |
Assujetties |
Assujetties |
Exonérées |
Droit d'enregistrement sur les acquisitions immobilières |
Assujetties |
Assujetties 4 |
Exonérées |
Taxe sur les excédents de provisions |
Assujetties |
Non assujetties |
Non assujetties |
Contribution des institutions financières |
Assujetties |
Non assujetties |
Non assujetties |
Contribution sociale des institutions financières |
Assujetties |
Non assujetties |
Non assujetties |
Contribution sociale de solidarité des sociétés |
Assujetties |
Non assujetties |
Non assujetties |
1.
Sous réserve des contrats mixtes vie et maladie pour lesquels le risque
maladie est accessoire.
2. Pour l'exercice 1997, ces contributions additionnelles représentent
25 % de l'impôt calculé au taux de droit commun.
3. Partiellement pour les mutuelles de moins de 30 salariés.
4. taux réduit sur les acquisitions d'immeubles nécessaires au
fonctionnement des services des mutuelles ou de leurs oeuvres sociales.
En mars 1993, la Fédération française des
sociétés d'assurance (FFSA) a saisi la Commission
européenne de deux plaintes dirigées contre la France à
raison du régime fiscal accordé à ces deux
catégories d'organismes et de l'exonération de la taxe sur les
conventions d'assurance dont bénéficient leurs contrats
d'assurance maladie complémentaire (l'analyse de la Commission figure
ci-après).
Selon elle, l'exonération de la taxe de 7 % sur les conventions
d'assurance aurait permis aux mutuelles de porte leur part de marché sur
le segment du financement des dépenses de santé de 6,3 à
7 % depuis 1993 alors que la part de marché des assurances
commerciales plafonne à 3,1 % depuis 1994.
b) Des règles prudentielles et comptables moins strictes que pour les autres acteurs de l'assurance
Les
articles 8 des troisièmes directives sur les assurances de
1992
24(
*
)
disposent que les
entreprises d'assurance qui sollicitent l'agrément doivent adopter
certaines formes juridiques. Pour la France, outre les sociétés
anonymes, les sociétés d'assurance mutuelles et les institutions
de prévoyance
25(
*
)
, sont
mentionnées les mutuelles régies par le code de la
mutualité. Ces directives ont introduit un ensemble de nouvelles
règles comptables et prudentielles destinées à garantir
une solvabilité minimale des acteurs de l'assurance dans toute l'Union
européenne.
Or, à ce jour et malgré une mise en demeure, un avis
motivé et, finalement, la saisine de la Cour de justice des
communautés européennes (CJCE) par la Commission
européenne
26(
*
)
, ces
dispositions n'ont pas été transposées pour les mutuelles
du code de la mutualité.
En l'absence de cette transposition, qui impliquerait l'adoption d'un
régime financier en adéquation avec leur statut d'entreprise
d'assurance, les mutuelles du code de la mutualité sont actuellement
soumises à des règles financières, prudentielles et
comptables moins contraignantes que celles que doivent respecter les autres
opérateurs du secteur, même si des améliorations ont
été apportées par les lois n° 85-773 du 25
juillet 1985 et 89-1009 du 31 décembre 1989 en ce qui concerne le
contrôle technique et financier.
En effet, les règles prudentielles qu'elles doivent respecter ont
été conçues pour la gestion de risques courts (protection
complémentaire maladie), en dépit du fait que la couverture de
risques longs (vieillesse, accidents, invalidité,
vie-décès) représente une part croissante de leur
activité (environ 12 % du chiffre d'affaires global en 1995).
La seule obligation qui pèse sur les mutuelles qui ne proposent que la
couverture complémentaire santé est la constitution d'une marge
de sécurité minimale, dans un délai de trois ans
après la création de la mutuelle. En revanche, les caisses
autonomes créées pour la couverture des risques longs doivent
disposer d'un fonds d'établissement et justifier d'une marge de
sécurité minimale égale à 14 % des cotisations
nettes de réassurance et 4 % des provisions techniques nettes de
réassurance qu'elles doivent constituer.
D'une façon générale, les experts soulignent la relative
inefficacité des règles de solvabilité applicables aux
mutuelles en raison de leur non-spécialisation empêchant la
séparation des risques.
Par ailleurs, sur le plan comptable, les mutuelles du code de la
mutualité appliquent le plan comptable général et non le
plan comptable particulier de l'assurance.
c) Des subventions substantielles
Les
mutuelles " 45 " chargées de la gestion de régimes
obligatoires d'assurance maladie reçoivent, pour cette activité,
des remises de gestion versées par les caisses primaires d'assurance
maladie. Les grandes mutuelles de fonctionnaires (MGEN, MGPTT...) et
d'étudiants (MNEF, SMEREP) reçoivent ainsi une somme forfaitaire
qui leur sert à traiter les dossiers de Sécurité sociale
de ses adhérents.
Par ailleurs, l'Etat peut accorder aux mutuelles de fonctionnaires et d'agents
de l'Etat et des établissements publics nationaux "
des
subventions destinées notamment à développer leur action
sociale et (...) à participer à la couverture des risques sociaux
assurée par ces mutuelles
".
Selon le Conseil de la concurrence, ces subventions peuvent représenter
pour les mutuelles concernées jusqu'à 25 % des cotisations
versées par les adhérents.
Par ailleurs, les mutuelles de fonctionnaires bénéficient de
facilités pour l'exercice de leur activité (locaux,
matériel de bureau parfois prêtés par l'administration), et
les plus grandes d'entre elles sont gérées par des personnels
fonctionnaires détachés ou mis à disposition.
d) Des clientèles captives
Les
mutuelles de fonctionnaires et d'étudiants sont chargées du
règlement des prestations du régime d'assurance maladie de la
sécurité sociale (obligatoire) en vertu des articles
L. 381-9 et L. 712-6 du code de la Sécurité sociale.
Elles disposent à ce titre d'une clientèle captive pour l'offre
de produits d'assurance complémentaire.
2. Les sujétions imposées aux mutuelles ne paraissent pas pouvoir justifier l'ensemble des facilités qui leur sont accordées
Comme le
note le Conseil de la concurrence dans son avis du 24 février 1998
annexé à ce rapport, les particularités d'organisation et
de fonctionnement des " mutuelles 45 " sont liées au
rôle dévolu aux mutuelles dans la gestion de la
sécurité sociale et dans le domaine de la solidarité, de
la santé publique et de l'action sociale. En effet, les facilités
qui leur sont accordées représentent pour une part la
contrepartie des sujétions qui découlent de l'accomplissement de
leurs missions.
Dans le cadre de leur activité concurrentielle, les contraintes
imposées aux mutuelles sont principalement de deux ordres :
- elles ne sont pas autorisées à effectuer d'autres
opérations d'assurance que celles qui entrent dans le champ de la
protection sociale complémentaire ;
- elles doivent respecter une certaine égalité de traitement
entre les assurés, ne pouvant introduire des discriminations que si
elles sont " justifiées par les risques apportés, les
cotisations versées ou la situation de famille des
intéressés " (article L.121-2 du code de la
mutualité).
Toutefois, pour le Conseil de la concurrence,
"
les
sujétions imposées aux mutuelles, somme toutes limitées,
ne paraissent pas pouvoir justifier l'ensemble des facilités qui leur
sont accordées pour l'exercice de leurs
activités
.
"
Il estime en particulier que les subventions et aides diverses accordées
aux mutuelles de fonctionnaires et le non-assujettissement des mutuelles et des
institutions de prévoyance à la taxe sur les conventions
d'assurance de 7 % "
pourraient s'analyser comme des
avantages
concurrentiels
dès lors qu'ils profitent directement à des
activités ouvertes à la concurrence, et que, ne
représentant pas la contrepartie d'une contrainte d'intérêt
général précisément identifiée et
chiffrée, ils introduisent un déséquilibre dans le cadre
d'une compétition par les mérites, entre les opérateurs
qui en bénéficient et ceux qui ne peuvent y
prétendre. "
La FFSA chiffre ainsi à près de 3 milliards de francs le montant
global de l'avantage lié à l'exonération de la taxe sur
les contrats d'assurance maladie complémentaire.
Certes, les mutuelles ne peuvent pratiquer " l'exclusion des mauvais
risques ", mais il faut nuancer l'argument selon lequel les
sociétés d'assurance pourraient sélectionner les risques
qu'elles acceptent de couvrir. En effet, le code des assurances interdit aux
sociétés d'assurance de dénoncer le contrat ou d'augmenter
la prime "
lorsque l'état de santé de l'assuré se
trouve modifié
", ce qui place les sociétés
d'assurance dans une position plus contraignante que ne l'allèguent les
mutuelles. En outre, depuis la loi Evin, les assureurs ne peuvent plus,
après l'expiration d'un délai de deux ans, refuser à un
assuré acquittant normalement ses cotisations, le maintien des garanties
maladies et accident souscrites, quelle que soit l'évolution de son
état de santé.
A l'inverse, les mutuelles ont la possibilité de moduler leurs tarifs en
fonction, non seulement du revenu des assurés, mais aussi des
" risques apportés ", notamment de l'âge au moment de
l'adhésion. Certaines d'entre elles subordonnent l'adhésion
à partir d'un certain âge soit au versement de droits
d'entrée, soit à la souscription de plusieurs garanties
liées à la couverture maladie (invalidité,
dépendance, décès).
S'agissant des
subventions
accordées aux mutuelles de
fonctionnaires et agents de l'Etat et des établissements publics
nationaux, le Conseil de la concurrence note que rien n'exclut la
possibilité d'employer ces subventions pour contribuer au financement
des activités d'assurance. Il observe en particulier que le principe de
non-spécialisation auquel sont attachées la plupart des
composantes du mouvement mutualiste rend très difficile le
contrôle de l'affectation des aides publiques.
Ainsi, l'absence d'une nette séparation entre les diverses
activités mutualistes fait courir le risque de subventions
croisées, et en particulier, de
transferts financiers
des
activités protégées vers les activités
concurrencées, ce que la Commission de contrôle des mutuelles et
des institutions de prévoyance ne dément pas. De tels transferts,
quand ils existent, rendent illusoire l'exercice du contrôle de
solvabilité.
Le Conseil conclut qu'une telle affectation de ces ressources peut avoir pour
effet direct de fausser le jeu de la concurrence sur les marchés
d'assurance concernés en défavorisant artificiellement les
concurrents. Il préconise en conséquence une clarification des
relations entre l'Etat et les mutuelles de fonctionnaires.
Auteur d'un rapport sur la Mutuelle nationale des étudiants de France
(MNEF), la Cour des comptes écrit quant à elle :
"
Pour une qualité de service comparable à celle des
caisses primaires d'assurance maladie, les dépenses de gestion
administrative du régime des étudiants ont fortement
progressé au cours des dernières années, sans qu'aucun
contrôle sur la réalité des coûts des mutuelles
d'étudiants ni aucune obligation de séparation des comptes des
différentes activités conduites par ces dernières n'aient
été institués
".
Ces remises, dont le montant est plus important que les coûts
réels de traitement des dossiers des étudiants, ont ainsi, selon
la Cour des comptes, permis à la MNEF "
d'investir dans des
secteurs concurrentiels qui éloignent ces organismes de leur vocation
purement mutualiste
".