5. Communication et culture
Pas plus que précédemment, il n'est question ici de dresser un panorama complet. On s'efforcera simplement de réunir quelques éléments de débat sur deux aspects des relations de la communication audiovisuelle et de la culture qui sollicitent particulièrement l'attention des pouvoirs publics.
a) Mission culturelle de la communication audiovisuelle
On
partira du triptyque qui résume traditionnellement les mission de la
télévision publique française " informer,
éduquer, distraire ", missions dont le secteur privé n'a pas
été d'emblée exempté. Comme Jean-Louis Missika le
rappelle en effet dans son rapport sur les missions de la
télévision publique, la CNCL avait défini en 1987 dans les
termes suivants les règles générales de programmation des
chaînes privées : permettre
" aux
téléspectateurs, notamment de se distraire, de s'informer, de
s'éduquer. "
C'est l'" éduquer " qui nous intéresse ici. Le mot
couvre bien entendu la notion de " culture pour tous ", mais avec une
connotation délibérément volontariste qui continue de
marquer la conception la plus répandue des rapports de la culture et de
la communication audiovisuelle. Un second type d'approche peut être
envisagé.
L'approche volontariste
considère que la télévision
est un instrument de diffusion culturelle au sens traditionnel, élitiste
et académique du terme : musique classique, art lyrique,
théâtre, littérature, histoire de l'art... Le grand public,
plus naturellement porté vers d'autres formes de culture, étant
rétif, comme les taux d'audience des émissions culturelles n'ont
jamais cessé d'en témoigner, il convient de lui fournir
(imposer ?) la culture en quantité aux heures de grande
écoute : il en restera toujours quelque chose. Tel est,
brossé à grands traits, le point de vue à partir duquel on
évalue le plus souvent l'accomplissement par la télévision
de sa mission culturelle. Cette démarche fait largement appel à
la statistique. Des indicateurs sont élaborés, tels que le label
DISC apparu en 1989 pour évaluer l'application des contrats d'objectifs
prévoyant que les émissions à contenu culturel,
scientifique, éducatif et d'information des chaînes publiques ne
descendraient pas au-dessous de 40 % du volume horaire global
diffusé. Des études sont menées, qui font le point
quantitatif sur l'exposition des émissions culturelles dans les
programmes de télévision, et présentent des conclusions
très mitigées. Celles-ci mettent en lumière un certain
nombre de moyens utilisés par les chaînes
généraliste pour contourner leurs obligations, la diffusion
nocturne en particulier, cette pratique ne favorisant sans doute pas
l'augmentation des taux d'audience, en dépit de ce que les responsables
des chaînes suggèrent parfois. C'est ainsi que M. Jean-Pierre
Elkabbach, alors président de France Télévision,
auditionné par la commission des Affaires culturelles du Sénat le
6 décembre 1995, notait en substance :
" le secteur
public diffuse le plus fort pourcentage d'émissions culturelles.
Cependant il n'est pas possible de diffuser des émissions musicales
avant la fin de soirée. Du reste, on constate que ce type
d'émissions obtient de meilleurs résultats d'audience sur ces
créneaux horaires. "
Jean-Louis Missica décrivait ainsi, dans son rapport
précité
39(
*
)
, le
défaussement que suscitent immanquablement des obligations de
programmation culturelle mal acceptées :
" Les spectacles
vivants constituent de grands événements artistiques et culturels
et des éléments de patrimoine audiovisuel. C'est pourquoi les
chaînes publiques généralistes ont chacune l'obligation
d'en diffuser au moins 15 par an. Toutes deux se félicitent d'ailleurs
d'avoir régulièrement dépassé depuis plusieurs
années ce minimum requis. Est-ce à dire qu'elles promeuvent
particulièrement le genre ? C'est plutôt le contraire qui
apparaît quand on observe la stratégie de programmation
effectivement appliquée et non plus le simple respect du volume annuel
global imposé.
D'une part, l'heure de début de diffusion est très souvent
située au-delà de 22 h 30, voire de minuit. Ces
programmes étant souvent longs, leur audience n'en est que plus faible.
D'autre part, environ la moitié sont diffusés en
juillet-août, période où l'audience et donc les recettes
publicitaires baissent mécaniquement. Enfin, suivant l'adage, la
programmation en première partie de soirée est l'exception qui
confirme la règle. En d'autres termes, les chaînes n'assument ici
qu'un service public " minimum ". Sans pourtant aucun manquement
à la lettre de leurs missions, elles s'acquittent de leur mission
culturelle comme d'un pis-aller. C'est l'effet pervers des obligations en
matière de programmes. "
Cette analyse semble largement correspondre à la réalité
des choses.
La télévision généraliste répond donc mal
aux attentes de la démarche volontariste. C'est en partie dans la
logique de cette constatation désabusée que s'inscrit le
fonctionnement d'une chaîne culturelle telle qu'Arte, encore que celle-ci
paraisse à son tour happée par la logique de l'audience, comme le
constate Pierre Bourdieu sans aménité :
" ainsi la
chaîne culturelle, La Sept devenue Arte, est passée, très
rapidement, d'une politique d'ésotérisme intransigeant, voire
agressif, à un compromis plus ou moins honteux avec les exigences de
l'audimat qui conduit à cumuler les compromissions avec la
facilité en prime time et l'ésotérisme aux heures
avancées de la nuit. "
40(
*
)
Une récente étude du CSA sur le thème " Culture et
Télévision " porte un jugement différent :
" Arte accorde une place importante, tant aux différentes
expressions artistiques qu'aux émissions scientifiques. Elle programme
de nombreux documentaires sur des thèmes variés (recherche
médicale, progrès technique, histoire, musique, cinéma,
histoire de l'art), des spectacles, mais aussi des oeuvres
cinématographiques rarement proposées sur les autres
chaînes hertziennes.
Sa grille comporte de multiples spectacles vivants, souvent plus difficiles ou
plus ambitieux que ceux que proposent les autres chaînes, sous forme de
retransmissions ou de recréations spécifiques pour la
télévision. Elle est également, de très loin, la
chaîne qui offre le plus de documentaires musicaux avec un souci
d'éclectisme propre à susciter la curiosité.
Dans l'ensemble, les films diffusés sur Arte sont des films reconnus
" de qualité " et la programmation, de type
cinéphilique, propose des oeuvres de réalisateurs de tous pays,
dont beaucoup sont peu connus, voire inconnus, leurs films étant
restés confidentiels ou inédits en salle en France. La
chaîne propose également un grand nombre de courts
métrages. "
41(
*
)
Qu'en penser ? Les deux analyses sont loin d'être incompatibles. Si la
programmation d'Arte est profondément différente de celle des
chaînes généralistes avec lesquelles l'étude du CSA
établit un parallèle implicite, la ligne éditoriale de la
chaîne franco-allemande a profondément évolué en
fonction d'objectifs d'audience, et les films " de qualité "
diffusés sur Arte pourraient souvent aisément figurer dans la
grille de première partie de soirée de France 2 ou de France 3.
Au demeurant, la question de fond que peut poser Arte du point de vue de la
mission culturelle des chaînes publiques se situe sur un autre plan,
comme on va le voir.
On pourrait appeler
approche modeste
et réaliste la seconde
façon d'envisager les rapports de la culture et de la communication
audiovisuelle. Il ne s'agit plus de fournir en quantité des programmes
de qualité, mais de permettre la découverte, souvent fortuite, au
hasard du zapping, de créations culturelles vers lesquelles tel public
ne se dirige pas spontanément. Ceci revient à admettre la
légitimité d'un manque de goût pour l'opéra ou pour
la danse : on espère mettre en contact sans tenter d'imposer un
modèle culturel.
Dans cette optique, il est essentiel qu'une programmation variée,
" grand public ", attire vers la chaîne
considérée le maximum d'audience.
Seule une chaîne généraliste ouverte à tous les
publics peut remplir cette mission. Inversement, une chaîne
thématique à vocation culturelle telle qu'Arte exhale un fumet
d'élitisme qui provoque la fuite du public : les films les plus
" grand public " diffusés sur l'antenne d'Arte recueillent une
audience modeste.
Mais, objectera-t-on, les audiences obtenues en une soirée par une
pièce de théâtre, un film de ciné-club, un
opéra, aussi faibles soient-elles, sont largement supérieures
à celles que les représentations en salle permettent. C'est un
argument en faveur de la télévision thématique.
Il faut cependant tenir aussi compte du fait que le spectacle de la
télévision culturelle ne peut être considéré
comme une véritable pratique culturelle, s'agissant des formes
traditionnelles de la culture d'élite, auxquelles son langage est mal
adapté : il est loisible de considérer qu'un opéra
télévisé ou un ballet télévisé sont
de pauvres choses, au regard du spectacle " réel ".
Par conséquent, la télévision culturelle ne
peut-être qu'une introduction, une invite à sortir, rôle que
la télévision généraliste remplit plus efficacement
auprès du grand public. En outre, comme le remarque Dominique Wolton au
même propos :
" La sensibilisation par la
télévision ne supprime pas l'expérience. De ce point de
vue, la télévision généraliste est moins
pernicieuse, dans ses rapports avec la culture d'élite, que la
télévision culturelle, car elle admet d'emblée les limites
de son rôle. Modeste, elle accepte cette fonction de sensibilisation mais
ne prétend pas aller au fond des choses ".
42(
*
)
b) La pluralité culturelle
On a
mentionné ci-dessus le danger que représente pour la
communication-échange une communication technique réduisant
à l'excès la distance entre les hommes et donnant ainsi
l'impression d'écraser les identités ainsi que de réduire
la pluralité.
Délaissons maintenant le domaine impalpable des phénomènes
psychosociologiques pour envisager les aspects spécifiquement culturels
de la pluralité sous l'angle terre à terre de la mondialisation,
qui ne met en cause ni la Corrèze ni le Zambèze mais les
États-Unis et chaque Etat soucieux de préserver son
identité culturelle face au rouleau compresseur des contenus
hollywoodiens.
La communication audiovisuelle a longtemps joué à cet
égard un rôle ambivalent. Les chaînes nationales de
télévision fortement ancrées dans leur terreau et
sensibles au goût du public pour les productions indigènes,
apparaissent largement comme un facteur de préservation des
identités culturelles tout en abreuvant autant que faire se peut les
téléspectateurs de produits américains
appréciés et peu coûteux.
On évoquera plus loin les facteurs qui remettent en cause cet
équilibre et risquent de rendre plus difficile l'affirmation des
identités culturelles.