III. LES SOINS : UN MANQUE DE COORDINATION PRÉOCCUPANT
A. UNE TROP FAIBLE PLURIDISCIPLINARITÉ
a) Une prise en charge par l'ensemble du système de soins
Le
cancer est l'une des rares pathologies, avec la tuberculose dans le
passé, à laquelle est dédiée exclusivement une
catégorie d'établissements spécialisés.
Les centres de lutte contre le cancer (CLCC), créés par une
ordonnance du 1er octobre 1945, avaient initialement l'exclusivité du
traitement du cancer. Mais il s'agissait alors d'un "monopole" par
défaut, car le cancer était à l'époque une maladie
à 100 % mortelle. Avec le développement de l'arsenal
thérapeutique et l'apparition de possibilités nouvelles de
guérir le cancer, de nombreuses structures de soins ont
décidé de traiter à leur tour cette pathologie, qui s'est
ainsi banalisée.
Les CLCC sont demeurés des centres de recours, pour les cas complexes ou
désespérés, les cancers primaires étant
majoritairement pris en charge en dehors d'eux. Statutairement, les CLCC
associent à leurs fonctions de soins des missions de recherche et
d'enseignement de la cancérologie. Leur budget total s'est
élevé à environ 6 milliards de francs en 1996.
En l'absence de codage précis et centralisé des pathologies,
il n'est pas possible de connaître exactement le nombre des cas de
cancers pris en charge dans l'ensemble du système de soins
.
Selon le rapport public de l'inspection générale des affaires
sociales de 1994, la répartition des prises en charge de cancers entre
les établissements de soins serait la suivante : 20 à 25 %
pour les CHU, 20 à 25 % pour les CLCC, 50 à 60 % pour
les autres structures (CH et cliniques privées). Selon d'autres sources,
les entrées se répartiraient à peu près
également, par tiers, entre les CLCC, les centres hospitaliers publics
(CHU et CH), et les cliniques privées.
En fait, l'appréciation des parts d'activité respectives
dépend de l'instrument de mesure : elle varie selon que l'on prend en
compte la file des patients, ou les activités en chimiothérapie
et radiothérapie.
Des chiffres plus précis existent pour la radiothérapie
libérale. Les centres privés commerciaux ont traité 92.000
patients en 1996, soit 40 % des 140.000 personne traitées
annuellement selon cette méthode en cancérologie. Ces centres
possèdent 45 % des appareils de radiothérapie
(59 télécobalt sur 125 et
105 accélérateurs sur 238).
Les lits de cancérologie ne sont pas identifiés dans le secteur
privé, où les malades cancéreux sont hospitalisés
dans des lits de chirurgie et de médecine générale. Quant
aux lits de cancérologie dans le secteur public, ils sont loin de
correspondre à la totalité des hospitalisations pour pathologies
tumorales.
b) La pluridisciplinarité organisée reste l'exception
Pathologie complexe nécessitant des traitements
combinés, le cancer est par essence pluridisciplinaire. En tant que
discipline constituée récemment, la cancérologie ne semble
pas encore jouir d'une reconnaissance unanime, et n'est de toute façon
pas présente dans chacun des établissements de soins.
Pratiquement, le diagnostic initial est fait le plus souvent par le
spécialiste d'organes. La suite du traitement dépend donc des
connaissances du spécialiste, ou de sa propension à s'entourer
d'avis pluridisciplinaires.
Le caractère déterminant de la pluridisciplinarité pour
l'efficacité du traitement du cancer implique que le cloisonnement entre
les structures de soins, et au sein de celles-ci, a des conséquences
néfastes.
Dans la majorité des CHU, à l'exception notable de ceux de
Grenoble et de Tours qui ont fait oeuvre de précurseurs en
matière de pluridisciplinarité, le mode de prise en charge est
"vertical". Il existe autant de dossiers médicaux que de services. Rares
sont les CHU, et plus encore les CH, qui ont mis en place des comités
interdisciplinaires, des protocoles thérapeutiques et des formations
initiales et continues à la cancérologie. Cette situation est de
nature à pénaliser gravement les chances des patients.
Ce problème du cloisonnement des structures de soins apparaît
très profond. Il relève de l'isolement culturel du médecin
français, qui reste attaché à des notions telles que
l'exercice libéral individualiste ou que l'autonomie du chef de service.
Il relève également d'une réticence bien française
à reconnaître les spécialités nouvelles : la
cancérologie est réduite à la radiothérapie et
à la chimiothérapie, mais ne s'inscrit pas dans la
spécialisation par organes dominante dans les CHU.
L'opposition au sein du système de soins ne se situe donc pas tant
entre secteur privé et secteur public, qu'entre les spécialistes
d'organes et les cancérologues "transversaux".
Les cliniques privées ont développé une politique ancienne
de coopération avec les CLCC, qui ont formé la plupart des
cancérologues du secteur privé. Cette coopération est
institutionnalisée au niveau des fédérations : un accord
a été signé le 1er mars 1995 entre l'UNHPC (Union
Nationale Hospitalière Privée de Cancérologie) et la
FNCLCC (Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le
Cancer).
Cet accord prévoit la mise en réseau des moyens et des plateaux
techniques des deux fédérations, sous la surveillance d'un
comité national de liaison paritaire. Les établissements
privés se sont engagés à adhérer aux "Standards,
Options et Recommandations" (SOR) définis par la FNCLCC, ensemble de
recommandations pour la pratique clinique en cancérologie.
Les cliniques privées semblent rencontrer plus de difficultés
pour coopérer avec les CHU et les CH, même si une évolution
favorable est perceptible.
La décision récente des CHU de créer une
fédération de cancérologie est ainsi l'indice d'une prise
de conscience, qui doit se traduire concrètement sur le terrain. La
FCCHU s'est donnée pour première tâche d'élaborer un
dossier médical commun et de développer la coordination avec les
CLCC.
c) Des dépenses mal connues mais en expansion
Une
évaluation exhaustive et précise des coûts de traitement du
cancer est actuellement impossible, faute d'un système d'information
adéquat. Par exemple, la cotation des actes de chirurgie n'identifie pas
la nature des pathologies concernées, cancéreuses ou non. A
terme, l'affinement du PMSI (Programme de Médicalisation des
Systèmes d'Information) dans les établissements sanitaires, et le
codage des actes dans le secteur ambulatoire, devraient permettre de disposer
des chiffres nécessaire pour l'élaboration de véritables
politiques de santé publique.
Des estimations sont néanmoins disponibles.
Par extrapolation du
budget des CLCC, on peut estimer entre 20 et 30 milliards de francs le
coût annuel du traitement des cancers dans le secteur hospitalier.
Les dépenses de soins ambulatoires sont les plus mal connues. On ne
dispose dans ce secteur du système de soins que d'ordres de grandeur
pour quelques actes indubitablement liés au cancer : 700 millions
de francs pour les frottis du col de l'utérus, 1 milliard de francs pour
les mammographies.
Alors que les maladies infectieuses et cardio-vasculaires sont en
régression, les pathologies cancéreuses continuent de
croître. Ce "marché" en expansion de patients est devenu l'objet
d'une concurrence entre les établissements de soins. Il existe ainsi
à moyen terme une forte probabilité d'explosion des
dépenses, accrue par l'apparition de nouveaux médicaments
particulièrement onéreux.
En effet, les innovations ont été nombreuses ces dernières
années et les indications de chimiothérapie augmentent. Les
produits anticancéreux récents sont très onéreux et
de plus en plus souvent associés avec des médicaments
améliorant la tolérance (anti-nauséeux) ou
renforçant le traitement (facteurs de croissance, interleukine,
interféron), qui majorent encore les prix des protocoles.
Les dépenses de médicaments anticancéreux ont ainsi
augmenté de 35 % entre 1990 et 1995, pour atteindre un montant de
2,25 milliards de francs.
Même si une pause dans les innovations
est perceptible, il ne fait guère de doute que ce poste de
dépenses restera dynamique.