M. Jean HAUSER,
Professeur à l'Université de Bordeaux,
Président de la Mission de recherche droit et justice
sur le
Pacte d'intérêt commun
M.
HAUSER.
- Merci, Monsieur le Président, de m'accueillir pour
présenter une fresque qui risquerait d'être bien longue, compte
tenu du retard que votre vigilance présidentielle ne saurait admettre
trop important.
Il est d'abord présomptueux de vouloir traiter du droit de la famille
sans savoir que ce ne sont pas seulement des aspects personnels, mais des
aspects patrimoniaux considérables. Près de la moitié du
Code civil se trouve englobée dans cette expression droit de la famille
qui comporte les régimes matrimoniaux, les successions. Il faudrait y
ajouter du droit social et du droit fiscal.
Il n'y a plus de possibilité de pensée partielle en droit de la
famille, réformer un morceau sans réformer l'autre ou sans
réfléchir à l'autre consiste finalement à
détruire l'ensemble ou à en faire un monument byzantin et
complexe.
Il faut rappeler que c'est à partir de 1964 que les très grandes
réformes de droit de la famille moderne ont été
entreprises. On ne peut oublier, cela nous mettra du baume au coeur en
constatant que rien de grave ne se produit, les débats parlementaires
d'une rare violence lors du vote de la loi de 1912 sur l'action en recherche de
paternité naturelle. La lecture de ces débats est très
intéressante. Entre les prévisions apocalyptiques ou
paradisiaques, l'avenir a montré que la loi de 1912 n'a pas fait
trembler la société sur ses bases. Il faut relire aussi les
débats de la loi de 1884 qui ont introduit le divorce. Un peu d'histoire
en quelques secondes méritait, peut-être, de nourrir cette
introduction.
En résumant de façon très abusive une législation
complexe et souvent subtile, ces trente dernières années il s'est
agi de faire remonter les faits vers le droit, alors que jusque là le
droit était plutôt conçu comme impératif et avait
pour prétention et objet de discipliner et contraindre les faits
à un prix que l'on estimait finalement modeste.
A vrai dire, l'évolution vers un droit plus soucieux du réel
qu'un droit normatif avait déjà envahi, en partie, les branches
détachées du droit civil pur, notamment le droit social. Depuis
longtemps, le droit social, voire le droit fiscal à la philosophie
beaucoup plus empirique, étaient plus soucieux du fait que de
définition juridique. L'assimilation progressive, par exemple, des
filiations avait été largement anticipé dans d'autres
domaines. Le droit civil a souvent plus suivi que précédé.
N'oublions jamais que la grande scène du droit de la famille n'est pas
seulement une scène civiliste, qu'elle est pour une large partie une
scène de droit social, et pour une petite partie une scène de
droit fiscal. Nous n'avons pas à réfléchir dans un
splendide isolement civiliste, c'est une donnée que tous les
spécialistes n'ont peut-être pas toujours assimilée.
Cette adaptation doit être poursuivie, et c'est pour cela que nous sommes
là, pour évoquer, réfléchir. Elle n'est pas plus
dramatique qu'elle le fut dans le passé. Les grandes lois du droit de la
famille ont été votées à travers des
majorités d'idées qui ont transcendé les clivages
politiques. La loi de 1975 a été votée dans une certaine
atmosphère de consensus et il n'y a pas eu de cataclysme familial. Nous
ne sommes pas plus à la veille d'un cataclysme familial que nous ne
l'étions en 1912, en 1884 ou en 1975.
Pour autant, l'adaptation proposée ne doit pas consister à faire
remonter tous les faits vers le droit. S'il s'agit aujourd'hui ou à
d'autres moments, de se soumettre dans tous les cas à la dictature des
faits, parce que les époux, les parents, les enfants naturels sont comme
ça, je ne vois guère à quoi sert le droit, c'est la
sociologie qui doit alors servir, elle est peut-être la photographie la
plus fidèle, mais le droit ne sert à rien.
Comme avant, il doit rester un jugement de valeur final sur ce qui est
proposé par la loi. Je ne crois pas à la neutralité de la
loi familiale, sauf à avouer la disparition du droit de la famille.
Cette politique législative qui doit être volontariste n'est pas
obligée de se cantonner dans un respect tatillon du passé
présumé comme si nos ancêtres avaient pour toujours
fixé les modèles idéaux d'organisation familiale.
Affirmation qui méprise souvent la réalité historique car
nos ancêtres ont eu une pensée plus complexe et évolutive
qu'il n'y paraît. Ce que nous croyons être séculaire n'est
souvent finalement que le produit de quelques dizaines d'années
passées. Nous manions les siècles en droit de la famille avec un
peu de légèreté. La société doit trier,
comme elle l'a toujours fait, dans la réalité.
Pour ne pas prolonger, je vous propose quelques réflexions rapides sur
quelques grands thèmes du droit de la famille dont certains d'entre eux
ont déjà été évoqués.
Le mariage, je vous en parle d'abord parce qu'il me paraît tout à
fait regrettable que dans ce grand bouillonnement d'idées, personne ne
pense à modifier le droit du mariage. Comme si on pouvait toucher au
divorce sans se préoccuper de l'existence du mariage, comme si au fond
il était réservé à de lointaines peuplades en voie
d'instinction.
Il faut le rappeler, l'apparat législatif du mariage dans les textes du
Code civil est incroyablement vieillot, obsolète, démodé,
beaucoup trop long. Songeons aux publications, aux oppositions : je sais que
les candidats au mariage ne vont pas d'abord lire le Code civil, je
l'espère pour eux, sinon je garantis qu'il y aurait moins de personnes
mariées. Tout cela mériterait un nettoyage sérieux.
Certaines parties de ce droit matrimonial sont à peine conformes au
droit international. Il n'est pas sûr que le droit des parents de faire
opposition sans indiquer un motif précis soit encore conforme à
nos engagements internationaux. Il faudrait peut-être peigner ce droit du
mariage et, pourquoi pas, le rénover, le dynamiser, en faire quelque
chose de neuf.
Est-il inconcevable, qu'en parallèle à une réforme visant
à l'admission partielle de couples non mariés, on rénove
la vieille maison, gardant alors une balance équilibrée ?
Pourquoi plutôt que de faire une réforme des droits successoraux
du conjoint survivant, noyée dans une réforme successorale
d'ensemble (qui d'ailleurs n'a pas abouti), ne pas procéder à une
réforme plus significative, axée autour du thème du
mariage, de ses avantages et obligations, et en même temps
réfléchir aux manifestations du couple hors mariage ? Ce
serait un grand chantier matrimonial et para matrimonial dans lequel il
faudrait s'investir et où l'objectivité serait probablement
sauvée.
Sur le divorce : j'écoutais, il y a quelques minutes nos trois
magistrats, éminentes, il ne peut y avoir de réforme du divorce
sans toucher au mariage. J'ai eu l'impression qu'on parlait du divorce comme
s'il n'était pas la fin du mariage. Il n'y a pas de réforme du
divorce qui soit innocente quant au mariage. Chaque fois qu'on touche,
même à un petit détail sur le divorce, c'est le mariage qui
se trouve touché.
Sur les causes du divorce, je vais exprimer mes accords et mes
désaccords. Je suis d'accord sur le fait que le divorce pour cause
objective devrait être mieux introduit et mieux traité en droit
français. Le divorce pour rupture de la vie commune a été
vu comme scélérat. En 1975, c'était un traité de
paix entre des forces contraires. La Cour de cassation n'a rien arrangé,
elle l'a durci encore plus, multiplié les exigences tatillonnes, ne
s'est pas montrée généreuse, sauf sur la clause de
dureté dont nous ne voyons plus guère de manifestations.
Il serait peut-être utile d'avoir un divorce pour cause objective, pour
séparation de fait un peu assoupli. On pourra toujours négocier
sur la durée de la séparation, il est plus facile de
négocier sur les chiffres que sur les idées, les chiffres se
divisant à l'infini..
Peut-être serait-il temps de créer ce divorce dont on nous a dit
abusivement qu'il était celui de tous les pays voisins. En
réalité les pays voisins ont des divorces pour cause objective,
mais souvent réintroduisent la faute au niveau des effets. Il s'agit de
faux divorce pour cause objective, la faute gardant tout de même un
certain rôle.
Supprimer le divorce pour faute, je serais tenté de rester plus modeste.
Je dirais, comme le Doyen Carbonnier en 1975, si près de la
moitié des Français veulent divorcer pour faute, de quel droit
les en empêcherions-nous ? S'ils ont une conception de la
dissolution du mariage contentieuse, est-ce aussi ignoble que cela ?
N'est-ce pas parce qu'ils avaient mis dans leur mariage quelque chose de bien
plus élevé qu'une sorte de contrat qui sera rompu demain ou
après-demain quand on ne s'entendra plus, que le drame se produit ?
Y a-t-il véritablement ici à critiquer le fait que des personnes
recourent au divorce pour faute ? Que des mesures techniques soient
nécessaires, que la preuve de la faute (souvent mal organisée)
soit apportée, que la procédure soit à revoir, bien. Quant
à supprimer le divorce pour faute, c'est la dernière sanction des
devoirs nés du mariage. Il n'y en a point d'autres. Il y a bien
longtemps que l'on ne fait plus ramener les conjoints manu militari, d'ailleurs
cela n'a jamais bien marché, même au XIXème siècle,
que l'on ne prononce plus guère de dommages et intérêts
dans ce domaine. Il n'y a plus guère que le divorce pour faute. S'il est
supprimé, les obligations nées du mariage n'ont quasiment plus de
sanctions.
Il faudrait réfléchir, avant de supprimer complètement
cette idée, au rôle exact qu'elle joue. J'avoue être plus
prudent que ce qui vient d'être dit.
La compétence en matière de divorce. Elle a envahi le devant de
la scène. On nous a proposé deux scénarios, les deux sont
très obscurs. En effet, derrière l'écran des mots, je ne
sais pas ce que veut dire divorce municipal, divorce à l'état
civil. Encore faudrait-il m'expliquer ce que fera l'état civil, quel
sera son rôle ? Qui va recevoir le divorce et comment va-t-on faire
entrer dans les actes d'état civil cette déclaration de
divorce ?
Le premier scénario me paraît fallacieux. La municipalisation du
divorce conduirait probablement à des difficultés et à
zéro économie de juges. Actuellement, s'il n'y a pas de recours
trop nombreux, c'est sous l'argument que la convention de divorce est
homologuée par le juge. On s'arc-boute sur cette idée, le juge a
lavé la convention de divorce de tous les défauts qu'elle pouvait
avoir : point de vice du consentement, point de recours en rescision pour
cause de lésion, Dieu sait si la Cour de cassation veille au grain dans
ce domaine. L'homologation du juge devient solennelle et absolutoire.
Demain, personne ne pourra soutenir ce raisonnement quand le divorce se bornera
à être déclaré à l'état civil. Nous
risquons d'avoir après coup un lourd contentieux, car on nous a
décrit des personnes qui auraient divorcé comme cela et qui
seraient vraiment la main dans la main ; on finit par se demander pourquoi
elles divorcent si elles sont d'accord sur tout. Elles vont donc
déclarer leur divorce à l'état civil ; au nom de quels
principes leur interdira-t-on de recourir le lendemain en nullité de
leur convention ?
On va alors retomber dans un contentieux de type civil très ordinaire,
avec des vices du consentement (j'ai consenti à tort l'abandon de la
maison de campagne, je n'aurais pas dû admettre que...). Au nom de quoi
pourrions-nous nous y opposer ? Nous le pouvons actuellement parce que le
juge lave la convention de ses vices. On ne pourra pas dire de même de
l'officier d'état civil.
De toute façon, si nous supprimons tout recours, se reposera la question
de savoir si notre procédure et si notre déclaration sans aucun
recours, y compris s'il y avait eu vice du consentement, seront conformes aux
instruments de ratification internationale.
Je ne pense pas qu'on ferait de sérieuses économies, ni que l'on
aboutirait à un chiffre significatif de divorces simplement
déclarés devant l'officier d'état civil, même en
réfléchissant à cette réforme lancée plus
que proposée. Je pense que nous n'irons pas jusqu'au bout.
En revanche, il y a d'autres scénarios sur lesquels je ne vais pas
m'étendre. Ils visent à alléger la procédure de
divorce sur requête conjointe. Il est vrai qu'un certain nombre de
formalités, de comparutions ne sont peut-être pas utiles, que l'on
pourrait simplifier et admettre qu'un divorce sur dossier soit prononcé
par le juge dans un certain nombre cas. Nous n'entrons pas dans le
détail, mais quelques propositions sont possibles.
N'oublions jamais que toute réforme du divorce, que ce soit la
suppression du divorce pour faute ou la municipalisation du divorce, est
d'abord une réforme du mariage. La nature juridique du mariage ne sera
plus la même le jour où nous aurons admis qu'un divorce peut
être enregistré par sa déclaration devant l'officier
d'état civil. Rien ne dit qu'il ne faille pas franchir un pas, il faut
en mesurer la longueur.
Quant aux conséquences du divorce, elles ont également envahi le
devant de la scène médiatique. La technique de la prestation
compensatoire est au centre des discussions et des critiques. Je me demande si
nous ne sommes pas en train de redécouvrir la plus belle invention du
monde, après la roue, quand on nous propose de réintroduire des
révisions de prestations compensatoires.
Pourquoi, en 1975, le Doyen Carbonnier et les auteurs de la loi, ont-ils
supprimé le pouvoir de révision ? Parce que la situation
antérieure était impossible, les pensions révisables
impliquant un contentieux énorme après divorce qui ne cessait de
renaître de ses cendres. Si la prestation compensatoire a
été rendue forfaitaire et définitive, c'est
précisément pour éviter une telle situation. Que l'on ne
nous propose pas maintenant, comme une redécouverte unique, une
prestation compensatoire qui pourrait redevenir révisable. Il faut faire
très attention aux contentieux nouveaux que l'on ouvrirait.
En revanche, il est sans doute possible, nous l'avons proposé dans un
projet, que ce soit d'abord une mesure transitoire. En effet , de vieilles
prestations ont été prononcées au lendemain de 1975, qui
sont des poids importants peut-être parce qu'à l'époque on
ne mesurait pas la technique de la prestation compensatoire, beaucoup de juges
et d'auxiliaires de justice raisonnaient encore en termes de pension
alimentaire révisable et ils n'ont pas toujours mesuré l'impact
du prononcé d'une prestation compensatoire. Admettons que dans un texte
de loi il existe une disposition transitoire permettant de rouvrir, pour
quelques mois, quelques semaines ou quelques années, un contentieux de
révision pour les prestations compensatoires les plus anciennes, en y
mettant comme condition que le débiteur les ait exécutées
ponctuellement, ce qui supprimerait déjà un certain nombre de
demandes.
Quant à l'avenir, la proposition est la suivante, elle est
équilibrée et viserait à donner au juge, qui prononce des
prestations compensatoires, la possibilité quand il estime qu'il n'a pas
tous les éléments en main pour décider, de fixer dans sa
décision une date à partir de laquelle il pourrait
éventuellement être ressaisi pour refaire un examen de la
situation.
Enfin, j'ajouterai insidieusement que si on se décidait de s'attaquer
sérieusement au régime fiscal de la prestation compensatoire en
capital, on éviterait un certain nombre de difficultés
M. LARCHÉ, président. -
Il faut le dire au Gouvernement,
il nous a opposé l'article 40.
M. HAUSER. -
Je le dis à qui veut l'entendre. Je ne doute pas que
les négociations soient difficiles. L'argument que l'on fait toujours
valoir dans l'Administration fiscale est que les époux feraient
exprès de divorcer pour avoir un système
préférentiel qu'ils n'auraient pas autrement. Quels sont les
époux qui vont se livrer à de tels calculs ? Une
procédure de divorce sur requête conjointe, avec une fausse
prestation compensatoire qui serait indexée... si on suit cette voie, il
est préférable de supprimer le mariage qui sert aussi quelquefois
à frauder le Fisc. Il faut supprimer les reconnaissances d'enfants
naturels fictives qui servent également à frauder le fisc. Je
croyais qu'en droit civil la fraude ne se présumait pas, que
c'était la bonne foi. Dans une vision peut-être
exagérément optimiste j'en resterai là.
J'en viens à la vie à deux que nous préférons
appeler pacte d'intérêt commun. Il y a ici deux revendications
qui s'entremêlent et brouillent beaucoup le débat.
Il y a d'abord une première revendication d'ordre symbolique. Quand nous
avons commencé le chantier de la réflexion, c'est celle-là
qui est d'abord apparu. Une première revendication symbolique vise, pour
certains couples, à obtenir une reconnaissance du droit à travers
l'extension de techniques très chargées de symboles qui sont,
pour l'essentiel, le mariage (qui retrouve un respect assez étonnant) et
la parenté.
Le symbole ne me paraît pas être de l'ordre du jugement juridique.
Il suppose une appréciation politique, philosophique. Il faut remarquer
que les exemples de droit comparé que l'on nous oppose doivent
être maniés avec beaucoup de prudence. Dans l'ensemble des pays
qui nous entourent et qui ont admis un contrat d'union civile ou
l'équivalent ou un contrat de partenariat, c'est une déclaration
pure et simple à l'état civil et qui n'entraîne que fort
peu de conséquences (le cadeau ne coûte pas cher). Il y a fort peu
de pays où le contrat entraîne les mêmes conséquences
qu'entre personnes mariées, où l'assimilation est
complète.
Quand on crée un contrat de partenariat parallèle pour ceux qui
ne veulent pas du mariage, je ne comprends pas en quoi la valeur symbolique de
ce contrat doit être mise en avant puisque cela consiste à leur
donner un système spécifique. Je laisse de côté ce
qui est de l'ordre du symbole qui nous échappe. Après tout, dans
les textes constitutionnels on affirme souvent la liberté du mariage.
Somme-nous prêts à aller affirmer dans nos constitutions la
liberté de constituer un couple ? Je ne sais pas. La
société est-elle prête à aller jusque que
là ? Cette question dépasse le droit.
Une seconde revendication est d'ordre pratique. Là, je me sens plus sur
un terrain concret. Elle vise à offrir civilement, socialement,
fiscalement des droits (et des droits techniques) permettant d'organiser la
communauté de vie de deux personnes autour d'une définition
simple. On peut discuter de l'opportunité. Elle nous a paru
démontrée autour de l'idée suivante : jusqu'à
une époque récente la société définissait un
modèle familial et elle en fixait les contours, les conditions
d'existence et les conséquences. Ce modèle familial est un
modèle séculaire adopté depuis longtemps, mais qui a
beaucoup changé dans sa forme.
Nous pensons qu'actuellement le problème se pose un peu
différemment. A côté du modèle familial que la
société impose et auquel elle doit continuer à donner la
primauté et des droits plus étendus, existe une deuxième
difficulté qui est la solitude. Alors que jusqu'ici la
société n'avait d'intérêt à donner des droits
et un statut spécifique qu'à ceux qui entraient dans sa
définition, il est concevable de dire que la société, en
notre temps, a peut-être intérêt, bassement, à donner
un certain nombre de droits à ceux qui ne vivent pas seuls parce que la
solitude est un fléau.
Cela conduit à constater que les relais sociaux, familiaux, villageois,
communaux ayant souvent disparu, la vie à deux devient une valeur en
tant que telle, en dehors du jugement qu'on peut porter et qui reste un
jugement supérieur. Cette vie à deux mérite
peut-être un embryon de statut et un certain nombre de
conséquences.
Je ne propose pas de faire confiance à la bonne mine des concubins. Je
dis que la société a intérêt à franchir un
certain pas et à considérer que la notion de vie à deux
mérite non pas une récompense, mais des droits
supplémentaires.
Ces droits devraient être accordés et l'appellation importe peu.
Nous avons proposé " pacte d'intérêt commun ", le
mot " pacte " étant marqué par une histoire
intéressante, le pacte sociétaire. Nous avons proposé de
mettre les textes non pas dans la partie " personnes " du Code civil.
Tous les projets proposés mettaient les textes dans la partie
" personnes " du Code civil et aboutissaient à des
rapprochements scabreux, à des places difficiles, on finissait par voir
les droits des concubins après la distinction entre les meubles et les
immeubles. Les projets se sont promenés un peu partout. Pour nous, la
place naturelle est entre la société et l'indivision. En effet,
ce pacte est un peu moins qu'une société et un peu plus d'une
indivision.
Tout cela ne répond pas aux droits que l'on va accorder à ce
pacte. Ces droits doivent suivre certaines logiques. D'abord, il ne me semble
pas que les droits octroyés doivent aboutir aux droits accordés
aux personnes mariées. La société, pour l'instant,
peut-être pas pour toujours, a plus d'intérêt à voir
des personnes mariées que non mariées. Le jour où
l'intérêt de la société sera égal, nous
verrons.
A part pour les droits fondamentaux, pour tous les autres c'est une
négociation qui devra s'ouvrir avec, là encore, estimations
chiffrées et des discussions sur les seuils de durée à
prévoir. Les administrations sociales et fiscales n'admettront
probablement pas qu'ayant signé un PIC hier on puisse avoir aujourd'hui
tous les droits. Il est très probable que l'on opposera à nouveau
la fraude comme en matière de prestations compensatoires.
La seconde idée est que je ne pense pas -et je sais que sur ce point les
discussions seront vives- qu'il faille distinguer parmi les cohabitants. Les
prémisses sont simples, c'est la solitude. Peu m'importe comment on
traite sa solitude, on la traite, avec quelqu'un avec qui on accepte de
" coucher " ou avec quelqu'un avec qui on n'a pas ce type de
relation.
Dans les deux cas, je ne vois pas comment on pourrait extraire du pacte commun
ceux qui n'ont pas de relations, sauf à faire, paradoxe des paradoxes,
de l'existence de liens de parenté un empêchement à pacte,
ce qui mènerait loin. Ma logique est celle de la vie en commun :
dès lors qu'elle existe, il doit y avoir statut de la vie en commun. Il
serait sans doute difficile d'expliquer aux Français la
différence entre le cas du frère et de la soeur qui vivent
à la campagne et exploitent ensemble un bien et de l'autre
côté le couple homosexuel ou hétérosexuel ; le jour
du décès de l'un des membres, le couple de concubins aurait un
système fiscal de transmission préférentiel et le
frère et la soeur n'auraient rien, parce qu'ils sont frère et
soeur. Que ceux qui peuvent m'expliquer cela me fassent signe car je ne
comprends pas.
Dès lors que l'on est sorti de la logique institutionnelle du mariage,
on entre dans la logique de fait de la vie en commun, il me semble que c'est
elle qui doit être retenue.
La filiation et les relations familiales : on a beaucoup parlé de
filiation dans des termes tout à fait défendables. Un certain
nombre de détails sont à revoir. Je ne vois pas qu'il y ait lieu
de remettre sur le chantier l'ensemble de la loi de 1972. Il faut se
méfier beaucoup des lois sur la famille. On ne les remet pas en chantier
tous les dix ans. La loi de 1975 sur les divorces a mis vingt ans à
entrer dans la tête d'un certain nombre de praticiens. Si le divorce sur
demande acceptée a mis quinze ans pour démarrer, c'est parce que
durant ce temps de très nombreux avocats, qui n'avaient jamais connu
cela, pensaient que c'était impossible. Beaucoup m'ont dit : mais
cela n'a jamais existé. C'est comme le régime matrimonial de
participation aux acquêts, il faudra certainement attendre encore. Donc,
ne changeons pas trop souvent la loi car personne ne sait si la
précédente aurait pu s'appliquer puisqu'elle est abrogée,
avant même qu'elle n'ait eu quelque chance. Le droit de la famille n'est
pas la bourse de Tokyo, l'indice ne change pas tous les jours, heureusement,
il faut longtemps, c'est en cela qu'il me plaît, pour ainsi mesurer les
évolutions.
En revanche, il me semble que le grand chantier de réforme devrait
être celui des délais. Il faut raisonner sur une constatation
simple pour finir. Le délai n'était guère
nécessaire jadis parce que l'impossibilité des preuves
était naturelle. La nature se chargeait de faire mourir les preuves de
la filiation, les personnes mouraient (nous l'avons vu récemment, cela
ne suffit plus). Elle se chargeait aussi de faire mourir toutes les preuves en
général parce que la mémoire était fragile, les
papiers disparaissaient. Maintenant nous avons une mémoire redoutable,
elle est génétique, ce qui remet au devant de la scène les
délais de prescription. On en parlait à peine quand
j'étais étudiant. Nous pensions qu'ils ne s'appliquaient jamais,
que c'était loin, et qu'il n'y avait plus de preuves. Eh bien non,
maintenant même après trente ans il y a des expertises et toute
sorte de possibilités. On a parlé des dix années pour les
possessions d'état concernant les reconnaissances, il faut revoir
l'ensemble de nos délais en matière de droit de la filiation car
c'est la dernière protection que nous ayons contre les actions abusives.
Il n'y a pas d'autres protections puisque nous n'oserons plus devant une action
téméraire refuser la preuve scientifique. On vient de le voir
dans quelques affaires célèbres.
Puisque nous n'oserons plus, c'est le temps qui doit être
réintroduit, or il est beaucoup trop long. La prescription trentenaire
qui reste le droit commun provoque dans les études de notaires un
désordre incommensurable, notamment dans les départements
d'outre-mer. L'article 334-8, voté en 1982, permet pendant trente ans
d'établir la filiation naturelle alors qu'on n'avait rien fait du vivant
des parents. Voilà un exemple où la prescription trentenaire,
prévue par la Cour de cassation et non pas par les textes, est beaucoup
trop longue
Concluons : il n'y a pas à craindre l'évolution du droit de la
famille, d'abord parce que nos instruments de connaissance sont très
supérieurs à ceux du passé. Nous imaginons mal qu'on ait
statué, légiféré il y a encore trente ou quarante
ans, en ignorant tout de la réalité avec une superbe
indifférence envers elle. On avait l'impression que nous connaissions.
Nous sommes maintenant assommés de chiffres, d'expériences de
droit comparé. Peut-être faut-il aussi faire attention à
l'abondance.
Il faut inlassablement rappeler qu'au-delà des manifestations bruyantes
et souvent marginales, l'immense majorité des sujets de droit se
satisfait du système actuel. Certes, il y a 3 millions de concubins,
mais il y a aussi 17 millions de couples mariés, certes un certain
nombre de couples finissent devant le juge, mais il y a encore beaucoup de
couples, près de 60 %, qui ne terminent pas devant le juge.
Gardons-nous de faire un droit de la marginalité. Le droit de la famille
n'a jamais été cela. Tous ceux qui ont des problèmes sont
seulement demandeurs d'une adaptation supplémentaire et de solutions
ponctuelles à des problèmes précis. Contrairement
à ce qui se dit ou s'écrit, ici ou là, les citoyens
semblent rester très attachés à la famille. Ils veulent
simplement en être plus souvent la source.
Merci Monsieur le Président.
M. LARCHÉ, président. -
Vous avez avancé cette
idée du pacte, le pacte d'intérêt commun.
Quelles sont les conséquences concrètes de la conclusion du
pacte ? Intéresse-t-il le droit de la succession ?
Intéresse-t-il le droit au maintien dans les lieux ?
Intéresse-t-il le droit à la pension de réversion?
Intéresse-t-il, par exemple, le droit au regroupement familial pour les
fonctionnaires ?
Toute une série de conséquences vont en découler. Ou bien
il se rapproche de ce qui est la logique du couple marié, ou bien il ne
reconnaît pas à ceux qui l'ont conclu les mêmes
conséquences. A quoi sert le pacte ?
Je vais retrouver la notion de dilemme que M. Malaurie nous a très bien
exposée tout à l'heure. Sur ce point il existe quelques
conséquences concrètes. Si nous sommes un jour saisis en tant que
législateurs, nous aurons à décider, au delà des
avis très autorisés que nous avons entendus.
A la commission des Lois nous aimons toujours essayer de connaître la
portée de nos décisions. Que mettez-vous ou ne mettez-vous
pas ? Est-ce un pacte à géométrie variable ?
M. HAUSER.
- Monsieur le Président, jusqu'ici on a fait l'inverse
de ce que nous proposons. On est parti des conséquences en
répétant tous les jours qu'il faudrait un jour définir la
structure. Ce n'est pas moi qui ai donné des droits aux concubins, ni
personne ici présent. Voilà cinquante ans qu'on leur en donne,
sans jamais avoir défini le concubinage. Il existe cinq ou six
définitions différentes : le notoire, celui qui implique des
relations maritales, etc.
Est-il de bonne politique, dans un pays qui se veut cartésien, de
commencer par la fin ? Il faut reprendre le problème au
départ. Quand on a voté le titre " du mariage " dans le
Code civil, on ne s'est pas interrogé sur les conséquences
sociales et fiscales du mariage. On l'a voté, après on devait
voir ce qu'on lui accorderait.
M. LARCHÉ, président. -
On a défini d'abord les
obligations du mariage.
M. HAUSER.
- Elles étaient définies depuis longtemps. Une
fois définie une structure optionnelle, le législateur aura
à décider, point par point, ce qu'il veut accrocher à
cette structure optionnelle. Il y a d'abord une part qui restera entre les
mains des concubins. Il y aura des gros PIC, des petits PIC, des PIC complets,
après tout, les personnes mariées font la même chose,
celles qui se marient sous le régime légal et d'autres qui
adoptent des contrats de mariage très compliqués. Nous pouvons
estimer que la liberté leur est offerte.
Quant aux droits de type social ou fiscal, il y a une limite que nous ne
franchirons pas. Je ne crois pas qu'il faille donner des droits de succession
" ab intestat " aux signataires d'un pacte d'intérêt
commun. Ces droits ne sont donnés qu'en fonction d'une reconnaissance
solennelle de la société qui estime que sans que les personnes
aient à se prononcer, on peut penser qu'elles ont voulu hériter
l'une de l'autre.
Personne ne peut me dire aujourd'hui que ce raisonnement peut être
appliqué à des concubins, personne ne sait. D'ailleurs il y aura
des concubins de toutes sortes et des signataires de PIC très
différents, nous ne pouvons créer un modèle unique en
disant que tous les " PICistes " ont voulu que leur cocontractant
hérite " ab intestat ", alors que c'est possible aux personnes
mariées. Voilà pourquoi il y aurait des limites à ne pas
franchir, celle entre la reconnaissance institutionnelle (celle du mariage), et
celle d'un fait (la vie en commun). On ne fonde pas des droits successoraux
" ab intestat " sur un fait, fût-il reconnu dans un contrat.
Ces droits se fondent sur une institution que la société
reconnaît.
Le système me semble pouvoir être appliqué ailleurs, pour
d'autres conséquences sociales et fiscales. A aucun moment les
techniques ne seront les mêmes. Il y a des techniques chargées de
signification, elles restent matrimoniales. D'autres techniques, plus neutres
et plus indifférenciées, peuvent servir pour le pacte
d'intérêt commun.
Il faudra rester attentif chaque fois à ne jamais mélanger les
genres. Le projet que nous avons proposé, parmi d'autres, ne les confond
pas.
M. BADINTER
. - Vous dites que l'on passe du fait du concubinage au
contrat, passer du fait à l'acte n'est pas mince. Vous paraît-il
possible qu'une personne puisse conclure plusieurs pactes ?
M. HAUSER. -
Non, mais successifs, certainement.
M. BADINTER
. - Je ne crois pas qu'on puisse l'interdire. Ce serait comme
interdire le mariage ou le remariage.
La Cour européenne des droits de l'homme a sanctionné la
disposition du droit de Lausanne qui interdisait le remariage à
l'époux coupable. Je voulais dire plusieurs, concomitamment ou sans
avoir dénoncé le premier. C'est bien ici un contrat qui, par
là, rejoint le mariage, une sorte de mariage bis ou de sous mariage.
M. DREYFUS-SCHMIDT.
- Et entre plusieurs personnes, deux frères
et une soeur, par exemple ?
M. HAUSER.
- Nous avons beaucoup réfléchi. C'est
d'ailleurs le premier exemple qui s'est présenté à notre
esprit. Le PIC est à mi-chemin entre l'indivision et la
société. Quand on est plus de deux, on peut faire une
société. La demande qui nous est faite est simple. Il faut
rappeler un élément qui est trop ignoré : les
concubins qui ont beaucoup d'argent ensemble ont, depuis longtemps,
utilisé le régime de la société. Les
sociétés civiles entre concubins existent depuis longtemps.
Notre PIC est destiné aux personnes qui n'ont pas eu l'idée ou
les moyens de passer par la société civile. C'est une petite
société civile, une petite structure d'accueil qui permet
d'introduire une once de prévisibilité dans un statut qui ne
mérite pas d'être complètement marginalisé dans
l'imprévisible. C'est une structure intermédiaire.