AUDITIONS DE LA COMMISSION
Mme Irène THÉRY,
Sociologue

M. Jacques LARCHÉ, Président de la commission des Lois du Sénat. - Je vous présente Madame Irène Théry. Elle a bien voulu être avec nous. Vous la connaissez tous, elle est sociologue réputée, elle est l'auteur de " Démariage, justice et vie privée ". Elle a également écrit un article sur le contrat d'union sociale.

Mme THÉRY . - Merci, Monsieur le Président, de m'avoir invitée à venir m'exprimer devant vous. Cette audition intervient à un moment particulier puisque je suis chargée par Mme Guigou, Ministre de la Justice et Mme Aubry, Ministre de l'Emploi et de la Solidarité, de rédiger un rapport prospectif sur la famille, incluant en particulier un bilan très général de l'état de notre droit au regard des évolutions sociologiques que nous vivons.

La Commission de travail que j'ai constituée pour ce faire se réunit aujourd'hui toute la journée. De ce travail en cours, inachevé, il n'est pas possible de parler aujourd'hui. En revanche, c'est bien volontiers que je m'exprimerai devant vous à titre personnel.

J'ai retenu deux questions sur lesquelles j'ai parlé publiquement, dans le cadre de mon travail de sociologue du droit de la famille. Une question très générale concerne l'évolution de la famille. J'ai publié sur ce point, il y a un an et demi un article intitulé " Famille, une crise de l'institution ". J'aimerais préciser ce que j'entends par ces termes et situer, dans ce cadre, certains grands enjeux de l'évolution du droit.

Ensuite, j'aborderai la question du contrat d'union sociale que j'ai exposée dans un article publié il y a six mois environ.

D'abord sur l'évolution générale de la famille. Chacun connaît le caractère souvent très idéologique du débat opposant, de façon récurrente, d'un côté une interprétation des changements comme crise de la famille, indice et facteur d'une décadence morale et sociale, et de l'autre une interprétation symétrique de la même évolution comme progrès des valeurs de liberté individuelle, d'authenticité et d'égalité.

Prise entre ces deux pôles, l'opinion parvient d'autant moins à s'y retrouver que la plupart de nos contemporains ressentent, à partir de leur expérience personnelle que la vérité est plus complexe, qu'il n'y a sans doute ni déclin ni progrès univoque et qu'une autre interprétation est à trouver. Cette bipolarité de notre débat public est bien connue et je ne m'y attarderai pas ici.

Ce qui me paraît essentiel est moins compris : bien qu'absolument opposés sur le jugement qu'ils portent, ces deux pôles symétriques sont en réalité d'accord sur le constat de fond. Le sens de l'évolution (qu'on le dénonce ou qu'on le valorise) se résume en général à trois traits principaux : le passage de la référence à la famille à la référence à l'individu, le passage de règles communes à des normes ou des valeurs privées, le passage enfin de la famille aux familles. Individualisation, privatisation, pluralisation forment ainsi la trinité explicative aujourd'hui admise. Elle conduirait à une inéluctable " désinstitutionnalisation ", permettez-moi le terme, de la famille.

Cette interprétation est loin d'aller de soi.

Peut-on vraiment parler d'individualisation ou d'atomisation de la famille quand toutes les enquêtes sur les solidarités intergénérationnelles soulignent leur extraordinaire intensité ? Je citerai la récente publication de l'INSEE sur la pauvreté qui contient des chiffres très éloquents.

Peut-on parler d'individualisation quand la famille est plébiscitée dans tous les sondages et en particulier par les jeunes ?

Peut-on parler de privatisation des normes alors que, plus que jamais, les attentes sociales en matière familiale s'expriment sous la forme de l'appel au droit, au point que de nombreux auteurs s'inquiètent de la frénésie législative, de la montée en puissance des tendances procédurières et enfin que se développent, en référence à l'intérêt de l'enfant, des formes toujours plus actives de contrôle de la vie familiale ?

Peut-on enfin parler de pluralisation des modèles familiaux alors que l'on sait qu'il n'y a aucune fracture idéologique séparant les mariés et les concubins stables (toutes les enquêtes soulignent l'homogénéité des comportements, des valeurs, des modes de vie de ces deux populations), en particulier en présence d'enfants, d'autre part que ce que l'on nomme les familles monoparentales ou recomposées ne sont en rien des modèles alternatifs, mais des séquences du cycle de vie familiale consécutives à une rupture du couple (par décès dans 20 % des cas ou séparation), autrement dit que ce sont les mêmes personnes qui peuvent se trouver selon les étapes de leur vie dans une puis l'autre situation ?

Ni individualisation, ni privatisation, ni pluralisation, est-ce à dire que tout va bien ? Certainement pas. Nous savons tous qu'il existe aujourd'hui de profonds désarrois, des situations familiales problématiques, le tout dans un contexte où les repères essentiels semblent éclatés ou évanescents. Comment le comprendre ?

Il me semble que l'évolution de la famille peut et doit être repensée, à condition de partir d'une définition claire du mot famille. Les anthropologues nous ont montré que la famille n'est pas un groupe social comme les autres, en ce sens que ce groupe n'existe dans toutes les sociétés que rapporté à un système symbolique : celui de la parenté. Autrement dit, la famille humaine ne se résume jamais au simple fait que l'on entende par là le fait biologique des liens du sang, ou le fait social que sont les modes de vie et les échanges intersubjectifs au quotidien.

Au sens le plus universel du terme, au delà des différences importantes selon les cultures, la parenté est l'institution qui articule la différence des sexes et celle des générations, et les familles, si diverses soient-elles concrètement, s'inscrivent dans cette dimension symbolique.

Soyons plus précis. A travers la référence à la parenté, la famille articule trois types de liens : le lien de conjugalité, le lien de filiation et le lien fraternel.

A partir de là, plutôt que d'opposer la famille comme groupe et l'individu comme atome, comme on le fait habituellement, je me demanderais d'abord comment ont évolué les différents types de liens qui coexistent au sein de la famille contemporaine. Un fait saute aux yeux, ignoré de l'analyse classique que je viens d'évoquer.

Nous vivons aujourd'hui une forme de désarticulation inédite entre le lien de conjugalité et celui de filiation. Je laisserai dans cette analyse le lien fraternel pour ne pas être trop longue.

Le lien de conjugalité a été profondément redéfini par l'égalité des hommes et des femmes, trait majeur de l'évolution historique des sociétés démocratiques. Plus égalitaire, ce lien s'est affirmé au fil du temps comme plus individuel. Il se distingue progressivement de l'alliance, lien plus entre deux familles qu'entre deux personnes. Il s'est redéfini aussi comme plus contractuel et plus privé.

Le fait de se marier a cessé d'être une obligation sociale absolument impérative, pour devenir une question de conscience personnelle. Le couple, marié ou non, demeure un engagement très profond, mais il ne prend de sens que s'il affronte la durée de la vie commune, non plus avec la garantie d'un statu quo quoi qu'il arrive, ce qui supposait, ne l'oublions pas, de trancher à l'avance des conflits éventuels par la soumission de la femme à la puissance maritale, mais sous la responsabilité aujourd'hui personnelle de chacun des partenaires de construire une histoire partagée, une conversation continuée, au risque de la rupture si la promesse de cette histoire, de cette conversation n'est pas tenue.

Or, le lien de filiation a évolué historiquement exactement à l'inverse. Au fil du temps, ce qui l'a profondément remodelé est la reconnaissance de l'enfance comme un âge doté de besoins spécifiques et de l'enfant comme une personne, une personne en devenir certes, mais une personne à part entière. En se personnalisant et s'affectivant, le lien de filiation s'est affirmé comme un lien de plus en plus inconditionnel. Ce que l'on doit désormais à son enfant, c'est de l'aimer et le soutenir quoi qu'il arrive, de rester son parent quoi qu'il arrive, que l'enfant soit beau ou pas, intelligent ou pas, handicapé ou pas, et je dirais même d'une certaine façon, délinquant ou pas.

Nos ancêtres étaient loin d'une telle inconditionnalité, c'est ce qui a fait dire au juriste anglais, John Eekelaar, que le principe d'indissolubilité s'était déplacé de la conjugalité vers la filiation.

Mais comment assurer ce principe d'indissolubilité de la filiation en cas de rupture du couple ? Nous sommes là confrontés à une véritable désarticulation possible où le lien de conjugalité devient une menace directe pour le lien de filiation dont l'idéal d'inconditionnalité se trouve alors complètement perverti. Comment répondre à ce grave problème sans remettre en cause de façon autoritaire et rétrograde la liberté conquise avec l'égalité des sexes ?

La question demeure ouverte, et c'est pourquoi on peut parler d'une crise de l'institution, c'est-à-dire non du lien familial, qui reste très vivant, mais de son inscription dans un système symbolique de référence assurant à la fois la signification respective de chacun des liens et leur compatibilité.

Cette crise est aujourd'hui démultipliée par le discours hyper individualiste qui nous incite, au nom de la conception la plus pauvre de la liberté privée (je fais ce qui me plaît), à renoncer à toute ambition d'édifier des valeurs communes de référence.

Or, des questions majeures sont nées de cette crise. Qu'est-ce qu'un père ? Qu'est-ce qu'une mère ? Un enfant ? Un couple ? Une fratrie ? Qu'est-ce qu'une famille ? Faute de réponse commune, c'est le règne du " chacun sa définition ", où chacun doit négocier dans son coin comme une question personnelle : qui est qui pour qui ? Qui doit quoi à qui ? Une sorte de jungle intersubjective où l'emporte en réalité le plus fort, celui qui négocie le mieux ses atouts et où chacun est au risque de se voir un jour privé de son identité de père, de mère ou d'enfant.

Une telle situation n'est pas inéluctable. La dépasser suppose de chercher à s'accorder sur une définition de la parenté contemporaine, qui soit assez générale pour transcender, tout en la respectant, la diversité des situations concrètes.

La question du droit me paraît ici centrale parce qu'il n'a pas qu'une fonction de police ou de gestion, mais, aussi et d'abord, cette fonction instituante d'inscrire la famille dans le système de la parenté, en définissant les droits, devoirs et interdits qui sont attachés à chacune des places qu'on peut y occuper.

La réinstitution du lien familial me paraît une des tâches majeures de notre temps si nous refusons de nous résoudre à ce que le philosophe Cornélius Castoriadis, récemment disparu, nommait la montée de l'insignifiance et à ce qui accompagne toujours, mais aujourd'hui plus que jamais, l'insignifiance, c'est-à-dire l'accentuation dramatique des inégalités sociales. Certes, le droit ne peut pas tout. Il n'est pas une machine à dresser les individus. Sans lui, nous n'avons aucune chance d'assurer à tous les enfants quelle que soit la situation du couple conjugal, marié ou non, démarié ou non, la sécurité du lien à leurs deux parents, et au-delà à leurs grands-parents, à leur double lignée généalogique.

Des progrès importants ont été réalisés en ce sens, que ce soit par l'égalisation, encore imparfaite, du statut des enfants naturels et légitimes ou par l'affirmation progressive d'un principe de coparentalité maintenue après séparation. Je pense à la loi du 8 janvier 1993. Il reste encore beaucoup à faire pour que ce principe devienne une réalité concrète et l'on en sait les difficultés.

Aujourd'hui, malgré de réels progrès, révélés par une récente enquête de l'INED, après une séparation, le lien au père et à la lignée paternelle demeure très fragile, que les pères soient évincés ou carents. Dans un remarquable rapport, Alain Bruel, Président du Tribunal pour Enfants de Paris, situe avec une grande profondeur de vue ce problème au sein de la crise beaucoup plus vaste de la paternité contemporaine, crise dont j'ajouterai qu'elle ne bénéficie à personne et sûrement pas aux mères qui en paient aussi le prix lourd. Ce rapport donne des pistes très importantes de réflexion et d'action.

J'ai tenté de contribuer, à mon échelle, à cette réinstitution du lien familial, en m'attachant par une enquête qui fut la première en France, à montrer que la question des familles recomposées pouvait et devait être entièrement repensée, à partir d'une hypothèse de complémentarité et non de rivalité ou de substitution entre les parents, qui seuls ont un statut généalogique indissoluble, inscrivant l'enfant dans sa double lignée, garantissant le lien aux grands-parents et les beaux-parents qui, eux, ont des responsabilités qui ne sont pas généalogiques, mais qui sont pourtant générationnelles à l'égard de l'enfant de leur conjoint.

Je n'ai pas ici le temps de développer davantage l'analyse, mais j'en tirerai une mise en garde. Face aux incertitudes, dans un moment de transition où la crise de l'institution est réelle, la tentation est grande de chercher des raccourcis rassurants. Le premier est connu, c'est de chercher la certitude du côté du biologique. A première vue, le lien biologique semble donner toutes les garanties que l'institution ne donne plus : univoque, perpétuel, indiscutable, garanti sur l'expertise génétique une fois pour toutes. Cette tentation existe aujourd'hui, une célèbre affaire récente en témoigne, et nous devons en mesurer tous les dangers. Le réductionnisme biologique serait une défaite de la culture, c'est-à-dire de notre tâche d'inscrire le vivant dans l'ordre des significations symboliques, sans lequel il n'est possible de fonder ni réellement l'interdit de l'inceste, ni de gouverner les découvertes scientifiques et techniques au nom d'une idée supérieure du sujet humain.

Une autre tentation, un autre raccourci existent aujourd'hui : c'est de croire que l'on peut repenser toute la famille à partir d'un seul point de vue : l'enfant, et en particulier les droits de l'enfant. On comprend la force de cette idée : l'enfant est fragile, il est innocent. Si nous respectons ses droits, nous aurons les guides nécessaires et suffisants pour ordonner autour de lui les responsabilités des adultes. Mais cette approche est illusoire et n'échappe pas toujours à une certaine démagogie sentimentale à courte vue.

La famille n'est pas un groupe organisé seulement pour le bien de l'enfant, mais aussi pour le bien des adultes, pour celui des personnes âgées. C'est un système d'échange, de lien mutuel où chacun a des droits : les enfants, mais aussi les parents, les grands-parents, où chacun a des devoirs les parents, les grands-parents, mais aussi les enfants.

Comment croire que ces différents droits et devoirs puissent s'abolir dans les seuls droits de l'enfant ? L'attitude qui consiste à ne voir que l'enfant paraît très noble, mais je ne suis pas certaine qu'elle soit la plus favorable à l'enfant car elle s'inscrit dans une tendance plus générale de nos sociétés, qu'a fort bien analysée le doyen Jean Carbonnier dans son dernier ouvrage : " l'explosion des droits subjectifs ".

Cette tendance porte en elle le renoncement à penser le lien au profit de l'organisation de la défiance. Droit des uns contre droit des autres, la famille ne serait plus que le lieu de leur affrontement possible.

Les nouveaux droits de l'enfant ont alimenté depuis dix ans la défiance systématique à l'égard de l'autorité parentale. Au nom des abus possibles, certains n'ont pas hésité à voir dans l'autorité parentale elle-même un abus de pouvoir. Réaffirmer la valeur de l'autorité parentale, qui n'est pas un autoritarisme nous le savons bien mais un ensemble de droits et de devoirs, est aujourd'hui reconnu comme essentiel.

J'étais frappée en particulier de le voir dans tous les textes récents publiés par les professionnels confrontés aux situations familiales les plus difficiles. Cela suppose de protéger l'autorité parentale, et aussi de la protéger contre les intrusions abusives au sein de la vie privée. Certes des abus, des carences existent, mais en protéger l'enfant n'implique pas de faire de tous les parents des maltraitants ou des abuseurs potentiels. Nous devons être attentifs aux coups de balancier qu'impliquent nécessairement les attitudes unilatérales ou simplificatrices.

Après avoir disqualifié les parents abusifs, la tentation aujourd'hui est de faire des parents démissionnaires des boucs émissaires de toutes les détresses sociales, économiques et culturelles. Exercer l'autorité parentale est une tâche difficile, impliquant un devoir d'exigence à l'égard de l'enfant ou du jeune. C'est une tâche qui s'exerce toujours dans un contexte urbain, social, économique. Face à cette tâche nous sommes loin d'être égaux. Nous le serions davantage si nous allions à un discours réinstituant le lien familial contemporain et donnant à chacun sa juste place, un souci de justice sociale plus affirmé.

La seconde question que je voulais aborder ce matin a été lancée dans le débat public à partir d'un problème socialement nouveau : la revendication croissante des homosexuels à voir reconnu leur lien de couple. Cette revendication me paraît très légitime. Je l'ai écrit et je tiens à le redire ici solennellement. Chacun sait désormais que l'épidémie du sida a révélé, de façon plus visible et ample, que la situation juridique actuelle ne protège pas ces couples des discriminations.

La question du sida est loin d'être la seule et nous devons prendre garde à ne pas confondre homosexualité et sida. Bien au delà, les homosexuels, hommes et femmes, ne veulent plus de la honte et du mensonge où les avait enfermés la relégation sociale. Ils veulent être considérés comme des citoyens comme les autres, en particulier respectés dans leur choix quand ils forment un couple. Je rappelle d'ailleurs que le récent traité d'Amsterdam a ajouté à la liste des discriminations passibles de sanctions éventuelles celles qui seraient fondées sur l'orientation sexuelle.

Pourquoi alors ai-je critiqué les différentes propositions de lois déposées sous les noms de contrat d'union civile, de contrat d'union sociale, ou de contrat d'union civile et sociale ? Parce que je pense, comme d'autres, que ces propositions sont contradictoires, parfois inconsistantes juridiquement et qu'il y a de meilleures façons de reconnaître en droit le couple homosexuel.

J'ai souligné trois points majeurs. Tout d'abord les différentes propositions déposées se présentent comme des droits pour les concubins qu'ils soient homosexuels ou hétérosexuels . Or, ces propositions exigent en réalité des concubins, qui ont fait le choix respectable de l'union libre, qu'ils se lient par un statut juridique qu'au vu d'un examen très détaillé, j'ai pensé justifié de qualifier de " mariage bis ". Autrement dit pour que les concubins aient des droits, il leur est demandé au préalable de cesser d'être des concubins. C'est une première contradiction.

Le second point, c'est que les différents projets se présentent comme des façons de reconnaître en droit le couple homosexuel, mais qu'il n'y est question ni de couple ni d'homosexualité. Sous le vague de " l'union sociale ", on mêle ici les couples, les paires, les duos, les fratries.

Paradoxalement, des raisons tactiques, la crainte d'affronter une hostilité encore évidente de la part de certains, ont incité à noyer la question homosexuelle au moment même où on la posait. Un tel évitement me paraît en décalage par rapport à l'opinion française dont les sondages montrent qu'elle est prête, dans sa grande majorité, à reconnaître les concubins homosexuels comme tels.

Au delà, accorder un statut à " l'union sociale " introduit dans le droit une confusion volontaire entre des types de liens qui sont différents, voire incompatibles au plan symbolique : deux amis, deux étudiants qui cohabitent, deux religieuses, un frère et sa soeur, ne sont pas un couple. Les lier par un quasi mariage, par un engagement inscrit à l'état civil, leur assurant un statut fiscal et successoral semblable à celui des mariés, est un non sens, un brouillage de tous les repères qui accordent signification aux liens humains.

Enfin, ma troisième critique tient plus précisément à ce que le contrat d'union sociale, qui serait une autre façon juridique de s'unir, s'adresse aussi aux couples hétérosexuels. En nombre, ce serait d'abord eux qui seraient concernés. Pourquoi leur proposer un " mariage bis "? On met ici en cause, sans y prendre garde, l'unicité du mariage civil, qui a été l'une des conquêtes majeures de la Révolution française au nom de l'égalité de tous devant la loi, contre les discriminations frappant certaines populations à commencer par les protestants depuis la révocation de l'Edit de Nantes.

Unique et pluraliste, le mariage civil est une institution vivante, peut-être l'une des plus vivantes de nos institutions, qui a pu au cours du temps, parce qu'il était unique, et à travers des débats orageux se transformer profondément et intégrer les principes démocratiques d'égalité et de liberté.

Notre idéal républicain commande d'assurer, dans le respect de la pluralité des situations et des convictions (assurée en France en particulier par la diversité des régimes patrimoniaux et des procédures de divorce), l'unicité du mariage qui donne à tous ceux qui s'y engagent la protection de la loi commune.

Voilà les principales critiques qui m'ont amenée à qualifier le contrat d'union sociale de " fausse bonne idée "

Une autre issue est possible dès aujourd'hui, qui respecte davantage la revendication légitime des homosexuels, sans mettre à bas tout l'édifice du droit civil en matière matrimonial, et sans nous entraîner sur les terrains très controversés du mariage, de la filiation et de l'adoption, c'est de partir simplement de la réalité.

Dans la réalité, l'union sociale ne renvoie à rien, cela n'existe pas, personne ne l'a jamais rencontrée. La réalité nous la connaissons. Il existe des couples de concubins. Ces couples sont formés, dans l'immense majorité des cas, de deux personnes de sexe différent, et dans une minorité des cas de personnes de même sexe.

La Cour de Cassation, par des arrêts successifs, s'obstine à nier cette réalité. Elle le répète, pour elle des concubins sont obligatoirement, en référence à la vie maritale, un homme et une femme. Ce faisant, par ce déni des faits, le droit discrimine les concubins homosexuels, qui par exemple n'ont même pas accès à la protection en matière de logement que la loi reconnaît aux autres. C'est là aussi que l'on voit l'incohérence des propositions de contrat d'union sociale puisque ces contrats pourraient parfaitement coexister avec ce déni juridique de l'existence du couple homosexuel.

Revenir sur cette jurisprudence, accorder à tous les concubins les mêmes droits, me paraît un devoir premier de vérité et de justice. On pourra alors résoudre de façon plus sereine l'ensemble des questions urgentes posées par la croissance des situations de concubinage dans notre pays.

Est-il normal que des concubins soient désormais reconnus par le droit fiscal comme des couples quand il s'agit de leur ôter une demi-part, comme l'a fait, à juste titre, l'amendement Courson, et dans le même temps qu'ils soient niés en tant que couples, puisque qu'ils n'ont pas accès à l'imposition commune ?

Est-il normal que le concubin, même s'il a partagé trente ans d'une vie commune, soit considéré au regard de sa compagne ou de son compagnon prédécédé comme un étranger et à ce titre taxable de 60 % de droits de succession ?

Voilà les deux questions qui reviennent le plus souvent dans le débat public. Je suis sûr que cette journée, où vous pourrez entendre les plus éminents juristes, apportera beaucoup à cette réflexion essentielle pour la cohésion sociale de notre pays.

Je vous remercie.

(Applaudissements).

M. LARCHÉ, président. - Remarquable exposé. Permettez-moi une très légère correction. Ce n'est pas à la Révolution française que l'on doit la terminaison heureuse des conséquences de l'Edit de Nantes, mais à Louis XVI, qui, en 1787, a publié l'Edit de Tolérance. Cela ne lui a pas servi à grand-chose, puisque cinq ans après on lui coupait la tête. En établissant cet Edit, Louis XVI rendait l'Etat civil aux protestants.

Mme THÉRY.- Merci de cette précision. J'avais organisé un colloque sur ces sujets, il y a maintenant dix ans, qui traitait justement la période 1787/1804, pour tenir compte de l'importance de cet Edit. Je crois que nous pouvons dire que le mariage civil a été constitué en référence à ces problèmes de discrimination.

M. LARCHÉ, président. - C'est un détail, mais il est demeuré très vivant dans l'esprit des protestants. J'ai l'honneur de représenter un village dans lequel existe une minorité protestante. En 1987, j'ai célébré le bicentenaire de l'Edit de Tolérance. C'est donc très vivant.

Ce que vous venez de nous dire constitue, en quelque sorte, le socle indispensable d'une réflexion juridique. A partir de ces remarques, à la fois sur la situation de la famille, sur les possibilités qui devraient être explorées pour parvenir à des définitions juridiques, peut-être novatrices, nous avons bien le sentiment que nous sommes confrontés à un problème immense. Nous ne savons pas très bien encore comment il peut être résolu.

J'ai noté particulièrement votre remarque sur ce que je pourrais appeler, vous l'avez dit vous-même, le transfert de la notion d'indissolubilité. L'indissolubilité de la famille, et du lien qui doit exister entre les parents et les enfants.

Evidemment, vous n'avez pas abordé ce problème, mais il est sous-jacent. Si nous passons un jour, peut-être, à cette recherche d'un contrat (je ne sais comment il s'appellera) se posera le problème de la relation de ce couple d'un type nouveau et de l'enfant. Il ne manquera pas d'être posé.

M. BADINTER. - A propos du contrat d'union civile, ne pensez-vous que l'affirmation, peut-être au plus haut niveau des normes juridiques, du principe de non discrimination au regard des moeurs réglerait le coeur du problème ?

Il n'y a pas lieu de discriminer selon les moeurs, les droits doivent être égaux pour des situations égales quelles que soient les moeurs.

Mme THÉRY.- Ce principe est très important, mais règle-t-il toutes les questions ?

Il existe une différence entre une discrimination et une distinction. Il est essentiel d'avoir en tête cette différence. Je remarque aujourd'hui -je lis absolument tout ce qui se publie sur le sujet- que toute distinction est considérée comme une discrimination.

Nous devons affirmer très fortement un principe anti-discriminatoire, c'est-à-dire que des situations semblables doivent être traitées de façon semblables. Nous devons reconnaître aussi que des distinctions sont possibles.

Traiter, en matière de filiation un couple homosexuel et un couple hétérosexuel, ou plutôt un couple formé d'un homme et d'une femme et un couple formé de deux personnes de même sexe, n'est pas forcément les discriminer puisque les questions de la filiation ne se posent pas de la même façon. On ne peut pas tout rapporter à des discriminations. En matière de couple, les situations sont semblables, il y a une vie commune, un lien affectif, une dimension sexuelle autorisée, c'est cela qui peut définir un concubin et non pas simplement la référence à la vie maritale que fait la Cour de cassation. Voilà pourquoi on peut parler de discrimination.

En matière de filiation ou de mariage, je ne crois pas que le fait de le considérer comme une lien entre un homme et une femme soit une discrimination à l'égard des couples du même sexe. c'est une distinction qui a du sens, la différence des sexes en ayant un.

M. LARCHÉ, président. - Je voudrais ajouter un point concernant la remarque très importante entre la distinction et la discrimination qui conduirait -vous avez employé le mot- à mettre fin à l'obstination de la Cour de cassation, car elle s'obstine. Nous pouvons considérer qu'elle s'obstine, mais nous pouvons remarquer également que le premier arrêt, qui concernait un steward d'Air France, ne date que de 1989.

Est-ce une obstination ou une reconnaissance de l'idée de couple ?

Mme THÉRY.- J'ai employé le mot d'obstination en me référant au récent arrêt de décembre dernier. Je pense que la situation a évolué, dans le sens justement d'une conception du couple qui soit plus large, qui considère que la notion de couple existe même entre personnes de même sexe. Ce qui fait la notion de couple c'est justement cette dimension.

Autant je suis très claire, on ne doit pas confondre les couples, les fratries, les amis, etc., autant je ne vois pas de confusion symbolique à reconnaître l'existence de liens humains qui sont exactement de même nature du point de vue affectif, de l'engagement dans la vie commune, de la solidarité, que les couples soient de même sexe ou non.

M. LARCHÉ, président. - Peut-être la Cour de cassation adoptera-t-elle un jour une attitude moins obstinée.

M. BADINTER . - Elle ne fait qu'appliquer la loi. Si le législateur la définit autrement, elle s'adaptera.

M. LARCHÉ, président - Nous devrons trancher un jour. Nous ne sommes pas encore saisis de ce problème. Nous verrons lorsque ce jour arrivera. Il faudra alors nous interroger sur des identifications possibles.

M. DREYFUS SCHMIDT. - Nous le sommes, par diverses propositions.

M. LARCHÉ, président. - Elles viendront à l'ordre du jour le moment opportun, tout au moins à notre niveau. Ce n'est pas moi qui prendrais la décision seul.

M. LARCHÉ, président. - Je vais demander à Monsieur Philippe Malaurie, Monsieur Alain Benabent et Madame Jacqueline Rubelli-Devichi de bien vouloir nous rejoindre.

Madame, Messieurs, après avoir entendu cette sociologue éminente, nous avons pensé vous entendre pour obtenir de vous un éclairage et un sentiment sur la situation actuelle du droit et également sur les évolutions possibles.

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