PREMIÈRE PARTIE -
KAZAKHSTAN, OUZBÉKISTAN ET
TURKMÉNISTAN :
UNE HISTOIRE ET DES CARACTÉRISTIQUES
COMMUNES
L'expression " Asie centrale " s'applique à
l'une
des grandes régions du continent asiatique. Lieu de rencontre d'une
multitude de peuples et de cultures, cette région varie
considérablement selon qu'on la définit en fonction de
critères géographiques, linguistiques ou politiques.
L'espace est divisé en cinq Etats, créés par
l'administration soviétique entre 1924 et 1936, et qui sont devenus
indépendants en 1991 : le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le
Turkménistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan.
Bien que l'Asie centrale, entre Caspienne et Tian-Chan, n'ait jamais
constitué une seule entité politique,
l'avenir de chacun de
ces pays est intimement lié à l'histoire, à la
civilisation, aux handicaps et aux atouts communs à l'ensemble de la
zone
.
CHAPITRE IER -
LE POIDS DE L'HISTOIRE
L'Asie
centrale a de tout temps constitué une des
plaques
" tournante "
de l'histoire des continents.
Zone particulièrement instable durant des siècles, elle a
été un " réservoir " de populations nomades dont
les migrations ont submergé les pays sédentarisés. Sur
l'espace conquis de puissantes confédérations de tribus nomades
se sont créées -" les empires des steppes "- qui ont
soumis à leur joug les pays voisins.
Le destin de l'Asie centrale est étroitement lié à celui
des peuples et des grands événements qui ont marqué
l'histoire de l'Asie : Indo-Européens, Scythes, bouddhisme, expansion
musulmane, Turcs, Mongols, Chine, Russie, communisme...
La complexité
de cette histoire " partagée " de l'Asie centrale, terre de
passage, d'invasions et d'empires, est d'ailleurs -en partie- à
l'origine de la situation actuelle de ces Etats, qui peinent à affirmer
leur identité.
I. DES SOCIÉTÉS PLURI-ETHNIQUES ENTRE NOMADISME ET SÉDENTARITÉ
A. 2.500 ANS D'HISTOIRE " PARTAGÉE "
L'histoire tourmentée de l'Asie centrale n'a pas empêché la région de développer une forte identité .
1. Des origines à l'indépendance de l'Asie centrale
Plusieurs caractéristiques marquent l'histoire de
l'Asie
centrale
.
Elle a accueilli des peuples, des religions et des empires qui ont
rayonné sur toute l'Asie. Son histoire a été peu
étudiée, car les recherches ont été
concentrées sur les périodes au cours desquelles le coeur de
l'Asie battait aux rythmes transasiatiques : diffusion du bouddhisme, Empire
Mongol, naissance de l'URSS... En outre, aucun de ces moments forts de
l'histoire n'appartient en propre à l'Asie centrale, leur
évocation renvoie à d'autres horizons : l'islam au Proche-Orient,
la Révolution d'octobre à la Russie ou les populations
d'expression turque à la Turquie. Enfin, le carrefour
géopolitique qu'est l'Asie Centrale au cours de l'histoire a entretenu
des relations privilégiées avec ses grands voisins : le monde
grec, l'Inde, la Chine, la Russie et la Perse.
Ces caractéristiques se retrouvent tout au long des
quatre grandes
périodes qui ont marqué l'histoire de la
région.
a) L'Asie centrale pré-islamique
L'historien Vincent Fourniau fait remonter les fondements de la
dualité nomades-sédentaires à la période
s'étendant du VIe siècle avant Jésus-Christ à la
conquête islamique, qui date du VIIIe siècle après
JC
1(
*
)
.
Ainsi le sud de l'Asie centrale a fait face durant plus d'un
millénaire à la steppe du Kazakhstan
, les populations
sédentaires étant en contact avec les nomades de la grande steppe
eurasiatique, "
le plus important domaine de nomadisme pastoral de la
terre
".
Les achéménides (535-327 avant JC), l'empire d'Alexandre le
Grand, la dynastie grecque des Séleucides (312 environ à 250
avant JC), le royaume des Parthes -(247 avant JC - IIIe siècle
après JC)- et les rois sassanides (227-651 après JC) ont tous
mené des campagnes contre les confédérations de nomades
des steppes qui ont menacé leurs possessions.
Parmi ces puissantes confédérations nomades, il faut retenir les
Sakas, les Scythes, la dynastie kouchan (IIe siècle avant JC - IVe
siècle après JC) et les Kidarites. Les autres dynasties de
nomades qui leur ont succédé à la tête des
régions d'oasis, où elles ont connu une sédentarisation et
une assimilation partielle, avaient une origine altaïque.
L'Asie centrale est donc, depuis l'aube de l'histoire, le lieu d'une intense
circulation d'hommes et d'idées.
L'ouverture d'une voie
continentale entre la Chine et l'Occident au IIe siècle avant notre
ère l'a placée au centre d'un équilibre entre grands
empires.
b) La naissance de la civilisation islamique en Asie centrale
La
conquête arabo-musulmane due à la dynastie des Omayyades de Damas
au début du VIIIème siècle, a fait passer la Transoxiane
-région au-delà de l'Oxus- dans l'orbite du monde musulman. La
conquête de cette région a assigné pendant plusieurs
siècles au fleuve Syr Daria, le rôle de frontière
au-delà de laquelle l'islam n'a pénétré que bien
plus tard et par paliers successifs.
L'époque qui a suivi l'établissement du pouvoir islamique en
Transoxiane représente une étape majeure dans le renouvellement
des zones d'influence politico-culturelle en Asie centrale
. Elle a vu, en
effet, la création d'un domaine politique musulman englobant les foyers
les plus anciens des civilisations urbaines du Moyen-Orient. La civilisation
islamique, qui est née dans le nouvel espace omayyade et s'est
épanouie sous les premiers Abassides (750-1258).
Une symbiose entre le pouvoir turc préexistant et la religion
islamique s'est ainsi opérée peu à peu, notamment lors de
la dynastie des Seljoukides (1038-1194) sur la base d'une interaction entre
nomades et sédentaires.
c) Le tournant du monde moderne
L'expansion des Mongols de Gengis Khan
dans les
régions soumises depuis des siècles à l'influence turque a
jeté les bases d'une culture musulmane " turco-mongole " dans
le développement de laquelle l'Asie centrale a joué un rôle
essentiel.
La période allant du XIVème au XVIIIème siècle a
vu la stabilisation et l'homogénéisation de l'Asie centrale.
L'empire de Timour Leng (Tamerlan),
de 1370 à 1405, a
été le seul de l'ère turco-mongole musulmane ayant eu la
Transoxiane pour centre. A la mort du fondateur, les Timourides sont
restés des acteurs du jeu politique dans l'ensemble de ces
régions jusqu'à la fin du XVè siècle, date à
laquelle les Timourides ont été vaincus par les Ouzbèks,
venus des steppes d'au-delà du Syr Dana.
L'effondrement de cette dynastie a entraîné le remodelage des
frontières politiques et ethniques d'une large part de l'Asie centrale,
donnant place aux nouvelles aires des Kazakhs et des Ouzbèks. Ces aires
correspondent approximativement l'une au Kazakhstan, l'autre à
l'Ouzbékistan. Une large part du Tadjikistan et l'Ouest du
Turkménistan ont connu conjointement deux types d'évolution entre
les XVIe et XIXe siècle : l'éclatement politique, avec la
formation de plusieurs entités, et une lente unification ethnique dans
chacune d'elles. Les maisons régnantes ont été toutes
musulmanes, gengiskhanides et ethniquement kazakhes au Nord, ouzbèkes au
Sud du Syr Daria.
Cette phase de stabilisation a permis l'affirmation d'identités
ethno-politiques régionales fortes
-kazakhe, ouzbèke- que
d'aucuns estiment être les fondements des nationalités
d'aujourd'hui. Cette période a été marquée
parallèlement par la perte d'influence de cette zone, due en partie
à l'ouverture des voies maritimes à partir du XVIe
siècle.
d) " L'ère européenne " de l'Asie centrale
" L'ère européenne " de l'Asie
centrale
correspond à l'expansion militaire russe dans cette région, qui
s'achève en 1895 dans le Pamir
. Cette lente avancée terrestre
vers le sud, à partir de la longue frontière de Sibérie,
s'est effectuée tout d'abord à travers les territoires kazakhs,
puis dans les khanats ouzbèks, enfin dans le désert
turkmène. La conquête tsariste a opposé la Russie à
la Grande-Bretagne qui progressait, dans le même temps en direction du
bassin de l'Indus et de l'Afghanistan.
L'avancée de la Russie en Asie centrale jusqu'en 1916
n'est,
comme l'indique Olivier Roy
2(
*
)
, que
l'aboutissement d'un processus
multiséculaire d'expansion de l'Empire russe au détriment des
populations musulmanes
. La présence russe se concentre, sur le plan
institutionnel et économique, sur quelques points vitaux, mais va
provoquer les transformations profondes dans les steppes, au Turkestan et, dans
une moindre mesure, dans les protectorats de Boukhara, Khiva et Kokand. Ainsi,
l'appropriation par l'Etat russe des terres des nomades kazakhs, l'abolition du
servage et l'expansion démographique russe vont engendrer un peuplement
européen de grande ampleur dans les steppes, évolution
renforcée par les " lois sur la terre dans les steppes " de
1889 et 1891.
La révolution d'Octobre a parachevé cette entreprise
coloniale
en Asie centrale en initiant la collectivisation de
l'économie et la réforme culturelle -avec notamment
l'élimination du persan-. L'Union Soviétique a
définitivement fixé les frontières des républiques
musulmanes en 1936.
L'installation d'une république islamique en Iran et le début
de la crise afghane en 1979 ont créé une situation totalement
nouvelle aux conséquences imprévisibles
: pour la
première fois depuis plus d'un siècle, un Islam revitalisé
et expansionniste s'installe aux frontières des Etats musulmans
soviétiques.
C'est dans ce contexte territorial et politique que les Etats d'Asie centrale
accèdent à l'indépendance et entrent dans une
période de reconfiguration politique.