2. Intervention de Mme Christine Chauvet, ancien secrétaire d'Etat au commerce extérieur, directeur général du CFCE et du CFME
Mme Christine Chauvet
- L'Inde occupe une place
à part dans le monde économique, entre Occident et Japon.
Suite à la crise des paiements extérieurs, en 1991, l'Inde a
engagé un vaste programme de réformes économiques, sous
l'impulsion du Gouvernement Rao. L'Inde entre dans l'économie de
marché, d'où toutes les questions que vous avez dû soulever
ce matin...
En fait, l'Inde mène la révolution. C'est pour cela qu'on a
parfois du mal à suivre et à comprendre.
Ce programme d'ajustement structurel est basé sur l'ouverture
extérieure, la déréglementation, la libéralisation
de l'économie et sur un rétablissement des équilibres
extérieurs, avec un fort développement des exportations et un
afflux de capitaux étrangers, qui témoignent déjà
de la confiance de la communauté internationale. C'est aussi -il faut le
rappeler- la fin du partenariat privilégié avec l'Union
soviétique...
L'Inde, dont le PIB est de 280 milliards de dollars, représente environ
l'équivalent d'un pays comme l'Argentine, ou la moitié du PIB
chinois. L'Inde a connu entre 1994 et 1995 une croissance de 5,3 %.
Déjà, en 1995-1996, l'accélération porte ses
fruits, avec une croissance de 6,4 %. On prévoit 6 % pour 1996-1997.
Pour nous, l'Inde constitue un marché d'environ 950 millions
d'habitants, dont un tiers est déjà au stade de consommateurs.
Ces bons résultats sont dus à la fois à la vigueur de la
croissance industrielle, qui est la base de ces chiffres, mais aussi à
de très bonnes récoltes. En effet, l'agriculture
représente 32 % du PIB indien.
L'Inde a une classe moyenne, avec des cadres et des groupes industriels avec
qui l'on peut travailler et établir des partenariats.
Toutefois, l'inflation demeure assez élevée -et c'est un
handicap. Par ailleurs, l'Inde mène depuis la seconde moitié de
l'année fiscale 1994-1995 une politique monétaire restrictive,
afin de maîtriser la hausse des prix. Néanmoins, les pressions
inflationnistes demeurent, avec un déficit budgétaire structurel
pour l'instant sans réforme de fiscalité, un manque de
restructuration du secteur public, un accroissement de la masse
monétaire et un accès massif de capitaux étrangers. Le
principal sujet de préoccupation est le poids de l'endettement, aussi
bien externe qu'interne.
Sur le plan politique, les changements intervenus au niveau du Gouvernement
lors des dernières élections posent évidemment la question
de la poursuite des réformes. Trois forces distinctes sont sorties des
urnes sans qu'aucune obtienne la majorité. Il faut donc des alliances.
Le BJP, parti national hindou, est le gagnant, mais ne pourra entraîner
l'action politique. Le parti du Congrès, qui a gouverné quasiment
sans interruption depuis l'indépendance, a quand même subi une
cuisante défaite et n'intervient qu'en position d'arbitre.
Il faut donc s'interroger sur ce que fera la troisième force,
l'" United Front ", avec 14 partis de gauche et
régionalistes.
Le Premier ministre qui nous est encore inconnu : M. Deve Gowda s'est
forgé une réputation à Bangalore, auprès des
Occidentaux, mais il n'est pas suffisamment connu de nos milieux d'entreprise.
Cette apparente absence de stabilité peut inquiéter parfois. De
plus, le discours électoral un peu protectionniste inquiète les
milieux d'entreprise. Cependant, on peut affirmer que la remise en cause de
l'ouverture n'est pas à redouter, car celle-ci est vitale pour le
développement de l'Inde, dont on estime les besoins en infrastructures
à 100 milliards de dollars.
Cela ne pourra se faire sans financements extérieurs. Le nouveau Premier
ministre, qui a dirigé l'Etat du Karnataka, est l'artisan du
succès dans sa région, sorte de " Sillicon Valley ", ce
qui peut nous rassurer, puisqu'il a su attirer les investisseurs et les
entreprises étrangères.
Il évalue lui-même les besoins en investissements étrangers
à 10 milliards de dollars par an sur les dix prochaines
années, alors qu'ils n'ont atteint que 2 milliards en 1995.
En revanche, certains émettent quelques craintes sur le rythme de la
poursuite des réformes, notamment concernant les privatisations et la
libéralisation des marchés.
L'" United Front " a en effet promis de limiter les impacts
négatifs de la libéralisation sur les classes les moins
favorisées, dans un pays où 37 % de la population vit
au-dessous du seuil de pauvreté.
La nécessaire restructuration du secteur public et les licenciements qui
en découleront pourraient par conséquent sensiblement marquer le
pas pour l'économie indienne.
Par ailleurs, le discours relativement protectionniste pourrait obtenir un
écho favorable auprès des industriels indiens. Certains
souhaitent en effet limiter autant que possible la concurrence
étrangère.
Le nouveau Gouvernement est bien accueilli dans ces milieux industriels et
plusieurs facteurs permettent d'espérer une continuité dans les
réformes.
Tout d'abord, le parti du Congrès, artisan de l'ouverture, conditionne
son soutien à la poursuite des réformes ; en outre, M. Deve Gowda
s'efforce de multiplier les signes de sa volonté réformisme et
s'engage certainement lui-même.
Par ailleurs, il a nommé comme ministre des finances
M. Chidambaram, ministre expérimenté, libéral,
réformateur zélé, brillant, qui a d'ailleurs à mon
avis beaucoup d'avenir et qui saura maintenir le cap de l'économie.
Le Gouvernement a d'ailleurs réaffirmé la nécessité
de favoriser les investissements étrangers, et votre présence
l'atteste, ainsi que vos nombreux échanges. Des branches prioritaires
restent à déterminer ensemble, mais le combat en la
matière continue.
Il faut cependant attendre la présentation du budget 1996-1997, qui aura
lieu le 16 juillet, pour être davantage fixé sur la volonté
du Gouvernement.
Quoi qu'il en soit, la croissance de ce pays ouvre de grandes perspectives :
les besoins en infrastructures sont considérables et, pour la France,
des secteurs-clefs, tels les télécommunications ou
l'énergie, qui ont été déréglementés,
sont des champs d'action très larges.
Avec la hausse du niveau de vie, la classe moyenne a accès aux produits
de consommation, et nous espérons que les biens de consommations
français pourront accéder à ce marché.
Face à l'importance de cet enjeu, nos concurrents redoublent d'efforts
pour asseoir la présence de leurs entreprises. L'Inde fait ainsi partie
-bien que les Américains n'aient pas pour l'Inde la même tendresse
que les Français- des dix grands pays émergents qui font l'objet
d'un suivi spécifique de l'administration Kantor.
D'importantes délégations de chefs d'entreprise anglais,
italiens, allemands très souvent, se sont rendues en Inde en 1995 avec
leur ministre respectif. La France n'est pas en reste, mais elle pourrait faire
beaucoup plus !
En 1994, le ministre des affaires étrangères de l'époque,
Alain Juppé, avait relancé les relations économiques entre
nos deux pays, la France ayant repris sa coopération financière.
M. Rao est également venu en France avec une grande
délégation de chefs d'entreprise. Plus modestement, je me suis
rendue en Inde en 1995 pour y préparer la commission mixte. Aujourd'hui,
l'Inde fait partie des huit pays prioritaires définis par Yves Galland,
mon successeur.
Tous ces efforts ne sont pas superflus, puisque la France a de surcroît
en Inde un crédit de sympathie qui n'est peut-être pas
suffisamment exploité.
Les entreprises de grande taille qui sont implantées pourraient faire du
portage et entraîner des PME. De leur côté, les PME, sous la
houlette d'organisations structurées, comme les vôtres, pourraient
s'engager dans des partenariats. Il existe en Inde des groupes industriels
organisés, avec des moyens financiers. Ce sont là des garanties
pour nos PME et nos PMI. Il est également possible de travailler avec
les régions, et c'est encore un moyen de se protéger.
Il ne faut pas que les entreprises françaises restent sur de mauvaises
impressions, venues parfois des contentieux qu'ont connu certaines grandes
entreprises travaillant avec des Etats, pour lesquelles les choses ont mis
beaucoup de temps à se régler.
Il ne faut pas non plus que les Français restent sur l'image d'une Inde
telle qu'on peut la voir au cinéma. Je me suis efforcée, au cours
de mon passage au ministère, de convaincre les chefs d'entreprise des
très grosses entreprises françaises de retourner en Inde. Ils
avaient parfois eu des expériences qui ne s'étaient pas bien
terminées, et nous avons beaucoup d'efforts à faire pour qu'ils
reprennent confiance et qu'ils ne le fassent pas trop tard, car pendant ce
temps-là, nos concurrents s'activent !
Aujourd'hui, nos importations atteignent 5,5 milliards et nous exportons 5,3
milliards de francs. Il faut donc rééquilibrer la balance avec
l'Inde...
Je pense également qu'il faut aborder l'Inde avec modestie. C'est un
pays où les valeurs sont parfois différentes. La notion du temps
est différente, peut-être même la notion de l'argent. Il
faut voir à beaucoup plus long terne et ne pas s'arrêter au
quotidien, en profitant d'une culture souvent plus proche de la nôtre
qu'on ne le pense, afin d'établir des relations qui ne sont pas toujours
professionnelles. L'ambassadeur Doré en est la preuve : il est
nécessaire de travailler pendant de nombreuses années en Inde
pour comprendre et être compris, pour organiser les échanges...
Il est réjouissant de constater le nombre de personnes qui assistent
à une réunion d'information comme celle-ci. Je suis certaine
qu'il faut les multiplier. Sachez que le CFCE, dont je prends la tête, va
s'intéresser à ce pays prioritaire peut-être davantage qui
ne l'a fait jusqu'à présent.
Une campagne conjointe de la France et du Japon dit que " le Japon,
c'est
possible ". Plutôt que de parler de pari à propos de l'Inde
-ce terme comprenant une notion de jeu, d'incertitudes, un manque de base
d'informations, un quitte ou double- je dirai qu'il faut travailler plus,
s'informer davantage, mieux connaître le terrain des deux
côtés, ainsi que les hommes. Je dirais donc que l'Inde, c'est
maintenant, et c'est possible !
M. le Président
- Je constate que vous connaissez
parfaitement la situation en Inde, et je m'en réjouis !
Vous avez fort bien tiré les leçons de la matinée, bien
que vous n'y ayez pas assisté, ce qui est la preuve qu'un ancien membre
du Gouvernement, directeur
général du CFCE, n'a pas besoin
d'assister aux réunions pour savoir ce qu'il s'y dit !