II. LE CADRE ÉCONOMIQUE, POLITIQUE ET JURIDIQUE
A. UNE CIVILISATION TRADITIONNELLE FACE AUX EXIGENCES DU DÉVELOPPEMENT
Intervention de M. Pierre Amado, directeur de recherche au CNRS, professeur à l'Ecole pratique des Hautes Etudes
M. Pierre Amado
.- Je crois que tous les
intervenants ont déjà parlé fort bien de l'Inde
contemporaine, et ce que je vais dire est donc tout à fait inutile,
puisque je voulais m'attacher à montrer ou à savoir si les
traditions en Inde, ou la tradition, étaient un obstacle au
développement.
La civilisation indienne est une civilisation traditionnelle, mais d'abord,
qu'est-ce qu'est une civilisation traditionnelle ? On peut la définir
comme une civilisation où la vérité est donnée de
façon globale et où elle passe de génération en
génération parce qu'elle a été donnée par
une incarnation, par des prophètes, par des héros, et donc qu'il
est naturel qu'elle passe ne varietur.
Dans les civilisations opposées qui sont les nôtres et que nous
pourrions appeler " civilisations rationnelles ", rien de la
tradition n'existe sans qu'elle passe au crible de la raison. Je peux
même dire que la tradition, chez nous, c'est de refuser la tradition.
La conséquence, c'est que dans les civilisations traditionnelles,
l'homme s'éprouve comme une parcelle de l'univers, qu'il ne ressent pas
le besoin de se distinguer, de se singulariser, de s'individualiser. Il
préfère se fondre dans le groupe, dans l'environnement naturel et
surnaturel dont il se sent partie intégrante.
Les civilisations traditionnelles sont donc extrêmement rassurantes,
puisque leurs traditions paraissent intangibles à ceux qui les vivent du
fait que leurs lois et leurs coutumes ont été fixées par
des mythes fondés sur une révélation.
Je me suis souvent posé une question (et M. le Président
Francois-Poncet a parlé d'une longue carrière indienne) :
existe-t-il une formule ou une maxime qui permette de comprendre d'un seul coup
la civilisation indienne ? J'ai passé beaucoup d'années de ma vie
à tâcher de trouver cette formule et au fond, elle est toute
simple. Le problème, c'est que je m'y suis attaché il y a
plusieurs années et que, depuis, je n'ai pas changé d'avis, ce
qui est la preuve que je ne progresse guère.
Je pense donc que le noyau, le coeur, la maxime de la civilisation indienne
peut s'énoncer de la façon suivante : l'univers n'est pas
chaotique, il y a un ordre du monde, il y a une disposition naturelle des
choses, il y a une norme universelle. Cette formule s'exprime dans un mot
sanskrit (j'en citerai peut-être deux ou trois au cours de ce petit
laïus) : le " dharma ". Le " dharma ",
c'est ce qui
fonde l'univers et ce qui le maintient. En français, le mot
" forme " et le mot " ferme " remontent
à la
même racine, et si l'on comprend à la fois " forme " et
" ferme " (
forma
et
firmus
en latin), on
comprend quel
est le sens de ce terme " dharma ".
Le dharma, c'est donc ce qui fonde l'univers, ce qui lui donne une
cohésion et c'est la règle de l'harmonie cosmique. Si, durant
votre vie présente, vous agissez dans le sens de cette harmonie et de
cet équilibre, alors vous serez réincarné à une
meilleure place, mieux intégré à l'univers dans votre
prochaine incarnation. Si, au contraire, vous faites des
" entorses "
à la disposition naturelle des choses, si vous vous écartez de
cette loi du bon ordre, si vous faites un faux pas, alors votre prochaine
incarnation sera plus lourde à porter : elle aura une tare, si je puis
dire.
Ainsi, pour l'hindou, la vie présente et la naissance sont
conditionnées et déterminées par la conduite suivie par
les actes accomplis au cours de dizaine, de centaines, de milliers, de millions
de vies antérieures et qui constituent une hérédité
aussi inéluctable que l'hérédité
génétique que nous comprenons bien aujourd'hui. La vie
présente, pour l'hindou, n'est pas le drame angoissant de Pascal, qui
est pris au piège dans l'insaisissable mystère des deux infinis ;
la vie présente est un instant de bien moindre importance, pris dans un
enchaînement sans limite de renaissances, la résultante
éphémère d'un passé insondable et d'un non moins
insondable avenir.
Ainsi donc, dans la tradition de l'Inde, l'échelle sociale
apparaît comme une échelle de valeur morale.
L'inégalité des naissances apparaît comme la manifestation
même de la justice. Il faut bien reconnaître que c'est tout
à fait opposé à ce que nous pensons dans nos
sociétés égalitaires. Mais puisque
l'inégalité des naissances est la manifestation même de la
justice, comment pourrait-on la mettre en question ? Or
l'inégalité des naissances, c'est ce que nous appelons
l'inégalité des castes.
Manifestation de l'ordre cosmique dans la société,
l'inégalité sociale apparaît donc comme moralement juste,
et je dirai même métaphysiquement fondée pour l'hindou.
Pour respecter l'ordre cosmique, la notion de bien et de mal n'existe pas en
Inde de la même manière que chez nous. Chez nous, faire le bien,
c'est agir en obéissant à la parole de Dieu et faire le mal,
c'est désobéir à la parole de Dieu. En Inde, cette notion
ne se conçoit pas de cette manière : si j'agis dans le sens de
l'ordre du monde, " ça colle ". Si je n'agis pas dans le
sens
de l'ordre du monde, dans le sens de l'harmonie universelle, dans le sens de
cette loi de la disposition naturelle des choses, alors " ça ne
colle pas ".
Pour respecter l'ordre socio-cosmique, pour se sentir intégré
à l'univers, il n'est que d'agir en accord avec sa naissance. Mais dans
notre façon de parler, cela ne veut rien dire. Le fait de suivre le code
de conduite de sa famille et des siens justifie une aliénation
proprement intolérable qui est l'asservissement aux règles
imposées par le système des castes. Mais si vous
considérez que cette expression est intolérable, c'est parce que
vous transposez dans notre façon d'envisager les rapports de l'homme et
de la société une notion qui est totalement
étrangère à l'hindou.
Dans la société qui est la sienne, l'hindou ne se sent pas
exploité, contraint et aliéné, mais au contraire
protégé et (c'est le mot le plus important)
intégré. C'est la preuve, direz vous, qu'il est si bien
conditionné par la perfidie du système des castes qu'il s'endort
exploité, battu et content, dans une acceptation béate de son
asservissement. Loin de moi l'idée de dire qu'il n'en est jamais ainsi.
Bien entendu, partout dans le monde et depuis toujours, les classes
supérieures tâchent d'exploiter ceux qui sont en dessous. Mais en
agissant ainsi, l'hindou transgresse justement la loi du bon ordre de
l'univers, car en vérité, ce n'est pas à une
société de profit fondée sur l'exploitation de l'homme que
l'hindou se sent intégré par sa naissance. Il se sent
intégré à l'univers tout entier, à l'univers
global. Sa vision du monde n'est pas limitée à l'ordre
économique et social. Elle s'étend à l'univers global qui
est la manifestation de l'absolu dont lui-même est également la
manifestation.
Le but final des renaissances et de toute cette série de
réincarnations, c'est la délivrance de toute naissance,
c'est-à-dire la dissolution dans l'absolu qui est l'unique
réalité. Donc observer les règles de la naissance, suivre
le code de conduite de sa caste, c'est une manière d'être dans
l'univers qui témoigne qu'il est plus important d'être que d'avoir.
Bien sûr, cela n'implique pas que tous les hindous soient des
philosophes, mais cela implique que chacun, consciemment ou non, agit en accord
avec une certaine manière d'envisager les rapports de l'homme et du
monde, exactement comme, que nous le voulions ou non, chacun d'entre nous pense
et agit selon notre civilisation judéo-chrétienne d'occident.
Si donc je ne veux considérer que l'aspect social du problème (on
considère souvent que le système des castes est un système
social puisque ce sont les sociologues qui l'ont étudié, mais les
sociologues n'ont étudié que l'aspect social du système
alors que c'est un système socio-cosmique), je peux dire que notre
société maintient un idéal égalitaire qui met
l'accent sur l'importance, l'indépendance et la responsabilité de
l'individu alors que la société hindoue se fonde sur un
modèle hiérarchisé, et non égalitaire, où la
prééminence appartient aux groupes fermés,
complémentaires et interdépendants et non pas à
l'individu. Chaque groupe, chaque caste se caractérise en accord avec sa
place dans la hiérarchie par un ensemble de règles
spécifiques, héréditaires d'ailleurs, qui entraînent
un comportement particulier dans la société. Par exemple :
mariage endogame, pratiques religieuses particulières, coutumes
alimentaires, interdits, privilèges, spécialisations
professionnelles...
On peut dire que l'histoire sociale de l'Inde, plus enchevêtrée
encore que son histoire politique, consiste essentiellement dans la concurrence
de ces innombrables groupes, les uns ambitieux de s'assurer un rang plus
élevé dans la hiérarchie, les autres jaloux d'y maintenir
leur position privilégiée contre leurs rivaux, preuve donc que ce
prétendu système n'est pas statique mais a des capacités
d'adaptation qu'il n'a cessé de manifester au cours des âges, de
sorte que la société indienne, malgré tous les changements
économiques et politiques qui ont pu se produire, a conservé ses
caractères propres et sa structure unique.
Nous connaissons très bien tout cela. C'est un état de fait que
l'on ne peut pas nier.
Il reste à s'avoir si ce que nous appelons " système des
castes ", cette hiérarchie complémentaire, constitue un
obstacle au développement économique. Il faut dire que dès
sa naissance et de par sa naissance, l'hindou se sent, comme je le disais, en
sûreté et protégé au sein de son groupe où la
compétition individuelle n'existe pas. Il n'éprouvera jamais
l'impression d'isolement dont nous souffrons dans notre société
et il ressent d'autant moins les frustrations que celles-ci sont
partagées.
Ce tableau idyllique que je vous trace de la société indienne a
son revers. D'abord, c'est une organisation qui maintient une idéologie
conservatrice. On ne peut nier en effet que la frustration puisse être
une motivation au changement. Dans la mesure où elle n'est pas
excessive, la frustration est effectivement une motivation au changement.
Par ailleurs, le sens des responsabilités, dans une
société comme la société de castes, se dilue. Or
bien entendu, quand il se dilue, quand il se partage, il diminue.
Enfin, l'absence de compétition individuelle, puisque dans sa caste, il
n'y a pas de compétition (je suis né coiffeur, mais personne
d'autre que des coiffeurs ne viendra s'installer dans ma caste, dans le village
ou dans la société où je vis), contrarie sans doute
l'esprit d'entreprise, l'esprit d'aventure et l'esprit de productivité.
En conséquence, le développement économique de l'Inde
souffre de cet état de chose.
On peut dire aussi, à l'opposé, que l'esprit de groupe est
très efficace dans la connaissance des besoins de tous et dans
l'organisation des tâches de chacun. De plus - on le sait bien - on
acquiert dans sa caste, en même temps qu'une qualification
professionnelle qui est d'autant mieux adaptée qu'elle est transmise de
génération en génération, une disposition à
accomplir le mieux possible son travail, quel qu'il soit.
Cette société est-elle bloquée par le système des
castes ? Il se trouve qu'elle a toujours été dynamique, comme je
vous le disais, ne serait-ce d'ailleurs que grâce à la concurrence
des castes. Mais en plus, cette tradition dont je vous parlais est vivante. Il
faudrait distinguer (Nehru le faisait très bien) entre la tradition et
le traditionalisme. Le traditionalisme est un obstacle au développement,
c'est un boulet que l'on traîne à ses pieds. Au contraire, la
tradition véritable est une tradition vivante qui est capable
d'adaptation.
Par exemple, les interdits, que nous connaissons tellement dans la civilisation
de l'Inde, n'ont pas cessé d'évoluer. Contrairement à une
opinion répandue, le végétarianisme est une
création récente. A une époque ancienne, on sacrifiait des
vaches et on donnait la viande de vache à manger au peuple à qui
on la distribuait. Il y a quelques siècles, on pouvait librement manger
de la viande de vache. Je me rappelle un texte du XIIIème siècle
qui dit : " notre vache est bien vieille, elle ne donne plus de lait ;
nous allons la donner à un pauvre brahmane pour qu'il puisse la
manger ". Aujourd'hui, les cheveux de certains hindous chauves que je
vois
ici se dresseraient sur leur tête à cette idée.
De même, l'hérédité des métiers, à
laquelle on réduit trop souvent certaines images simplistes du
système des castes, est loin d'être aussi rigoureuse qu'on le dit.
Par exemple, parmi les brahmanes, on trouve des hommes d'affaire opulents comme
de pauvres cultivateurs et de modestes cuisiniers. Car enfin, seul un brahmane
peut cuisiner pour un brahmane, et le cuisinier d'un brahmane qui est
professeur quelque part ou employé de bureau n'est pas payé comme
les cuisiniers de nos grands restaurants. Donc le pauvre brahmane cuisinier est
plus pauvre encore que son pauvre maître petit fonctionnaire.
Cela n'empêche pas d'ailleurs ni les uns, ni les autres, d'observer les
règles de leur naissance et, en particulier, d'apprendre et d'enseigner
le sanskrit dès leur enfance.
Dans une forte proportion, aujourd'hui encore, les médecins sont
brahmanes. Or les médecins touchent des malades qui sont intouchables.
Ils touchent le sang, ils touchent le pus. Il devraient perdre de ce fait leur
pureté et donc leur caste. Or pas du tout : non seulement ils ne la
perdent pas mais les médecins jouissent du prestige de leur naissance
augmentée par le fait qu'ils se dévouent pour les autres.
Un autre exemple : imaginons le fils d'un potier de village qui ne peut faire
concurrence à la céramique industrielle, au plastique ou à
l'aluminium. Il travaillera aux champs ou en usine ; s'il en a la
capacité, il fera des études. L'aide de la caste, qui est plus
accessible que celle de l'Etat, spécialement réservée
à ceux qu'on appelait les intouchables, est à sa disposition, en
ville comme dans les villages. La caste organise des écoles, des bourses
d'université, des dispensaires et des fonds d'aide contre les
calamités. En fait, l'aide de la caste est un peu l'aide sociale ou
même la Sécurité Sociale.
Imaginons que notre fils de potier du village soit devenu ingénieur de
haut niveau dans une usine d'électronique de Bangalore. Notre fils de
potier aura-t-il pour autant changé de caste ? On peut changer son nom,
on peut changer la couleur de ses cheveux, on peut même maintenant
changer la couleur de ses yeux, mais on ne peut pas changer ses parents. On ne
peut pas changer de naissance, c'est-à-dire qu'on ne peut pas changer de
caste. Si, au lieu d'employer le terme " caste ", on nous
enseignait
que la caste est la naissance, on comprendrait bien qu'on ne peut pas changer
sa caste, puisqu'on ne peut pas changer sa naissance : nous ne pouvons pas
changer nos parents ; nous ne pouvons pas changer notre
hérédité génétique. De la même
manière, en Inde, on ne peut pas changer son
hérédité kharmique, le kharma étant le poids des
actes.
Le développement économique de l'Inde a fait croître de
façon considérable la classe moyenne urbaine (l'ambassadeur de
l'Inde nous le disait tout à l'heure). La riche bourgeoisie
commerçante et industrielle a augmenté de même. Il n'en est
pas moins vrai que si la conscience de classe a augmenté
parallèlement à ce développement commercial et industriel,
la conscience de caste n'a pas disparu, loin de là, même chez les
200 ou 300 millions d'Indiens (selon les deux citations que nous avons
eues tout à l'heure) qui appartiennent à une nouvelle
société de consommation. Par ailleurs, tous les mouvements
d'émancipation des basses castes qui ne se développent pas
seulement dans le monde ouvrier (qui représente plus de 30 millions
d'actifs), témoignent précisément que la conscience de
caste est bien vivante.
Il est un autre caractère de la civilisation traditionnelle de l'Inde
qui risque de faire difficulté au développement
économique, c'est la permanence de son idéal de
détachement. Certes, l'opposition quelque peu simpliste que l'on fait
entre l'Inde, pays des valeurs spirituelles, et l'Occident, dont la
civilisation serait fondée sur les valeurs matérielles, n'est
plus guère de mise, même si ce refrain est encore entonné
par quelques-uns, plus encore en Inde qu'en Occident, je dois le dire. Mais ce
refrain n'empêche pas de reconnaître que le renoncement aux biens
de ce monde est tout de même l'un des préceptes de base du
christianisme.
Il n'en est pas moins vrai que tous les sages et philosophes de l'Inde l'ont
prôné au cours des siècles, conscients que les plaisirs et
les possessions sont essentiellement passagers, sont sans valeur non seulement
à cause de la brièveté de cette vie par rapport au flot
indéfini des réincarnations, mais encore du regard de
l'expérience absolue à laquelle ces sages aspirent. Les sages ne
considèrent les plaisirs et les possessions que comme des servitudes et
des obstacles à la volonté de transcender tout conditionnement, y
compris l'humaine condition.
Le non-attachement (je préfère dire " le
non-attachement " que le " renoncement " ou le
" détachement ") demeure aujourd'hui même l'une des
valeurs les plus haut placées spirituellement et on est fier, en Inde,
que son grand-père ait abandonné tous ses biens pour vivre en
ascète dans un ashram de la montagne, de même que chez nous, on
est fier d'un grand-père qui a acquis une grosse fortune et qui dirige
sa propre usine, étant parti de rien. Est-ce à dire que l'on
doive tenir la société indienne pour une société
d'ascètes ? Bien sûr que non.
La question qui se pose, c'est de savoir si, vraiment, le système des
castes, d'une part, et la notion de détachement, d'autre part,
c'est-à-dire l'idéal de non-attachement, qui sont tellement
ancrés à l'intérieur de la civilisation indienne, qui sont
précisément la manifestation de cette tradition dont je vous
parle et qui font que l'Inde est une civilisation traditionnelle (il faut
distinguer tradition et traditionalisme, et je vous ai dit que la tradition, en
Inde, pouvait se résumer dans la formule " il y a un ordre de
l'univers ") sont un obstacle au développement. Nous avons vu que
non.
On pourrait même dire, en se référant à ce que
disait Max Weber en parlant de la société industrielle au
XVIIème et au XVIIIème siècles, que l'idéal de
non-attachement s'accompagne souvent en Inde d'une certaine
austérité de vie chez ceux mêmes qui sont les plus riches.
Ils continuent à pratiquer leur industrie, leur commerce, à
amasser de l'argent, mais l'argent, dans les castes commerçantes, se
trouve justifié et valorisé grâce à des dons.
Effectivement, nombreux sont ceux qui donnent des legs et des sommes
importantes à des institutions religieuses, culturelles ou charitables,
lesquels investissements prennent place souvent dans des fondations qui
favorisent le développement, tels que dispensaires, écoles ou
universités.
Donc ni le système des castes, ni le non-attachement ne me paraissent
être un obstacle au développement, et les faits semblent le
prouver. Pourtant, on lit dans les ouvrages sérieux que le revenu par
habitant en Inde est de 330 dollars, c'est-à-dire de 150 francs par
mois, ou 5 francs par jour. On a tout lieu d'être effrayé par
un tel niveau de pauvreté, pour ne pas dire de misère.
Heureusement, aujourd'hui le Fonds monétaire international et la Banque
mondiale utilisent, pour traduire ces chiffres, le pouvoir d'achat de la
monnaie locale. On arrive ainsi à des résultats qui sont plus
proches de la réalité. Ainsi, aujourd'hui, selon le FMI, l'Inde
est un des six Etats du monde dont le PNB dépasse mille milliards de
dollars, c'est-à-dire que le revenu par habitant est de 1 150 dollars,
soit environ 17,60 francs par jour. 17,60 francs, ce n'est pas beaucoup pour
nous. Néanmoins, nous sommes un certain nombre ici qui allons
fréquemment en Inde, qui allons dans des petites villes et qui
déjeunons dans des petits restaurants (et je garantis les chiffres que
je donne pour les avoir encore vérifié il y a quelques mois)
où on peut avoir un plat de riz accompagné de légumes en
sauce cary (que les anglais écrivent " curry " et que nous
prononçons " curi ") plus un yogourt et une banane pour 12
roupies, c'est-à-dire pour moins de 2 francs.
Donc 17,60 francs par jour, c'est quand même un peu mieux que les
5 francs par jour auxquels les statistiques précédentes se
référaient.
Que l'Inde soit sortie d'une économie coloniale pour arriver à
ces résultats, ce n'est pas une petite affaire. Mais cela ne veut pas
dire pour autant qu'en Inde, qui a atteint son auto-suffisance alimentaire et
qui conserve constamment des stocks (nous l'avons appris encore tout à
l'heure), tout le monde mange à sa faim. Beaucoup n'ont pas d'argent
pour acheter de la nourriture. Il n'empêche que l'Inde s'en est bien
sortie, que la pauvreté est avant tout (on l'oublie trop souvent) une
question d'emploi (c'est une question brûlante chez nous aussi) et qu'en
matière démographique, l'abaissement du taux de mortalité
est la cause heureuse de l'augmentation de la population et non pas
l'augmentation de la natalité. Le taux de natalité n'a pas
cessé de baisser depuis le début du siècle mais le taux de
mortalité a baissé beaucoup plus vite, ce qui fait que
grâce à son développement, la population de l'Inde a
augmenté, mais c'est l'un des taux d'augmentation les plus faible du
tiers monde.
J'ajoute, comme on nous l'a déjà dit tout à l'heure, que
de tous les pays qui ont accédé à l'indépendance
après la Seconde Guerre Mondiale, l'Inde est le seul qui n'ait pas connu
de coup d'Etat ou de dictature militaire et que son évolution s'est
déroulée dans le cadre d'une démocratie, ce qui fait
qu'elle est effectivement la plus grande démocratie du monde.
Par conséquent, le fait d'avoir une tradition vivante et non pas
d'être attaché au traditionalisme n'a pas empêché
l'Inde de se développer très convenablement, comme nous ne
cesserons de le voir toute cette journée.
M. le Président
.- Monsieur le Professeur, je vous
remercie. Je crois que tout le monde a suivi votre exposé avec une
attention religieuse. Nous avons le sentiment d'avoir trouvé notre place
dans l'univers en vous écoutant. Je crois qu'il était
indispensable de commencer notre journée en nous plongeant dans quelque
chose qu'en général, on simplifie à l'extrême et qui
ne nous permet pas ou nous permet mal de comprendre. Vous avez
été particulièrement clair et particulièrement
vivant.
Cela me rappelle l'initiation que, dans l'avion, vous m'aviez donnée
quand nous voyagions ensemble, avec mes collègues sénateurs qui
sont ici et que je suis heureux de saluer. Il y a ainsi une petite école
foraine qui s'est organisée dans l'avion et le professeur a instruit les
sénateurs.
Je vous en remercie, et je passe tout de suite la parole à M. le
Président Doré.