B. LA PERSISTANCE DE CERTAINS OBSTACLES À L'APPROFONDISSEMENT DE LA DÉCENTRALISATION

Ces obstacles peuvent être synthétisés autour de trois lignes de force : la rupture du contrat avec l'état, l'enchevêtrement des structures et certaines rigidités du statut de la fonction publique territoriale

1. La rupture du contrat avec l'État

La décentralisation mise en oeuvre à partir de 1981 était déjà porteuse de l'ambition d'une réforme de l'Etat.

Elle constituait en effet une nouvelle forme d'aménagement et d'organisation de l'Etat dans son ensemble, au sens large " d'Etat-République ".

Il s'agit bien, en effet, par la décentralisation d'alléger l'Etat de toute une série de fonctions afin de lui permettre de se concentrer sur ses missions régaliennes .

La suppression de la tutelle de l'Etat sur les collectivités locales, remplacée par un contrôle de légalité de nature juridictionnelle, s'est ainsi accompagnée d'une redéfinition par la loi des compétences respectives des différents niveaux de collectivités locales et de l'Etat en tant qu'administration.

D'où le transfert de l'Etat aux collectivités locales de " blocs de compétences " homogènes pour l'exercice desquelles les collectivités se voyaient conférer une entière maîtrise et garantir un transfert de ressources financières équivalentes aux charges transférées.

D'autre part, la décentralisation ne pouvait être neutre pour les administrations de l'Etat. Elle impliquait en effet une réorganisation des services déconcentrés, qui devaient pour partie être transférés aux collectivités locales, ainsi qu'une redistribution des responsabilités entre ces services " extérieurs " et les administrations centrales.

Or, on peut aujourd'hui considérer que le contrat conclu entre l'Etat et les collectivités locales à travers les grands principes posés au moment de la décentralisation a été progressivement rompu, en raison d'un " brouillage " croissant des relations financières et d'une insuffisante redéfinition des missions et des moyens de l'Etat.

M. Jean-Paul Delevoye a même estimé qu'une véritable opposition d'intérêts financiers était apparue entre l'Etat et les collectivités locales, comme l'avait mis en évidence le débat récent sur l'évolution des droits de mutation.

a) Le " brouillage " des relations financières
1.- L'absence de compensation intégrale des charges transférées

Ce " brouillage " des relations financières a tout d'abord affecté les conditions dans lesquelles s'est effectuée la compensation financière des transferts de compétences, ainsi que l'a montré la communication présentée par M. Paul Girod devant le groupe de travail sur les conclusions d'un rapport qu'il a établi au titre de l'Observatoire des finances locales.

Les lois de décentralisation avaient posé le principe d'une compensation intégrale des charges transférées , l'article 94 de la loi du 7 janvier 1983 désormais codifié à l' article L. 1614-1 du code général des collectivités territoriales précisant que les ressources attribuées doivent être équivalentes aux dépenses effectuées, à la date du transfert, par l'État au titre des compétences transférées.

Cette compensation a été assurée majoritairement par des transferts de fiscalité indirecte (à savoir, pour les départements, les droits de mutation et la vignette et pour les régions, la carte grise) et pour le solde, par des dotations de l'État : dotation générale de décentralisation, dotation régionale d'équipement scolaire, dotation départementale d'équipement des collèges.

M. Paul Girod a considéré que les calculs de départ (effectués, dans la pratique, sur la base du montant des dépenses acquittées par l'État l'année précédente au titre des compétences transférées) avaient été faits assez correctement. Il a toutefois relevé que ces calculs avaient été opérés sur une base un peu moins satisfaisante pour les régions que pour les départements. Il a en effet estimé qu'en matière d'enseignement du second degré, l'effort de l'État -confronté il est vrai à une forte augmentation des besoins en raison des évolutions démographiques- avait été inférieur à la réalité de ces besoins au cours des années ayant précédé la décentralisation.

Cependant son rapport a mis en évidence qu'une rupture s'était rapidement produite entre l'évolution des dépenses liées aux compétences transférées et celle des ressources correspondantes , au détriment d'une compensation efficace.

En effet, ces dépenses se sont fortement alourdies, en particulier en ce qui concerne les collèges, les transports scolaires et l'aide sociale (notamment sous l'effet du " dénouement " des financements croisés qui prévalaient jusque là), tandis que les ressources transférées se sont caractérisées par un faible dynamisme dû à la contraction du produit des impôts transférés et aux modalités peu favorables retenues pour l'indexation des dotations de compensation.

D'où un phénomène de décalage entre dépenses et ressources transférées apparu dès 1987 pour les régions et à compter de 1991 pour les départements, comme le montrent les deux graphiques ci-dessous, extraits du rapport de M.Paul Girod :

Ce phénomène a en outre été aggravé par l'existence de charges mal compensées au moment du transfert de compétences, notamment en matière d'enseignement, et par la création ultérieure de charges nouvelles non compensées, comme par exemple les dépenses résultant de l'institution du RMI ou de certaines orientations générales de la politique de l'Etat 9( * ) .

Au total, M. Paul Girod a estimé qu'en 1993, sur une masse globale de 100 milliards de francs de dépenses liées aux compétences transférées, les collectivités territoriales avaient été amenées à financer 30 milliards de francs, soit environ un tiers de la compensation, par leur fiscalité propre.

L'insuffisante compensation des charges transférées a donc constitué un facteur d'alourdissement de la pression fiscale locale , ainsi que l'a souligné M. Jean-Paul Delevoye à l'issue de la communication de M. Paul Girod.

M. Jean-Paul Delevoye a en outre fait observer que l'Etat avait transféré aux collectivités locales des charges très lourdes et que les collectivités n'avaient bénéficié d'aucune garantie quant au passif des ressources transférées, notamment pour ce qui concernait les constructions scolaires.

2.- Des finances locales marquées par un effet de ciseaux entre l'évolution des ressources et celle des charges

D'une manière générale, les finances des collectivités locales sont marquées par un effet de ciseaux entre les évolutions spontanées affectant respectivement les ressources et les charges , qui a été récemment mis en lumière par l'Association des maires de France, ainsi que l'" état des lieux " réalisé par M. Joël Bourdin pour l'Observatoire des finances locales.

En effet, alors que les ressources des collectivités (produit des impôts locaux et dotations de l'État) tendent spontanément à stagner, voire à régresser sous l'effet du ralentissement de l'activité économique, les dépenses s'accroissent à un rythme rapide, supérieur à 5 % entre 1993 et 1995. L'effort d'équipement ayant subi une certaine contraction, cette évolution est essentiellement imputable à la progression très rapide des dépenses de fonctionnement , en particulier sous l'effet d'une dérive des dépenses d'aide sociale -qui se sont accrues de plus de 15 % de 1993 à 1995 et représentent désormais à elles seules près du dixième des dépenses totales des collectivités locales- ainsi que des dépenses de personnel .

Ces dernières, qui ont augmenté de près de 12 % entre 1993 et 1995, subissent les conséquences des mesures de revalorisation des rémunérations de la fonction publique décidées par l'État et ont notamment été alourdies du fait du relèvement, en 1995, de 3,8 points du taux de cotisation employeur à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), dont le financement constitue le parfait exemple d'une charge imposée aux collectivités sans que celles-ci puissent en maîtriser l'évolution.

3.- L'exemple d'une charge non maîtrisée : le financement de la CNRACL

L' audition de M. Claude Domeizel, président du conseil d'administration de la Caisse , a mis en évidence que les difficultés financières actuellement rencontrées par la CNRACL provenaient non pas du régime de retraites des agents des collectivités locales lui-même, mais des mécanismes de solidarité entre les différents régimes de retraite .

En effet, bien que le ratio démographique tende à se dégrader (il est passé de un retraité pour 4,5 actifs dans les années 80 à un retraité pour 3 actifs aujourd'hui), le régime de retraites des agents des collectivités locales demeure largement excédentaire, puisqu'il a dégagé un excédent de 12 milliards de francs en 1994 puis de 17,8 milliards de francs en 1995.

Cependant, les mécanismes institués pour remédier aux inégalités provenant des déséquilibres démographiques et des disparités contributives entre les différents régimes de retraite : compensation généralisée entre l'ensemble des régimes de base et surcompensation spécifique aux régimes spéciaux de retraite, pèsent lourdement sur le budget de la CNRACL.

Celle-ci constitue le régime qui contribue le plus, en valeur relative, à ces flux financiers. Elle a versé, au titre de la compensation et de la surcompensation, 18,2 milliards de francs en 1994 et 19,4 milliards de francs en 1995, ce qui représente 53 % des prestations servies. A titre de comparaison, ainsi que l'a fait observer M. Claude Domeizel au cours de son audition, la contribution de l'État à ces mécanismes de compensation, à peu près équivalente en valeur absolue, ne représente que 10 % des prestations servies pour les retraites des fonctionnaires.

Les collectivités locales sont ainsi amenées à contribuer très largement, par le mécanisme de la surcompensation qui constitue à lui seul une charge de plus de 9 milliards de francs par an pour la CNRACL, au financement de certains régimes spéciaux lourdement déficitaires comme celui des mineurs pour lequel le ratio démographique, d'un actif seulement pour 11 retraités, peut apparaître nécessiter un appel à la solidarité nationale, comme l'a déclaré M. Claude Domeizel devant le groupe de travail.

Or, ainsi que l'a souligné M. Jean-Paul Delevoye, aucune réponse de principe n'a été apportée à la question de savoir qui doit financer la solidarité entre les différents régimes de retraite : le contribuable national ou le contribuable local.

Cette situation a entraîné une dégradation préoccupante de la situation financière de la CNRACL : les réserves financières de la Caisse, qui s'élevaient à 14 milliards de francs en 1990, avaient totalement disparu en 1995, ce qui a rendu nécessaire une hausse des cotisations employeurs de 3,8 %.

Celle-ci n'a cependant pas été suffisante pour permettre l'intégralité des paiements prévus et a rendu nécessaire un étalement de l'échéancier jusqu'en février 1996 pour l'année 1995 et jusqu'en avril 1997 pour 1996.

Pour 1997, en dépit de la décision de transfert de 4,5 milliards de francs provenant des réserves du fonds de l'allocation temporaire d'invalidité (ATI), qui ne va apporter qu'un répit très provisoire, le problème reste entier. En effet, le déficit prévisionnel de la Caisse peut être évalué, selon M. Claude Domeizel, à 4 milliards de francs.

Seules deux solutions sont envisageables pour remédier aux perspectives de dégradation de la situation financière de la Caisse :

- soit un accroissement des recettes impliquant a priori un relèvement du taux de cotisation ;

- soit une diminution des dépenses passant par une limitation des flux de compensation, puisqu'il ne peut être envisagé de diminuer le montant des pensions versées.

Or, tout relèvement du taux de cotisation a une incidence mécanique défavorable sur la situation des finances locales, la progression induite de la fiscalité locale pouvant être évaluée à 0,5 % pour un point de cotisation.

Dans ces conditions, le groupe de travail ne peut qu'approuver la disposition introduite à l'initiative du Sénat dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 1997, qui tend à plafonner les sommes acquittées au titre de la surcompensation à hauteur de 25 % du total des prestations servies par les régimes spéciaux d'assurance-vieillesse.

4.- Des charges financières nouvelles résultant de l'application de la législation et de la réglementation nationale ou européenne

Par ailleurs, les collectivités locales se voient imposer des charges financières nouvelles résultant de l'application de la législation nationale ou même de la réglementation communautaire, notamment en matière d'environnement ou de sécurité.

Le rapport spécial établi par notre collègue M. Michel Mercier, au nom de la commission des Finances du Sénat, sur les crédits de la décentralisation inscrits dans le projet de loi de finances pour 1997 10( * ) présente d'intéressantes projections en matière de coûts, pour les collectivités locales, du respect des normes environnementales .

· En ce qui concerne l' assainissement , les seuls investissements nécessaires au respect de la directive européenne du 21 mai 1991 relative au traitement des eaux urbaines résiduaires sont estimés à un montant total de 83,3 milliards de francs (base 1994) pour la période 1992-2005 11( * ) , 72 % de ce montant, soit 60 milliards de francs, devant être engagé avant le 31 décembre 2000, compte tenu des échéances prévues.

L'assainissement des communes rurales nécessiterait à lui seul un investissement de 53 milliards de francs.

En outre, le montant des investissements à réaliser dans les réseaux unitaires, réservés aux eaux pluviales, est évalué entre 25 et 30 milliards de francs, sans prendre en compte les coûts de la lutte contre les inondations ou la pollution.

Ces données ont été confirmées par le rapport particulier établi par la Cour des Comptes sur la gestion des services publics d'eau et d'assainissement. Au total -souligne ce rapport-, de 1997 à 2005, les investissements annuels à envisager seraient de l'ordre de 14 milliards de francs

· En matière de traitement des déchets ménagers , l'application des plans départementaux de gestion des déchets prévus par la loi du 13 juillet 1992 sur les déchets devrait se traduire par des investissements de l'ordre de 61 milliards de francs pour la période 1992-2002, non compris les investissements correspondants à l'ouverture des centres de stockage et les coûts de remise en état des décharges. Compte tenu des investissements déjà réalisés, estimés à plus de 9 milliards de francs, il resterait environ 60 milliards de francs d'investissements à réaliser d'ici 2002 (hors ouverture de centres de stockage).

Même si leur légitimité ne peut être contestée, les normes de sécurité , de plus en plus sévères, sont également une source de dépenses supplémentaires pour les collectivités locales.

En particulier, la mise aux normes des établissements scolaires pourrait représenter une charge financière élevée dans les années à venir puisque, selon le rapport annuel établi par l'Observatoire national de la sécurité des établissements scolaires, présidé par M. Jean-Marie Schléret, une école sur dix présenterait actuellement des risques pour la sécurité des élèves en cas d'incendie.

L'élimination de l'amiante présente dans les bâtiments publics devrait également être à l'origine de dépenses importantes pour les collectivités, même si dans ce cas particulier, l'État a mis en place un dispositif de subventions.

Au total, selon une étude du Crédit local de France, les collectivités territoriales, pour satisfaire à diverses contraintes dans les domaines de l'environnement et de la sécurité, devraient investir près de 1 000 milliards de francs sur la période 1996-2000, soit environ 200 milliards de francs par an, alors que la moyenne de ces dernières années s'établit plutôt autour de 150 ou 160 milliards de francs.

Ces charges nouvelles qui représentent des masses financières croissantes suscitent aujourd'hui une inquiétude grandissante de la part des élus locaux . Leurs associations s'en sont d'ailleurs fait l'écho au cours des auditions du groupe de travail : par exemple, M. René Garrec, représentant de l'Association des présidents de conseils régionaux (APCR), tout comme M. Martin Malvy, président de l'Association des petites villes de France (APVF), ont fait part de leurs préoccupations à ce sujet.

M. Michel Lapeyre, directeur de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies, a également fait part au groupe de travail des inquiétudes suscitées, parmi les élus locaux comme parmi les entreprises délégataires, par l'excès de réglementation dans le domaine de l'eau et de l'assainissement.

Il a relevé qu'en raison des modifications intervenues dans cette réglementation, les contrats de délégation de services publics étaient actuellement marqués par une insécurité juridique qui avait conduit la Fédération à envisager un nouveau modèle de cahier des charges type.

Soulignant les conséquences budgétaires, financières et juridiques des nouvelles normes en matière d'environnement, il a estimé que le consommateur ne pourrait plus supporter de nouveaux accroissements du prix de l'eau.

5.- Le résultat : des incidences indéniables sur la fiscalité locale.

En dépit de ces multiples charges nouvelles et de la stagnation des dotations de l'Etat , la gestion financière des collectivités locales est restée saine , ainsi que l'a souligné M. Philippe Valletoux, représentant du Crédit local de France, devant le groupe de travail.

Ainsi, à la différence de l'État, dont l'endettement n'a cessé de s'accroître, les collectivités locales sont parvenues à maîtriser leur endettement global, stabilisé autour de 8 % du PIB et leurs frais financiers sont en baisse (- 3 % en 1996).

Certes, pour faire face aux charges nouvelles non compensées par l'Etat qui leur ont été imposées, elles ont été contraintes, sans pour autant accroître leur endettement, d'augmenter les impôts locaux , dont le produit a progressé de plus de 5 % par an en francs constants depuis 1990 (sauf en 1995).

En 1996, la croissance des bases d'imposition des collectivités territoriales a été très faible pour l'ensemble des quatre taxes (+ 3,2 % pour les bases d'imposition communales de la taxe professionnelle, soit + 1,1 % en francs constants), ce qui a rendu nécessaire des augmentations de taux. Au total, la progression de la fiscalité locale a atteint + 7 % en francs courants (+ 5 % en francs constants) l'année dernière.

Cette croissance reste cependant inférieure à celle connue entre 1990 et 1994 et elle devrait, selon les prévisions, ralentir en 1997. La note de conjoncture, publiée par le Crédit local de France au mois de février dernier, évalue en effet à 4,5 % seulement la progression de la fiscalité locale en 1997, grâce à une progression très limitée des taux d'imposition (environ + 1,5 %).

Au demeurant, pour indiscutable qu'elle soit , l'augmentation de la fiscalité locale doit être nuancée .

D'une part, comme l'a déjà souligné votre rapporteur, elle a permis de maintenir un effort d'équipement qui bien qu'ayant subi une contraction représente encore les trois quarts de l'investissement public. Il contribue de ce fait largement au maintien d'un niveau d'activité correct dans certains secteurs lels que le bâtiment et les travaux publics.

D'autre part, comme l'a fait observer M. Philippe Valletoux au cours de son audition, si les prélèvements obligatoires des collectivités locales ont crû d'un point par rapport au PIB depuis 1987, atteignant 6,6 %, en revanche, les prélèvements obligatoires additionnés des collectivités locales et des administrations centrales sont globalement stables en part du PIB depuis le début des années 80. De même, le montant total de la fiscalité locale et des dotations de l'État aux collectivités locales a été stabilisé.

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