INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs
Le processus de décentralisation s'inscrit nécessairement dans la
durée. Après plusieurs avancées importantes, notamment
celle qui a résulté du projet de loi relatif au
développement des responsabilités locales, présenté
sous le Gouvernement de M. Raymond Barre, par notre collègue M.
Christian Bonnet alors ministre de l'intérieur, les lois de
décentralisation ont constitué une étape décisive.
Or, quinze ans après l'adoption de ces lois, la décentralisation
apparaît à bien des égards à la croisée des
chemins.
Son bilan demeure pourtant largement positif. Elle a, en effet, permis de
diffuser les responsabilités, de libérer les énergies
territoriales, contribuant, ce faisant, de manière exemplaire, à
l'équipement et à la modernisation de la France. Elle a
également allégé l'Etat d'un certain nombre de
tâches et renforcé l'efficacité des politiques publiques.
Dans un contexte économique difficile, les élus locaux ont ainsi
su faire preuve d'une grande capacité pour mettre en oeuvre non
seulement les compétences qui leur ont été
transférées mais plus largement des responsabilités de
plus en plus diffuses en raison du développement et de la
diversification des attentes de la population.
La décentralisation a, par ailleurs, rapproché le processus de
décision du citoyen. Les collectivités locales ont prouvé
qu'elles constituent -en permettant de surmonter les égoïsmes
particuliers- des écoles d'apprentissage de la solidarité et
qu'elles peuvent former un rempart efficace contre certaines formes de
ségrégation sociale, que favorise malheureusement un contexte
économique et social dégradé.
Pour autant, cette grande réforme ne paraît pas avoir atteint sa
pleine maturité. Certains défauts de la situation actuelle sont
légitimement soulignés. Ainsi, l'opacité et la
multiplication des financements croisés ne facilitent pas
l'identification pourtant nécessaire des interventions des
différents niveaux d'administration locale. De même, la
superposition des structures et le " chevauchement " de
leurs
compétences sont mal ressentis par les citoyens et par les élus
eux-mêmes.
Enfin, la pression fiscale locale peut apparaître trop souvent excessive.
Encore faut-il souligner que l'Etat transfère aux collectivités
locales des charges évolutives en se réservant, dans le
même temps, l'exclusivité d'une fiscalité moderne et
fondée sur les réalités économiques.
Le contribuable, pour sa part, peut légitimement souhaiter être en
mesure d'identifier clairement la destination des contributions qui lui sont
demandées.
Ces difficultés existent. Elles justifient une réflexion en vue
de clarifier, de simplifier et de rationaliser notre organisation territoriale
trop complexe et inadaptée.
Une telle réflexion doit répondre aux inquiétudes
légitimes des élus locaux auxquels il est demandé de
s'engager toujours davantage -y compris dans la lutte contre le chômage,
qui demeure pourtant une compétence de l'Etat- et qui ont dans bien des
cas le sentiment de ne pas disposer des moyens adaptés pour faire face
à ces responsabilités toujours plus lourdes dont ils sont trop
souvent tenus pour personnellement responsables.
Cette réflexion sur la décentralisation et sur les
améliorations qui peuvent lui être apportées est
elle-même indissociable des défis qui se posent à notre
société à l'aube du prochain siècle et auxquels les
collectivités locales peuvent en partie apporter des réponses.
Elle est également étroitement liée à la
réflexion sur l'Etat que le Gouvernement a entendu placer au coeur de
son action. La décentralisation a bien, en effet, pour logique d'aider
l'Etat à se renforcer dans ses fonctions souveraines tout en faisant
confiance aux collectivités locales -conformément au principe de
subsidiarité- pour assurer les autres fonctions.
Dès lors, les enjeux de ces prochaines années s'éclairent.
Il s'agira, en premier lieu -comme l'a mis en évidence le grand
débat sur l'aménagement du territoire de 1994- de favoriser
l'émergence de projets locaux sur des territoires
" pertinents " afin de rétablir la cohésion
territoriale. Cet objectif justifie à la fois le renforcement de la
coopération intercommunale ainsi qu'une clarification du rôle des
différentes structures et de leurs financements. La loi d'orientation du
4 février 1995 a tracé des pistes concrètes de
réforme dans ce sens.
Il s'agira, en second lieu, de renforcer le rôle des
collectivités locales dans la mise en oeuvre des solidarités
sociales, que celles-ci concernent l'insertion ou la dépendance des
personnes âgées.
Pour toutes ces raisons, la commission des Lois -sur la proposition de son
président M. Jacques Larché- a jugé nécessaire de
constituer en son sein un groupe de travail qui a été
placé sous la présidence de M. Jean-Paul Delevoye,
président de l'Association des maires de France.
Ce groupe de travail, composé de vingt-et-un membres, a eu pour
mission de réfléchir aux aspect institutionnels de la
décentralisation. Il n'a donc envisagé les aspects financiers,
question à l'évidence essentielle mais qui justifie une
réflexion spécifique, que pour mieux éclairer les
difficultés rencontrées par les institutions locales dans la mise
en oeuvre de leurs compétences.
Le groupe de travail n'a pas non plus entendu dresser un tableau exhaustif de
la décentralisation, à l'instar des missions d'information
constituées dans les années passées par le Sénat.
Il a cherché plus modestement à établir un diagnostic de
certains aspects de la situation actuelle, mettant en évidence les
problèmes existants, et à définir des pistes qui
pourraient être approfondies pour parachever la décentralisation.
Pour des raisons évidentes, tenant au contexte économique, il a
réservé une place particulière au thème de l'action
économique locale.
Depuis sa constitution, le groupe de travail s'est réuni à seize
reprises pour une durée totale de trente heures.
Il a procédé à de nombreuses auditions parmi lesquelles
celles de M. Dominique Perben, ministre de la fonction publique, de la
réforme de l'Etat et de la décentralisation (à deux
reprises), de M. Michel Thénault, directeur général
des collectivités locales (à trois reprises) ainsi que celles des
associations d'élus et de différentes personnalités
qualifiées.
Au terme de ces différentes réunions, le présent rapport
établit un constat et définit quelques pistes pour l'avenir.
L'ensemble de ces réflexions s'inscrit parfaitement dans la
continuité des travaux précédemment conduits par le
Sénat sur le thème de la décentralisation et de
l'aménagement du territoire qui ont, à plusieurs reprises,
trouvé des traductions sur le plan législatif. Il s'agit, en
particulier, des missions d'information constituées par la Haute
Assemblée sur ces thèmes
1(
*
)
.
En outre, deux groupes de travail de la commission des Lois ont mené sur
le thème de la responsabilité pénale des élus
locaux et sur celui du mode de scrutin régional des réflexions
qui ont pu être utilement prises en compte par le groupe de travail sur
la décentralisation
2(
*
)
.
Enfin, les réflexions consignées dans le présent rapport
trouvent un écho dans les chantiers ouverts par le Gouvernement en vue
de la réforme de l'Etat -plus précisément des
administrations de l'Etat- et de la coopération intercommunale.
L'actualité de cette dernière question et son importance cruciale
pour l'organisation territoriale, ont justifié que le groupe de travail
en fasse un thème prioritaire de réflexion.
Le groupe de travail n'a néanmoins pas limité ses investigations
aux questions d'actualité immédiate. Il également entendu
développer une approche prospective de l'organisation territoriale,
à l'aube du prochain siècle, en s'interrogeant sur son adaptation
aux grands enjeux auxquels la société française sera
confrontée.
I. UN CONSTAT : RÉPONSE ADAPTÉE AUX DÉFIS DE NOTRE SOCIÉTÉ, LA DÉCENTRALISATION SE HEURTE À DES OBSTACLES PERSISTANTS
A. LA DÉCENTRALISATION, UNE RÉPONSE ADAPTÉE AUX DÉFIS DE NOTRE SOCIÉTÉ
1. La gestion décentralisée a fait la preuve de son efficacité
a) Une situation financière saine
Comme l'avait parfaitement souligné, en 1991, le
rapport de la mission sénatoriale qui, sous la présidence de M.
Charles Pasqua, avait été chargée d'étudier le
déroulement et la mise en oeuvre de la politique de
décentralisation, la décentralisation a été une
réforme bénéfique qui s'est traduite par une bonne
maîtrise des dépenses et par un développement
considérable des équipements publics.
Il n'est, en effet, pas inutile de rappeler que la décentralisation est
intervenue après un mouvement de longue durée d'augmentation des
dépenses locales, dont le rythme a été supérieur
à celui de la croissance de la richesse nationale. Ce constat avait fait
craindre à certains que, dans un contexte économique difficile
favorisant les demandes d'interventions publiques, les nouvelles
responsabilités locales n'entraînent une explosion des
dépenses.
Or, ces prédictions pessimistes ne se sont pas
concrétisées
. La gestion financière locale
a, au
contraire,
été globalement très saine
,
malgré les nouvelles missions exercées par les
collectivités locales.
Ainsi, entre 1982 et 1992, les dépenses de fonctionnement ont
progressé à un rythme inférieur à celui de
l'ensemble des dépenses et leur poids au sein du produit
intérieur brut (PIB) s'est même réduit jusqu'en 1990.
Dans le même temps, les collectivités locales ont
privilégié l'
autofinancement
pour le financement de leurs
investissements.
Le rapport du groupe de travail sur les relations financières entre
l'Etat et les collectivités locales, présidée M.
François Delafosse a ainsi pu relever, en 1994, que pour l'ensemble des
collectivités locales, l'emprunt qui représentait 38 % des
ressources d'investissement en 1987, en constituait moins de 35 % en 1993,
après une légère remontée à partir de 1991.
Entre 1987 et 1993, l'autofinancement a été stabilisé
à 36 % environ des recettes d'investissement, ce qui a traduit la
volonté des collectivités locales de dégager sur les
recettes ordinaires de fonctionnement les moyens de financement
nécessaires à la réalisation de nouveaux
équipements.
Ce constat global recouvre néanmoins des mouvements distincts. Sous
l'effet notamment de l'explosion des dépenses sociales, la part de
l'autofinancement dans les budgets d'investissement des départements
s'est réduite entre 1990 (57 %) et 1993 (38,5 %). Il en a
été de même pour les régions qui
autofinançaient néanmoins près de la moitié de
leurs investissements en 1993 (49 %). Quant aux communes, la part de
l'autofinancement s'est globalement accrue de 1987 à 1993.
Les collectivités locales ont par ailleurs engagé depuis
plusieurs années des opérations de renégociation de leur
dette qui ont porté leurs fruits.
Le recours à l'emprunt a ainsi été
maîtrisé par les collectivités locales
dont
l'endettement représente environ 8 % du PIB. L'endettement de l'Etat a
au contraire progressé très fortement et représente,
à la fin 1995, 42,4 % du PIB.
Faut-il rappeler par ailleurs qu'à la différence de l'Etat qui
s'est autorisé des déficits budgétaires
considérables, les collectivités locales sont soumises à
une règle d'équilibre qui ne peut que les obliger à une
rigueur de gestion ?
Le récent rapport établi, au nom de l'observatoire des finances
locales que préside M. Jean-Pierre Fourcade, par notre collègue
Joël Bourdin, sur l'état des finances locales confirme le souci de
maîtrise financière des collectivités locales dans un
contexte peu favorable : "
l'exercice 1995 a été
caractérisé par la bonne adaptation, par les
collectivités, de leur gestion financière aux conditions
nées de la contrainte budgétaire de l'Etat. L'augmentation des
dépenses de fonctionnement (hors frais financiers) n'a pas
excédé 5 % ; et ce au moment où les concours
n'évoluaient pratiquement pas ; le produit des quatre taxes directes ne
progressant que de moins de 4 %
". Malheureusement,
l'investissement,
en régressant d'un peu plus de 5 %, a joué le rôle de
variable d'ajustement.
Mais, selon ce rapport, les grands équilibres n'ont pas
été sérieusement perturbés : le taux
d'endettement (annuité sur recettes de fonctionnement) a
été stabilisé et s'oriente même à la baisse ;
le taux d'épargne brute (épargne brute sur recettes de
fonctionnement) ne connaît pas de dégradation significative, sauf
peut-être pour les régions (mais à un haut niveau).
L'épargne nette, qui permet de mesurer la capacité
financière et qui avait subi une érosion sensible en 1994 (due
à la dégradation de la situation des villes de plus de
10 000 habitants et des départements) s'est redressée
en 1995.
Cette maîtrise financière est d'autant plus appréciable que
-comme l'a rappelé M. Jean-Paul Delevoye- les collectivités
locales sont prises en compte dans les critères de convergence
prévus par le Traité d'Union européenne.
Le rapport de M. Joël Bourdin relève en ces termes la contribution
des collectivités locales au respect des critères du
Traité de Maastricht pour le passage à la monnaie unique :
"
leur besoin de financement ne représente que 0,2 point de
produit intérieur brut ; il diminue régulièrement depuis
1992. Leur stock de dettes, sensiblement inférieur à 8 % du
produit intérieur brut, ne présente aucune évolution
d'ordre alarmant ".
En dépit de cette gestion prudente, les collectivités locales
sont désormais confrontées à un "
effet de
ciseaux
" entre des recettes qui stagnent voire diminuent et des
dépenses de gestion qui progressent plus rapidement, en particulier les
dépenses d'action sociale et de personnel -votre rapporteur y reviendra-
dont la détermination échappe très largement au pouvoir de
décision des élus.
Ces facteurs de destabilisation des budgets locaux -dont notre collègue
André Bohl s'est fait l'écho dans son avis (n° 91,
1996-1997) sur les crédits de la décentralisation inscrits dans
le projet de loi de finances pour 1997- donnent à ces derniers des
marges réduites et légitiment pleinement le souhait de
clarification exprimé par les élus locaux quant aux conditions
d'exercice de leurs compétences.