CONCLUSIONS DE VOTRE DÉLÉGATION

L'avenir de l'identité canadienne

Au cours de son séjour, votre délégation a rencontré des Canadiens anglophones et francophones passionnément attachés à leur pays et à l'expression d'une identité canadienne. Le creuset historique de cette identité, l'écrivain John Saul l'explicitait dans ces termes : « Le Canada est né d'un désir de ne pas être américain, du rejet des révolutions française et américaine 26 ( * ) ».

Le pacte entre les deux nations fondatrices a donné à la spécificité canadienne sa forme constitutionnelle. Le modèle canadien s'est ensuite affirmé à travers, d'une part, la mise en place d'un capitalisme fondé sur une étroite coopération entre intérêts privés et pouvoirs publics et, d'autre part, l'institution d'un régime de sécurité sociale dont les principes d'universalité et de gratuité, familiers certes aux Européens, restent sans exemple sur le continent nord-américain.

Enfin, sur la scène internationale, en réaction à la diplomatie unilatérale que s'autorisent les Etats-Unis en vertu de leur statut de première puissance mondiale, le Canada a privilégié une politique étrangère attentive à la coopération, au respect des droits et aux besoins des pays les plus démunis.

Nos interlocuteurs se sont accordés toutefois pour reconnaître que le Canada traversait une passe dangereuse. L'identité canadienne, ce rapport a tenté de le montrer, fait en effet l'objet d'une triple remise en cause.

La plus immédiate, celle dont la portée est la plus lourde de conséquences puisqu'elle touche au fondement même de l'unité du pays, a pour origine les aspirations souverainistes du Québec. Partisans ou adversaires de la cause québécoise, chacun admet que l'indépendance du Québec, en tarissant l'un des deux foyers de la culture canadienne, affaiblirait la capacité de résistance du Canada à l'emprise du modèle américain.

Plusieurs des personnalités rencontrées l'ont observé, la souveraineté du Québec pourrait même ouvrir la voie, à terme, à un démantèlement du Canada. Les provinces de l'Ouest, plus régionalistes que fédéralistes pourraient, dans ce scénario, céder rapidement, les premières, à la tentation d'un rattachement au grand voisin du Sud. En effet, leur population, issue de vagues d'immigration récente où les asiatiques sont majoritaires, reste dans l'ensemble relativement étrangère aux principes fondateurs de la fédération canadienne.

En second lieu, l'économie canadienne s'est construite plutôt sur un axe Nord-Sud que sur un axe Est-Ouest . Les liens économiques et financiers, tissés de part et d'autre de la frontière américaine, finissent par forger, sur la côte Pacifique, des solidarités auxquelles manque le contrepoids que représente, à l'Est, la conscience d'une identité canadienne.

Ainsi l'intégration économique fondée sur la géographie et renforcée par la dynamique des accords commerciaux (l'ALENA et bientôt la Coopération avec les pays du Pacifique) constitue un autre facteur menaçant pour l'unité canadienne.

Aux forces du marché, il faut ajouter la politique d'austérité du gouvernement fédéral, sans doute inévitable pour restaurer des finances publiques déséquilibrées, mais dont les effets risquent de fragiliser l'élément fédérateur qu'incarnait un système social relativement protecteur.

Ainsi, à moyen terme, les évolutions économiques ne paraissent pas moins déterminantes que le débat institutionnel pour l'avenir de la fédération canadienne.

Du reste, et c'est la troisième origine de la remise en cause de l'identité canadienne, la position du Canada sur la scène internationale, est influencée par cette logique économique.

D'une part, en effet, celle-ci conduit, contrainte budgétaire oblige, à revoir à la baisse le dispositif militaire canadien, d'autre part elle encourage à mettre la politique étrangère au service de la recherche de marchés extérieurs pour les entreprises. Si cette tendance devait encore s'accentuer, le Canada ne renoncerait-il pas à la marque propre de sa diplomatie ? Dans ce contexte, comment le Canada orientera-t-il ses intérêts géographiques ? La priorité accordée aux relations transatlantiques appartiendra-t-elle au passé ?

Les perspectives à moyen terme appellent, on le voit, davantage de questions que de réponses.

L'horizon, dont on vient de montrer les incertitudes, sera en partie déterminé par les décisions qui seront prises aujourd'hui dans le domaine institutionnel et l'économie. C'est pourquoi la période actuelle apparaît si décisive pour l'avenir du Canada.

Le Canada à l'heure de choix décisifs

Incontestablement, le débat institutionnel se trouve aujourd'hui dans une impasse. Quelles sont en effet les revendications du Québec ? Aux yeux des Québécois, le pacte entre les deux peuples fondateurs a pris valeur de mythe car il consacrait sous une forme contractuelle l'égalité des nations francophone et anglophone. Aujourd'hui, le Québec n'est que l'une des 10 provinces canadiennes et sa population représente le quart de la population totale du Canada. Les tendances démographiques et économiques ne permettent guère d'envisager un retournement de cette situation.

Dès lors, l'alternative suivante se présente : la reconnaissance du « caractère distinct » de la société québécoise au sein de la fédération d'une part, la souveraineté du Québec dans le cadre d'un partenariat avec le Canada d'autre part. Ces deux options permettent de renouer avec le principe fondateur du pacte de 1867, mais la première s'inscrit dans le cadre de la fédération, la seconde passe par la souveraineté.

Quelles sont leurs chances de succès ?

La reconnaissance de la « société distincte » relève d'un fédéralisme asymétrique ; il s'agit en effet d'accorder au Québec, et à lui seul, certains droits et prérogatives. Ce principe heurte les provinces anglophones. Comme le soulignait M. Alain Peyrefitte 27 ( * ) , cette formule revenait à « placer sur un pied différent la province québécoise et les autres. Le Canada français et le Canada anglais devenaient des pairs malgré la disproportion démographique et économique ». Le terme même de « société distincte » implique en anglais une notion de supériorité que la langue française ne comprend pas.

L'échec répété des tentatives de réforme institutionnelle a montré la difficulté pour les provinces anglophones de s'entendre sur cette revendication québécoise. Il faut ajouter que l'audience du parti réformiste laisse mal augurer de l'avenir de la notion de « société distincte ».

La souveraineté n'est-elle pas alors le seul parti possible pour obtenir la reconnaissance de la spécificité du Québec, comme le plaident les partisans de cette solution, à la faveur de l'impasse constitutionnelle ? Dans l'esprit de nombreux souverainistes, cette option permettrait de renégocier sur un pied d'égalité une « association » ou un « partenariat » dans l'esprit du pacte de 1867. Mais le Canada acceptera-t-il ce nouveau contrat ? Dans le cas d'un refus, les souverainistes acceptent pour le Québec « le beau risque » d'assumer seul son destin.

On ne peut être que frappé par la communauté des sentiments qui animent finalement au Québec, les tenants de la « société distincte » et les souverainistes. Seules, en définitive, les méthodes divergent -il est vrai que dans le cadre de la dernière option, le moyen envisagé, la souveraineté, ouvre la perspective de changements radicaux.

L'enjeu pour les fédéralistes est de convaincre les Québécois qu'ils peuvent satisfaire leurs aspirations sans passer par le « détour » de la souveraineté. La voie est étroite pour le parti libéral de M. Jean Chrétien. Le contexte politique n'apparaît guère propice : M. Chrétien ne peut compter ni sur le bloc québécois attaché à la seule option de la souveraineté, ni sur le « Reform party » hostile à toute concession aux Québécois.

Dans ces conditions, le gouvernement fédéral cherchera sans doute, dans un premier temps, à contourner la classe politique et à convaincre en priorité l'opinion publique pour la rallier à ses vues.

Il lui faut d'abord trouver une formule originale qui satisfasse les aspirations des Québécois sans blesser les intérêts des autres provinces. L'effervescence du débat institutionnel à Ottawa montre que les Canadiens ne sont pas à court d'idée sur le sujet. L'idée du « foyer principal », enterrée aussitôt qu'annoncée, ne permet pas de préjuger des orientations qui seront ultérieurement proposées. Ottawa doit mettre à profit le délai que lui donne la réunion, dans un an, d'une conférence constitutionnelle . Le sentiment partagé que cette conférence constitue la dernière chance de préserver l'unité du Canada, l'enjeu décisif du débat, constituent un atout pour le gouvernement fédéral.

Ottawa peut, en effet, paradoxalement, tirer parti du choc produit dans le Canada anglophone par la courte victoire du « non » au référendum québécois pour obtenir d'une opinion attachée à l'unité du Canada une plus grande ouverture à l'égard des revendications de la Belle Province.

Mais la partie se joue aussi sur le terrain économique où le gouvernement fédéral dispose également de quelques atouts. La politique de rigueur mise en oeuvre par Ottawa, avant que les provinces ne l'engagent elles-mêmes, a porté en partie ses fruits. La présentation du budget fédéral pour 1996-1997 l'a montré, le gouvernement peut se poser comme le protecteur des programmes sociaux face aux restrictions imposées par les provinces et notamment le Québec 28 ( * ) . Le gouvernement fédéral ne pourra cependant se dispenser d'entreprendre une réforme du système public de retraites (les engagements non financés du régime retraite représentent en effet 70 % du PIB -du fait du vieillissement de la population- et l'équilibre du système sur les 50 années passe par un doublement du taux actuel de cotisation -égal aujourd'hui à 5,6 %).

Quelle qu'en soit l'issue, le débat institutionnel, l'observateur extérieur ne peut manquer de le relever, s'inscrit dans un processus démocratique et pacifique qui fait honneur au Canada.

La relation franco-canadienne : l'attachement au fait français

Quelle doit être la position de la France à l'égard du Canada ? Votre délégation estime justement fondé le principe de « non ingérence, non indifférence » adopté par notre gouvernement. Les Québécois le savent, la France les accompagnera dans la démarche qu'ils auront choisi de suivre. Ils comprennent aussi que le maintien de relations directes entre Paris et Québec dépend du respect par la France du principe de non ingérence.

Toutefois, votre délégation reste très attentive au deuxième terme de notre formule diplomatique : la « non-indifférence ». Sous une forme plus positive, il faudrait parler de « solidarité » tissée par ce bien commun si précieux : la francophonie. Celle-ci a pour coeur le Québec mais elle ne s'y résume pas : les communautés francophones hors Québec représentent un million de personnes. Si le bilinguisme fait des progrès dans la population anglophone (près de 300 000 jeunes anglophones sont partiellement scolarisés en français dans des classes dites d'immersion), l'assimilation progressive des francophones hors Québec n'est hélas pas contestable.

Aussi, votre délégation a-t-elle été particulièrement sensible aux efforts de ces communautés pour entretenir le patrimoine linguistique dans un environnement dominé par l'anglais. Elle se réjouit notamment de l'action entreprise par nos services diplomatiques et consulaires pour conforter la place de notre langue. La création d'un lycée français, en septembre dernier, à Toronto en porte le témoignage.

Le rayonnement de notre langue hors du Québec intéresse la France, le Canada mais aussi la Belle Province elle-même. Il offre ainsi un champ d'action où une coopération à trois trouverait pleinement à s'exercer.

* 26 John Saul, Canada des anglophones, Le Monde, 6 novembre 1987.

* 27 Le Figaro, 27 octobre 1995.

* 28 En maintenant un montant minimum de transferts en espèces aux provinces au lieu d'un transfert en points d'impôts, Ottawa se réserve la capacité de suspendre des paiements de transfert pour obliger les provinces à respecter, en matière sociale, les normes nationales.

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