E. AUDITION DE M. MICHEL BARNIER
Le mardi 30 avril 1996, la délégation a entendu M. Michel Barnier, ministre délégué aux Affaires européennes sur les premiers travaux de la Conférence intergouvernementale.
M. Jacques Genton, président, remercie M. Michel Barnier d'avoir tenu à assurer, une fois par mois, une information de la délégation sur les travaux de la Conférence intergouvernementale. Il précise que la Conférence a d'ores et déjà tenu trois réunions au niveau des représentants des Gouvernements et une réunion à l'échelon des ministres des Affaires étrangères, et qu'elle a abordé les thèmes suivants :
- la citoyenneté européenne et les droits fondamentaux,
- le « troisième pilier » (affaires intérieures et Justice),
- l'emploi,
- l'environnement et les éventuelles nouvelles politiques communes,
- la transparence et la subsidiarité,
- enfin, le rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux.
M. Michel Barnier précise que la Conférence se réunira chaque semaine pendant un an à l'échelon des représentants des ministres des Affaires étrangères, et que, conformément au mandat de Turin, une rencontre aura lieu chaque mois, en marge des réunions, avec des représentants du Parlement européen. Les travaux, poursuit-il, ont pour base des fiches préparées par le secrétariat général du Conseil pour le compte et sous la responsabilité de la présidence italienne. Chaque représentant répond tour à tour aux questions figurant sur ces fiches. Les travaux du « groupe Westendorp » ayant déblayé le terrain, la Conférence est aujourd'hui en mesure d'aborder les différents problèmes avec plus d'efficacité. Les ministres des Affaires étrangères se retrouvent, quant à eux, une fois par mois et doivent se concentrer sur les points les plus difficiles.
Puis, M. Michel Barnier fait un bilan des premières négociations. Celles-ci, précise-t-il, ont porté sur les points suivants :
- la citoyenneté de l'Union et les droits civiques; la France a insisté a cet égard sur la place des services publics; cette démarche n'a pas rencontré d'hostilité, mais un effort d'explication reste nécessaire pour espérer obtenir que le traité mentionne la reconnaissance des services publics et de leurs missions, et confirme la compatibilité des actions de la Communauté avec ces missions :
- les droits fondamentaux : la discussion porte notamment sur l'adoption d'une Charte des droits individuels et des droits sociaux, et sur la possibilité de suspendre la participation d'un État à l'Union, voire de l'exclure de celle-ci, en cas de violation délibérée des droits de l'homme ;
- le « troisième pilier » de l'Union : la France est disposée a envisager, pour certaines matières du « troisième pilier », une évolution vers un système de décision plus proche du schéma communautaire, à la condition que soit assurée une meilleure association des Parlements nationaux et que les décisions à la majorité qualifiée s'effectuent avec une nouvelle pondération des voix; il ne s'agit toutefois pas de « communautariser » tout ou partie du « troisième pilier », mais de définir une formule nouvelle, intermédiaire entre l'intergouvememental et le communautaire, comportant des méthodes nouvelles, telles que la double initiative des États membres et de la Commission et l'association des Parlements nationaux ;
- l'emploi : toutefois, dans ce domaine, les décisions essentielles ne relèvent normalement pas de la Conférence intergouvernementale. Le mémorandum français pour un modèle social européen ne concerne, au demeurant, pas seulement celle-ci. Il est certes souhaitable de réécrire certains aspects du traité, pour mieux intégrer la dimension sociale et humaniste de la construction européenne, mais il convient de ne pas céder à l'illusion que de nouvelles dispositions dans un traité suffiraient à résoudre le problème de l'emploi. Par ailleurs, presque tous les États souhaitent l'intégration dans le traité du protocole social, et un large accord se dessine en faveur de la mise en place d'un observatoire des politiques sociales et de l'emploi ;
- l'environnement : l'intégration au traité de la notion de « développement durable », conformément aux conclusions du sommet de Rio, recueille un large accord;
- le principe de subsidiarité, le rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux : la France, pour sa part, est favorable au maintien des pouvoirs actuels du Parlement européen, compte tenu de l'augmentation importante de ces pouvoirs déjà réalisée par le Traité de Maastricht. Il semble qu'une large majorité des délégations soient favorables à une extension du champ de la codécision législative, mais hostiles à un accroissement des pouvoirs budgétaires du Parlement européen. Sur le rôle des Parlements nationaux, les propositions françaises rencontrent pour l'instant le scepticisme, même si nos partenaires comprennent le lien que fait la France entre l'association des Parlements nationaux et toute évolution du troisième pilier.
M. Michel Barnier indique par ailleurs que la Conférence est saisie de nombreuses initiatives concernant des thèmes tels que la protection des animaux, la santé, l'éducation, le sport; il se déclare opposé à cette tendance qui pourrait provoquer l'enlisement de la Conférence.
Le ministre évoque ensuite les prochaines négociations et les orientations retenues pour celles-ci par le Gouvernement :
- un recours plus large au vote à la majorité qualifiée est envisageable si la pondération des votes est revue, afin de mieux tenir compte du poids démographique et économique des États;
- la Commission devrait comprendre une dizaine de membres et être dotée d'une présidence forte;
- le Conseil devrait exercer un contrôle plus
étroit sur la
Commission; le fonctionnement du Conseil
« affaires générales » devrait
être
amélioré;
- une clause relative à la coopération renforcée devrait être introduite, notamment dans l'optique du développement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Le Conseil européen devrait arrêter par consensus la direction à suivre, éventuellement avec l'abstention constructive de certains États; il reviendrait ensuite au Conseil de décider, éventuellement à la majorité qualifiée, du détail des actions communes qui pourraient n'inclure que les États volontaires;
- la Cour de justice est indispensable au bon fonctionnement de la Communauté; elle doit mieux reconnaître les grands principes de notre droit, ce qu'elle a en partie commencé à faire dans certains arrêts concernant les services publics; la France doit se préoccuper de renforcer son influence juridique plus que de chercher à réformer cet aspect des institutions européennes, même s'il est souhaitable de rationaliser le fonctionnement de la Cour et d'améliorer l'organisation du Tribunal de première instance.
Enfin, M. Michel Barnier conclut son propos par quelques observations générales :
- il existe un risque de dérive vers une multitude de thèmes en fonction des priorités de chacun; or, en cas d'enlisement, la Conférence risque d'être perturbée par le calendrier électoral des États membres;
- malgré le scepticisme que rencontrent les thèses françaises sur l'association des Parlements nationaux à la vie du « troisième pilier » de l'Union et au contrôle de la subsidiarité. Le Gouvernement français tient à cette idée et s'emploie à convaincre ses partenaires; il estime en effet qu'on ne peut évoluer sur le « troisième pilier » ni donner une réalité à la question de la subsidiarité sans associer les Parlements nationaux ;
- les vues « extrémistes » sur le renforcement des pouvoirs du Parlement européen ne sont guère défendues; c'est plutôt un élargissement du champ de la codécision qui est le plus souvent envisagé;
- une prise de conscience assez large s'est manifestée autour de l'importance des sujets liés à la citoyenneté européenne, dans l'optique d'une Europe plus proche des citoyens;
- le Gouvernement est très engagé dans 1'effort pour mettre en place une politique extérieure et de sécurité commune digne de ce nom, animée par un haut représentant ayant la dimension requise.
M. Paul Masson demande si les contraintes constitutionnelles françaises sont prises en compte dans les négociations sur la transformation du « troisième pilier ». Il rappelle que la révision intervenue pour permettre la ratification du Traité de Maastricht n'a autorisé que des délégations de souveraineté bien précises et estime que des délégations supplémentaires de souveraineté requerraient une nouvelle révision de la Constitution, les décisions du Conseil constitutionnel concernant le Traité de Maastricht et les accords de Schengen étant sans ambiguïté à cet égard.
M. Yves Guéna se félicite de la position du Gouvernement sur l'obtention de garanties concernant les principes du service public dans le traité révisé, mais souligne que des directives sont en cours de négociation sur divers services publics. Il souhaite en conséquence un moratoire dans ce domaine, jusqu'à l'entrée en vigueur du nouveau traité.
M. Philippe François approuve l'idée de réduire le nombre des membres de la Commission européenne, mais souhaite avant tout qu'une meilleure organisation de celle-ci permette de contenir le flux de réglementations nouvelles en tous sens. Celles-ci, estime-t-il deviennent si nombreuses et si détaillées que dans certains cas, elles deviennent pratiquement inapplicables.
M. Xavier de Villepin approuve la volonté de préserver les principes du service public, tout en soulignant que certains des partenaires de la France comprennent mal les spécificités du service public et cherchent, pour cette raison, à limiter le commerce avec certaines entreprises nationales. Il souhaite que la nécessaire défense du service public soit menée de manière à préserver la possibilité pour une entreprise telle qu'EDF de se développer sur le marché communautaire.
Puis, M. Xavier de Villepin approuve la position du ministre sur la définition d'une clause de coopération renforcée. S'agissant de la mise en place d'un haut représentant pour la PESC,. il souligne que cette idée n'est pas toujours bien reçue et se demande si un renforcement du statut du secrétaire général du Conseil ne serait pas une solution plus facile à faire admettre, du moins dans le domaine de la politique étrangère, les questions de sécurité demandant quant à elles une approche spécifique. Abordant enfin l'association des Parlements nationaux, il estime que si rien n'est obtenu sur ce point, il en résultera un dommage pour la construction européenne; il estime que diverses solutions sont envisageables pour cette association, éventuellement différentes selon les secteurs.
Enfin, approuvé par M. Philippe François, M. Xavier de Villepin regrette la faible influence française au sein du Parlement européen.
Mme Danièle Pourtaud souligne que l'avenir des services publics est une préoccupation essentielle pour le groupe socialiste. Rappelant que le conseil « énergie » examinera le 7 mai un projet de directive sur la libéralisation de la fourniture d'électricité, elle exprime la crainte qu'un compromis ne conduise à l'abandon des barrières protégeant le service public, alors qu'en juin 1995 le Conseil avait au contraire admis une option possible entre le système de l'acheteur unique et celui de l'accès des tiers au réseau, ce qui était conforme au principe de subsidiarité et permettait le maintien du service public. Elle souligne que les deux Assemblées ont manifesté par des résolutions, leur attachement au service public et leur opposition à l'accès des tiers au réseau, et que le Gouvernement s'est prononcé également dans ce sens. Elle demande que le Gouvernement réaffirme ses engagements, et souhaite que les Assemblées soient saisies de la version modifiée du projet de directive, celui-ci ayant sensiblement évolué par rapport au texte initial.
M. François Lesein s'interroge sur l'avenir de l'Eurocorps dont il souligne l'importance pour l'axe franco-allemand. Soulignant que le nombre de pays participants restait relativement réduit, il demande si cette construction suscite la méfiance de certains États membres.
M. Pierre Fauchon, revenant sur l'éventuelle inconstitutionnalité d'une modification des procédures de décision du troisième pilier, estime que, dans ce cas, la Constitution devrait être révisée et qu'il s'agit d'ailleurs là pour le Parlement d'une garantie de participer pleinement, en tout état de cause, au débat et à la décision sur le futur traité. La Constitution, estime-t-il, ne doit pas être un obstacle au progrès de la construction européenne.
M. Jacques Habert s'inquiète du contenu d'une éventuelle Charte des droits fondamentaux, craignant notamment qu'une extension excessive du principe de non-discrimination n'aboutisse à une immixtion de l'Europe dans le droit des États membres concernant certains problèmes de société. Il demande qu'elle sera la valeur juridique de cette Charte et si des recours devant la Cour de justice des Communautés seront possibles en s'appuyant sur elle.
M. Claude Estier demande des précisions sur les dispositions concernant l'emploi, rien de précis ne paraissant envisagé en dehors de l'intégration au traité du protocole social.
M. Jacques Genton, après avoir rappelé le progrès du contrôle parlementaire qu'a permis l'article 88-4 de la Constitution, et souligné que la délégation s'attachait à appliquer cet article dans un esprit constructif, indique que, au cours de récents contacts avec des délégations parlementaires belges et néerlandaises, il a constaté la forte réticence de ces pays à l'idée d'une révision de la pondération des votes au sein du Conseil.
En réponse à ces interventions, M. Michel Barnier apporte les précisions suivantes :
- la négociation en cours est d'une grande importance, car la révision du traité, dans l'avenir, sera probablement de plus en plus difficile; l'augmentation du nombre des membres de l'Union rendant l'unanimité de moins en moins accessible; par ailleurs, il s'agit d'une négociation globale; il n'y aura d'accord sur rien s'il n'y a pas d'accord sur tout. On ne peut donc exclure qu'une négociation d'une telle portée rende nécessaire une révision de la Constitution ;
- l'appréciation portée sur le projet de directive en cours d'examen concernant la fourniture d'électricité doit tenir compte des inconvénients éventuels d'une absence de texte. Il n'est pas certain que le service public serait mieux protégé en l'absence d'une règle communautaire. Sur le fond, le Gouvernement entend à la fois défendre le service public et lui permettre d'évoluer, de manière à permettre à EDF de développer ses exportations et de se diversifier. Une attitude plus offensive suppose plus d'ouverture et un effort d'adaptation. Le Gouvernement entend préserver le système de acheteur unique et les bases du service public tout en autorisant une certaine ouverture dans le cas des grandes entreprises ;
- une diminution du nombre des membres de la commission encouragerait une rationalisation de ses travaux; un contrôle plus étroit de la commission par le Conseil, organe politique fondamental de l'Union, favoriserait également un recentrage de ses activités ;
- le principe de la « coopération renforcée » paraît de mieux en mieux admis, les exemples de la Bosnie puis du Liban ayant au demeurant favorisé une certaine évolution des esprits quant à l'intérêt, pour l'Europe, d'être présente et active par l'intermédiaire de certains de ses États membres ;
- il n'y a pas nécessairement une différence fondamentale de conception entre l'idée d'instituer un haut représentant pour la PESC et celle de donner un nouveau profil au secrétaire général du Conseil, dès lors qu'il s'agirait dans tous les cas d'une personnalité avant le poids politique requis, bénéficiant de la confiance du Conseil et capable de susciter le travail en commun des diplomaties des États membres ;
- une révision du mode d'élection des membres français du Parlement européen pourrait les aider à renforcer leur rôle au sein de cette Assemblée, le mode de scrutin actuel favorisant un certain éparpillement ;
- la lettre franco-allemande est une référence essentielle pour les négociations et le Gouvernement est persuadé que le bon fonctionnement de l'axe franco-allemand est essentiel au succès de celles-ci. L'Allemagne est très sensible au débat français sur le service national. La restructuration de l'armée et de l'industrie d'armement est une des grandes affaires du septennat; elle s'intègre à une vision d'ensemble. Le renforcement de la participation française à l'OTAN est lié à l'évolution effective de cette organisation. Le Conseil européen sera amené, à l'avenir, à avoir un rôle en matière de défense ;
- une éventuelle Charte des droits fondamentaux ne devrait pas figurer dans le traité lui-même, mais être annexée à celui-ci. La France est attentive aux risques qui pourraient naître d'une extension de la compétence de la Cour de justice à de tels domaines :
- plusieurs des thèmes traités par la Conférence intergouvernementale ont un caractère social : les services publics, la drogue, les régions ultra-periphériques, le protocole social. Il n'est pas exclu, par ailleurs, que la Conférence procède à une réécriture partielle de certains articles du traité pour mieux intégrer la dimension humaniste et sociale. Mais ce n'est pas l'insertion d'un chapitre nouveau qui apportera des solutions au problème de l'emploi.
Après s'être félicité du large échange de vues qu'avait permis l'audition du ministre délégué, M. Jacques Genton précise à l'intention de Mme Danièle Pourtaud que les textes distribués aux parlementaires dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution sont ceux que la Commission européenne a officiellement présentés et transmis au Conseil des ministres. Une nouvelle version d'un projet n'est distribuée que si la Commission européenne a retiré la version précédente et en a officiellement déposé une nouvelle. Mais, dès lors qu'un texte a été soumis aux Assemblées, les parlementaires peuvent à tout moment présenter des propositions de résolution tenant compte des évolutions de ce texte au fil des négociations.
II. L'EXAMEN DES PROPOSITIONS D'ACTES COMMUNAUTAIRES PAR LA DÉLÉGATION |