D. AUDITION DE M. JACQUES SANTER, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION EUROPEENNE
Le jeudi 21 mars 1996, la délégation a entendu, conjointement avec la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, M. Jacques SANTER, Président de la Commission européenne.
A la veille de l'ouverture de la conférence intergouvernementale, l'Union européenne se trouve, d'après M. Jacques Santer, au pied du mur ; elle a trois grandes obligations de résultat; l'Union européenne doit se rapprocher des citoyens, au service d'un modèle européen de société; elle doit se doter d'une identité extérieure claire; elle doit enfin réorganiser ses institutions en vue de son élargissement.
L'Union européenne devra ainsi accentuer sa dimension sociale en réintégrant notamment le protocole social dans le Traité, actuellement objet d'un « opting out » du fait de la position britannique. Le modèle européen de société comporte de multiples facettes. Il devra ainsi également promouvoir la notion de service universel et de service public d'intérêt général, enjeu cher à la France.
Il s'agira également d'insérer dans le Traité un chapitre « emploi », préparant une stratégie commune en faveur de l'emploi. Pour donner une assise institutionnelle solide à cette démarche pour l'emploi, le président Jacques Santer évoque le Pacte européen de confiance pour l'emploi qui justifie son déplacement à Paris le jour même.
Le président de la Commission européenne rappelle qu'une Europe plus proche des citoyens doit être aussi un espace de liberté et de sécurité. Dans ce domaine du troisième pilier, il considère que les actuelles méthodes intergouvernementales ne permettent pas une coopération renforcée efficace. Il convient donc, à ses veux, de s'inspirer des méthodes communautaires, faute de quoi aucune coopération renforcée n'est envisageable sur les questions de drogue, de grande criminalité ou de droit d'asile.
L'Europe devra apparaître également plus transparente et plus lisible. La simplification des procédures s'impose selon le président Jacques Santer qui fait observer que 23 procédures différentes existent au Parlement européen.
Surtout, le président de la Commission européenne souligne l'urgence d'une identité extérieure claire et forte. Après avoir relevé que rien, en ce domaine, ne serait possible sans une forte volonté politique, M. Jacques Santer suggère la création d'une cellule d'analyse commune, placée auprès du secrétaire général du Conseil. Il estime par ailleurs que le vote à la majorité qualifiée devrait devenir la règle. Il propose enfin que la possibilité d'agir soit donnée à un nombre limité d'États désireux d'aller de l'avant, grâce à une forme d' « abstention constructive » des autres pays.
Pour le président Jacques Santer, la responsabilité de l'exécution des décisions dans ce domaine doit revenir au tandem commission-Conseil, solution qu'il estime préférable à la nomination d'une personnalité chargée d'incarner la politique extérieure et de sécurité commune (PESC). Enfin, une identité européenne de sécurité et de défense devra permettre une capacité européenne de décision en participant à des opérations de maintien de la paix, en prévoyant la participation des ministres de la défense au Conseil, en établissant un calendrier pour l'intégration de l'Union de l'Europe Occidentale (UEO) à l'Union européenne, dans la perspective d'un pilier européen au sein de l'Alliance atlantique.
Il faudra également, indique le président de la Commission européenne, préparer les institutions au futur élargissement. Ainsi faudra-t-il limiter à 700 l'effectif du Parlement européen. Par ailleurs, il se déclare sensible à une formule pragmatique destinée à accroître la participation des Parlements nationaux. Autant la commission ne demande pas de nouvelles compétences, autant les modalités de désignation des commissaires et de leur Président devraient être revues. S'agissant du Conseil, il importe, pour M. Jacques Santer que, hors certains domaines essentiels, le vote majoritaire devienne la règle, sauf à en paralyser le fonctionnement. Il conviendra également d'aménager les règles de pondération en fonction de la population des États.
Le président Jacques Santer se déclare enfin favorable à ce qu'il appelle une « flexibilité organisée », permettant à certains États décidés à aller plus loin de le faire. Il ne s'agirait pas d'une « Europe à la carte », et le cercle de ces États-moteurs devrait être ouvert. Mais il s'agit bien d'une dynamique différenciée dans le cadre d'un même objectif commun. Cela a toujours existé dans la construction européenne. L'Union économique et monétaire en est un exemple, au contraire de « l'opting out » du protocole social que le président Jacques Santer juge très négatif.
Concluant son propos, le président Jacques Santer souligne la difficulté des échéances monétaires, budgétaires et d'élargissement qui attendent l'Union pour les prochaines années.
M Jacques Santer répond ensuite aux questions des sénateurs.
M. Jacques Genton souhaite d'abord rappeler l'opinion de la majorité de la délégation sénatoriale sur la modification des institutions dans la perspective de la Conférence intergouvernementale (CIG). Il indique que la Commission européenne remplit des fonctions de proposition et de médiation irremplaçables, mais que son efficacité passe notamment par un renforcement de sa présidence. Il rappelle ensuite que le Conseil doit demeurer l'instance suprême de décision, le vote à la majorité qualifiée selon une double pondération (nombre des États, importance de la population) devant se généraliser. M. Jacques Genton souligne d'autre part son attachement à l'institution d'un haut responsable pour la politique étrangère et de sécurité commune agissant en liaison avec le président de la commission. Il souligne que la méthode communautaire n'est pas adaptée pour les second et troisième piliers du Traité de Maastricht. S'agissant du Parlement européen, il estime nécessaire d'en rationaliser les travaux dans le cadre d'une loi fondamentale et d'en améliorer le mode d'élection. Il ajoute que les Parlements nationaux doivent pouvoir s'exprimer sur les questions européennes au sein de chacun des États mais également coopérer entre eux ainsi qu'avec les institutions européennes. Il souligne à cet égard l'importance du respect du principe de subsidiarité. Enfin, M. Jacques Genton souhaite que la CIG évite les compromis médiocres et que la possibilité pour certains États d'aller plus loin dans la construction européenne soit préservée.
M. Claude Estier, après avoir noté que les propos de M. Jacques Santer rejoignent pour l'essentiel les positions défendues par son groupe, insiste sur la nécessité de renforcer la dimension sociale de la construction européenne afin de rapprocher l'Union des citoyens. Il s'interroge sur la nature des compromis auxquels parviendraient les États membres pour aboutir à des progrès concrets dans ce domaine, compte tenu des positions très tranchées qui les séparent.
M. Christian de La Malène s'inquiète des perspectives de l'élargissement de l'Union européenne dans le cas où la Conférence intergouvernementale se solderait par un succès médiocre. Il note à cet égard que, par le passé, la dynamique de l'élargissement l'avait toujours emporté sur la dynamique de l'approfondissement.
M. Michel Rocard interroge d'abord M. Jacques Santer sur les nouveaux objectifs que doit s'assigner la construction européenne après avoir promu la paix entre la France et l'Allemagne et la création d'un grand marché ; il souligne à cet égard que la sécurité de l'Europe reste menacée et note également que les États membres ont en partage un haut degré de protection sociale. M. Michel Rocard demande également au président de la Commission européenne de préciser si son souci d'une plus grande efficacité pour la PESC et la sécurité intérieure rend souhaitable une réintégration des deuxième et troisième piliers dans le pilier communautaire. Revenant sur « la flexibilité organisée » évoquée par M. Jacques Santer. M. Michel Rocard se demande si cette coopération approfondie et renforcée doit procéder des méthodes intergouvernementales ou peut laisser place à une institutionnalisation et notamment à un mode de décision à la majorité qualifiée. Enfin, il s'interroge sur la façon dont peut être levée l'hypothèque que constitue l'opposition de certains États membres au renforcement de la coopération européenne.
M. Hubert Durand-Chastel souhaite savoir si un sommet entre l'Europe et l'Amérique latine pourrait se tenir sur des bases comparables à celui qui avait réuni à Bangkok l'Europe et l'Asie.
M. Emmanuel Hamel, évoquant la PESC, insiste sur la nécessité de préserver une coopération entre les États nations maîtres de leur destin.
M. Michel Alloncle, s'interrogeant sur les perspectives d'un rapprochement entre l'Union européenne et l'UEO, rappelle que cette dernière organisation reste très effacée par rapport à l'OTAN, dominée par les États-Unis.
M. Paul Masson, évoquant l'inefficacité soulignée par M. Jacques Santer, de la coopération intergouvernementale dans le domaine de la sécurité intérieure, indique que les différentes tentatives communautaires en la matière ne se sont pas révélées plus encourageantes. De fait, rien ne permet de croire qu'une communautarisation de cette politique garantirait un résultat plus satisfaisant. Il souligne qu'une telle évolution, qu'il juge pour sa part irréaliste et dangereuse, impliquerait, si elle devait se concrétiser, une nouvelle réforme de la Constitution de certains États membres, et notamment de la France.
M. Jacques Habert demande au président de la Commission européenne de préciser ce qu'il entend par une identité européenne extérieure, claire et forte.
M. Xavier de Villepin s'interroge d'abord sur la possibilité de limiter le nombre de langues de travail utilisées au sein des institutions européennes. Il souhaite savoir sur quel mécanisme institutionnel peuvent reposer les solidarités renforcées. Enfin, il nuance l'euro-scepticisme prêté aux Français en indiquant qu'un sondage récent montre au contraire l'attachement de nos compatriotes à la construction européenne. Il souligne que celle-ci a su tirer parti dans le passé des situations de crises et évoque notamment les incertitudes du prochain scrutin présidentiel en Russie.
Répondant aux différents intervenants. M. Jacques Santer souligne que beaucoup des débats ouverts sur les institutions européennes seront tranchés par la Conférence intergouvernementale. Il rappelle que des éléments extérieurs tels que les élections britanniques pourraient influencer les négociations, mais que celles-ci aboutiraient sans doute à des solutions de compromis. Il attire cependant l'attention sur les dangers que l'élargissement sans approfondissement ferait peser sur l'Union européenne qui pourrait se voir ainsi réduite à une vaste zone de libre-échange.
Le président de la Commission européenne rappelle son attachement au principe de subsidiarité et indique qu'il a lui-même souhaité, depuis sa désignation à la présidence de la Commission, le retrait de 70 projets de directives. Cependant, par rapport à l'euro-scepticisme, il souligne que les citoyens des États membres aspirent, au contraire, dans certains domaines comme la politique étrangère, à une Europe plus forte, capable d'agir plutôt que de réagir.
M. Jacques Santer rappelle que les objectifs fondamentaux de la construction européenne demeurent la sauvegarde de la paix, mais doivent également comprendre la défense du modèle social européen. Il précise que les propositions de la Commission sur la PESC visent à conférer à l'Union, dans les relations internationales, un rôle politique à la mesure des moyens financiers considérables qu'elle a engagés dans des régions comme le Proche-Orient ou l'ancienne Yougoslavie. Il souligne, à propos du troisième pilier, que l'efficacité des méthodes intergouvernementales n'est pas avérée comme en témoignent par exemple les retards de la ratification de l'accord Europol. Il souligne également que. dans le cadre du premier pilier, la Commission propose, mais qu'il revient au Conseil de décider.
M. Jacques Santer relève la priorité accordée, dans la politique extérieure de l'Union, au dialogue interrégional qu'avait concrétisé le rapprochement entre l'Union européenne et le Mercosur. Il note à cet égard que rien ne s'oppose à la tenue d'un sommet Europe-Amérique latine.
Il signale, à l'intention de M. Emmanuel Hamel, que la politique extérieure n'implique pas un abandon des souverainetés, mais leur exercice partagé dans le souci d'une plus grande efficacité. Il souligne à cet égard qu'il importe de conférer une meilleure visibilité à la PESC. Il relève enfin que l'OTAN resterait la première ligne de défense de l'Europe, mais qu'il fallait renforcer en son sein le pilier européen de défense.
M. Jacques Santer s'accorde avec M. Xavier de Villepin pour reconnaître que le nombre de langues utilisées pose des problèmes fonctionnels. Il établit une différence entre les langues officielles et les langues de travail pour lesquelles il faudrait pouvoir imaginer certaines modalités. Ainsi, dans la pratique, trois langues -le français, l'anglais et l'allemand- se trouvent principalement utilisées dans certaines des instances de l'Union.
Le président de la Commission européenne, concluant son propos, souligne que les solidarités renforcées doivent reposer sur le cadre institutionnel commun. Evoquant les prochaines élections russes, il souligne qu'il incombe à l'Europe de promouvoir un modèle de stabilité et de sécurité pour le vieux continent.