DEUXIÈME PARTIE : DES SYSTÈMES AUDIOVISUELS EN GESTATION
I. LE PAYSAGE AUDIOVISUEL. EN EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE : DES SITUATIONS CONTRASTÉES
L'audiovisuel dans les pays d'Europe centrale et orientale est confronté à un triple défi :
- un défi politique, avec la rénovation du cadre juridique permettant de rompre avec le pouvoir d'État et d'introduire le pluralisme,
- un défi économique, à travers l'irruption de l'économie de marché au sein de la « sphère communicationnelle »,
- un défi social, avec la mutation profonde du rôle de la télévision et le Passage brutal de la télévision d'État, ayant une vocation politique, civique et pédagogique à la télévision de distraction, reflet de la société de consommation.
À ces défis, les média se sont adaptés par une mutation sans précédent, dans son ampleur comme dans sa rapidité.
En moins de 5 ans, on est passé d'une télévision d'État, diffusant peu, des programmes austères, privilégiant « l'éducation des masses », généralement sans publicité, à un paysage audiovisuel se rapprochant de celui de l'Europe de l'ouest : fin des monopoles et privatisations, diversification des programmes, axée sur le divertissement, introduction de la publicité et de la concurrence.
• Le nouveau cadre juridique de la
législation sur l'audiovisuel et la presse écrite poursuit un
triple objet :
- affirmer l'indépendance de l'audiovisuel public ou de la presse écrite à l'égard de l'État ;
- instituer une autorité régulatrice indépendante :
- affirmer le principe de la liberté de publication - pour la presse -, d'émission ou de création - pour l'audiovisuel - d'une chaîne de télévision privée ou d'une radio, et, éventuellement, privatiser une ou plusieurs chaînes publiques.
• Sur le plan économique, la faiblesse du
pouvoir d'achat limite le niveau de la redevance destinée au financement
des chaînes publiques. Celles-ci doivent donc disputer aux nouvelles
chaînes privées une partie des ressources publicitaires.
• Enfin, sur le plan social et culturel, le
passage de la télévision concourant à l'instruction du
peuple, diffusant une culture nationale - ou internationaliste -
à la télévision de divertissement, ouvrant une
fenêtre sur l'Occident et ses valeurs marchandes s'est effectué
très brutalement.
A. L'AUTONOMIE DE L'AUDIOVISUEL PAR RAPPORT AU POUVOIR EST INÉGALEMENT ASSURÉE
L'organisation du secteur audiovisuel, - et pour ce qui concerne plus particulièrement les traits communs des instances de régulation de l'audiovisuel dans ces pays -, est marquée par des liens étroits avec le Parlement et des relations difficiles avec le pouvoir.
1. Une forte implication du Parlement dans le secteur audiovisuel
En général, le lien entre l'autorité de régulation de l'audiovisuel et le Parlement est beaucoup plus fort dans les pays d'Europe centrale et orientale qu'en France.
Tout ou partie des membres de cette instance peut être nommée ou élue par le Parlement : 6 membres sur 12 en Pologne, l'ensemble des 9 membres en République Tchèque, tous les membres, à égalité entre majorité et opposition, en vertu de la nouvelle loi sur l'audiovisuel en Hongrie, 6 membres sur 11 en Roumanie.
Cette instance est toujours responsable devant le Parlement. C'est notamment le cas en République Tchèque - lorsque le rapport d'activité de l'autorité de régulation est rejeté -, en Hongrie et en Roumanie. En Pologne cette responsabilité collective devant le Parlement se double d'une responsabilité personnelle, du Président de l'autorité de régulation, devant le chef de l'État.
2. Les pouvoirs des autorités de l'audiovisuel sont étendus
La nomination des présidents de chaînes publiques est en général effectuée par l'autorité de régulation.
En République Tchèque, deux autres conseils, distincts de l'autorité de régulation proprement dite, peuvent révoquer les directeurs généraux de la télévision et de la radio publiques.
La gestion des fréquences et l'octroi d'autorisation d'émission sont de la responsabilité exclusive de cette autorité en Pologne et en République Tchèque. En revanche, deux instances administratives interviennent en Hongrie où jusqu'à la promulgation de la loi sur l'audiovisuel, il existait une commission d'attribution des fréquences du ministère de la culture et un institut de gestion des fréquences dépendant du ministère des télécommunications et en Roumanie, où une autorisation technique, délivrée par le ministre des télécommunications, précède l'octroi d'une licence par l'autorité de régulation de l'audiovisuel.
Cette dernière dispose de pouvoirs de sanction étendus. En Pologne, ces pouvoirs sont attribués au président de l'instance. En République Tchèque, en Hongrie et en Roumanie, les pouvoirs de sanction comprennent l'amende et le retrait de la licence. En Roumanie, un pouvoir de sanction est également reconnu au ministre des télécommunications en cas de non respect des prescriptions techniques.
3. Les relations avec les pouvoirs publics sont en général assez difficiles
En Pologne, le chef de l'État a révoqué quatre présidents successifs de l'instance de régulation. En République Tchèque, c'est le Parlement qui a rejeté, en 1994, le rapport d'activité de l'instance de régulation, conduisant à la démission de celle-ci. En Hongrie, deux présidents de la télévision publique ont été révoqués par le Gouvernement. En Roumanie, l'autorité de régulation éprouve de sérieuses difficultés pour imposer son autorité.
B. DES PAYSAGES AUDIOVISUELS EN MUTATION
1. Des paysages audiovisuels en développement pour satisfaire une demande croissante
a) L'offre audiovisuelle : une durée de diffusion relativement élevée
La première chaîne de télévision publique diffuse environ 18 heures par jour en Autriche, République Tchèque, Pologne et Roumanie, 15 heures quotidiennement en Hongrie, mais seulement 9 heures 30 en Bulgarie.
Durée hebdomadaire de diffusion en 1993
Source : UER (Revue technique et base PERSKY) /OBS
Document Sénat
Nota en France, le maximum de diffusion hebdomadaire
(168 heures) est atteint par TF1.
b) La demande audiovisuelle : davantage de foyers TV qu en France
Le nombre de foyers recevant la télévision était, en 1993, dans les pays d'Europe centrale et orientale considérés, d'environ 27 750 000. À titre de comparaison, il était, à la même époque, de 22 millions en France.
Nombre de foyers ayant la télévision en 1993
Source : OBS. Document Sénat
La Pologne représente à elle seule plus de 40 % des foyers télévision de la région, avec 11,6 millions de téléviseurs installés.
Les autres pays ont sensiblement le même nombre de foyers de téléspectateurs - entre 3 et 4 millions -La Roumanie représente 14 % des foyers télévision de la région, la Bulgarie 13 %, la République Tchèque 12,75 %, la Hongrie, 12,3 % et enfin l'Autriche 10,6 %.
Répartition des foyers TV en Europe centrale et orientale en 1993
Source : OBS. Document Sénat
Le taux de pénétration des récepteurs de télévision est supérieur à 90 % dans tous les pays d'Europe centrale et orientale étudiés, excepté la Roumanie (61,7 %). Il varie de 90,65 % pour la Pologne à 97 % pour la Bulgarie et même 99,09 % pour l'Autriche. Ce taux est, en France, de 96,3 %.
Le nombre de foyers équipés de deux téléviseurs ou plus n'est connu qu'en Europe centrale. Les chiffres sont relativement proches de ceux de la France (34 %) :
Autriche 42,0 %
(en % du nombre total de foyers)
République Tchèque (Prague) 26,3 %
Hongrie 22,0 %
Pologne 1,0 %
2. Des paysages audiovisuels en voie de diversification
Les pays d'Europe centrale et orientale sont engagés dans la voie du pluralisme de l'offre audiovisuelle, bien que de manière plus ou moins ordonnée selon les modes de diffusion.
Quant à la presse écrite et à la radio, elles assurent un véritable pluralisme.
a) Une concurrence récente entre système public et système privé pour les réseaux hertziens
Paradoxalement, l'Autriche demeure le seul pays de la région à disposer d'un monopole juridique au profit de l'audiovisuel public, même si des projets de libéralisation et de privatisation sont à l'étude.
En Pologne, deux chaînes publiques nationales affrontent la concurrence d'une chaîne privée.
Le succès de la chaîne privée tchèque a mis les deux chaînes publiques restantes - sur trois à l'origine - dans une situation financière difficile.
En Hongrie, un moratoire sur la privatisation réduit la seule chaîne privée existante à n'émettre que deux heures par jour, le matin, sur la fréquence de l'une des deux chaînes publiques. Mais la privatisation de la deuxième chaîne du secteur public devrait renforcer la concurrence avec le secteur privé.
En Roumanie et en Bulgarie, il n'existe pas de télévision privée nationale pouvant concurrencer les deux chaînes publiques. Les télévisions privées sont uniquement locales.
Exceptée l'Autriche, tous ces pays possèdent également des télévisions locales privées.
S'agissant de la privatisation d'une chaîne publique et/ou de la création d'une chaîne privée, la relative incertitude du cadre juridique, la concurrence importante du câble et du satellite, l'étroitesse des marchés nationaux et la faiblesse du pouvoir d'achat des téléspectateurs n'encouragent pas les groupes de communication de l'Europe de l'Ouest à investir. Ils se montrent relativement prudents, voire réservés. Parmi les groupes les plus dynamiques, on peut cependant citer Rupert Murdoch en Hongrie (NAP TV). Berlusconi en Pologne (Polonia 1), Canal + en Pologne également (Canal Polska).
On est cependant frappé par la diversité des investisseurs, disposant d'une expérience plus ou moins grande en matière de communication, et qui ont participé à la création de chaînes privées ou à la privatisation de chaînes publiques. D'anciens journalistes de l'audiovisuel public ont parfois tenté leur chance avec succès en créant une chaîne privée : c'est le cas pour la Pologne avec la chaîne privée (Polsat) et une chaîne locale (NTP Plus, créée également par un Français, ancien correspondant de TF1 à Moscou), de la Roumanie, pour l'une des chaînes privées locales (TL7 ABC). Des hommes publics ont également investi dans ce secteur : un ancien Ambassadeur des États-Unis en Hongrie détient la majorité des capitaux de la chaîne privée tchèque (Nova TV) ; il en est de même pour l'ancien joueur de tennis Ion Tiriac, en Roumanie.
D'autres investisseurs sont intervenus dans l'audiovisuel de ces pays mais sans avoir une réelle expérience : le groupe italien Marcucci, en République Tchèque, une société chypriote de commerce international, en Roumanie.
On peut relever le maintien d'une nette domination du secteur public en Pologne et en Hongrie et, inversement, la percée de la télévision privée en République Tchèque, avec Nova TV, laquelle a acquis une position pratiquement monopolistique en moins de neuf mois.
Cette situation est certainement précaire compte tenu de la diversification de l'offre télévisuelle mondiale grâce au satellite et au câble.
b) Une diffusion satellitaire en rapide développement
La consommation audiovisuelle au moyen des satellites reste mal connue, mais le nombre croissant de paraboles vendues reflète la rapide progression de ce mode de diffusion.
En 1993, le taux de foyers recevant des chaînes satellitaires était estimé à 16,4 % en Autriche, 8,2 % en République Tchèque et 4,5 % en Hongrie, soit nettement plus qu'en France (1.7 %), mais seulement 0,4 % en Bulgarie et 1.2 % en Roumanie.
c) Un développement du câble anarchique, dynamique et local
En 1993, là où le taux de raccordement était connu, il dépassait les 50 % : Autriche (52,36 %, soit 1,6 millions de foyers), République Tchèque (54,5 %, soit 2 millions de foyers), et Roumanie (53,3 %, soit 1.5 million de foyers), soit un taux deux fois supérieur a celui de la France (25 % environ).
Le taux d'abonnement variait de 5.2 % des foyers possédant la télévision en Pologne à 12,3 % en République Tchèque, 20 % en Roumanie. 21,1 % en Hongrie et 29,8 % en Autriche, contre moins de 7 % en France.
3. Une économie de l'audiovisuel encore faible mais dynamique
a) La redevance : de faibles ressource pour les chaînes publiques
La redevance est généralement très faible, lorsqu'elle existe, ce qui n'est pas le cas en Bulgarie. Cette situation s'explique par la faiblesse du pouvoir d'achat des ménages. Elle a pour conséquence d'assurer un niveau relativement faible de ressources pour les chaînes publiques ; celles-ci voient, par conséquent, dans le développement de la publicité une « manne » qui pourrait permettre d'assurer leur croissance.
On notera cependant le montant très élevé de la redevance en Autriche, qui est plus du double qu'en France (et qui s'élève à 203 Écus, dès lors qu'un ménage possède également un récepteur radio).
Montant annuel de la redevance télévision en 1994 (en Écus)
Source : UER OBS. Document Sénat.
Nota Pour
la Pologne, la redevance inclut également la radio.
L'origine du financement des organismes de télévision du secteur public est diverse. Si la redevance domine nettement en Hongrie et en
Roumanie, si elle occupe une place importante en Autriche et en République Tchèque, la télévision publique bulgare se finance quasi-exclusivement par la publicité et la télévision publique polonaise par des ressources diverses.
Sources du financement des télévisions publiques en 1992-1993
Source : UER/OBS. Document Sénat
b) La publicité : un marche dynamique
Jusqu'en 1989, aucune entreprise occidentale n'avait eu le souci de construire une stratégie pour vendre ses produits en Europe centrale et orientale puisque l'unique interlocuteur était la centrale de commerce extérieur.
En incluant la Russie, cette région représente plus de 400 millions de consommateurs. Les annonceurs ne pouvaient donc s'en désintéresser. Si les pays d'Europe centrale et orientale sont encore des marchés où la presse joue un rôle majeur, l'écart entre les parts de marchés de l'audiovisuel et de l'écrit tend à diminuer et, en Pologne, s'est même retourné en faveur de la télévision.
Pour les investisseurs publicitaires, ces marchés offrent des attraits non contestables. Le niveau d'équipement des foyers en postes de télévision est presque partout supérieur à 90 %. Les taux de couverture des chaînes nationales sont proches de 100 %. En revanche, l'équipement en postes de télévision couleur dépend du degré de développement économique du pays.
La croissance des investissements publicitaires dans les télévisions permet le financement de la diversification de l'offre télévisuelle.
La publicité télévisée, pratiquement inexistante dans les pays de l'Europe de l'Est avant 1989, sauf en Hongrie, occupe désormais une part importante des investissements publicitaires totaux.
Cette part atteint, en 1995, 53 % en Pologne mais n'est que de 43 % en Hongrie et en République Tchèque où la presse représente respectivement 47 % et 44 % des investissements publicitaires.
Les marchés publicitaires connaissent dans ces pays une croissance à deux chiffres, taux de progression qui a disparu d'Europe occidentale depuis 1992.
Répartition des investissements publicitaires en 1995
Source : IP. Document Sénat.
Cette croissance a été particulièrement forte en Hongrie et en République Tchèque, seuls pays pour lesquels on dispose de statistiques fiables.
Pour la seule République Tchèque, le marché publicitaire global, après une croissance exceptionnelle en 1993 (+43.7 %), a connu une bonne année 1994 (+16,3 %). Elle devait augmenter de 15 % en 1995. Pour la télévision, les bouleversements induits
par le succès de Nova TV conduisent cependant les observateurs 12 ( * ) à douter de la capacité du marché publicitaire à absorber une croissance de l'offre télévisuelle. Les investissements publicitaires, après avoir crû très fortement en 1994 (+42 %), en raison de l'arrivée sur le marché de Nova TV, doivent retrouver en 1995 un taux plus normal de progression (+14,6 %). Sur le marché de la radio, si le nombre de nouvelles stations augmente, l'audience globale de ce média baisse. La progression de l'audience des radios privées ne compense pas la chute de l'audience des radios publiques. Les investissements publicitaires dans ce média devraient toutefois progresser de 46 % en 1995. Enfin, les investissements dans la presse écrite ont marqué une pause (+2,7 % en 1994, contre 34 % en 1993), malgré le lancement de plusieurs titres de presse magazine en raison d'un manque d'agressivité des politiques commerciales. L'année 1995 devrait cependant connaître une progression de 12,6 %.
Investissements publicitaires dans la
télévision
(en millions de dollars)
Source : OBS. Document Sénat
4. Quel équilibre pour l'audiovisuel ?
L'équilibre idéal semble être constitué par une chaîne privée pour deux chaînes publiques.
Les marchés nationaux dans ces pays sont trop étroits pour garantir la pérennité de deux chaînes commerciales privées qui seraient rapidement conduites à se disputer une ressource publicitaire encore faible et limitée. De même, l'existence de deux chaînes publiques permet le partage des obligations de service public qui autrement pèseraient lourdement sur une seule chaîne.
Le droit d'expression des minorités pourrait en effet constituer à l'avenir une obligation de service public incombant aux seules télévisions publiques. De surcroît, il n'est pas garanti que ce type de programmes connaisse beaucoup d'audience.
* 12 Note de conjoncture du Comité Marketing International du groupe Information et Publicité mars 1995.