CHAPITRE II : FRANCE TÉLÉCOM EST HÉRITIÈRE D'UNE LONGUE TRADITION ADMINISTRATIVE, SOURCE D'ATOUTS ET DE VULNÉRABILITÉS
France Télécom est une entreprise récente.
Dans notre pays, le développement du téléphone n'a
été confié à des compagnies privées que de
1876 (date de son invention) à 1889.
Ensuite, à compter de la nationalisation de la Société
française du téléphone
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)
,
cette activité a toujours
été assurée par une administration d'État
placée sous la même autorité ministérielle que les
Postes, l'une des plus anciennes administrations d'État.
Ce n'est que depuis le 1er janvier 1991, suite à la loi de juillet 1990,
que cette administration a pris une forme juridique proche de celle d'un EPIC
(établissement public industriel et commercial) et dont la
quasi-totalité des salariés sont fonctionnaires.
Ainsi, pour comprendre France Télécom, il faut se rappeler qu'au
contraire d'autres exploitants publics, tels EDF et la SNCF, elle n'a qu'une
expérience et une culture d'entreprise limitées. Ses racines
plongent dans le siècle passé et moins de 10 ans après les
avoir " replantées dans un autre terreau ", elle devra
affronter quelques unes des plus grosses vagues de changement qui vont
déferler sur nos économies à l'aube du prochain
millénaire.
Le défi est d'autant plus important que si son histoire administrative
l'a dotée d'atouts importants, elle lui a aussi légué un
certain nombre de vulnérabilités.
ELLE A HÉRITÉ D'UNE TRADITION ADMINISTRATIVE CONTRASTÉE
Pendant longtemps, en France, le téléphone est
resté le moyen de communication des notables, le
télégraphe assurant l'essentiel des échanges officiels et
professionnels.
Ceci explique sans doute que, malgré les progrès techniques qui
ont facilité sa pénétration territoriale pendant
l'entre-deux guerres, le téléphone ait été
" oublié " dans les programmes de reconstruction
engagés à partir de 1945. Aussi paradoxal que cela puisse
paraître aujourd'hui, au sortir de la Seconde guerre mondiale, les
pouvoirs publics ont manifesté un profond désintérêt
envers les télécommunications.
Ainsi, jusqu'en 1966, la téléphonie française a
été caractérisée par une pénurie de l'offre
alors que la demande s'accroissait progressivement.
A cette époque, Fernand Raynaud brocardait notre service
téléphonique (" le 22 à Asnières ") et en
faisait rire.
On ne pouvait guère se glorifier du " service
public téléphonique à la française ".
C'était plutôt un service public " à la
roumaine " puisque le taux d'équipement des deux pays était
comparable.
Pour résorber ce retard des communications, on a eu recours aux capitaux
internationaux et privés en créant la Caisse nationale des
télécommunications (CNT), puis des sociétés par
actions louant des équipements à l'administration (Finextel,
Codetel...). On l'a souvent oublié, mais à l'époque, ce
sont les forces du marché qui sont venues au secours du service public
et ont créé les conditions de sa qualité.
Dans "
Genèse et croissance des
télécommunications
" (mars 1983), M. Louis Joseph Libuis
décrit fort précisément ce moment clef où, avec le
Ve Plan (1966-1970), les télécommunications françaises ont
commencé à sortir du tunnel :
" Jusqu'alors les
télécommunications pratiquaient un autofinancement
intégral : à partir du Ve Plan, pour faire face à
l'accroissement des investissements, sans faire appel uniquement à des
augmentations de tarifs, l'administration des PTT sera autorisée
à emprunter, même sur les marchés extérieurs. Ce
sera l'objet de la Caisse nationale des télécommunications (CNT)
qui sera créée par un décret du 3 octobre 1967.
(...)
Mais les énormes besoins en capitaux qui sont nécessaires pour
accélérer les programmes de télécommunications
à la fin du Ve Plan conduisent à mettre au point d'autres
méthodes de financement. Dans ce but, sont créées,
à la fin de l'année 1969, sous l'impulsion du ministre des PTT,
M. Robert Galley, des " sociétés de financement du
téléphone " (loi du 24 décembre 1969).
Il s'agit là d'une innovation importante. Dans son article premier, la
loi de 1969 stipule que " chacune des sociétés de
financement a pour objet de concourir, sous la forme du crédit-bail
mobilier et immobilier, au financement des équipements de
télécommunications dans le cadre de conventions signées
avec l'administration des Postes et Télécommunications ".
Quatre sociétés seront successivement créées :
Finextel, Codetel, Agritel, Créditel. Grâce à ces
sociétés, les moyens de financement des
télécommunications acquerront une dimension nouvelle. (...)
Par la suite, à partir de 1971, la Caisse nationale des
télécommunications sera autorisée à émettre
aussi des emprunts sur le marché français et même,
après une modification de ses statuts en 1975, à
" participer au capital de sociétés ayant le statut de
banque ou d'établissement financier et dont l'objet exclusif est le
financement des télécommunications " (...) L'activité
de la CNT deviendra très importante à partir de 1974 : 2,6
milliards de francs seront empruntés en 1974, 3,9 en 1975, 4,6 en 1976,
5,5 en 1977, 7,3 en 1978, 8,9 en 1979, 7,1 en 1980 et 8,6 en 1981.
A la fin
de 1981 la dette de la Caisse dépassait 50 milliards de francs.
(...)
Du point de vue du financement, les mesures prises au cours du Ve Plan marquent
donc une étape décisive dans la mise en place de structures
solides capables d'apporter aux télécommunications
françaises les moyens financiers qui leur avaient fait cruellement
défaut jusque-là. Les bases du redressement financier existent
désormais ; le VIe Plan permettra de poursuivre le redressement
engagé : les crédits d'investissement des
télécommunications seront multipliés par 10 (en francs
courants) entre 1965 et 1975 ".
Le VIIe Plan, avec 120 milliards de francs engagés de 1976 à
1980, consacrera la priorité reconnue à ce secteur
d'activité demeuré dans une sorte de pénombre au cours des
vingt années ayant suivi la libération.
Avec le plan de rattrapage du téléphone préparé
depuis 1967 et adopté en 1975, la France non seulement a continué
à combler son retard mais, en outre, a engagé une nouvelle
politique industrielle et a amorcé -après le rapport Nora/Minc de
1978- une diversification de ses réseaux et de ses services de
télécommunications (Transpac, Télétel...). Ceci
l'a, peu à peu, conduite à occuper l'un des premiers rangs
mondiaux du secteur des équipements et des services.
Cependant, à une époque où les
télécommunications françaises sont à nouveau
à un tournant de leur histoire et où l'État ne semble, pas
plus qu'en 1966, en mesure de satisfaire à leurs immenses besoins de
financement, il faut garder en mémoire qu'il y a trente ans ce sont les
investisseurs privés qui ont secouru -et contribué à
sauver- un service public plus que défaillant.