III. LES OBJECTIFS D'UNE VÉRITABLE POLITIQUE DES LANGUES VIVANTES ET LES PROPOSITIONS DE LA MISSION D'INFORMATION

Après avoir rappelé les principales caractéristiques de notre système éducatif concernant l'enseignement des langues vivantes, et analysé les dérives et les insuffisances de ce système, la mission d'information souhaiterait formuler des propositions concrètes qui sont de nature à assurer une véritable diversification linguistique et une maîtrise satisfaisante des langues étudiées, afin d'atteindre les objectifs d'une politique volontariste et rénovée de développement des langues vivantes à l'aube du prochain millénaire.

A. LES OBJECTIFS D'UNE POLITIQUE RÉNOVÉE DES LANGUES VIVANTES DANS LE SYSTÈME ÉDUCATIF FRANÇAIS

La maîtrise d'un bagage linguistique satisfaisant par l'ensemble des jeunes français en fin de scolarité, une diversification linguistique correspondant aux nouveaux besoins nés du développement des échanges internationaux, une défense des spécificités culturelles des pays de l'Europe communautaire, une connaissance des réalités sociales, économiques et culturelles des grandes nations non européennes, une prise en compte des spécificités linguistiques de notre pays, et la nécessite d'adapter l'enseignement des langues vivantes au plus grand nombre, constituent autant d'objectifs d'une véritable politique linguistique qui devrait être affirmée par le ministère de l'éducation nationale.

1. La maîtrise d'un bagage linguistique satisfaisant par l'ensemble des jeunes Français

Cet objectif qui constitue, pour la mission, la première finalité d'une politique linguistique, emprunte nécessairement plusieurs voies.

a) La maîtrise de la langue française

La connaissance de plusieurs langues étrangères ne saurait en effet se développer au détriment d'une maîtrise satisfaisante de leur langue maternelle par les élèves.

Ceci implique que l'enseignement du français ne doit pas être négligé, notamment à l'école primaire, au profit d'enseignements non fondamentaux : les activités artistiques, sportives, voire apprentissage précoce des langues étrangères, doivent ainsi être contenues dans des limites raisonnables, les horaires de l'école primaire n'étant pas extensibles a l'infini.

Il importera en particulier que le lancement des expérience pilotes d'aménagement des rythmes scolaires, mené en concertation avec le ministre de la jeunesse et des sports, prenne en compte la nécessite de maintenir les enseignements fondamentaux à un niveau suffisant.

b) La maîtrise d'au moins deux langues étrangères dans une perspective de diversification

Cet objectif essentiel doit être recherché dans un souci de diversification des langues dont la connaissance est requise à la fin de la scolarité, avant l'entrée dans l'enseignement supérieur.

- Il faut donc mettre la priorité sur la connaissance d'une autre langue étrangère

Cet objectif a déjà été affirmé au plan européen et a fait l'objet, comme il a été vu, d'une mesure du nouveau contrat pour l'école qui prévoit une deuxième langue vivante obligatoire dès la classe de 4e à partir de 1996.

Cette deuxième langue vivante obligatoire, dont la maîtrise devrait être acquise pour tous les élèves à la fin de la scolarité, devrait privilégier les grandes langues des pays de l'Union européenne, ainsi que les grandes langues mondiales considérées comme langues rares dans notre pays.

À cet égard, le développement d'une aire linguistique germanophone dans les pays de l'ancienne Europe de l'Est, alors que l'enseignement de l'allemand est en régression notable en France, par rapport à l'espagnol notamment, ne peut que susciter des inquiétudes.

Comment ne pas regretter que l'allemand en première langue soit choisi comme outil de sélection, non pas pour des raisons tenant à l'intérêt pour la culture germanique, mais comme moyen de regrouper des élèves dont les résultats en français et en mathématiques sont meilleurs.

Cette dérive consistant à ignorer le choix d'un projet culturel s'observe en particulier dans les sections européennes ou bilingues ou dans les langues rares, ces options élitistes et discriminatoires étant par ailleurs renforcées par le coût élevé des voyages linguistiques.

De même, la part résiduelle réservée à l'italien, à l'exception de la troisième langue, le « naufrage lusitanien », alors que le portugais est la langue du Brésil, sans parler du néerlandais et des langues Scandinaves, ne peuvent qu'inciter à briser le « cercle des langues disparues », sinon à interrompre le processus engagé de disparition des langues « minoritaires ».

Enfin, les grandes langues hors pays d'Europe occidentale sont négligées par notre système éducatif (russe, chinois, japonais, arabe) alors que certains de ces pays devraient connaître un développement économique remettant en cause les échanges traditionnels entre pays industrialisés.

Afin de répondre aux besoins nouveaux de nos entreprises, qui sont de plus en plus confrontées à l'ouverture sur l'extérieur, et de favoriser l'expatriation de nos diplômés et l'exportation de nos produits, les compétences résultant de la maîtrise d'au moins deux langues étrangères -et plutôt de trois puisque la connaissance de deux langues favorisent l'acquisition d'une troisième- constitueront un facteur décisif pour l'emploi des jeunes et la santé économique de notre pays.

À cet égard, notre système éducatif a la chance de disposer d'un grand nombre d'enseignants parfaitement compétents, y compris dans le domaine des langues dites rares, et qui sont actuellement sous-employés du fait de la poursuite d'un mouvement d'uniformisation linguistique particulièrement inquiétant.

- L'anglais est porté par la loi du marché

Le présent objectif ne peut évidemment éluder la place occupée par l'anglais dans le monde d'aujourd'hui et il serait irréaliste de formuler des propositions qui tendraient à écarter son enseignement de notre système éducatif.

À cet égard, l'anglais doit être considéré sous deux aspects :

- un idiome international de communication, dont la connaissance est indispensable, notamment dans les relations avec l'étranger ;

- une langue vivante comme les autres dont l'étude poussée suscite les mêmes difficultés que celles des autres langues.

L'anglais -langue vivante pâtit en effet du développement d'un sabir international qui souvent n'a plus que de lointains rapports avec la langue d'origine.

Il convient donc de reconnaître l'importance de l'anglais, qui est devenue une langue mondiale, pouvant être comparée à l'exemple du grec dans le monde antique, en excluant tout monopole en sa faveur et en recherchant, à l'aide de mesures incitatives appropriées, sans remettre en cause le principe du libre choix des familles et des élèves et en les informant de l'intérêt de l'apprentissage des autres langues, à contenir son développement naturel.

Le poids de la « culture » anglo-saxonne est en effet tel qu'en tout état de cause, les élèves seront à un moment donné conduits à apprendre cette langue : point n'est besoin d'en favoriser l'apprentissage précoce et de figer pour l'avenir les choix effectués en primaire.

2. Une ouverture aux autres et au monde

Parallèlement à ces considérations de nature « utilitaire », il convient de rappeler que la connaissance d'une langue étrangère constitue le moyen privilégié d'accéder à l'altérité, c'est-à-dire essentiellement à une autre culture.

La maîtrise de plusieurs langues vivantes constitue ainsi un facteur essentiel de communication entre les peuples et les hommes, et dans une période actuelle caractérisée par un retour des barbaries, aussi bien entre États, qu'entre des entités culturelles ou religieuses souvent séparées par l'obstacle linguistique, une connaissance des langues étendue au plus grand nombre est un facteur de paix, de tolérance, de dialogue et d'humanisme dont nos sociétés ont le plus grand besoin.

Les langues étrangères constituent ainsi un moyen privilégié pour découvrir les différences, les autres cultures, les autres mécanismes de pensée et d'expression, bref pour accéder à une meilleure compréhension de la diversité : apprendre une langue étrangère, c'est se doter d'outils intellectuels pour affronter le réel et l'inconnu.

À cet égard, il convient de s'interroger sur une certaine désinvolture que les Français ont longtemps manifesté à l'égard des langues étrangères et qui s'explique sans doute par le rôle ancien de notre langue dans les relations diplomatiques et internationales, par l'existence d'un empire colonial, par une tentation protectionniste aujourd'hui battue en brèche par la nécessité de l'ouverture sur l'extérieur, et par un préjugé faisant du français la langue des élites et d'une culture classique désormais balayé par les rudes réalités d'une « culture » anglo-saxonne marchande.

À ce repliement sur soi succède la nécessité de l'ouverture sur l'étranger, d'abord à des fins de communication utilitaire mais aussi, plus profondément, pour approcher la réalité sociale et culturelle de pays proches et sauvegarder par la connaissance de leur langue, ce qui fait encore la spécificité de la culture européenne, qu'elle soit nordique, méditerranéenne ou plus orientale, laquelle est particulièrement menacée par le développement d'un sabir anglo-saxon de communication.

Si l'hégémonie de l'anglais menace la diversité des cultures européennes, c'est sans doute la France qui a vocation à proposer à ses partenaires européens un projet linguistique audacieux dans la mesure où notre langue, soutenue par un passé prestigieux autant que par une diffusion mondiale, est confiée à une académie et à un ministère particulier, et possède une dimension politique qui lui est singulière.

Comme le souligne le linguiste Claude Hagège, la promotion des langues minoritaires a tout à gagner à celle des grandes langues européennes autres que l'anglais, lesquelles n'exercent pas en effet de pression hégémonique, même si l'allemand est devenu la première langue de l'Europe, et étant rappelé que les anglophones de naissance ne représentent que 8 % des Européens.

Cette ouverture sur l'étranger doit également se déployer vers des pays plus lointains appelés à se développer sur le plan économique, mais dont une meilleure connaissance des réalités culturelles, sociales et historiques passe par la connaissance de la langue : la seule maîtrise de l'anglais ne peut que mutiler la qualité des échanges entre la France et ces pays (Russie, Japon, Chine, Moyen-Orient....).

L'utilisation de langues étrangères à des fins strictement utilitaires et instrumentales n'exclut pas de connaître les rites, les institutions, les coutumes, les implicites et les règles de savoir-vivre du pays concerné.

3. L'utilisation des gisements linguistiques nationaux

Vieille terre d'invasions et d'immigration, notre pays présente la particularité de posséder des gisements linguistiques susceptibles de constituer des réservoirs naturels de locuteurs en langues étrangères.

Nos régions frontalières constituent ainsi des territoires tout désignés pour engager des expériences de bilinguisme ou de plurilinguisme et l'on ne peut que regretter, à l'exception de l'Alsace, que ce potentiel n'ait pas été davantage sollicité et utilisé par notre système éducatif dans le domaine des langues étrangères.

La valorisation de ce potentiel constitue donc un objectif essentiel d'une politique en faveur du développement des langues vivantes qui pourrait par exemple se traduire par l'extension de l'exemple de l'académie de Strasbourg à d'autres régions, le Sud-ouest pour l'espagnol, le Sud-est pour l'italien, le néerlandais pour le Nord-Pas-de-Calais...

À cet égard, la création d'un schéma linguistique régional, pour chaque région, établi en liaison avec les élus régionaux et les collectivités locales permettrait de recenser les potentialités linguistiques existantes et de développer au niveau des académies l'enseignement des langues concernées.

Ces schémas linguistiques régionaux pourraient à l'avenir être pris en compte dans le schéma national d'aménagement du territoire.

Une telle politique pourrait également concerner les langues des communautés anciennement installées en France, en des points précis ou sur l'ensemble du territoire national (Italiens, Espagnols, Portugais, Polonais. .. ) ou plus récemment (Maghrébins, Chinois, Vietnamiens, Turcs, Yougoslaves...) qui se sont fondues dans le creuset national ou qui sont en voie de l'être.

En dépit de la qualité d'enseignants spécialisés dans ces langues, et alors que leurs effectifs risquent de fondre si une politique n'est pas engagée pour redresser l'enseignement de certaines langues minoritaires, il est regrettable que le dispositif éducatif ne valorise pas davantage ce potentiel linguistique, et néglige en particulier d'une manière incompréhensible l'apprentissage de l'arabe.

Le recensement de ces spécificités linguistiques au niveau régional ou local s'impose dans une perspective de diversification linguistique.

4. Une véritable maîtrise des langues étudiées privilégiant l'expression orale des élèves et répondant aux besoins de nos entreprises

Le constat d'une insuffisante maîtrise des langues étrangères par les élèves parvenus au terme de leur scolarité a été fréquemment souligné par les spécialistes entendus par la mission d'information.

Notre système éducatif, dont ce n'est pas la seule mission, n'est actuellement pas en mesure de dispenser un enseignement permettant une maîtrise satisfaisante de la langue étudiée, notamment dans le domaine de l'expression orale.

Force est de constater que la généralisation de l'enseignement secondaire, l'hétérogénéité des classes, le caractère souvent trop académique de l'enseignement, des programmes inadaptés, une conception sans doute trop littéraire de la formation des enseignants et un recul d'une pédagogie de l'oral du fait des modalités écrites des épreuves au baccalauréat, contribuent à une véritable chute du niveau de compétences linguistiques à la fin de la scolarité.

La question de l'efficacité de notre enseignement des langues vivantes n'est pas nouvelle mais la situation semble s'être dégradée au cours des années récentes : les facilités d'élocution dans un idiome étranger, même après sept années d'enseignement continu d'une langue, ne semblent pas acquises comme l'attestent plusieurs études comparatives.

Cette situation est de nature à handicaper les élèves qui accèdent à l'enseignement supérieur, et notamment aux grandes écoles, où la maîtrise correcte de deux ou plusieurs langues étrangères est largement prise en compte lors du concours d'entrée, ainsi que les élèves des filières technologiques et professionnelles qui postulent à un emploi.

Force est de constater que les responsables des grandes écoles, et surtout les entreprises, dénoncent une maîtrise insuffisante des langues étudiées dans le secondaire et déplorent un faible intérêt porté aux langues dites rares, dont la maîtrise sera cependant de plus en plus requise, à côté de la connaissance de l'anglais, dans les échanges avec nos partenaires extérieurs. À cet égard, les utilisateurs, notamment les petites et moyennes entreprises recrutant en particulier des diplômés des filières techniques et Professionnelles, n'ont pas les moyens de remédier à une compétence linguistique insuffisante acquise pendant la durée de la scolarité.

Un enseignement secondaire en mesure d'assurer une maîtrise écrite et surtout orale satisfaisante des élèves constitue donc l'un des objectifs prioritaires d'une politique rénovée en faveur des langues vivantes étrangères.

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