EXAMEN EN COMMISSION
___________
Réunie le mercredi 29 janvier 2025, sous sa présidence, la commission a entendu une communication de M. Philippe Mouiller, président, sur la mission relative à la situation du travail et de l'emploi au Canada.
M. Philippe Mouiller, président. - Avant de présenter collectivement le compte rendu de notre mission d'information, il me faut revenir brièvement sur sa naissance.
En France, depuis la loi du 5 septembre 2018, les règles du régime d'assurance chômage sont déterminées par les partenaires sociaux, dans le respect d'objectifs fixés par le Premier ministre, qui peut, à défaut d'un accord, prendre un décret de carence pour fixer lui-même ces règles. En 2022, alors qu'un décret de carence arrivait à échéance et qu'il fallait proposer de nouvelles règles pour l'assurance chômage, le ministre de l'époque, Olivier Dussopt, a mis en avant l'exemple du Canada pour inciter à la mise en place d'une indemnisation contracyclique.
La commission des affaires sociales a alors décidé d'aller étudier ce modèle canadien, pour voir les enseignements qui pouvaient en être tirés. Ce déplacement devait avoir lieu en 2023, mais l'actualité en a décidé autrement, et il n'a pu être effectué qu'en 2024.
De fait, ce déplacement date de moins de six mois, et il nous semble pourtant déjà bien loin. Venus à notre rencontre à la fin du mois d'août 2024, entre deux sessions parlementaires, nos interlocuteurs québécois nous demandaient systématiquement quand nous aurions un premier ministre. Depuis, nous en avons connu deux et il semble que l'instabilité ait été contagieuse, puisque le Premier ministre canadien a annoncé sa démission au début du mois de janvier 2025.
Mme Pascale Gruny. - Arrivés à Ottawa, capitale politique du pays, nous avons été reçus par l'ambassadeur de France au Canada. Ce dîner a été l'occasion, au-delà de notre thème de déplacement, d'évoquer l'importance des relations entre le Canada et la France sur le plan économique et culturel, de constater l'évolution de l'influence de la langue française au Québec et dans les autres provinces, mais aussi de revenir sur les raisons qui ont poussé le Sénat à rejeter la ratification de l'Accord économique et commercial global (Ceta) en soutien à nos agriculteurs.
Notre présence à Ottawa nous a permis de nous intéresser à la gestion par l'État fédéral du régime de l'assurance-emploi. En effet, l'assurance-emploi relève des compétences du législateur national depuis la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, contrairement à d'autres politiques de l'emploi, telles que la gestion de la formation professionnelle qui est dévolue aux provinces, ou des visas de travail qui sont gérés conjointement par les deux échelons.
Lors de notre visite des services du ministère de l'emploi et du développement social, nous avons pu nous faire présenter les principales caractéristiques du régime de l'assurance-emploi. Contrairement au modèle des branches de la sécurité sociale en France, le Canada a fait le choix de confier à l'assurance-emploi à la fois la mission d'assurer le risque de perte d'emploi et les risques de la vie qui peuvent conduire à une absence du travail pour une période donnée. Aussi, l'assurance-emploi verse des prestations régulières pour les travailleurs sans emploi, mais également des prestations dites « spéciales » pour congé maladie, grossesse, parental ou encore congé dit « de compassion » lorsqu'il s'agit d'apporter des soins à une personne gravement malade ou blessée. L'assurance-emploi dispose d'un régime spécifique pour ces deux natures de prestation à destination des pêcheurs, qui représentent un enjeu économique important au Canada, et qui vise à soutenir ces professionnels lorsque leur activité est interdite, pour des raisons environnementales notamment.
Mme Frédérique Puissat. - Sur le plan des caractéristiques de l'indemnisation, l'assurance-emploi est un régime unique en son genre, puisqu'il combine un caractère contracyclique et une logique territorialisée. L'indemnisation contracyclique est bien connue, et permet de moduler à la baisse les prestations lorsque le taux de chômage est bas, considérant que le dynamisme de l'activité économique doit permettre un retour rapide à l'emploi, et au contraire d'allonger la durée de versement du revenu de remplacement lorsque le taux de chômage est élevé.
Cependant, la spécificité du système de l'assurance-emploi réside dans la manière d'appréhender l'état du marché du travail. En effet, le taux de chômage y est considéré sur une base locale, au sein de 66 régions économiques, qui ont été déterminées en fonction des bassins d'emploi.
Ainsi, c'est le taux de chômage au sein de cette région économique qui est utilisé pour déterminer les conditions d'indemnisation du demandeur d'emploi. Ce taux fait à la fois varier la norme d'éligibilité, de 700 heures travaillées durant l'année précédente à seulement 420 heures au-delà de 13 % de chômage, mais aussi la durée de versement l'allocation ou le nombre de meilleures semaines considéré pour le calcul de l'indemnité. Par conséquent, si le taux de remplacement est fixé à 55 % du salaire moyen hebdomadaire des « meilleures semaines » de rémunération, la durée de maintien de l'allocation, elle, peut aller de sept à onze mois.
Ces règles d'indemnisations aboutissent dans tous les cas à un régime relativement moins généreux que le modèle français. D'abord le taux de remplacement de 55 % est sensiblement plus faible que les 64 % du salaire net garantis en France. Cette différence aboutit à ce que la prestation mensuelle versée au Canada soit équivalente à 1 430 euros par mois. Par ailleurs, la durée d'indemnisation maximale est de onze mois et une semaine au Canada, dans le cas rare d'un taux de chômage local supérieur à13 %, contre 18 mois pour les moins de 53 ans partout en France.
Il faut surtout noter que l'échelle des conditions d'indemnisation de l'assurance-emploi est en réalité peu utilisée puisque l'essentiel des régions économiques sont dans des conditions d'emploi favorable. Ainsi, en 2024, seules sept régions économiques sur 66 avaient un taux de chômage supérieur à 10 %, et 37 d'entre elles - totalisant une grande majorité des travailleurs canadiens - avaient un taux inférieur à 7 %, donnant droit aux conditions d'indemnisation les plus restrictives.
M. Olivier Henno. - Toujours lors de notre séjour à Ottawa, nous avons pu bénéficier d'une présentation des modalités de financement du régime de l'assurance-emploi par le bureau du surintendant des institutions financières. Depuis les années 1990, le régime est en effet uniquement financé par les cotisations salariales et patronales. Les cotisations patronales sont un multiple de 1,4 des cotisations salariales, qui sont elles-mêmes fixées annuellement afin de garantir la soutenabilité du régime. Concrètement, la Commission de l'assurance-emploi du Canada (CAEC) est guidée par une règle d'or, qui doit permettre d'avoir un budget à l'équilibre à l'horizon de sept ans. Cette gestion rigoureuse exclut par construction tout déficit du régime à moyen terme.
Cependant, et afin de limiter la charge financière des prestations servies, celles-ci ne peuvent excéder un montant défini comme le « maximum de la rémunération assurable annuellement », soit 42 000 euros en 2024. Cela signifie en contrepartie que salarié et employeur ne versent plus de cotisations au-delà d'un seuil correspondant à ce maximum assurable, soit 700 euros de cotisations en 2024.
Enfin, nous nous sommes rendus au Parlement du Canada, qui a la particularité de regrouper sur le même lieu chambre basse et chambre haute. Sur le plan institutionnel, le Sénat du Canada est composé de parlementaires nommés par le gouverneur général, sur avis du Premier ministre, siégeant jusqu'à l'âge de 75 ans. Formellement l'approbation du Sénat est nécessaire pour l'adoption d'une loi, mais ce dernier ne rejette que très rarement les projets de loi adoptés par la chambre élue démocratiquement. Sur le plan architectural, et alors que la cour d'honneur du Palais du Luxembourg est en travaux, nous avons été impressionnés par la prouesse de la Chambre des communes. En effet, le bâtiment principal ayant été touché par un incendie, la salle où se déroulent les séances publiques a été temporairement installée au sein d'une cour à l'aide d'un plafond de verre.
Dans la suite de notre déplacement, nous nous sommes rendus à Montréal afin de rencontrer les partenaires sociaux et de recueillir leur appréciation du modèle de l'assurance-emploi. Le Conseil du patronat du Québec a ainsi insisté sur l'importance de conserver une application stricte de la règle d'or de financement, afin d'assurer la soutenabilité du modèle. De même, et contrairement à ce que nous avions pour partie imaginé, ces représentants nous ont assuré que l'indemnisation contracyclique ne réglait en aucune manière la problématique des filières en tension, et qu'en la matière seule la formation professionnelle permettait de réduire ces tensions.
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Nous avons également entendu, non pas le point de vue des organisations syndicales, mais celui du Conseil national des chômeurs, organisation de représentation des chômeurs au Canada, association dont il faut saluer l'action tant il est vrai que la parole des chômeurs est trop rarement entendue. Cet échange avec son porte-parole nous a permis de confirmer la relative « frugalité » de l'indemnisation des chômeurs au Canada, mais également d'insister sur l'importance de conserver une gouvernance strictement paritaire, et sur le risque en période budgétaire contrainte que la trésorerie du régime attise les convoitises. L'évocation de ce risque nous a renvoyés aux expériences des derniers textes financiers et à la situation de l'Unedic.
Enfin, nous avons rejoint la ville de Québec, pour y rencontrer l'administration provinciale chargée de la gestion de la formation professionnelle des demandeurs d'emploi. Cette présentation nous a permis de constater que l'échelon de la province autorise un pilotage très fin sur les besoins de compétences des employeurs. À l'aide de remontées statistiques et d'entretiens avec les représentants d'employeurs, ces services prévoient les besoins présents et à venir des employeurs de la province, et mobilisent des financements en faveur de formations courtes ou de moyenne durée afin de permettre aux demandeurs d'emploi d'acquérir les compétences recherchées.
Nous avons également pu profiter de notre présence à Québec pour visiter un bureau de « Service Canada », qui offre un guichet unique aux citoyens dans l'accès aux différents services et prestations du gouvernement du Canada. Ainsi, au sein du bureau visité, des agents étaient formés pour accompagner le public accueilli dans ses demandes relatives à l'assurance-emploi, mais également aux visas, aux impôts, à l'assurance maladie ou même à la création d'une entreprise. Cette polyvalence est à la fois rendue possible par un système poussé de formation interne et par l'existence d'outils informatiques permettant la consultation, en temps réel, de personnes ressources sur des sujets spécifiques au sein du réseau national.
Au moment où la question de la présence des services publics dans les territoires se pose de façon cruciale, et alors que le déploiement des maisons France Services est encore en cours, l'exemple canadien nous semble devoir être regardé de près, et imité dans sa philosophie comme dans ses réalisations. Un point parmi d'autres, qui peut paraître anecdotique, mais reste révélateur : l'ensemble des administrations rencontrées ne parlaient pas d'usagers, ou de bénéficiaires de prestations, mais de « clients ». Si l'analogie avec le secteur commercial ne doit pas être développée en tout point, cette terminologie permet d'insister sur l'expérience et la satisfaction des utilisateurs du service public, et donc sur sa qualité.
Mme Annie Le Houerou. - Au retour de notre déplacement, quel bilan tirer de l'expérience canadienne ? Chacun se forgera son appréciation personnelle de la philosophie de l'assurance-emploi, mais des constats objectifs demeurent possibles.
D'abord, concernant les performances du marché du travail au Canada. Le taux de chômage y a été en 2024 de 6,7 %, ce qui paraît une performance depuis la France, mais est vécu comme un taux trop important au Canada. En effet, en 2022 encore, ce taux était de 4,9 %. Les interlocuteurs rencontrés l'expliquent en partie par l'effet de l'immigration sur le marché du travail, qui y est fortement dépendant au Canada. La pandémie mondiale a limité l'arrivée de travailleurs, entraînant d'importantes pénuries de main-d'oeuvre. Aujourd'hui, on assiste à une augmentation du nombre d'actifs sans que tous ne parviennent à trouver un emploi.
Dans tous les cas, il semble que le caractère contracyclique de l'indemnisation soit incitatif, mais il est difficile d'établir un effet réel sur l'emploi de la territorialisation du dispositif.
En outre, la territorialisation du régime de l'assurance-emploi fait l'objet de critiques récurrentes qu'il nous faut rapporter. D'abord ces différences de niveau d'indemnisation tendent à renforcer les disparités territoriales : pour un demandeur d'emploi, se rapprocher d'un bassin d'emploi dynamique signifie également prendre le risque de voir ses indemnités diminuer. De même, ce régime aboutit à des transferts financiers entre les provinces, et à une certaine iniquité entre les cotisants. Pour un même niveau de cotisation, un travailleur ne s'assure pas des mêmes prestations, ce qui du point de vue français, entre en conflit avec notre attachement au principe d'égalité devant les charges publiques.
Enfin, il semble que ce régime conduise à entretenir certains travailleurs dans la précarité, et notamment dans les provinces où le secteur du tourisme est pourvoyeur d'emploi. Dans ces provinces, où le taux de chômage est élevé du fait du caractère intermittent de l'activité, les travailleurs ne sont pas incités à choisir un emploi pérenne, car le niveau d'indemnité y est relativement plus élevé qu'ailleurs au Canada.
M. Philippe Mouiller, président. - En définitive, ces critiques de l'assurance emploi ont pris une telle ampleur que, à la suite de la crise sanitaire, le gouvernement Trudeau s'était engagé, en 2021, à mettre en place « un système digne du XXIe siècle ». Cet engagement s'est traduit par d'intenses consultations entre les partenaires sociaux, durant lesquelles les syndicats ont unanimement demandé une suppression de la « norme variable d'admissibilité », c'est-à-dire du caractère territorialisé du régime.
La ministre de l'emploi, du développement de la main-d'oeuvre et de l'inclusion des personnes handicapées, Carla Qualtrough, devait déposer le projet de réforme avant l'été 2022, selon sa lettre de mandat, mais les difficultés rencontrées par le gouvernement Trudeau ainsi que l'opposition des organisations de représentation patronale d'augmenter le taux de remplacement ont conduit à un abandon tacite de la réforme.
Là encore, cette difficulté à mener une réforme d'envergure ne peut que nous renvoyer à notre propre situation au regard des rendez-vous manqués successifs avec les partenaires sociaux sur le dossier de l'assurance chômage jusqu'à très récemment.
Mais dans tous les cas, la volonté de retour en arrière qui prévaut au Canada n'invite pas à mettre en oeuvre une territorialisation de l'assurance chômage en France.
Voilà, mes chers collègues, les principales observations et conclusions que nous avons pu tirer de cette mission.
Nous tenons collectivement à remercier l'administration canadienne, les services de la province du Québec ainsi que ceux de l'ambassade et du consulat, et plus généralement l'ensemble de nos interlocuteurs, pour l'accueil chaleureux qu'ils nous ont témoigné ainsi que pour l'intérêt des échanges que nous avons eu avec eux.
La mission d'information adopte le rapport d'information et en autorise la publication.