VI. LES PROPOSITIONS DE LA COMMISSION
1. Ne pas chercher à élaborer une nouvelle « politique africaine » unique mais s'efforcer de reconstruire des relations à partir des acquis
Il ne peut être plus être question d'élaborer une politique africaine unique de la France, pas plus qu'il n'y a une politique asiatique ou une politique américaine de notre pays. Ce truisme prend un sens particulier en ce qui concerne l'Afrique en raison de l'approche souvent globalisante des réalités de ce continent, pourtant d'une extrême diversité. Pour la même raison, l'affirmation selon laquelle, de manière générale, « l'influence française a diminué en Afrique », doit être relativisée, tout comme le récit d'un déclin irrémédiable de cette influence au profit d'autres puissances : tout dépend de quel pays et de quelle dimension (diplomatique, économique, culturelle, militaire etc.) l'on parle.
Ainsi, les échecs et les déconvenues sévères indubitablement rencontrés dans les relations avec les pays du Sahel ne doivent pas se solder par un « retrait » généralisé de l'Afrique ou même de l'Afrique de l'Ouest. En effet, la France dispose encore de nombreux atouts sur le continent, que ce soit sur le plan des échanges économiques et de la coopération culturelle, éducative ou encore de santé, ainsi que de la coopération de défense. En revanche, il convient de reconnaître que, conformément à un souhait exprimé fortement par l'ensemble des interlocuteurs africains de la France, ces échanges et ces partenariats ne peuvent plus être marqués, comme par le passé, par une forme d'exclusivité : la France est devenue un partenaire parmi d'autres, à hauteur de ses capacités d'influence propres et en fonction de ce qu'elle peut offrir à ses partenaires.
Dans ce contexte, la volonté de diversifier la géographie des partenariats qui a marqué les dernières législatures est une démarche positive, dès lors qu'elle ne conduit pas à une sorte d'effacement volontaire de la France en Afrique de l'Ouest et dans le reste de l'Afrique francophone, et à une forme d'abstention devant les problèmes que les pays de cette région doivent affronter, en particulier dans le domaine sécuritaire.
Ne pas élaborer une « politique africaine » unique mais continuer à développer des relations multiples avec les pays africains en s'appuyant sur les nombreux liens construits au fil du temps. Continuer à entretenir et à développer des relations avec l'ensemble des pays du continent, notamment en Afrique de l'Ouest.
2. Réduire la « centralisation » présidentielle du discours sur l'Afrique et sa mise en scène lors d'événements organisés par la France
Les relations de la France avec les pays africains sont élaborées par plusieurs acteurs qui coopèrent et échangent des informations au quotidien : Quai d'Orsay, ministère des armées, État-major des armées, Élysée avec le conseiller « Afrique » du président, cabinet des ministères sectoriels en fonction des sujets.
Cependant, le rôle essentiel joué par l'Élysée, hérité de l'époque de la cellule africaine, a perduré, voire s'est accentué dans la période récente. La parole présidentielle, mise en scène lors de nombreux sommets France-Afrique, a pris une importance sans doute excessive dans cette définition des relations franco-africaines. Chaque faux pas lors de l'un de ces nombreux discours présidentiels a en effet immédiatement un immense retentissement, au risque de ruiner, en un moment, les efforts accomplis par la diplomatie française pendant des années. Cette pratique donne en outre un aspect trop personnel et souvent paternaliste aux relations franco-africaines et ne laisse pas suffisamment de place à l'expression diplomatique passant par les autres canaux, et notamment par les ambassades.
Par ailleurs, comme l'a montré la chercheuse Sonia Le Gouriellec, entendue par la commission, contrairement aux autres continents, l'Afrique est le plus souvent évoquée, non seulement dans les médias mais aussi dans les discours officiels, comme une entité unique et cohérente, à propos de laquelle on n'hésite pas à formuler des sentences générales, négligeant ainsi son immense diversité. Ainsi, au lieu d'évoquer des événements se déroulant « au Mozambique », « au Burkina Faso » ou « en Angola », les discours parlent d'événements « en Afrique » ou, au mieux, s'agissant du Mali, du Burkina Faso, du Niger ou du Tchad, « au Sahel », alors même que cette dernière expression ne correspond pas à une réalité géographique ou politique précise. A titre d'exemple, le discours présidentiel de Ouagadougou de 2017, après avoir précisément dénoncé cet écueil du discours globalisant sur l'Afrique, n'évite pas de nombreuses affirmations généralisantes sur le continent. Une telle généralisation est en réalité indissociablement liée à ce type de discours ex cathedra prononcés par les chefs d'état français en Afrique et censés redéfinir la politique française en Afrique, comme le fut par exemple le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007.
Ainsi, la diversification des expressions publiques sur les pays africains, qui ne doivent plus se limiter à celles du Président de la République, doit aller de pair avec la fin des « grandes messes » ou des sommets sur l'Afrique organisés par Paris, lors desquels sont prononcés des discours se voulant « fondateurs » d'une nouvelle relation.
« Décentraliser » et diversifier le discours sur les pays africains en laissant davantage d'acteurs officiels s'exprimer sur le sujet. Faire preuve de plus d'humilité en limitant le nombre de grands sommets organisés par Paris où la seule parole présidentielle prétend redéfinir la relation globale France-Afrique.
3. Continuer à jouer le rôle d'avocat au sein des instances internationales en faveur d'une solidarité accrue envers les pays africains et pour la paix et la sécurité en Afrique
La France a tenu la plume de plusieurs dizaines de résolutions du Conseil de sécurité relatives à des pays africains. Elle défend également de longue date, aux côtés de l'Allemagne, du Japon, de l'Inde et du Brésil, le renforcement de la représentation de ces pays au sein du Conseil de sécurité, en demandant que deux sièges de membres permanents soient octroyés à des États africains ainsi qu'un plus grand nombre de membres élus. Cette position doit continuer à être portée.
Il convient également de continuer à défendre au sein de la communauté internationale la montée en puissance des financements destinés au développement durable et à la transition énergétique de l'Afrique, ainsi que la renégociation des dettes des pays africains actuellement en situation d'endettement excessif : un tel plaidoyer permet en effet de contribuer à lutter contre l'inégalité économique mondiale qui alimente le discours en faveur de l'opposition du « Sud Global » et de l' « Occident ».
Continuer à plaider pour une réforme du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), afin d'avoir deux sièges de membres permanents pour des pays africains ainsi qu'un plus grand nombre de membres élus. Soutenir les demandes africaines visant à augmenter le financement du développement durable sur le continent ainsi que sa transition énergétique. Soutenir les pays africains dans leurs efforts pour sortir du piège de la dette.
4. Ne pas laisser le champ libre aux compétiteurs stratégiques de la France en Afrique de l'Ouest
La Russie pratique en Afrique de l'Ouest une stratégie des « dominos » pour contrecarrer la présence française et plus largement occidentale.
Après le Mali, le Burkina Faso et le Niger, la montée en puissance de la Russie au Tchad a été documentée plusieurs mois avant la décision de se pays de cesser sa coopération militaire avec la France, même si l'influence russe n'est pas le seul facteur ayant conduit à cette décision.
Or, la Russie compte sans doute poursuivre cette stratégie gagnante dans d'autres pays d'Afrique de l'Ouest. A titre d'exemple, une configuration pro-russe et anti-française semble s'ébaucher en Côte d'Ivoire de manière indirecte, dans la perspective de l'élection présidentielle de 2025, par l'entremise des juntes de l'AES. D'une part, le Mali et le Burkina Faso ont multiplié les gestes hostiles envers la Côte d'Ivoire au cours des derniers mois et, d'autre part, selon certains analystes, par le biais de l'action de Guillaume Soro, ancien premier ministre ivoirien en exil condamné par la justice ivoirienne et premier opposant du président ivoirien, Alassane Ouattara70(*). Cette stratégie passe notamment par la diffusion d'un discours hostile à la coopération de la Côte d'Ivoire avec la France sur certains réseaux sociaux.
De même, dans le contexte de la crise dans l'Est de la RDC, il existerait une pression de certaines parties de l'armée congolaise pour faire appel à la Russie pour lutter contre le M23, la France et les pays occidentaux étant perçus comme trop alignés sur la position du Rwanda. Parallèlement, sur les réseaux sociaux, les « trolls » russes appellent à mettre fin à un supposé génocide mené par le Rwanda contre les Congolais dans le nord-est du pays. Compte-tenu des richesses naturelles de la RDC, une telle poussée de la Russie en RDC constituerait une avancée tactique importante.
Pour autant, la poussée de l'influence russe n'est pas inéluctable, ni au Sahel ni ailleurs. Pas davantage que les casques bleus ou que les soldats français, les mercenaires de Wagner ne seront en mesure de venir à bout des groupes djihadistes ou des rébellions politiques qui déstabilisent certains États. Tôt ou tard, ils devront donc affronter le mécontentement des pays sahéliens et de leur population.
Dès lors, il convient pour la France de poursuivre son engagement multiforme dans la région.
Ceci vaut en particulier pour le Sahel, où la décision de suspendre toute aide au développement a été contreproductive, alors que des projets pouvaient se poursuivre sur le terrain, notamment par le biais des ONG ou des collectivités territoriales, malgré l'hostilité à la France des autorités gouvernementales.
Par ailleurs, dans le cadre du nouvel élan de la relation franco-marocaine, la France peut tenter de s'appuyer sur le Maroc, qui a récemment développé une initiative en direction du Sahel. Les autorités marocaines considèrent en effet que leur pays doit se projeter vers l'Afrique subsaharienne, et notamment le Sahel et le golfe de Guinée. Récemment, celle volonté a pris la forme de l'« Initiative Atlantique en faveur des pays du Sahel » du Roi Mohammed VI, visant à renforcer l'accès des nations sahéliennes à l'océan Atlantique, à travers le lancement de grands projets. Pour la France, l'initiative du Maroc pourrait constituer une opportunité de garder une forme de présence dans la région, en quelque sorte par partenaire interposé.
Ne pas se désintéresser des pays du Sahel et faire preuve à leur égard de « patience stratégique » face aux menées prédatrices de la Russie ; tenter de rétablir une coopération avec des ONG ou des collectivités territoriales dans la région. S'appuyer sur le nouveau partenariat franco-marocain pour rétablir des canaux de communication avec les pays du Sahel.
5. Continuer à investir le champ informationnel en mobilisant des moyens extra-institutionnel et en investissant plus, pour répondre au bon niveau aux acteurs de la désinformation
La France a été visée au Sahel par de nombreuses campagnes informationnelles hostiles, souvent orchestrées par le groupe Wagner. Elle a parfois su répliquer, comme lorsque des mercenaires du groupe ayant enterré des dépouilles à Gossi pour faire croire à un massacre perpétré par les forces françaises, elle a fait parvenir aux médias une vidéo filmée par drone.
La désinformation n'est pas à l'origine des grands événements tels que les putschs au Sahel, qui ont des causes plus profondes. Il convient ainsi de ne pas surestimer l'impact de ce phénomène : ce n'est pas parce qu'un contenu est massivement diffusé qu'il est massivement cru ; souvent, ces contenus ne font que renforcer la croyance de ceux qui étaient déjà convaincus. Néanmoins, il convient de prendre en compte ce phénomène et de construire des réponses.
La France a déjà mis en place plusieurs éléments d'une stratégie d'influence dans ce domaine :
• la diplomatie publique et l'influence sont considérées comme une fonction stratégique dans la nouvelle Revue Nationale Stratégique 2022 ;
• une nouvelle sous-direction de la veille et de la stratégie du Quai d'Orsay a été mandatée pour conduire la réponse française aux défis informationnels ;
• la France dispose d'un ambassadeur dédié à la diplomatie publique en Afrique et d'un ambassadeur pour le numérique, chargé de promouvoir nos valeurs et notre culture dans le monde numérique ;
• le ministère des armées a adopté une doctrine de « lutte informatique d'influence » en octobre 2021 et une cellule Anticipation, stratégie et orientation (ASO) fonctionne désormais au sein de l'État-major des Armées.
• Le MEAE et les armées souhaitent également exploiter davantage l'OSINT (Open Source Intelligence), dont la guerre en Ukraine a montré l'utilité pour déconstruire les récits promus par la Russie.
Par ailleurs, un fonds de communication des postes a été mis en place en 2023 afin de soutenir les projets les plus ambitieux en matière d'actions de communication, pour un montant de plus de 1,2 million d'euros. Ce fonds a notamment permis de financer des actions de communication ambitieuses en Afrique.
Les autorités française, du ministre des affaires étrangères aux ambassades, sont chargées de diffuser un narratif plus en phase avec les sociétés africaines actuelles, mettant en valeur des réussites de la coopération entre la France et les pays africains dans les domaines autres que militaire, assumant le passé mais en se projetant vers l'avenir, tenant à distance toute position de surplomb, faisant passer la notion d'« aide » derrière cette de partenariat ou d'alliance, en s'efforçant de ne jamais se prononcer sur les questions de politique intérieure des pays partenaires.
Les ambassades s'efforcent par ailleurs de passer autant que possible par des relais d'information extérieurs plutôt que par des canaux institutionnels identifiés comme français, par exemple par des artistes qui, ayant été soutenus par un programme financé par la France, vont porter un message positif sur notre pays.
Toutefois, la première réponse à la désinformation dirigée contre la France réside dans la confiance qui peut se nouer au niveau de chaque pays entre, d'une part, les représentants de celle-ci, que ce soit les personnels des ambassades, de l'AFD ou de tout autre membre de l'« équipe France », et, d'autre part, les sociétés civiles et les diverses communautés. Cette confiance se construit elle-même sur le long terme et suppose des moyens humains suffisants. Or la diplomatie française a connu une baisse massive de ses effectifs, notamment en Afrique, au cours des dernières années. Les services de presse et de communication ont d'ailleurs été particulièrement touchés par cette diminution.
Il s'agit également d'utiliser l'outil de l'APD pour renforcer l'éducation et en particulier l'éducation à l'information. Seule une résilience durable des populations face à la désinformation est en effet susceptible de réduire ce phénomène sur le long terme. Il est aussi indispensable d'aider à renforcer les médias indépendants, qui sont dans une situation de faiblesse en Afrique, notamment en Afrique de l'Ouest, étant souvent dotés de peu de moyens et faisant l'objets de nombreuses attaques des pouvoirs en place.
Il convient par ailleurs de souligner l'initiative positive qu'a constitué l'appel de Villers-Cotterêts « Pour un espace numérique intègre et de confiance dans l'espace francophone » lancé par les chefs d'État lors du 19ème sommet de la francophonie d'octobre 2024, par lequel ils appellent les plateformes numériques à amplifier leurs efforts et leurs engagements en faveur d'un espace numérique inclusif, pluraliste, de qualité et de confiance, en assurant une plus grande transparence, diversité et proximité ; en contribuant à mieux protéger les sociétés et les espaces informationnels francophones des risques liés à l'utilisation de leurs services ; en contribuant à la diversité culturelle et linguistique et à la juste rémunération de la création ; enfin en contribuant à l'inclusion numérique et à la formation des usagers pour l'avènement de citoyens. Ces objectifs sont en effet cohérents avec l'objectif de lutte contre la désinformation dans les pays francophones.
Poursuivre la mise en oeuvre de la stratégie informationnelle de la France en maintenant les moyens des ambassades et en recrutant davantage de spécialistes, notamment en matière de contre-influence et de lutte contre la désinformation. Augmenter la part de l'aide à l'éducation dans l'APD et introduire une dimension plus importante d'éducation à l'information et au numérique dans les projets d'éducation financés par l'AFD. Responsabiliser les plateformes numériques pour qu'elle mettent en oeuvre « l'appel de Villers-Cotterêts » du sommet de la francophonie du 4 octobre 2024.
Par ailleurs, l'audiovisuel extérieur de la France constitue évidemment un outil de première importance, les médias de France Média Monde (FMM) réalisant une audience de près de 80 millions de personnes en Afrique subsaharienne. RFI a récemment diversifié ses langues d'émission afin de toucher un plus large public. FMM prévoit en outre de lancer une offre numérique panafricaine pour les jeunes destinée aux réseaux sociaux pour offrir des contenus constructifs et lutter contre les infox, tandis que le pôle de Dakar poursuivra le développement de la production africaine de contenus.
Or si une augmentation des moyens de FMM était prévue était envisagée, permettant notamment sa transformation numérique, l'annulation de crédits intervenue en 2024 et au sein du PLF 2025, qui prévoit une baisse importante de crédits alors que les moyens, de l'ordre de 280 millions d'euros, sont déjà inférieurs à ceux des homologues de FMM, rendent la situation plus difficile pour l'opérateur. Il est sans doute peu pertinent de faire porter un tel effort sur ce média aux moyens déjà modestes au moment où la guerre informationnelle bat son plein. Par ailleurs, après la réforme de la redevance, il serait préférable de financer en partie FMM par une taxe affectée afin de conforter l'indépendance de l'audiovisuel extérieur.
Renforcer les moyens de France Média Monde et assurer la pérennité de son financement pour garantir son indépendance.
6. Poursuivre et diversifier la coopération militaire en compensant la fin des bases ou leur déflation par un renforcement des moyens de la coopération de défense
Les modalités de la poursuite de la coopération militaire dans un contexte de rétrocession ou de déflation des bases doivent être soigneusement pesées en fonction des circonstances.
Il est évident que la fin des bases « 100% françaises » dotées de plusieurs centaines de militaires aura pour conséquence une perte de souplesse et d'efficacité immédiate pour les opérations éventuelles d'évacuation des ressortissants.
Au-delà, et malgré des annonces gouvernementales optimistes, elle risque également de nuire aux partenariats, aux formations et plus généralement à toutes formes d'échanges entre les militaires français et leur homologues africains. Pour minimiser ce risque, il apparaît nécessaire de sanctuariser une partie des gains budgétaires réalisés à l'occasion de la diminution du format des bases ou de leur rétrocession pour augmenter le format des missions de défense dans les pays concernés.
Récemment, les postes d'attachés de défense à Khartoum, au Burkina Faso, au Niger et au Mali ont été supprimés. Des postes ont été en revanche ouverts aux Comores et au Ghana ou l'attaché de défense est actuellement conseiller militaire pour le Mali et le Burkina et placé auprès de l'ambassadeur au Niger. Le dispositif actuel couvre 48 pays avec 25 attachés, dont certains non-résidents (Ainsi l'attaché de défense en CI est non résident pour le Libéria et la Sierra Léone).
À terme, il sera d'abord nécessaire de rouvrir des missions de défense dans les pays du Sahel, ainsi qu'au Soudan, lorsque la situation le permettra.
Dans le golfe de Guinée, il convient d'envisager d'augmenter la taille des missions de défense dans chaque pays afin d'avoir un attaché par armée (terre, air, marine) et non plus un attaché interarmées. En effet, dans les pays partenaires, l'approche interarmées n'est pas très développée. Au Gabon et au Sénégal par exemple, la présence d'un membre de la mission de défense spécialisé « marine » serait très utile compte-tenu des problématiques du golfe de Guinée (piraterie, pêche illégale, trafic de drogue...). De même, en Côte d'Ivoire, la construction d'une armée de l'air en coopération avec la France était envisagée et un attaché de défense pourrait avantageusement être y dédié.
Au-delà, il est plus que jamais nécessaire, dans la période actuelle, de montrer à nos partenaires gabonais, sénégalais et ivoirien que la France souhaite continuer et développer la coopération militaire, notamment en matière de formation, mais aussi de fourniture de moyens spécialisées (par exemple en renseignement).
Compenser la déflation des effectifs ou la suppression des bases militaires françaises par une augmentation du volume des missions de défense afin d'enrichir les partenariats militaires ; spécialiser les attachés de défense par armée (terre-air-marine) pour tenir compte de la structuration des armées des partenaires ; montrer à ceux-ci la détermination de la France à continuer à fournir un appui efficace en matière de sécurité.
7. Reprendre le renforcement de la diplomatie française
Pendant l'opération Barkhane, la stratégie dite « 3D » entendait mettre en exergue une nouvelle synergie entre la diplomatie, la défense et l'aide au développement. Toutefois, la réussite de cette ambition a notamment achoppé sur la relative faiblesse des moyens de la diplomatie française. En effet, au cours des 20 dernières années, les effectifs du Quai d'Orsay ont baissé d'environ 30 %. En Afrique, la diminution a été de 40 % entre 2006 et 2017. Pendant la même période, les pays émergents, notamment la Turquie, l'Inde et la Russie, ont multiplié les ouvertures de postes diplomatiques sur le continent.
La loi de finance pour 2021 avait stabilisé les effectifs du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. L'agenda de la transformation annoncé par le Président de la République à l'issue des états généraux de la diplomatie, en mars 2023, prévoyait de poursuivre cette tendance, notamment par le recrutement de 700 ETP d'ici 2027, dont 46 postes pour la consolidation des capacités d'analyse et d'anticipation et 25 postes pour la communication et la stratégie de riposte dans le champ informationnel. Toutefois, le PLF 2025 a mis un coup d'arrêt à cette progression. De même, si le nombre des experts techniques internationaux (ETI), gérés par Expertise France, avait recommencé à croître (pour atteindre environ 300), la poursuite de cette hausse risque d'être remise en cause.
Le « réarmement » de la diplomatique française est une nécessité et le continent africain ne doit pas être délaissé au profit de la zone indopacifique. La mise en oeuvre de la stratégie d'influence, la connaissance approfondie des pays supposent la préservation de cet « outil » parfois passé au second plan derrière l'outil militaire au cours des dernières années. Ceci suppose notamment une revalorisation globale du ministère des affaires étrangères face à l'Élysée, qui semble être resté le principal acteur des relations franco-africaines au cours des dernières années.
Renforcer la diplomatie française pour rééquilibrer son rôle dans l'élaboration et la mise en oeuvre des relations entre la France et les pays africains face à l'Élysée et au ministère des armées.
8. Améliorer l'aide publique au développement
Les modalités de mise en oeuvre de l'Aide publique au développement n'échappent pas aux critiques à l'encontre des interventions françaises, et plus largement occidentales, sur le continent africain. Elle s'inscrirait dans la continuité de la domination coloniale et serait infantilisante en prétendant donner un mode d'emploi du développement et en appliquant toujours les mêmes référentiels internationaux technocratiques. Elle serait verticale, car élaborée sans véritable concertation avec les populations concernées. Elle serait également contradictoire, car se voulant désintéressée mais favorisant les entreprises françaises (plus de la moitié des appels d'offres de l'AFD étant remportés par ces entreprises) et ayant des objectifs d'influence de plus en plus assumés.
L'aide publique au développement a toujours été un « objet » complexe répondant à des intentions diverses, comme en témoigne la loi du 4 août 2021 d'orientation et de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales. Cependant, quelques grands axes et des priorités plus spécifiques peuvent être mis en avant pour une amélioration de cette politique, dans l'optique notamment d'une amélioration de son image auprès des populations.
Tout d'abord, les efforts pour une meilleure appropriation de l'aide par les partenaires africains, impératif ancien et bien connu mais toujours insuffisamment appliqué, doivent être poursuivis. Dans un contexte de forte hausse des moyens de l'AFD au cours des dernières années, cet impératif a en effet pu passer au second plan derrière la nécessité de trouver de nouveaux projets à financer. Ces projets doivent plus que jamais être co-construits avec les partenaires, États ou collectivités territoriales, en consultant, autant que possible, les populations directement concernées.
En second lieu, la lutte contre la grande pauvreté ainsi que l'aide humanitaire doivent rester des axes centraux de cette politique. À titre d'exemple, les besoins humanitaires dans le nord-est de la RDC ou au Soudan sont actuellement immenses et ne sont pas suffisamment couverts par la solidarité de la communauté internationale. Ceci suppose de conserver des moyens budgétaires significatifs. À cet égard, la diminution drastique des crédits prévus au sein du PLF pour 2025, certes dans un contexte d'austérité générale, paraît disproportionnée par rapport à la part de l'APD dans le budget général.
En troisième lieu, les projets de développement en coopération avec les pays émergents, qui ne concernent pas directement la lutte contre la grande pauvreté, doivent être réévalués au regard de l'influence qu'ils permettent à la France d'acquérir ou de conserver. Plusieurs de ces pays émergents exercent actuellement une politique de puissance sur le continent africain et manifestent une attitude négative à l'égard de la France, et ce malgré l'investissement de la France dans des projets qui leur bénéficient ; il convient d'en tenir compte.
Poursuivre l'objectif d'appropriation de la politique de solidarité internationale par les populations des pays partenaires. Malgré les réductions budgétaires, préserver les moyens nécessaires aux projets visant à lutter contre la grande pauvreté et aux actions humanitaires, notamment en RDC et au Soudan. Réévaluer l'aide aux pays émergents au regard de l'influence que la France en retire et de l'attitude de ces pays à son égard.
Par ailleurs, dans une optique « paix et sécurité », il serait pertinent de mettre davantage l'accent sur certains secteurs d'intervention insuffisamment traités actuellement.
D'abord, l'analyse des conflits en Afrique de l'Ouest mais aussi dans d'autres régions du continent met en exergue l'importance que jouent le déficit de justice et d'État de droit dans les causes profondes de ces conflits. Du Sahel à la corne de l'Afrique en passant par le lac Tchad, de nombreuses populations souffrent d'un accès très limité à la justice et doivent subir de constantes violations des droits humains. L'absence d'institutions judiciaires efficaces alimente la corruption et notamment la collusion entre des responsables publics et des réseaux criminels. Les conflits récurrents entre agriculteurs et éleveurs constituent une autre cause importante de conflit et sont souvent liés à des problèmes de propriété de la terre et de manque d'institutions judiciaires capables de trancher les différends. Cette situation permanente de déni de justice est exploitée avec efficacité par les groupes djihadistes.
Ainsi, comme l'indique un document de l'AFD71(*), l'accès à la justice est le « Trait d'union du nexus sécurité-développement, corollaire de la réforme des systèmes de sécurité (RSS) ».
Dans de nombreux pays, des initiatives ont déjà été prises pour renforcer la gouvernance et la justice afin, notamment, de s'attaquer aux causes profondes du terrorisme. Ainsi, au Niger, un comité de coordination pour la lutte contre le terrorisme et le crime organisé transnational a été mis en place. Ce comité réunit militaires, policiers, gendarmes, procureurs et juges pour renforcer les procédures judiciaires et faire respecter les droits humains. Des programmes similaires ont été mis en place en République centrafricaine, en RDC ou encore en Sierra Leone pour fournir une aide juridique et des tribunaux itinérants afin d'améliorer l'accès à la justice et de traiter les violences sexuelles en temps de guerre.
Ainsi, les politiques de lutte contre le terrorisme et contre l'insécurité doivent davantage inclure cette dimension de justice. L'AFD n'a reçu la compétence « gouvernance » que récemment. Elle consacrait en 2023 environ 400 millions d'euros au renforcement de l'État de droit et de l'action publique, l'accès à la justice ne représentant qu'une fraction de ce montant. Elle peut donc encore largement développer son rôle dans ce domaine. Il en va de même pour Expertise France.
Encourager les interventions de l'AFD et d'Expertise France en matière d'accès à la justice et intégrer systématiquement cette dimension dans les efforts de résolution des crises et des conflits.
Ensuite, l'agriculture joue un rôle essentiel dans la stabilité des sociétés africaines, en particulier au Sahel et en Afrique de l'Ouest. Outre son rôle alimentaire, elle continue à employer la majorité de la population active dans de nombreux pays, étant source de revenu principale de 80 % de la population rurale ouest-africaine, et devra donc « absorber » une grande partie de la nombreuse jeunesse de ceux-ci. Or les crises sont exacerbées par la marginalisation des populations rurales, l'insécurité alimentaire, la faiblesse des infrastructures et la pauvreté persistante. Comme l'a souligné le chercheur Jonathan Guiffard lors de son audition, l'agriculture est actuellement le secteur économique le moins soutenu par l'aide internationale ; en outre, alors que l'Union européenne a mis en place une politique agricole commune (PAC) et que les USA ou l'Inde subventionnent massivement leur agriculture, il n'existe aucun mécanisme comparable en Afrique. On observe par ailleurs une chute drastique des dépenses d'APD dans ce secteur depuis 1980 : de 17-18% à l'époque à 4% à peine aujourd'hui.
Ainsi, de nombreuses mesures devraient être prises pour améliorer le cadastre, structurer les filières, développer les infrastructures nécessaires à l'acheminement de la production, diffuser les intrants, développer les compétences agricoles, etc.
A l'instar de ce que propose Jonathan Guiffard dans son rapport « Sécurité en Afrique de l'Ouest, investir la filière agricole »72(*), il est donc nécessaire de faire remonter en puissance la part de l'aide au développement française consacrée à l'agriculture.
Fixer un objectif de part de l'APD française ou de part du RNB consacrée au développement agricole en Afrique de l'Ouest (de l'ordre de 0,1% du RNB)..
Enfin, un soutien plus important au secteur de l'enseignement supérieur aurait sans doute des retombées positives pour l'image de la France. En effet, c'est au sein des élites urbaines éduquées que le jugement sur notre pays est le plus sévère. Un soutien accru au développement de formations en Afrique ou en France, des échanges de professeurs facilités via des partenariats universitaires plus riches, pourraient ainsi, dans un contexte d'explosion du marché de la formation universitaire en Afrique, avoir des effets favorables.
Soutenir davantage l'enseignement supérieur, les échanges d'enseignants et de chercheurs et les partenariats universitaires.
9. Mettre fin au « double standard », s'efforcer de renforcer la démocratie en profondeur et faire preuve de discernement dans l'affirmation des « valeurs » démocratiques et sociétales
Malgré la fin des stigmates les plus visibles de la « Françafrique », il est toujours reproché à la France d'appliquer un « double standard » en Afrique. La doctrine du « discours de la Baule » de François Mitterrand a, de fait, donné lieu à une mise en oeuvre variable selon les temps et les pays, avec des contradictions, réelles ou apparentes, ayant fait perdre beaucoup de crédit à la France dans les opinions africaines. Loin de disparaître, ces épisodes ont été nombreux au cours des dernières années.
En outre, du fait de la prolifération des moyens d'informations numériques, tous les gestes des autorités françaises sont désormais immédiatement révélés et commentés au sien de populations globalement beaucoup plus informées (et en même temps désinformées) que par le passé, notamment sur les réseaux sociaux. Le cas échéant, les faux pas sont immédiatement exploités par les concurrents stratégiques de la France. Ainsi, comme la mission a pu s'en convaincre lors de ses contacts avec les représentants des sociétés civiles dans les pays où elle s'est rendue, les épisodes où les autorités françaises ont manifesté un soutien à l'égard de dirigeants globalement rejetés par les populations ont été jugés et condamnés par l'opinion.
Il n'est sans doute pas souhaitable d'élaborer une nouvelle « doctrine » précise détaillant l'attitude à adopter en la matière, la diplomatie devant garder une capacité à s'adapter aux circonstances. Toutefois, de grandes lignes peuvent être proposées, guidées par la nécessité de prendre davantage en compte l'ensemble des acteurs de la société, en particulier la jeunesse, et non plus seulement des autorités politiques souvent très impopulaires.
Tout d'abord, l'ensemble des changements non constitutionnels doivent faire l'objet d'une condamnation de principe, conformément au droit international et aux principes de l'Union africaine, y compris lorsque ce changement semble favorable à première vue aux intérêts français.
Cependant, au-delà de cette première condamnation de principe, la situation doit être appréciée au cas par cas, à l'aune du type de régime auquel ce changement met fin (avait-il lui-même été prolongé par des manoeuvres anti-démocratiques, était-il notoirement répressif et rejeté par la majorité de la population ?), de la réaction de la majorité de la population et des intérêts français en jeu, au premier rang desquels la sécurité de nos ressortissants dans le pays concerné, ainsi que des choix d'alliances du nouveau pouvoir (a-t-il décidé d'emblée de demander le soutien d'une puissance concurrente, voire hostile à la France ?) Ainsi, il est clair que, dans le cas d'un changement mettant fin à un pouvoir autoritaire et corrompu, la condamnation doit rapidement laisser la place à des discussions sur la transition vers la légalité et sur le renouveau des partenariats.
Dans le même ordre d'idées, il convient de mettre fin à la focalisation exclusive sur le déroulement de la transition, censée se conformer aux étapes standard (dialogue nationale inclusif, assemblée constituante, loi électorale et élections générales). De nombreuses transitions de ce type ont conduit à l'établissement d'un pouvoir instable à son tour balayé par un coup d'État, en particulier au Sahel, car tout en se déroulant formellement selon les principes démocratiques, elles n'ont donné lieu à aucun progrès de fond. Ainsi, Ibrahim Boubacar Keïta a été renversé par le colonel Assimi Goïta en 2020, après avoir été élu président du Mali à l'issue des élections organisées en 2013, au terme de la transition mise en place après le coup d'État de 2012 mené par le capitaine Amadou Haya Sanogo. La France a soutenu ce président malien bien après qu'il est devenu clair qu'il ne comptait pas mettre en oeuvre l'accord d'Alger ni oeuvrer pour une vraie réconciliation nationale.
En conséquence, la diplomatie française doit plutôt se focaliser sur les indices indiquant qu'une véritable transformation démocratique est à l'oeuvre, tandis que l'aide française doit monter en puissance en matière de gouvernance, de renforcement des institutions, de participation démocratique et plus généralement de soutien à toutes les formes de participation populaire. Le fait que l'AFD n'a été dotée qu'en 2016, soit très récemment, de la compétence « Gouvernance », montre qu'il s'agit encore d'un sujet relativement neuf.
Il convient également, s'agissant des changements de régime, de se coordonner autant que possible avec l'Union africaine et avec les communautés économiques régionales. Toutefois, là encore, une approche prudente et au cas par cas est nécessaire, comme l'ont montré les conséquences négatives de l'attitude trop offensive face au Niger et trop confiante envers la CEDEAO lorsque celle-ci a menacé d'intervenir militairement contre le coup d'État de juillet 2023 dans ce pays.
En revanche, en dehors de ces moments de changement de régime, il doit être entendu que la France n'intervient pas dans les affaires intérieures des pays africains. La difficulté vient toutefois ici de la définition de ce qu'est une telle intervention : aux yeux de son opposition politique, des marques de déférence envers un dirigeant vieillissant à l'approche d'élections constituent bien une forme d'ingérence du fait de l'influence, réelle ou supposée, encore prêtée à la France. Là encore, il est donc nécessaire de faire preuve de discernement en évitant tout geste qui pourrait être interprété comme un soutien ou une condamnation d'un camp ou de l'autre.
Condamner tout changement de régime anticonstitutionnel afin de maintenir une attitude cohérente et d'éviter l'accusation de “double standard”, tout en tenant compte des aspirations des populations concernées. Encourager davantage la reconciliation nationale et la consolidation durable des institutions que le respect formel des étapes obligées de la transition. Le cas échéant, concourir à ces transformations par une aide publique au développement renforcée en matière de gouvernance. Se coordonner avec l'Union africaine (UA) et avec les communautés économiques régionales (CER). Se garder de toute position pouvant être interprétée comme un soutien à des chefs d'État très contestés. Anticiper les évolutions politiques possibles et mieux appréhender les transitions.
S'agissant par ailleurs des « valeurs » portées par la France, force est de constater qu'il existe une contestation de plus en plus forte à l'encontre d'une supposée volonté de la France, comme des autres pays « occidentaux », d'imposer aux pays africains des valeurs qui leur seraient étrangères.
Concernant les « valeurs démocratiques », comme cela a déjà été souligné, le problème n'est pas tant en réalité celui d'une affirmation qui serait excessive de ces principes que celui d'un écart entre ceux-ci et la réalité de la politique menée par la France en Afrique. La mise en oeuvre de la précédente recommandation apparaît donc comme un préalable indispensable à la tenue des discours exhortant à davantage de démocratie, sous peine de ne pas être pris au sérieux. En revanche, les initiatives africaines dans ce domaine doivent continuer à être financées par l'APD française, qu'il s'agisse d'initiatives comme la Fondation de l'innovation pour la démocratie ou des projets portés par des ONG au sein des pays partenaires.
S'agissant de l'approche anti-patriarcat ou de la défense des droits des personnes LGBT+, il existe effectivement une contestation des discours occidentaux. Ce phénomène comporte trois dimensions liées entre elles : il s'agit d'abord d'une figure renouvelée de la contestation de la domination occidentale, s'ajoutant à celles qui portent sur l'échange économique inégal ou les interventions militaires ; ensuite d'un nouveau phénomène, lié tant à une forme de souverainisme et de nationalisme qu'à une version ultra-conservatrice du panafricanisme ; enfin cette contestation est encouragée et alimentée par des régimes « illibéraux » comme la Russie qui partagent les mêmes options et font feu de tout bois pour mettre en difficulté la France et les autres pays occidentaux. La « diplomatie féministe » de la France fait face aux mêmes critiques de la part de certaines autorités ou de certains activistes.
Le caractère composite de ce phénomène empêche d'y apporter une réponse unique. Le respect dû aux valeurs et aux manières de vivre de l'ensemble des partenaires de la France doit avoir pour conséquence une approche prudente des questions sociétales, loin de toute apparence d'imposition d'une « conditionnalité » dans le secteur de la politique de solidarité ou dans d'autres domaines. Une telle conditionnalité est en effet condamnée à apparaître comme un nouvel avatar du colonialisme.
Pour autant, il ne peut s'agir de renoncer à affirmer les valeurs de tolérance et de lutte contre les discriminations contre les excès d'un néo-souverainisme qui caricature parfois le panafricanisme, ni de s'abstenir de condamner certains discours complotistes parfois instrumentalisés par la Russie ou d'exprimer un désaccord face à des législations criminalisant certaines parties de la population.
Abandonner les approches « conditionnelles » s'agissant de la promotion de la démocratie et des valeurs humanistes, au profit d'une attitude globalement plus cohérente à l'égard des dirigeants africains. Continuer cependant à soutenir financièrement les initiatives africaines dans ce domaine et à effectuer des démarches auprès des autorités pour lutter contre les discriminations. Contrer fermement les diatribes anti-occidentales souvent soutenues par la Russie dans le cadre de sa guerre hybride.
10. Poursuivre et amplifier la mise en oeuvre des mesures réformant la politique des visas
La délivrance des visas reste un irritant majeur des relations entre la France et les pays africains. Le durcissement des dernières années ne semble pas avoir permis de lutter efficacement contre l'immigration irrégulière, mais il a détérioré l'image de la France et nuit aux échanges économiques et culturels. La mise en oeuvre du rapport Hermelin se poursuit mais les changements mis en oeuvre ne semblaient pas suffisants, début 2025, pour inverser la tendance. Lors de la conférence des ambassadeurs de janvier 2025, le président de la République a d'ailleurs reconnu cette difficulté.
Les recommandations du rapport Hermelin, qui visent à un meilleur équilibre entre les objectifs de sécurité et de maîtrise migratoire et l'attractivité de la France, doivent être mieux appliquées. Il s'agit en particulier de mieux cibler les talents dont notre pays à besoin, qui circulent souvent entre leur pays de départ et la France, et d'améliorer la gestion administrative des visas, en regroupant les agents dans des pôles plus importants.
Par ailleurs, il est impératif de préparer la mise en oeuvre de la nouvelle plateforme de visas numérisés EU VAP au niveau de l'espace Schengen, qui va progressivement aboutir à une rénovation complète du processus de délivrance des visas.
Poursuivre la mise en oeuvre du rapport Hermelin pour mettre en place un traitement des visas plus cohérent avec la préservation de l'attractivité et du rayonnement de la France. Préparer la mise en place future du visa Schengen numérisé EU VAP.
11. Soutenir les progrès de l'architecture de paix et de sécurité de l'Union africaine (APSA)
Malgré des progrès réels, l'architecture de paix et de sécurité de l'Union africaine (APSA) reste souvent inefficace.
D'un côté, de trop nombreux acteurs et des intérêts divergents génèrent de multiples rivalités, que ce soit au niveau global de l'Union africaine ou de celui des communautés économiques régionales. La mise en oeuvre du principe de subsidiarité entre ces deux niveaux reste à l'état d'ébauche. De l'autre, l'APSA manque de moyens financiers propres pour mettre en oeuvre ses missions de paix : ainsi la mission de l'UA en Somalie est-elle financée par l'Union européenne. L'UA, avec le budget dont elle dispose à cette fin (400 millions de dollars en 2024) ne peut au total financer qu'une demi mission en Afrique. Seule une minorité de pays paie ses cotisations à l'Union africaine. En outre, les forces armées des pays contributeurs sont souvent d'une qualité médiocre en raison d'une insuffisance de financements pour les matériels et la formation.
Pourtant, la commission est convaincue que, dans un contexte de perte de vitesse des Nations unies, le développement des capacités de maintien de la paix proprement africaine est la seule voie possible pour augmenter les chances de la paix sur le continent.
À cet égard, l'adoption en décembre 2023 de la résolution 2719 du CSNU permettant le financement par les Nations unies d'opérations de paix de l'UA (cette résolution prévoit que les Nations unies contribueront à hauteur de 75 % et que les 25 % restants seront mobilisés conjointement par les deux organisations) constitue une bonne nouvelle et une étape importante qui doit pouvoir donner lieu à une mise en oeuvre prochaine.
Certains membres du Conseil de paix et sécurité de l'UA (CPS) souhaitent que la Somalie soit le premier pays à bénéficier des fonds mis à disposition par les Nations unies dans le cadre de cette résolution 2719, alors qu'il est prévu que l'ATMIS quitte le pays en décembre 2024. Toutefois, la situation est quelque peu confuse du fait que le CPS et le gouvernement fédéral somalien soutiennent tous deux le retrait, mais en même temps demandent le déploiement d'une nouvelle opération. La nature que revêtirait une telle nouvelle mission, imposition de la paix contre les Shebabs ou maintien de la paix et renforcement des institutions, n'est pas claire non plus pour le moment.
D'autres pays sont des candidats crédibles pour la mise en oeuvre de cette résolution, notamment la RDC et le Soudan. En particulier, en RDC, la résolution 2719 permettrait de financer une opération plus robuste de la communauté des États d'Afrique australe (SADC) que celle actuellement mise en place.
Par ailleurs, l'APSA réserve une part insuffisante à la prévention des conflits. Le système continental d'alerte précoce et le Groupe des sages, qui a un rôle consultatif auprès du CPS, doivent être renforcés, tout comme le rôle d'envoyé spécial de l'UA.
Enfin, les missions de paix et sécurité de l'UA comportent des volets civils insuffisants, notamment en ce qui concerne les approches de police de communauté, dont l'efficacité contre le radicalisme djihadiste a pourtant été démontrée. Il convient donc de développer au sein des intervention de l'UA et des CER ces approches en complément des volets militaires au sein des opérations de maintien de la paix.
Le 29 novembre 2024 s'est tenue la deuxième session du dialogue stratégique entre l'Union africaine et la France au siège de l'Union africaine. À cette occasion, le Ministre français des affaires étrangères a souligné la poursuite de la mobilisation de l'assistance technique française au profit de l'Union africaine et de ses organes, notamment dans les domaines de l'innovation, du climat, de la communication, de la cybersécurité et du spatial. Cette coopération doit être poursuivie et approfondie.
Pour tenter de dépasser les difficultés rencontrées par les efforts de paix de l'UA, plaider pour la mise en oeuvre de la résolution 2719 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui permet le financement des opérations sous mandat de l'UA par l'ONU, afin de mettre sur pied une opération de paix de l'UA en RDC et/ou au Soudan. Plaider pour un renforcement des institutions de prévention des conflits au sein de l'APSA et pour un développement des aspects civils et de police communautaire des interventions de paix de l'UA.
12. Favoriser la zone de libre-échange continentale africaine
La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), lancée en 2019, constitue l'un des moyens potentiellement les plus puissants pour augmenter la prospérité des pays africains73(*), sans commune mesure avec, par exemple, l'aide publique au développement. En abaissant les barrières commerciales à l'intérieur du continent, elle peut contribuer à réduire l'extraversion des pays africains et permettre le développement d'économies plus diversifiées : en 2019, le commerce intra-africain ne représentait en effet que 14,4 % du total des exportations africaines, alors que le commerce intra-asiatique se monte à 52 % du total, et le commerce intra-UA à 73 %. Selon des experts de l'Institut d'études de sécurité (ISS Africa), la ZLECAF serait également l'une des mesures les plus efficaces pour réduire le nombre de conflits sur le continent.
En conséquence, la France doit contribuer à lutter contre les nombreux obstacles qui freinent la mise en oeuvre de la ZLECAf : manque d'infrastructures (notamment frontalières), réticences à la baisse effectif des tarifs douaniers, multiplication récente des coups d'État, etc. En outre, certains pays africains sont tentés de négocier des accords séparés avec d'autres entités régionales et de profiter ensuite de la ZLECAf pour devenir un hub régional, comme le Kenya qui a signé en décembre 2023 un accord de partenariat économique (APE) avec l'Union européenne contre l'avis des autres États membres de la Communauté d'Afrique de l'Est (CAE). Il convient de s'opposer à cette tendance.
Continuer à soutenir la mise en oeuvre de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), notamment via Expertise France. Éviter les accords commerciaux séparés pays par pays avec des pays membres de la ZLECAf.
13. Soutenir davantage la francophonie
En 2022, l'Afrique concentrait plus de 60 % des locuteurs quotidiens de français. L'OIF estime que 715 millions d'individus seront francophones d'ici 2050, avec près de 90 % de la jeunesse francophone en Afrique. La plupart de ces jeunes sont cependant plurilingues.
La francophonie est étroitement liée à la mobilité étudiante. Or l'introduction pour la rentrée universitaire 2019 de frais d'inscription différenciés pour les étudiants extracommunautaires n'a pas été bien reçue. En outre, il semble que la simplification de la politique de visas pour les étudiants, qui constituait l'un des axes de la stratégie « Bienvenue en France », n'ait pas véritablement abouti à une amélioration de la situation, avec des traitements de dossiers parfois perçus comme vexatoires.
Dans ce domaine, une récente initiative semble aller dans le bon sens. Lors du sommet de la francophonie de Villers-Cotterêts de novembre 2024, le Secrétaire d'État chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux a annoncé la création d'un « Programme international mobilité employabilité francophone » (PIMEF), s'adressant à la jeunesse et visant à mettre en réseau 1 100 universités et centres de recherche membres de l'Agence universitaire de la Francophonie dans 120 pays (étudiants, enseignants, chercheurs, administratifs). Il devrait être mis en place à partir de la rentrée universitaire 2025-2026. Les jeunes francophones des universités partenaires pourront bénéficier de programmes de mobilité centrés sur la professionnalisation et/ou l'employabilité. Ce programme fonctionnera sur un principe de réciprocité : les universités et établissements fixeront le nombre d'étudiants envoyés au sein des structures partenaires qui sera identique à celui du nombre d'étudiants reçus.
Par ailleurs, au moment où la Chine, la Russie ou encore la Turquie multiplient les nouveaux instruments de soft power, il convient plus que jamais de soutenir le réseau des écoles françaises, des instituts français et des Alliances françaises, dont les moyens n'ont cessé de se dégrader au fil du temps.
Pourtant, la subvention du MEAE aux Alliances françaises diminuera de 45 % en 2025, passant de 7,5 M€ à 4,1 M€, dans un contexte de fragilité persistante du réseau à la suite de la pandémie. Dans leur avis budgétaire pour le PLF 202574(*), les membres de la commission Catherine Dumas et Didier Marie regrettent ainsi que la Fondation des Alliances françaises ne soit pas a minima informée des arbitrages afin de mettre en cohérence les stratégies respectives de la fondation et du MEAE, ce qui n'est pas le cas actuellement. En outre, la subvention versée à la Fondation des alliances françaises et les crédits dédiés à la coordination et à la modernisation du réseau seront également en diminution de 124 100 euros. Les crédits d'intervention des postes à l'étranger et en administration au titre de la promotion du français seront également en forte baisse (- 4 M€).
L'intention louable du Gouvernement de donner un nouvel élan à la francophonie achoppe donc pour le moment sur les réalités budgétaires.
Mettre en oeuvre le « Programme international mobilité employabilité francophone » (PIMEF) annoncé lors du sommet de Villers-Cotterêts de novembre 2024, s'attacher à faire remonter, le moment venu, les moyens du réseau culturel et éducatif français à l'étranger.
14. S'appuyer sur la relance des relations avec le Maroc pour améliorer et développer les relations avec les pays d'Afrique de l'Ouest
La capacité de la France à renouer une relation approfondie avec le Maroc, sur de nouvelles bases, apparaît comme un test pour le renouveau de nos partenariats en Afrique subsaharienne. Comme les autres pays du continent, le Maroc souhaite en effet une relation d'égal à égal avec la France, sans doute moins exclusive, mais finalement plus productive en termes d'échanges économiques, culturels ou militaires.
Il est indispensable de concrétiser la reprise des relations avec le Maroc et le lancement du « partenariat d'exception renforcé ». Une nouvelle réunion de haut niveau pourrait ainsi avoir lieu, la dernière remontant à 2019, pour lancer le travail des deux administrations afin de mettre en oeuvre les nouveaux accords bilatéraux. Des visites ministérielles pourraient être lancées dans les domaines de l'énergie, des transports et de la culture. Il conviendrait également de communiquer sur les réussites des partenariats, par exemple en matière de transports, afin de présenter une image attractive aux autres pays avec lesquels la France coopère. Enfin, une coopération de défense plus étroite pourrait être engagée.
Concrétiser la reprise des relations avec le Maroc et la mise en place du « partenariat d'exception renforcé » par une réunion de haut niveau, des visites ministérielles dans les domaines de l'énergie, des transports et de la culture, une communication spécifique sur les partenariats, et la relance de la coopération de défense.
Par ailleurs, le Maroc se conçoit comme une plateforme africaine et considère que son rôle est de se projeter vers l'Afrique subsaharienne, et notamment le Sahel et le golfe de Guinée, tant d'un point de vue économique et commercial que sur le plan de la coopération militaire. Cette projection s'incarne déjà dans les succès des banques et des assurances marocaines dans la région ou dans des projets d'infrastructures tels que le gazoduc Maroc-Nigeria.
La volonté marocaine de se rapprocher des pays du Sahel a déjà été évoquée. De même la relation très développée du Maroc avec le Sénégal peut constituer un point d'appui au moment où le Sénégal souhaite réaffirmer sa souveraineté et réviser ses partenariats. Dans cet ordre d'idées, un format « 3 +3 » France-Espagne-Portugal / Maroc-Mauritanie-Sénégal pourrait être lancé pour traiter de multiples sujets d'intérêt commun (pêche illégale, migrations, lutte contre le terrorisme, contre le trafic de drogue, etc...).
Par ailleurs, à la suite de la visite présidentielle, l'AFD travaille également sur son positionnement au Sahara occidental. L'agence prévoit en particulier de soutenir la projection du Maroc en Afrique subsaharienne via des partenariats avec l'Office chérifien des phosphates (OCP). La production d'engrais vert et d'hydrogène vert est ainsi envisagée pour les prochaines années. Le Maroc dispose en effet de gisements d'énergies renouvelables parmi les plus importants du monde. Il s'agit de l'ensoleillement, mais surtout du vent, puisque le rendement des éoliennes atteint 70 à 80% dans certaines régions, c'est-à-dire un fonctionnement au maximum de leurs capacités pendant 70 à 80% du temps, l'un des meilleurs au monde. L'AFD soutient également les projets marocains de développement des filières agricoles dans les pays d'Afrique de l'ouest, comme la noix de cajou en Côte d'Ivoire ou le maïs au Bénin. Elle entretient aussi un partenariat avec l'Agence nationale des eaux et forêts marocaine pour mettre en oeuvre des projets de conservation de la forêt dans le bassin du Congo.
Grâce à ces projets, l'AFD envisage se projeter dans des pays d'Afrique subsaharienne en s'appuyant sur le Maroc, ce qui constituerait pour l'agence une modalité nouvelle et originale d'intervention et permettrait sans doute de diminuer certaines critiques actuelles à l'encontre d'une aide au développement jugée trop « occidentale ».
Valoriser la relance du partenariat franco-marocain en s'appuyant sur la capacité grandissante du Maroc à se projeter en Afrique de l'Ouest dans le domaine économique. Lancer des projets conjoints dans la région, mis en oeuvre le cas échéant par l'AFD. Mettre en place une nouvelle coopération en format 3+3 France-Espagne-Portugal / Maroc-Mauritanie-Sénégal pour traiter les nombreux sujets d'intérêt commun.
* 70 Afrique : les rivalités stratégiques - Tchad, Côte d'Ivoire, RDC : dans le viseur de Moscou, Jonathan Guiffard, Institut Montaigne : https://www.institutmontaigne.org/expressions/tchad-cote-divoire-rdc-dans-le-viseur-de-moscou
* 71 https://www.afd.fr/fr/ressources/droits-humains-et-developpement-acces-la-justice
* 72 Institut Montaigne, septembre 2023 : https://www.institutmontaigne.org/publications/securite-en-afrique-de-louest-investir-la-filiere-agricole
* 73 La création de ce marché unique doit permettre d'augmenter le PIB africain de 7%, soit 450 milliards de dollars à horizon 2035 selon la Banque mondiale.
* 74 https://www.senat.fr/rap/a24-146-2/a24-146-26.html