AVANT PROPOS

Quels que soient les débats institutionnels et le degré d'autonomie des territoires ultramarins, l'État conserve un coeur de compétences qu'on nomme pouvoir régalien et qui couvre, pour l'essentiel, la sécurité, la défense et la justice.

C'est ce noyau dur, non transférable, qui fonde en grande partie la légitimité de l'État et la confiance des citoyens à son égard, que la délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé d'étudier dans le cadre d'une mission d'information confiée à deux rapporteurs : Philippe Bas (LR - Manche) et Victorin Lurel (SER - Guadeloupe).

En effet, la multiplication et l'intensification des crises dans les outre-mer dont les évènements récents à Mayotte, en Nouvelle-Calédonie et en Martinique témoignent, interrogent la capacité de l'État à assurer pleinement ses missions premières et à construire des politiques publiques correspondant efficacement aux réalités des territoires concernés et de leurs habilitants.

La mission d'information s'est attachée à prendre la mesure des difficultés actuelles de l'exercice du pouvoir régalien dans les outre-mer.

Au cours des six derniers mois, elle a réalisé 15 auditions au Sénat, 112 auditions dans les territoires visités, représentant un total de 230 personnes qualifiées entendues : ministres et directeurs d'administrations centrales, présidents et vice-présidents de collectivités, préfets et sous-préfets, chefs de juridictions, directeurs d'établissements pénitentiaires, recteurs et chefs d'établissements scolaires, maires, commandements de la gendarmerie, personnels des directions locales de la police nationale et des directions de la douane, officiers de la Marine nationale, auxquels se sont ajoutés de nombreux représentants des personnels de l'État.

Elle s'est également rendue dans sept territoires (La Réunion, Mayotte, Martinique, Guadeloupe, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Polynésie française) et au siège des Terres Australes et Antarctiques françaises.

Elle a procédé par visioconférences pour les autres collectivités ultramarines (Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon) ou par questionnaires (Wallis-et-Futuna), et s'est appuyée sur les rapports précédemment publiés par les instances du Sénat, en particulier ceux de la commission des lois sur la situation dans les Antilles, en Polynésie ou en Guyane et celui de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France.

Les travaux de la mission ont été conduits avant le passage dévastateur du cyclone Chido à Mayotte le 14 décembre 2024. Ce territoire déjà fragilisé par une série dramatique de crises depuis plusieurs années, où les politiques publiques sont sans cesse débordées par les effets démographiques d'immigration massive, est à terre. Le passage du cyclone a exacerbé les faiblesses préexistantes du territoire, mais n'a pas fondamentalement changé les termes du diagnostic en matière de sécurité. Les recommandations du présent rapport demeurent donc pertinentes et leur mise en oeuvre encore plus urgente et vitale pour la réussite de la reconstruction.

Ce rapport ne peut prétendre à l'exhaustivité compte tenu du champ d'intervention étendu et complexe de l'État dans les différents territoires ultramarins, chacun ayant une histoire et un environnement géographique particuliers, mais se propose de refléter le plus fidèlement possible les travaux menés par la délégation aux outre-mer au cours des derniers mois. Il ne traite pas des aspects institutionnels qui ont pu être évoqués par les personnes auditionnées lors de certains échanges.

Sur ce dernier point, on se reportera aux rapports du Sénat déjà publiés. En juillet 2020, le groupe de travail trans-partisan sur la décentralisation, présidé par Gérard Larcher, a formulé 50 propositions dont trois relatives aux outre-mer. La proposition n° 42 prévoit en particulier « d'adapter les normes nationales et les modalités de l'action des autorités de l'État aux caractéristiques et contraintes particulières des territoires ultramarins par une loi annuelle d'actualisation du droit outre-mer ». Cette proposition a été réitérée et enrichie par les rapports de la délégation sénatoriale aux outre-mer sur la différenciation territoriale en septembre 2020 et sur l'avenir institutionnel des outre-mer en février 2023.

Les rapporteurs tiennent à remercier tout spécialement la présidente de la délégation, Micheline Jacques, qui a conduit l'ensemble des auditions et des déplacements, Jacqueline Eustache-Brinio et Audrey Bélim qui ont effectué le déplacement en Polynésie française ainsi que tous leurs collègues sénateurs qui les ont accompagnés et éclairés, en particulier Lana Tetuanui et Teva Rohfritsch en Polynésie française, Thani Mohamed Soilihi et Saïd Omar Oili à Mayotte, Audrey Bélim, Viviane Malet et Evelyne Corbières Naminzo à La Réunion, Annick Pétrus à Saint-Martin et Frédéric Buval à la Martinique.

Ils ont apporté à la mission une connaissance intime des réalités de leurs territoires, tant au cours de ces déplacements que des nombreux entretiens qu'ils ont partagés.

Nourri de ces différentes sources, le présent rapport formule les constats et les recommandations qui suivent.

I. LE CONSTAT ALARMANT D'UN ÉTAT DÉFIÉ PAR DE NOUVEAUX ENJEUX ET DES MENACES MULTIPLES

Les territoires ultramarins figurent parmi les collectivités où la violence est la plus intense. Les populations ultramarines vivent dans un climat d'insécurité croissante que l'on a du mal à mesurer depuis l'Hexagone mais qui est corroboré par les chiffres et les témoignages recueillis, lesquels attestent d'une aggravation préoccupante.

A. UNE SÉCURITÉ DÉGRADÉE

Dans la plupart des territoires ultramarins, les faits de violences sont beaucoup plus élevés que dans l'Hexagone, en particulier les homicides, les tentatives d'homicides et les vols avec violences.

Ils sont essentiellement combattus par des agents de l'État : la police nationale outre-mer, qui comprend 6 500 fonctionnaires, et la gendarmerie outre-mer, qui compte 7 200 militaires et civils.

L'État s'appuie aussi sur les forces de police municipale et intercommunale, qui apportent leur soutien et leur connaissance du terrain mais ne disposent pas des mêmes prérogatives.

1. Des atteintes aux personnes et aux biens de plus en plus graves

Les forces de sécurité sont confrontées dans les outre-mer à des taux particulièrement élevés de délinquance, auxquels s'ajoutent des violences urbaines et intrafamiliales d'une grave intensité.

a) Des chiffres de délinquance alarmants

Les chiffres de la délinquance publiés en 2024 par le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) pour l'année 2023 placent les départements et régions d'outre-mer (DROM) dans le haut du classement. Le taux de coups et blessures par rapport à la population se situe parmi les plus élevés de ceux enregistrés au niveau national.

Dans les DROM, le nombre de destructions et dégradations volontaires arrive en tête des statistiques tous départements confondus.

Principaux indicateurs de la délinquance enregistrée par la police et la gendarmerie nationale dans les DROM

Source : Atlas départemental de la délinquance enregistrée en 2023 : SSMSI.

Source : SSMSI 2023

Les départements d'outre-mer sont plus concernés par les violences physiques (hors cadre familial) que la moyenne nationale qui s'établit en 2023 à 30 victimes pour 10 000 habitants2(*).

Les taux départementaux de victimes enregistrées en 2023 pour 10 000 habitants varient de 18 en Mayenne à 79 à Mayotte. Mais les 4 départements affichant un taux supérieur à 50 sont tous localisés outre-mer : Mayotte (79), la Guyane (68), la Guadeloupe (56) et la Martinique (51). Viennent ensuite trois départements hexagonaux, Paris (48), la Seine-Saint-Denis (47) et le Pas-de-Calais (38)3(*).

Le nombre d'homicides pour 100 000 habitants enregistrés sur la période 2021-20234(*) indique les suivants : Guyane : 20,5 ; Guadeloupe : 9,4 ; Martinique : 6,9 ; Mayotte 5,5 ; La Réunion : 2,2 contre 1,5 en France métropolitaine.

Christian Nussbaum5(*), chef de la mission outre-mer de la direction générale de la police nationale (DGPN), a confirmé devant la délégation que « la délinquance outre-mer est un vrai sujet pour la police nationale. La criminalité est beaucoup plus élevée dans la plupart des territoires ultramarins que dans l'Hexagone, notamment sur les items « homicides volontaires », « tentatives d'homicides volontaires » et « vols avec violence » ». Sur les causes de ce niveau élevé de violences, il a évoqué outre les fragilités économiques et sociales des territoires concernés, la consommation excessive d'alcool et de produits stupéfiants, notamment aux Antilles et en Guyane qui sont les départements les plus violents. Il y a aussi, selon lui, un rapport particulier à la violence : « les jeunes ne se rendent pas compte du degré de violence de leurs actes ».

Dans les statistiques recueillies par la gendarmerie, le général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer (CGOM), a également fait état du niveau de violences préoccupant. Les outre-mer représentent ainsi par rapport au bilan national :

- 15 % des atteintes aux biens ;

- 25 % des atteintes aux personnes ;

- 30 % des homicides et tentatives d'homicide ;

- et plus de 50 % des vols à main armée.

De plus, ces phénomènes de violences progressent d'une année sur l'autre.

Source : SSMSI 2023

L'augmentation des violences avec armes est en outre particulièrement alarmante.

Concernant les vols avec armes, quatre DROM enregistrent un nombre bien supérieur à la moyenne nationale (laquelle s'élève à 0,1 %o par habitant) : la Guyane (3,0 %o), Mayotte (2,5 %o), la Guadeloupe (1,2 %o) et la Martinique (0,6 %o).

La montée de ce type de violences a été pointée lors des auditions. Julien Retailleau6(*), sous-directeur de la justice pénale spécialisée de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, a indiqué que l'usage des armes à feu est en expansion rapide aux Antilles, avec un taux de tentatives d'homicide très préoccupant, sans commune mesure avec ce que l'on observe dans l'Hexagone, et par l'usage d'armes blanches, en particulier à Mayotte et à La Réunion.

En 2023, un tiers des vols à main armée constatés par la gendarmerie au niveau national ont été perpétrés en Guyane, et un tiers des vols commis par arme blanche en France l'ont été à Mayotte.

Dans le cadre de la table ronde Guyane, le préfet Antoine Poussier a aussi pointé ce fléau des vols à main armée : « Nous observons des vols à main armée de commerces, en particulier de libre-service, des vols à main armée de voie publique - arrachage, souvent de chaînes en or ou de téléphone -, et les vols à main armée à domicile. Ce type de délinquance joue considérablement sur le sentiment d'insécurité ».

La gravité de la situation est régulièrement relayée par la presse. Dans un article publié en novembre 2024 titré « Meurtre sous les tropiques », le Canard enchaîné indiquait notamment que la Guadeloupe avait recensé depuis le début de l'année un taux d'homicides par arme à feu sept fois supérieur à celui enregistré dans l'Hexagone. Avec le narcotrafic, les armes à feu importées depuis le Venezuela, les États-Unis, la Colombie et le Brésil se sont répandues au point que le territoire y est qualifié « d'armurerie ambulante » selon l'expression de Thierry Baucelin, secrétaire territorial du syndicat Alliance.

Lors des déplacements dans les DROM, le sujet de la sécurité a été omniprésent dans les entretiens. En Martinique, les maires rencontrés, qui sont en première ligne, ont fait état du climat qui se développe au point que certains ont peur pour leur propre sécurité et font l'objet d'agressions jamais vues auparavant. Ils constatent que les phénomènes de délinquance, portés par le trafic de drogue, « polluent et corrompent jusqu'aux enfants des collèges ». Les bracelets électroniques factices s'achètent « pour avoir le prestige des bad boys ». Les habitants âgés sont angoissés par les nuisances sonores provoquées par des engins motorisés débridés. Les squats amplifiés par l'indivision (on estime à 38 000 le nombre de maisons abandonnées en Martinique) servent souvent de caches d'armes et de drogue...

Sur chaque territoire visité, les rapporteurs sont allés à la rencontre des autorités chargées de la sécurité (préfet, police, gendarmerie, douanes) qui n'ont pas caché la difficulté de leurs tâches dans des départements où se cumulent pauvreté et chômage.7(*)

Les trafics qui fleurissent ont accru les violences, plus marquées « au quotidien » partout dans les Antilles françaises, à l'exception de Saint-Barthélemy.

En Guadeloupe comme en Martinique, les représentants de la Direction territoriale de la police nationale (DTPN) évoquent l'accroissement des prises d'armes lors de simples contrôles routiers et un « usage débridé » des armes. Les représentants des forces de l'ordre estiment également qu'on assiste à une « professionnalisation » des gangs, « directement liée au trafic de stupéfiants ». L'implantation de gangs en provenance de Haïti à l'occasion de l'arrivée de réfugiés est facilitée par la présence d'une forte communauté installée depuis plusieurs années. Les Haïtiens constituent en effet la minorité la plus importante aux Antilles françaises, suivis par les Dominicains et les ressortissants de l'île de la Dominique (Dominiquais).

En Martinique, la situation géographique en a fait un « hub du trafic de cocaïne et de rebond des mules guyanaises » ainsi qu'une plateforme pour le trafic d'armes en provenance des États-Unis, l'île se situant à proximité de la Dominique et de Sainte-Lucie avec des côtes faciles d'accès.

En Guadeloupe, de nombreux vols privés atterrissent sur des aéroports secondaires, comme Saint-François, peu ou non surveillés par la police aux frontières ou la gendarmerie, et participent à des trafics, notamment de stupéfiants avec les autres îles des Antilles.

Pour la Guyane, l'ampleur des violences renvoie l'image d'un territoire traversé par une violence endémique et détenant le record des homicides et tentatives d'homicide par habitant en France dans un environnement régional où la violence est très prégnante comme au Brésil ou au Suriname, et où il existe une porosité des frontières, longues et difficiles à contrôler. L'État n'arrive pas à réguler « la semi-anarchie du quotidien »8(*) et éradiquer les grands phénomènes criminels (orpaillage illégal, narcotrafic...) qui sont eux-mêmes générateurs de multiples infractions dérivées (gangs, économie parallèle, trafics en tous genres, insécurité au quotidien).

Le sentiment général est que dans ces territoires « on fait la police du XXe siècle, pas du XXIe siècle ».

Concernant les collectivités d'outre-mer, les statistiques générales confirment une progression nette en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française sur 5 postes : coups et blessures volontaires, violences sexuelles, vols contre les personnes, destructions volontaires, et usage et stupéfiants.

Principaux indicateurs de la délinquance enregistrée par la police et la gendarmerie nationales dans les COM

Source : Atlas départemental de la délinquance enregistrée en 2023 (SSMSI)

Entre 2019 et 2023, pour deux des territoires d'outre-mer les moins peuplés (Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna), le nombre de crimes et délits enregistrés par habitant est inférieur à celui observé dans les autres COM, et dans les DROM, pour toutes les atteintes. Saint-Barthélemy se distingue par quelques types d'atteintes enregistrées plus prégnantes, notamment les escroqueries et les vols de véhicules. Saint-Martin se distingue par un nombre de faits enregistrés par habitant supérieur à celui observé dans les DROM pour l'ensemble des atteintes à l'exception des cambriolages et des infractions à la législation sur les stupéfiants. Dans ces collectivités, le nombre de faits enregistrés pour chaque atteinte est de l'ordre de quelques dizaines, et quelques centaines à Saint-Martin où le libre passage de la frontière terrestre avec la partie néerlandaise facilite les trafics9(*).

Lors du déplacement en octobre 2024, la délégation a pu observer que même en Polynésie où le « respect de l'uniforme », l'attrait pour les métiers de sécurité et l'apport des policiers municipaux et des agents de police judiciaire adjoints - qui sont des agents municipaux - restent forts, les forces de sécurité sont aussi confrontées à la montée de différents phénomènes de violence : délinquance liée aux narcotrafics, violences intrafamiliales, ou encore infractions à la sécurité routière.

À Saint-Barthélemy, les conditions du contrôle aux frontières apparaissent tout aussi défaillantes, notamment du fait de l'impossibilité technique des forces de gendarmerie nationale, chargées à Saint-Barthélemy des missions de police aux frontières, d'accéder au fichier des titres électroniques sécurisés (TES) lors de leurs contrôles.

Souvent sous-estimée, l'insécurité routière outre-mer est une préoccupation croissante : en Polynésie beaucoup de cas de conduite sans permis (2 000 enregistrés en 2023 sous l'empire de l'alcool ou de la drogue), d'accidents parfois mortels, d'absence de contrôles techniques... La question des interconnexions informatiques notamment n'est pas réglée, d'où le problème de recouvrement des amendes et celui du PV électronique. La sanction n'étant pas appliquée, elle perd son aspect dissuasif10(*). L'incompatibilité entre fichiers notamment celui des immatriculations, les problèmes d'adressage, voire la non prise en compte de la différence de monnaie (francs Pacifique) rend la sanction difficile.

Même constat à Saint-Martin où les rapporteurs ont pu participer à un contrôle routier organisé par la gendarmerie montrant concrètement ces faits de petite délinquance : absence de port de casque, transport de petites doses de cannabis, absence de papiers... La délinquance routière se révèle comme le point d'entrée des jeunes vers d'autres types d'infractions plus graves...

Au-delà, les accidents impliquant de jeunes motocyclistes et les comportements dangereux ou imprudents sur la route entretiennent un climat de crainte qui s'étend dans les zones urbaines et dont les maires se sont fait l'écho avec inquiétude auprès des rapporteurs.

b) Des violences urbaines en augmentation

Ces territoires sont aussi marqués par des crises qui se traduisent par des violences urbaines d'une ampleur inédite qui mettent en première ligne les autorités locales, en particulier les maires.

En Nouvelle-Calédonie, des mobilisations ayant dégénéré en violences ont commencé le 13 mai 2024 et ont détruit quelques 700 entreprises et une large partie du circuit de distribution.

Violences urbaines en Nouvelle-Calédonie

Le 13 mai 2024, à la suite de l'adoption de l'ouverture du corps électoral pour les provinciales, la Nouvelle-Calédonie a connu des violences sans précédent qui se sont concentrées en particulier dans les quatre villes de l'agglomération nouméenne.

Le bilan à ce jour est particulièrement lourd :

- 14 personnes ont perdu la vie suite à des blessures par arme à feu : 12 civils et 2 gendarmes mobiles en mission ;

- 724 entreprises ont été dégradées, pillées ou incendiées ;

- plus de 1 200 sociétés subissent indirectement l'impact de la crise (pertes d'exploitation, en matériel, en stocks et dégâts bâtiments) ;

- plus de 200 maisons d'habitations ont été incendiées ;

- de nombreuses infrastructures publiques sont totalement ou partiellement détruites (26 établissements scolaires, 3 centres de formation, plusieurs dispensaires, des équipements culturels et sportifs, etc).

Selon le gouvernement calédonien, le montant total des dégâts liés à ces exactions atteint 2,2 milliards d'euros.

Un plan de sauvegarde, de refondation et de reconstruction dit PS2R, a été présenté le 17 octobre qui s'appuie sur un volet d'urgence à court terme, et sur la refonte globale du système calédonien et la reconstruction du pays.

En Martinique, depuis septembre 2024, dans le contexte d'un mouvement lancé contre la vie chère, des violences urbaines essentiellement nocturnes ont éclaté au cours desquelles, selon des chiffres de la préfecture, plus de 230 véhicules ont été brûlés et des dizaines de locaux commerciaux incendiés, vandalisés et pillés.

Selon les statistiques de la Chambre de Commerce et d'Industrie de la Martinique (CCIM), 142 entreprises auraient été pillées ou incendiées. Quant à l'emploi, selon la Direction de l'Économie, de l'Emploi, du Travail et des Solidarités (DEETS), 1 200 demandes de chômage technique auraient déjà été déposées. Au niveau des violences, la procureure de la République dénombre 134 plaintes déposées.

À titre de comparaison la vie chère était aussi à l'origine d'une grève générale qui a paralysé en 2009 la Guadeloupe et la Martinique pendant plus d'un mois. Mais en 2009, on assistait avant tout à des manifestations massives plusieurs jours d'affilée. Selon Justin Daniel, professeur de sciences politiques à l'université des Antilles « 2009 se passait dans la rue. Aujourd'hui, il y a un soutien très fort de la revendication mais il n'y a personne dans les rues. Ce sont surtout des opérations ponctuelles, le blocage d'hypermarchés et de ronds-points. On est beaucoup plus proche d'une stratégie qui rappelle celle des gilets jaunes que celle de 2009. 11(*)» Malgré un accord en 28 points signé le 16 octobre 202412(*) par tous les participants aux tables rondes sur la vie chère sauf le RPPRAC13(*). Et de nouvelles violences sont commises au fil de l'arrestation et de la procédure judiciaire concernant le chef de file de ce mouvement.

Les auditions ont pointé le fait que les représentants des forces de l'ordre sont de plus en plus ouvertement défiés. Même s'il existe des exceptions, divers indicateurs attestent d'une violence dirigée vers les symboles de l'autorité de l'État.

En 2023, 50 % des agressions de gendarmes départementaux et de gendarmes mobiles ont été commises dans les territoires ultramarins, et ces agressions ont représenté 25 % des blessés de la gendarmerie. Autrement dit, un quart des blessés de la gendarmerie le sont lors de missions en outre-mer.

Julien Retailleau, sous-directeur de la justice pénale spécialisée de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, a évoqué des violences urbaines en lien avec l'usage inquiétant des armes à feu qui se développe rapidement aux Antilles. En Guyane, les violences urbaines sont directement liées aux violences intrafamiliales et au trafic de stupéfiants, avec des assassinats sur fond de vengeance.

Dans ce contexte, le recours au couvre-feu est devenu une réponse fréquente dans les outre-mer. Lors du déplacement de la mission aux Antilles en avril 2024, un couvre-feu a ainsi été décidé lors de la visite du ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin en Guadeloupe pour lutter contre la violence des jeunes en forte augmentation :« on dénombre 14 homicides du 1er janvier au 12 mai 2024 contre 9 durant la même période en 2023, soit une augmentation de 56 %, 51 tentatives d'homicide du 1er janvier au 12 mai 2024 contre 38 durant la même période en 2023, soit une augmentation de 34 % (...) Les atteintes aux biens sont, par ailleurs, en augmentation de 19 % entre ces deux périodes et les atteintes à l'intégrité physique des personnes sont en augmentation de 13 % » ...

Ce couvre-feu est entré en vigueur le 22 avril 2024, au départ pour une durée d'un mois « renouvelable », de 20 heures à 5 heures. Il visait les jeunes de moins de 18 ans, au motif que « 40 % des faits de délinquance commis par des mineurs le sont par des mineurs âgés de 15 à 17 ans », dans la ville de Pointe-à-Pitre, « à l'exception du quartier de Lauricisque », et aux Abymes « dans les quartiers de Grand-Camp et de Vieux-Bourg ».

En Martinique, la situation a été présentée aux rapporteurs lors de réunions de travail en avril 2024 comme « une poudrière » où « au moindre prétexte, tout peut s'enflammer ». Ce territoire figure parmi les départements les plus délictuels surtout pour la gravité des faits recensés (pillages, rackets, ...). Un point culminant a été atteint en 2021 où l'île a été paralysée par des barrages tenus par des hommes en arme. À Fort-de-France, une difficulté est aussi qu'on compterait environ 400 toxicomanes désoeuvrés en centre-ville, sans prise en charge et à l'origine de nombreux désordres.

Sur ce territoire, plusieurs sujets s'avèrent particulièrement « inflammables » : le scandale de la chlordécone, le foncier et la vie chère, comme en 2024.

Comme cela a été indiqué lors d'une réunion au commissariat de Fort-de-France, depuis plusieurs années en Martinique, les partisans des mouvements rouge-vert-noir14(*) se greffent sur les manifestations et attisent des violences. Les opérations de maintien de l'ordre peuvent facilement dégénérer en insurrection avec utilisation d'armes à feu et la quasi-paralysie des forces situées en première ligne. Une des difficultés est aussi la nécessité de compter sur ses propres forces, sans renfort immédiat. Les escadrons mobiles sont partagés avec la Guadeloupe, d'où le souhait de l'installation pérenne d'un second escadron de gendarmes mobiles en Martinique.

Lors des récentes émeutes contre la vie chère à l'automne 2024, de nombreux équipements publics ont été vandalisés. Le commissariat de Fort-de-France a été visé par des tirs à balles réelles. La résidence préfectorale située à Fort-de-France a fait l'objet d'une tentative d'intrusion, lorsque des individus « ont force' le cordon de sécurité' qui protégeait le portail d'entrée de la résidence préfectorale, alors que celui-ci recevait les élus de l'île a` l'occasion de la venue en Martinique du ministre charge' des outre-mer15(*) ».

La direction de la police nationale à Fort-de-France compte 880 fonctionnaires pour couvrir deux communes, Fort-de-France et le Lamentin, soit une population de 150 000 personnes Certains services sont compétents pour toute l'île et certains juste sur la zone police, étant noté que la gendarmerie compte quant à elle 1 400 militaires.

Il n'existe pas de doctrine d'emploi spécifique pour le maintien de l'ordre outre-mer, les modes d'action sont généralement ceux expérimentés dans l'Hexagone et évoluent.

Ainsi, le recours aux gendarmes entraînant parfois un regain de tensions, l'usage est de mettre plutôt en première ligne des policiers avec des gendarmes mobiles en appui. Si l'usage du gaz lacrymogène évite le contact physique, il est contreproductif car il touche aussi les riverains et le système de climatisation, ce qui aggrave les tensions et les difficultés. Le lancement de balles de défense nécessite la présence d'un superviseur à côté du policier utilisateur, ce qui n'est pas aisé. Le tout dans un contexte marqué de très forte circulation des armes à feu, essentiellement en provenance des États-Unis, qui arrivent par conteneurs depuis les îles voisines et sont ensuite écoulées sur place par petites quantités ...

Beaucoup de règles hexagonales d'intervention sont particulièrement inadaptées comme « la règle des six heures du matin » pour les interventions car le soleil se lève très tôt dans certaines collectivités ultramarines et les forces sont vite repérées et entravées dans leurs actions, d'où la demande qu'elles puissent intervenir à partir de cinq heures. Le registre de gardes à vue montre que les auteurs sont souvent des récidivistes (à 90 %), avec un sentiment d'impunité car les amendes délictuelles forfaitaires (concernant essentiellement la sécurité routière et les stupéfiants) sont inefficaces : 90 % ne sont pas recouvrées.

Par ailleurs, le temps judiciaire apparaît trop long et cette lenteur fabrique de la délinquance de proximité. Sur 700 interpellations par an, on compte environ 120 mesures d'éloignement.

Il y aurait énormément de blanchiment d'argent lié au trafic de drogue mais trop peu d'enquêteurs financiers sont mobilisés sur cette zone. « Les saisies de masse sont souvent la partie émergée d'un iceberg qui laisse passer entre 80 et 95 % du trafic. Il y a également une défaillance de surveillance périmétrique de ce territoire puisque la surveillance porte sur ce qui part vers l'Europe plutôt que sur ce qui y entre par des dizaines de points côtiers en provenance de Sainte-Lucie, notamment des armes, de la cocaïne y compris par l'intermédiaire de pêcheurs. Toutes les nuits sont débarquées des ballots mais il n'y a aucune surveillance des côtes. Soit une quinzaine de baies connues mais il faudrait au moins 120 ETP supplémentaires rien que sur la Martinique. Plus que des renforts de radars, ce sont les outils de renseignements et d'interception qui font défaut ».

Une des conséquences symptomatiques de la dégradation de la situation est que face aux violences urbaines à répétition dans les territoires ultramarins, des compagnies d'assurance ont annoncé qu'elles cesseraient de prendre de nouveaux clients, ou réviseraient leurs contrats à destination des entreprises. Selon Hervé Mariton, le président de la Fédération des entreprises des outre-mer (FEDOM) « on est sur un problème systémique d'une très grande gravité ».

c) Le fléau des violences intrafamiliales

Le niveau des violences intrafamiliales est très élevé dans les territoires ultramarins. Environ 10 % des violences intrafamiliales ayant lieu sur le territoire français sont commises dans les outre-mer, alors qu'ils ne représentent que 4 % de la population.

Les violences intrafamiliales - c'est-à-dire sur les femmes, mais aussi les mineurs, plus rarement les hommes - sont deux fois plus nombreuses en outre-mer que dans l'Hexagone, selon les enquêtes VIRAGE réalisées dans les outre-mer et menées par l'Institut national d'études démographiques16(*) (INED).

Cumul annuel des coups et blessures volontaires (CBV) intrafamiliaux enregistrés en 2023 dans les DROM et les COM

 

Guadeloupe

Martinique

Guyane

Mayotte

La Réunion

Polynésie française

Nouvelle-Calédonie

France

Population

378 561

349 925

295 385

320 901

885 700

279 390

271 400

68 373 433

Cumul CBV intrafamiliaux

(SSMSI 2023)

1716

1712

1 327

530

4087

3 968

4 404

143 200

Pourcentage de la population concernée

0,45%

0,49%

0,45%

0,16%

0,46%

1,42%

1,62%

0,21%

Sources : SSMSI Atlas départemental de la délinquance enregistrée en 2023, édition juillet 2024

Insee - estimations de population DROM et France (résultats provisoires arrêtés fin 2023)

ISPF 2024 Polynésie française population estimée en 2023

ISEE 2019 Nouvelle-Calédonie estimation de population

Avec 14,6 % de femmes victimes de violences conjugales en 2023, La Réunion est le 2e département de France le plus touché derrière le Pas-de-Calais, selon la publication de novembre 2024 du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI).

En Polynésie française, 17 % des femmes déclarent avoir subi des agressions physiques dans le cadre de la relation conjugale. 3 000 signalements par an pour violences faites aux femmes sont recensés, soit un ratio de huit signalements par jour.

Mais le phénomène touche tous les territoires. Ancienne coordinatrice interministérielle contre les violences faites aux femmes en outre-mer, Justine Bénin a identifié divers facteurs pouvant expliquer cette prévalence outre-mer dans un rapport publié en octobre 2024. Si chaque territoire ultramarin a ses spécificités, les similitudes sont nombreuses : insularité, précarité, isolement, éducation autoritaire, addictions aux drogues et alcools, poids culturel, coutumier et religieux...

De plus, selon le dernier rapport du CESE, ces violences augmentent sur tous les territoires ultramarins pour lesquels des données sont disponibles. Le nombre de femmes victimes de violences conjugales était de 13,9 pour 1 000 habitants en Guyane en 2022, contre 12,7 en 2021 ; de 13,2 à La Réunion en 2022, contre 11 en 2021 ; 12,2 en Guadeloupe en 2022, contre 10,3 en 2021 ; de 11 en Martinique en 2022, pour 9,4 en 2021 ; et de 7,3 à Mayotte en 2022, contre 6,3 en 2021. En 2023, le parquet de Nouméa a recensé ainsi 2 658 procédures pour violences intrafamiliales (VIF), dont 1 934 pour les violences au sein du couple, soit une augmentation de 15 % par rapport à 2022.

Le fait est que le nombre d'assassinats de femmes progresse17(*). En 2022, 13 femmes ont été tuées par leur mari ou leur ex-conjoint en outre-mer, soit 11 % du total des assassinats de femmes en France.

Si les plaintes concernant les violences sexuelles sont en hausse dans tous les territoires, on sait aussi que ces violences font encore l'objet d'une sous-déclaration. Comme cela a été évoqué à de nombreuses reprises lors des auditions et entretiens18(*), de nombreuses femmes continuent à éprouver des difficultés à engager des poursuites dans un contexte où le dépôt d'une plainte reste en grande partie entravé par le cadre insulaire, la précarité économique, la situation administrative (notamment pour les femmes étrangères à Mayotte) et le contexte culturel de territoires où l'interconnaissance et l'emprise familiale sont très fortes.

La mise à l'abri et le recours à la décohabitation restent limités en outre-mer en raison de l'exiguïté des lieux et du manque de capacités d'accueil. Les questions d'accès aux droits ou de manque de place en hébergement d'urgence ont été évoquées partout : en Guadeloupe, à Mayotte, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. Le récent rapport de la Cour des comptes sur « Les politiques de prévention des violences faites aux femmes en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française »19(*) confirme d'importantes inégalités d'accès aux droits et aux services dans ces deux territoires.

Par exemple, le numéro national d'écoute téléphonique et d'orientation des femmes victimes de violences (numéro « Violences femmes info » qui garantit l'anonymat des victimes) n'était pas accessible jusqu'il y a peu en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. La Nouvelle-Calédonie a mis en place sa propre plateforme d'écoute téléphonique « SOS Écoute ». À Mayotte, le système est peu utilisé du fait de la barrière de la langue...

Plus généralement, la Cour des comptes pointe l'absence de suites dans le traitement des dossiers et la longueur des procédures, souvent décourageantes pour les victimes.

Quand les dispositifs judiciaires de protection sont mis en place sur les territoires, les politiques pénales appliquées ne sont pas homogènes : ainsi en Nouvelle-Calédonie, le nombre d'ordonnances de protection (OP) est en augmentation. Il croît aussi à Mayotte et en Martinique, où 80 % des demandes d'OP sont suivies d'effet, alors que ce dispositif semble peu appliqué et même souvent refusé en Guadeloupe.

Les difficultés d'accès aux structures de protection ont été signalées à la délégation lors de ses déplacements, que ce soit pour les hébergements d'urgence, les dispositifs d'accompagnement des victimes ou les centres d'accueil mère-enfant. Dans les DROM, le nombre d'hébergements pour les femmes victimes de violences est dérisoire : il va de 59 places en Guyane à 134 en Martinique.

Par ailleurs, ces constats soulèvent le problème de la formation du personnel de sécurité et du traitement des plaintes. Comme l'a dit le général Lionel Lavergne20(*), la question de l'efficacité de la judiciarisation se pose lorsqu'une personne est interpelée et mise en garde à vue une fois, deux fois, et que son procès n'est prévu que tardivement et que manquent les moyens de prévention de la récidive... La mise en oeuvre des bracelets antirapprochement ou d'un certain nombre de mesures d'éloignement par exemple trouvent leurs limites21(*).

2. Des trafics et réseaux qui s'implantent partout

Outre ces phénomènes de violences « de proximité », l'État est défié par les grands phénomènes criminels transfrontaliers (narcotrafics, immigration clandestine, orpaillage illégal, pêche industrielle illégale) qui sont à leur tour générateurs de multiples infractions et désordres : diffusion des gangs, circulation d'armes, économie parallèle...

a) Des réseaux criminels protéiformes et en développement : narcotrafic, armes, traite des êtres humains

Le développement du narcotrafic en particulier implique une délinquance connexe marquée par une violence exacerbée, des trafics d'armes et la prostitution. Dans les Antilles-Guyane, le narcobanditisme explique l'importance du trafic d'armes et la banalisation de la prostitution.

Les outre-mer sont devenus des points de passage sur les grands flux du narcotrafic. Les territoires français de la Caraïbe et d'Amérique latine sont situés à proximité des quatre premiers producteurs mondiaux de cocaïne (Bolivie, Pérou, Colombie, Venezuela).

La zone Antilles-Guyane en particulier est en effet particulièrement exposée. Proches des pays producteurs et des pays de transit comme Sainte-Lucie, le Guyana ou la République dominicaine et situés sur des routes historiques du transport maritime mondial, la Guyane et les Antilles françaises sont des portes d'entrée stratégiques pour le trafic de cocaïne à destination de l'Europe.

Les outre-mer français sont aussi des zones de « rebond » où les produits passent d'un mode de transport à un autre et sont utilisés par les trafiquants comme autant de portes vers l'Europe.

De ce point de vue, les ports français de la zone Caraïbe constituent des points de vulnérabilité majeurs. La saturation du marché américain conduit les organisations criminelles à cibler désormais l'Europe comme zone d'écoulement. À cet égard, le doublement du volume des conteneurs des ports de Fort-de-France et de Pointe-à-Pitre, alors que la sécurisation de ces enceintes portuaires est encore insuffisante, est un sujet de préoccupation majeur relevé par le rapport sénatorial susmentionné sur le narcotrafic. Les services de la police aux frontières SPAF portuaire

La multiplication des saisies massives témoigne de la vigueur du trafic utilisant les vecteurs maritimes (bateaux de pêche, voiliers, hors-bords, et conteneurs). En 2022, les saisies de cocaïne effectuées aux Antilles au sein des ports de plaisance, mouillages et marinas se sont élevées à près de 1,2 tonnes. En 2023, l'antenne de l'Office anti-stupéfiants (OFAST) en zone Caraïbes, compétente pour la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin, a saisi 11 tonnes de stupéfiants. En 2024, année record, les saisies se sont multipliées.

Dans la zone Antilles 28 tonnes de produits stupéfiants ont été interceptés en 2024. L'acheminement par mer est devenu la principale voie d'entrée de la cocaïne en France continentale. La moitié de la cocaïne saisie chaque année en France provient des Antilles et de Guyane22(*).

L'espace maritime de ces collectivités permet de transporter de grandes quantités de cocaïne à bord de conteneurs ou de bateaux de plaisance vers l'Europe.

Lors de leur déplacement aux Antilles, les rapporteurs ont pu visionner des opérations d'introduction ou de récupération de ballots de drogue sur des porte-conteneurs tournés par des caméras de surveillance et montrant l'intervention de véritables commandos formés pour repérer les caches à l'intérieur des porte-conteneurs, les accoster avec des go fast, récupérer ou placer de la drogue puis repartir en quelques minutes à la barbe d'équipages dont les effectifs sont très limités.

Le vecteur aérien est aussi largement utilisé pour le transport de cocaïne vers la France, essentiellement par l'intermédiaire de passeurs ou « mules », d'où la mise en place des dispositifs « 100 % contrôle »23(*).

Le rapport des sénateurs Jérôme Durain et Étienne Blanc est particulièrement sévère pour l'État, intitulant l'un des chapitres ainsi : « des territoires d'outre-mer abandonnés par l'État », avec des services sous-dotés.

Lors des auditions, il a été admis que l'augmentation réelle et récente des effectifs des services d'enquête, des douanes et des magistrats en poste dans les territoires ultramarins était loin d'être suffisante pour faire face à l'intensification du trafic de stupéfiants et de la violence qui en découle.

Beaucoup déplorent que les moyens techniques soient notoirement insuffisants, tant pour l'enquête que pour la surveillance. À titre d'illustration, l'aéroport Félix Éboué (Guyane) n'a été que récemment doté d'équipements qui sont pourtant des outils de base du contrôle : scanner à rayons X pour les bagages et scanners à ondes millimétriques pour déceler les drogues transportées sous les vêtements. Quant aux aéroports antillais, ils ne disposent toujours pas de tels équipements.

Si la stratégie mise en place en Guyane a indéniablement eu des effets positifs, elle a semblé davantage tournée vers la protection de l'Hexagone que vers celle des territoires ultramarins. Surtout, elle a conduit à la mise en place de deux grandes stratégies de contournement : à la fois le report vers la voie maritime et le report vers les Antilles.

Lors de son audition, le contre-amiral Nicolas Lambropoulos, commandant supérieur des forces armées aux Antilles (Comsup FAA24(*)) a confirmé la très forte exposition de la zone Antilles-Guyane et ses principales caractéristiques :

« - Tout d'abord, le trafic s'est déplacé du Pacifique vers l'Atlantique et la Caraïbe, alors qu'il avait historiquement lieu du côté du Pacifique. C'est la pression des États-Unis sur les narcotrafiquants dans le Pacifique qui les a incités à se rabattre dans la Caraïbe et dans l'Atlantique.

- Par ailleurs, il y a un fort trafic de go fast vers la République dominicaine et Porto Rico, qui sont des portes d'entrée très importantes pour les narcotrafiquants.

- Les prises sur le Plateau des Guyanes sont en forte augmentation. Cette zone devient une plaque tournante parce qu'il y a une pression très forte sur la Colombie notamment. Les narcotrafiquants utilisent la forêt du Brésil, de la Guyane, du Suriname et du Guyana comme un refuge pour transporter la drogue vers des côtes d'où ils peuvent partir plus facilement vers l'Europe et l'Afrique.

- Enfin, les quantités saisies par prise sont en forte augmentation. Alors que nous saisissions il y a trois ou quatre ans 500 kg de cocaïne par prise, cette quantité est passée à 1 tonne au minimum ».

Or face à ces évolutions, les moyens dont dispose la Marine nationale ne sont plus adaptés : « Pour agir en mer, il faut des bateaux, du renseignement mais également des moyens de surveillance aériens ». Le préfet de la Martinique, dans le cadre de son action de coordination en mer, ne dispose que d'un seul aéronef à moyen rayon d'action (avion des services de garde-côtes) pour détecter et suivre en mer des cibles suspectées de se livrer au narcotrafic. L'amélioration passe par le guidage des navires susceptibles de réaliser des interceptions.

La visite de la frégate de surveillance Ventôse par les rapporteurs en avril 2024 a été édifiante... En service depuis 1993, elle se déplace à une vitesse de croisière de 15 à 20 noeuds (37 km/h) face aux go fast qui peuvent atteindre 100 km/h et transporter jusqu'à 3 tonnes de drogue. Mais les prises progressent : le patrouilleur Confiance a intercepté en janvier 2025 à 1300 km au large de la Martinique près de 9 tonnes de cocaïne sur un navire de commerce étranger, à la suite d'une coopération interarmées, interservices et internationale. Les forces armées françaises ont notamment travaillé avec le Maritime Analysis and Operations Centre-Narcotics (MAOC-N), un centre européen basé à Lisbonne.

Le trafic de drogue entretient la criminalité locale et la violence dans les territoires ultramarins.

Comme rappelé ci-dessus, la zone Antilles-Guyane enregistre un taux d'homicide sept fois plus important que celui de l'Hexagone lié aux règlements de compte entre gangs rivaux. En Guyane, la criminalité est aussi liée à l'orpaillage illégal et à l'activité des réseaux criminels implantés au Brésil et au Suriname. Ces réseaux n'hésitent pas à investir la Guyane française voisine pour poursuivre leurs actions, d'où la montée en puissance d'une délinquance ultra-violente dans l'utilisation des armes et le recours au règlement de comptes.

Au titre des trafics organisés par des réseaux criminels, les interlocuteurs rencontrés par les rapporteurs ont en outre cité la traite et l'exploitation d'êtres humains. Un état des lieux publié en octobre 2024 par les ministères de la Justice et de l'Intérieur étaye ces informations25(*). Ainsi, avec plus de 13,6 victimes pour 100 000 habitants, la Guyane et Mayotte figurent parmi les quatre départements français présentant, en 2023, les taux les plus élevés de victimes de traite ou d'exploitation des êtres humains.

Dans ces deux territoires ainsi qu'à La Réunion, la majorité des victimes de traite ou d'exploitation des êtres humains enregistrées par la police et la gendarmerie sur la période 2016-2023 sont des victimes d'exploitation par le travail, avec respectivement 71 % (Guyane), 85 % (Mayotte) et 75 % (La Réunion). Ce sont en revanche les victimes de proxénétisme qui sont majoritaires en Guadeloupe et en Martinique sur la même période, représentant respectivement 70 % et 65 % des victimes de traite humaine dans ces deux territoires. La prostitution touche particulièrement certaines populations en situation irrégulière, mais aussi les jeunes pris dans le piège de l'« argent facile ». En Guadeloupe, Marie-Luce Penchard, ancienne ministre des outre-mer, a fait remarquer que : « Les jeunes obtiennent de l'argent facile et les parents ferment les yeux lorsqu'il apporte des biens matériels, ils sont alors dans le déni. On note également que la prostitution n'est plus dévalorisante car dans les jeunes générations il y a un autre rapport au corps... ».

Les victimes de traite humaine enregistrées par la police et la gendarmerie sur la période 2016-2023 dans les DROM sont principalement de nationalité française, sauf en Guyane où 32 % sont de nationalité haïtienne et 20 % de nationalité brésilienne, ainsi qu'à Mayotte, où 63 % des victimes enregistrées sont de nationalité comorienne.

Une large majorité des victimes de traite humaine sont des femmes, sauf à Mayotte où elles représentent tout de même 50 % des victimes de traite humaine enregistrées sur la période 2016-2023. À La Réunion et en Guyane, leur part se situe près de la moyenne nationale (62 %), avec respectivement 67 % et 62 %. En Guadeloupe et en Martinique, elles sont en revanche très largement majoritaires (84 %).

Si la traite et l'exploitation des êtres humains restent très prégnantes en outre-mer, l'état des lieux des ministères de la Justice et de l'Intérieur souligne a contrario le très faible taux de condamnations prononcées dans les cinq DROM pour ces infractions, l'ensemble des tribunaux de ces territoires n'ayant prononcé, entre 2016 et 2022, que 84 condamnations pour proxénétisme et 50 pour exploitation par le travail.

b) Des phénomènes de trafic qui gagnent tous les territoires même les plus éloignés

En réalité, les trafics gagnent tous les territoires même les plus éloignés.

Comme l'ont répété les élus rencontrés sur place, ils prospèrent sur fond de précarité et de pauvreté, un phénomène massif dans les outre-mer. La perspective de revenus rapides pousse des individus voire des familles entières, sans nécessairement d'antécédents de délinquance, à se lancer dans le narcotrafic. Guetteurs, passeurs, revendeurs, livreurs, sont souvent des jeunes issus de familles précaires, des mineurs déscolarisés, mais aussi des étrangers en situation irrégulière.

En Polynésie française, la délégation a été alertée par l'explosion du trafic d'Ice, une métamphétamine particulièrement addictive. Drogue peu onéreuse aux États-Unis, elle constitue un « produit de luxe » à Tahiti. Malgré son prix élevé (dans la rue, une dose coûte 10 000 francs CFP, c'est-à-dire 80 €), cette drogue connaît un succès croissant sur le marché polynésien, le trafic représentant une ressource économique conséquente. L'Ice serait aujourd'hui consommée sur place par plus de 10 000 personnes26(*).

Le trafic de drogue se diversifie et peut arriver par voie maritime ou aérienne mais aussi via les colis postaux voire par lettres. Pour ne pas éveiller les soupçons, les quantités de drogue sont limitées à moins de 20 grammes, le poids maximal d'une enveloppe classique, et récupérée au niveau des services de la Poste.

Le nombre de saisies d'Ice a ainsi explosé. Le seul premier trimestre 2024 a dépassé le bilan chiffré de 2023. Un tiers des détenus des centres pénitentiaires de Nuutania et de Tatutu le sont pour trafic d'Ice. Mais le réseau s'adapte. Dernièrement, la Gendarmerie nationale de la Section de recherches et de l'antenne de l'OFAST de Papeete a saisi de 2,7 kilos de méthamphétamine dans un véhicule stocké dans un conteneur, dont 500 grammes d'Ice « bleue », réputée encore plus dangereuse, pour un total de plus de 480 millions de francs Pacifique (4 millions d'euros). Il est important de noter que cette prise résulte de la coopération entre les moyens du commandement de la gendarmerie, des équipes cynophiles du peloton de surveillance et d'intervention de Faa'a et des techniciens en identification criminelle.

Cette substance a été analysée par l'Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale située à... Pontoise. La crainte est qu'à l'Ice s'ajoute bientôt l'importation de fentanyl, opioïde de synthèse très présent sur la côte ouest des États-Unis.

À l'origine essentiellement concentrées dans les îles de l'archipel de la Société, singulièrement Tahiti, le trafic et la consommation sont en train de gagner les archipels et en particulier ceux qui se trouvent sur la route dite « des voiliers ».

Aux Marquises, les maires ont fait état du décès brutal de jeunes, par suicide souvent liés à l'addiction. Sans confirmer, le poste de gendarmerie local souligne la forte vulnérabilité des côtes marquisiennes et l'éparpillement des îles (Fatu Hiva par exemple est à plus de 4 heures de bateau du poste de gendarmerie le plus proche situé à Hiva Oa). Les services de police, de gendarmerie comme des douanes ont évoqué une route de la drogue qui provient d'Amérique latine et des États-Unis, qui traverse la Polynésie en passant par l'archipel des Marquises, en direction de l'Ouest, vers les Tonga, les Fidji ou les Samoa pour rejoindre les marchés d'Australie et de la Nouvelle-Zélande.

Comme le souligne la sénatrice de la Polynésie française, Lana Tetuanui, la situation est véritablement alarmante dans cette collectivité : « La drogue dure qui s'appelle « Ice » tue la jeunesse polynésienne à « petit feu ». Les services judiciaires doivent lancer une étude sur la dangerosité de cette drogue et le nombre de jeunes qui ont succombé à ce fléau »27(*).

L'océan Indien connaît aussi un narcotrafic croissant en haute mer en raison de l'emplacement géographique de La Réunion, sur la route entre le Pakistan et l'Afrique du Sud, qui conduit régulièrement le parquet de Saint-Denis de La Réunion à connaître d'importantes saisies de stupéfiants.

À La Réunion, les rapporteurs ont recueilli les témoignages des acteurs locaux. Frédéric Labrunye, commandant de la gendarmerie, a fait état de la montée du trafic de stupéfiants sur l'île... Lors de la visite du quartier de Bras-Fusil à Saint-Benoît, Laurent Chavanne, directeur territorial de la police nationale, a confirmé de même que le problème des stupéfiants monte, La Réunion étant proche des axes Asie-Afrique de trafic de la drogue.

Alain Chateauneuf, président de la cour d'appel de Saint-Denis, et Fabienne Atzori, procureure générale, ont défini un département relativement calme par rapport aux autres outre-mer, mais avec des menaces croissantes. Le sentiment partagé est que pour préserver la stabilité de l'île, qui est le plus peuplé, la vigilance est impérative et les risques naissants doivent être stoppés rapidement pour éviter des débordements qui imposeraient des efforts beaucoup plus lourds à l'avenir.

Fait inquiétant, le phénomène des mules s'y répand. En 2024, 24 kg de cocaïne ont ainsi été saisis à l'aéroport de Roland Garros de La Réunion (équivalant à 3,6 millions d'euros). L'augmentation des mules (22 personnes arrêtées) y a été remarquée par les services de la douane, que ce soit dans leur organisme ou dans les bagages.

3. Un service public de la justice à la peine

Face à la délinquance qui explose, l'institution judiciaire, à quelques exceptions près, apparaît fragile dans les outre-mer. Selon la formule de Me Patrick Lingibé28(*), si la justice est en grande difficulté dans l'Hexagone, elle est parfois « dans un état de coma avancé en outre-mer ».

a) Les moyens contraints de la justice outre-mer

Devant la délégation Me Patrick Lingibé a déploré une forme d'indifférence : « un rapport sur les États généraux de la justice a été établi par un comité présidé par Jean-Marc Sauvé. Sur ses 250 pages, 2 pages et demie sont réservées à l'outre-mer, sans solution ! »

Selon lui, « aucune réflexion n'est portée sur chaque territoire. Par exemple, Mayotte a changé de statut. Ce changement s'est accompagné de la suppression des juridictions d'appel. Le justiciable mahorais doit donc se rendre à Saint-Denis de La Réunion pour un contentieux. Nous avons réduit les droits des justiciables mahorais dans une optique de réorganisation administrative. De même, la Guyane est confrontée à un problème de trafic de stupéfiants. Or le traitement des problèmes de stupéfiants est traité à 1 800 kilomètres, en Martinique, où est implantée la juridiction interrégionale spécialisée. Quand vous rencontrez des problèmes amazoniens, sud-américains, vous ne pouvez pas adopter un prisme déconnecté de la réalité ».

Comment s'étonner dès lors que la justice outre-mer doive faire face à la défiance croissante des ultramarins. Dans une étude mandatée par le Conseil national des barreaux et réalisée par le cabinet Odoxa sur l'évaluation de la conception de la justice par les justiciables, 84 % des ultramarins affirmaient avoir le sentiment que la liberté et les droits fondamentaux ont tendance à reculer.

De fait, dans les outre-mer l'accès au droit est objectivement problématique : à l'éloignement et l'insularité s'ajoutent le contexte de pauvreté, la fracture numérique, l'illettrisme (qui va du double au quadruple par rapport au niveau hexagonal) ...

L'activité pénale des juridictions outre-mer

Source : Ministère de la Justice, Direction des affaires criminelles et des grâces, 2024

Même si on constate en outre-mer un délai moyen des procédures inférieurs qu'en Hexagone (5,1 mois contre 6 mois) et malgré les améliorations récentes dont les auditions ont rendu compte29(*), le service public de la justice en outre-mer est confronté à de profondes difficultés30(*).

Les violences représentent 18 % de la structure du contentieux au niveau national, mais elles s'élèvent à 30 % en outre-mer.

La réponse judiciaire à cette situation se heurte à des problèmes d'organisation et de répartition des moyens.

En principe, les DROM disposent des mêmes juridictions de première instance à quelques nuances près : les tribunaux judiciaires ; le tribunal de police ; le tribunal correctionnel, la cour d'assises et le conseil de prud'hommes.

Mais pour les collectivités d'outre-mer (Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française) et la Nouvelle-Calédonie, le tribunal de première instance reprend les attributions du tribunal judiciaire qui statue en France hexagonale.

Saint-Barthélemy et Saint-Martin fonctionnent via des chambres détachées qui sont des démembrements du tribunal de première instance situé en Guadeloupe. La liste de leurs compétences matérielles est fixée par décret.

Or les rapporteurs qui se sont rendus sur place et ont échangé avec les autorités et les magistrats de ces territoires ont constaté que la situation n'était pas satisfaisante au regard des besoins.

À Saint-Martin, qui connait un taux de criminalité 5 fois plus élevé que dans l'Hexagone, où la lutte contre le narcotrafic devrait être une priorité, il y a peu de judiciarisation. Les moyens de justice sont limités : problèmes notamment au niveau du greffe, absence de tribunal judiciaire (situé en Guadeloupe). Par ailleurs, il y a un problème de sécurité routière, souvent vecteur d'entrée dans la délinquance très précoce (rodéo, weeling...) et révélateur de la marginalité d'une partie de la jeunesse (2 400 jeunes sans emploi). Une attention particulière est portée aux deux-roues impliqués dans les vols à main armée, dans les transports de stupéfiants et dans les accidents de la route. De plus, l'absence de centre de détention a développé le recours à la comparution immédiate et à la correctionnalisation des peines qui tendent à minorer la gravité de la violence qui sévit sur ce territoire.

En Guyane, la justice est en déficit structurel de moyens et tout est concentré à Cayenne. L'éloignement constitue une difficulté pour les familles souhaitant rendre visite aux détenus, nécessairement incarcérés à Cayenne.

L'état de la justice en Guyane

Comme l'a souligné le procureur général de Guyane, Joël Sollier, « la justice sur ce territoire est en déficit structurel de moyens, ce qui ne permet pas d'appréhender les grands trafics dans toute leur ampleur et leur réalité. Peu ou pas de démantèlement ou de condamnation d'envergure, la justice est souvent cantonnée à la gestion courante d'une criminalité qui assèche ses capacités opérationnelles sans traiter les racines de la délinquance ».

Des difficultés sont en effet liées à la vacance d'un certain nombre de postes. Le tribunal judiciaire de Cayenne est resté sans président et sans procureur pendant plusieurs mois. Les brigades de soutien sont très bien perçues. Pour autant, les nominations de personnes en renfort pour de courtes durées ne résolvent pas le problème d'instabilité et ne permettent pas de se projeter à long terme, même si ce dispositif est indispensable.

La justice doit développer des structures de lutte contre la criminalité organisée. Pour autant, la police doit également être concernée. Pour démanteler des réseaux, il faut effectivement une capacité d'enquête, de renseignement, et des personnels spécialisés ainsi qu'une capacité de jugement qui, à ce jour, sont très insuffisantes en Guyane. Une évolution positive s'amorce, mais les efforts doivent être poursuivis.

Il est également nécessaire d'avoir recours à un meilleur usage du droit. La législation nationale appliquée en Guyane soulève des difficultés liées aux particularités du territoire. Des possibilités d'adaptation de la législation nationale par l'instrument des habilitations sont envisageables, mais peu utilisées. Il est souhaitable d'adapter le code de procédure pénale ou le code minier, ce qui a été récemment réalisé, pour les adapter aux besoins locaux.

La géographie particulière de la Polynésie française avec ses multiples insularités et les distances considérables entre des îles dispersées sur une superficie équivalente à celle de l'Europe en est un autre exemple frappant.

Cet éloignement rend l'accès à la justice bien plus long, complexe et coûteux qu'en d'autres lieux du territoire national. Le territoire compte 3 sections détachées : Raiatea, Marquises, Tuamotu-Gambier. À la tête de chaque section détachée : un vice-président (qui fait office de « juge orchestre » : il assure toutes les fonctions spécialisées sauf celle de juge d'instruction. Au parquet, il y a un référent justice de proximité/justice des archipels. La nécessité s'imposerait d'avoir au minimum un emploi de parquetier de 1ère instance en plus pour gérer correctement la justice pénale de proximité et l'activité de justice foraine au sens large (audiences, politiques publiques et alternatives).

La section détachée du Tribunal de première instance aux Marquises

La délégation a visité la section détachée du Tribunal de Taiohae à Nuku Hiva, présidée par Cécile Brunet-Ludet. L'accès à la justice est un défi pour l'incarnation de l'État dans cet archipel habité le plus éloigné au monde de tout continent.

Les Marquises situées à 1 400 km de Tahiti, soit plus de 3 heures 30 d'avion, sont réparties sur 6 îles principales. Il existe un décalage horaire de 30 minutes avec Papeete. Les déplacements entre les îles sont rares sauf entre Nuku Hiva et Hiva Oa. Ua Pou qui comprend autant d'habitants que les premières n'est pas desservie tous les jours. Il faut 4 à 5 heures de bateau pour se rendre de Fatu Hiva à Hiva Oa. Une fois sur place, les trajets vers les villages situés dans des vallées escarpées et loin des ports ou aérodromes sont longs et coûteux.

La section détachée est dotée de moyens très restreints : une magistrate aux compétences multiples (juge foncier, juge civil, juge des enfants, juge aux affaires familiales, juge pénal, juge des tutelles, juge de l'application des peines), outre la fonction d'assesseur neuf semaines par an à la cour d'assises de Papeete ; un greffier depuis trois mois pour les six îles, un second greffier et, de façon très ponctuelle, un agent contractuel (trois mois de vacations par an).

Les compétences de la section détachée sont éclatées à l'image du territoire : elles concernent toutes les affaires civiles et pénales du ressort-contentieux général, juge foncier, juge des enfants, juge de l'application des peines, etc. - à l'exclusion du contentieux du travail et du commerce.

Les fonctions s'exercent dans un contexte très spécifique : si 80 % de l'activité de la magistrate se déroule sur l'archipel, elle doit néanmoins se rendre également à Papeete, à la cour d'assises notamment, et les fonctions requièrent une bonne compréhension de la culture locale, eu égard à l'identité forte de ces territoires. Or, au vu des distances, la mobilité est nécessairement réduite et limite à deux par an les déplacements dans chaque île, complétés par la visioconférence pour obtenir un « double maillage » permettant des consultations gratuites (notaire-avocat-magistrat et juristes pour l'accès au droit) tous les trimestres.

Il est à noter que le tribunal est doté d'une salle de visioconférence qui requiert toutefois de bonnes conditions de réseau, ce qui est toujours un défi dans les îles. Le succès rencontré par la mise en oeuvre expérimentale récente (mai 2024) d'un service d'aide juridique et judiciaire, juridictionnelle, gratuit, pluridisciplinaire (avocat, médiateur, notaire, assistante sociale, juriste généraliste) à la population insulaire confirme la nécessité de conduire une action de l'Etat s'affranchissant d'une approche purement statistique pour mettre en oeuvre des moyens appropriés aux très grandes particularités de cet archipel ( langue, religion, culture, identité forte incarnée par les maires).

La géographie de la Polynésie française supposerait des modalités renforcées pour « aller vers » les justiciables. Or le budget de frais de déplacement est très largement sous-doté au regard de l'importance des distances et des coûts induits, non seulement en transport mais également en hébergement. Sur place, les magistrats ont insisté sur les difficultés de déplacement par les transports tant aériens (dépendance des vols commerciaux) que maritimes (dessertes aléatoires, chronophages voire risquées).

L'outil numérique pourtant crucial sur des territoires dispersés, éloignés de l'Hexagone et confrontés aux décalages horaires, connaît des aléas liés aux flux informatiques dont la circulation est fortement obérée par les capacités des liaisons en place (insuffisance des câbles notamment). Or toute la modernisation des procédures telle que « procédure pénale numérique » (PPN) ainsi que la gestion pénale des audiences foraines dépend de cet outil.

Dans plusieurs territoires, persiste aussi un problème de ressources humaines pour pourvoir les postes.

Les outre-mer représentent 4,8 % des effectifs de magistrats pour traiter des affaires judiciaires. Mais le taux d'absentéisme dans certains services judiciaires ainsi que le taux de rotation sont particulièrement élevés (Guadeloupe, Guyane).

Si pour certains territoires, il est difficile de trouver des candidats (Guyane, Mayotte) d'autres rencontrent une insuffisante mobilité (Polynésie). Le ministère a déployé de nouveaux outils, avec des affectations temporaires et les brigades de soutien

Les moyens représentent 5 % des augmentations d'effectifs prévues dans la loi d'orientation et de programmation 2023-2027. Cela correspond à 68 magistrats, 76 greffiers et 44 attachés de justice supplémentaires en 2024. Il y a également de nouvelles dispositions législatives, avec le nouvel article 27-2 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Il convient de souligner la nomination d'un délégué pour les outre-mer au secrétariat général du ministère de la Justice, mais qui est une création récente, datant d'avril 2023.

Preuve des difficultés de recrutement, pour les cours d'appel de Cayenne, de Saint-Denis de La Réunion et le tribunal judiciaire de Mamoudzou, le ministère a dû mettre en place un accompagnement RH renforcé avec des priorités d'affectation. Un agent qui accepte de partir dans ces ressorts pendant une durée minimum de 3 ans bénéficie par la suite d'une priorité d'affectation dans le ressort de son choix. C'est un dispositif innovant, qui a été mis en place pour les magistrats depuis presque 3 ans et qui commence à avoir des résultats positifs, même si la situation à Mamoudzou avant même la terrible catastrophe provoquée par le passage du cyclone Chido a pu complexifier l'arrivée de magistrats dans le cadre de cet accompagnement RH renforcé.

Dans la loi organique du 20 novembre 2023, un dispositif d'intervention immédiate en cas d'événements provoquant des difficultés de fonctionnement de l'institution judiciaire et de continuité du service public de la justice a aussi été prévu (au regard des événements en Martinique et en Guadeloupe)31(*).

Pour d'autres rares cours d'appel, c'est la difficulté inverse, montrant la nécessité du « sur mesure ». En Polynésie française, les magistrats restent très longtemps sans y avoir d'attaches matérielles ou familiales. Suite à de graves tensions dont la presse a rendu compte32(*), et « l'image de la justice » ainsi donnée, la question de la durée d'affectation des magistrats s'est donc posée. Dans son récent rapport susmentionné, la commission des lois a estimé nécessaire de prendre en considération l'étroitesse du ressort juridictionnel, a fortiori lorsque ce dernier est identique en première instance et en appel. Elle a proposé d'envisager dans cette hypothèse une règle spécifique, applicable aux magistrats du parquet comme aux magistrats du siège, sans que cela remette en cause le principe constitutionnel d'inamovibilité des juges.

Pour les magistrats, il faut aussi noter l'absence d'« originaires » (il n'y a pas de magistrats kanaks, seulement un polynésien, et quelques rares antillais), donnant l'impression d'une « justice très hexagonale » manquant d'une réelle connaissance des cultures locales.

L'intérêt du développement d'une culture des outre-mer dans cette administration, comme pour les autres administrations de l'État, a été souvent évoqué. Dans la magistrature, des séminaires à l'attention de tous les magistrats serait utiles. La session de formation continue de l'École normale de la magistrature (ENM) « être magistrat outre-mer » est jugée insuffisante et ne constitue d'ailleurs pas un préalable obligatoire pour une prise de poste en outre-mer... Cette problématique est actuellement expérimentée en Polynésie française où le Haut-Commissariat organise des séminaires très appréciés pour les nouveaux arrivants sur une durée de deux jours qui mériteraient d'être étendus et précédés d'une formation à distance avant affectation.

Par ailleurs, la question de l'adaptation immobilière est aigue.

Or, même si les chantiers de constructions et de réhabilitations n'ont jamais été aussi nombreux, les spécificités ultramarines ne sont toujours pas intégrées. Me Patrick Lingibé a estimé que : « Comme nous n'avons pas de prisme ultramarin, les standards appliqués dans l'immobilier sont strictement les mêmes que dans l'Hexagone alors que nous savons très bien que les bâtiments vieillissent plus vite en outre-mer. La notion de bassin de vie n'est pas intégrée. »

Selon Fabien Neyrat, l'adaptation et la structuration de la fonction immobilière du ministère de la Justice pour les outre-mer est désormais la priorité du secrétariat général et de sa délégation.

Il faut remarquer que l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ) gère la construction des grands projets immobiliers mais elle a aussi, contrairement à l'Hexagone, la mission de gros entretien et de réparation (GER) du patrimoine immobilier de la justice en outre-mer pour les travaux dont le montant est compris entre 150 K€ et 1 M€. Cela ne va pas sans poser de difficultés parce que l'APIJ n'est pas toujours à l'aise pour piloter des projets plus modestes, son ingénierie étant adaptée aux gros projets. Un coordinateur de proximité dans les territoires a donc été institué pour faire l'interface entre les utilisateurs finaux et l'APIJ : il identifie les obstacles, priorise certains éléments. Par exemple, pour la cité administrative et judiciaire de Saint-Martin dont la maîtrise d'ouvrage est assurée par l'APIJ, le coordinateur a siégé dans les différents comités techniques pour faire entendre la voix du ministère de la Justice.

Pour aller plus loin ; le ministère travaille aussi à la mise en place d'un département de l'immobilier outre-mer au sein du ministère mais qui reste à concrétiser.

L'accès à la justice en outre-mer aussi freiné par la complexité du droit applicable du fait de l'accumulation des différentes législations (droit civil commun, droit coutumier, droit religieux, droit local...). Cette question est particulièrement prégnante dans le domaine foncier.

Le Tribunal foncier de Polynésie française

Le Tribunal foncier situé à Papeete est un tribunal spécialisé unique en France, présent exclusivement en Polynésie Française et prenant en compte le rapport traditionnel à la terre sur ce territoire. Ce tribunal, créé par la loi du 27  février 2004 complétant le statut d'autonomie de la Polynésie française, a vu son organisation et son fonctionnement précisés par la loi du 16 février 2015 et son décret d'application du 16 octobre 2017. Il est effectif depuis le 1er décembre 2017 et fait suite à un contrat d'objectif entre la Cour d'appel de Papeete et la Chancellerie qui a permis, par l'octroi de moyens humains et financiers, de diminuer fortement le stock et les délais de traitement des dossiers préalablement traités par la Chambre des Terres du Tribunal de première instance.

Ce tribunal traite des affaires dites « de terres » : les revendications de propriété par titre ou par usucapion, les actions en partage, les litiges relatifs à l'accès à la terre (notamment les servitudes de passage), à sa délimitation (actions en bornage et en empiétement, constructions sur le terrain d'autrui) ou encore les expulsions d'occupants sans droits ni titres. Le Tribunal foncier de Papeete est circonscrit aux Îles sous le Vent. Dans les autres archipels, des « sections détachées » gèrent les différents contentieux, comprenant les affaires de terres.

Le Tribunal fonctionne sur la base de règles procédurales spécifiques et applique un droit dont certaines dispositions ont été adaptées à la Polynésie Française (Délibération APF du 12 octobre 2017).

Le Tribunal foncier se compose actuellement de 3 magistrats, 6 personnels de greffe, un juriste-assistant ainsi qu'un interprète. Il fonctionne sous le mode de l'échevinage, le juge étant assisté de deux assesseurs issus de la société civile, recrutés sur la base de garanties de compétences et d'impartialité, et qui permettent une prise en compte de la dimension sociologique et historique de la problématique foncière.

Au vu de la nature du contentieux (litiges familiaux ou entre voisins), les accords amiables sont favorisés, le tribunal pouvant - sous réserve de l'accord unanime des parties - désigner un médiateur foncier nécessairement choisi dans une liste agréée par le Pays (ils sont au nombre de 6 pour toute la Polynésie). Ce médiateur est rémunéré par les parties qui y recourent, et dispose de deux fois trois mois pour résoudre le conflit. Cette procédure permet donc de gagner du temps sur la résolution en cas de solution commune. Les affaires de terres donnent souvent lieu à la désignation par le juge d'un expert géomètre (notamment pour proposer des projets de partage), ou d'un notaire (chargé de dresser un projet d'état liquidatif). Les parties civiles bénéficiant de l'aide juridictionnelle peuvent se voir attribuer un avocat. Depuis la loi organique du 5 juillet 2019, ces avocats, au nombre de deux, sont des salariés auprès du pays.

Le Tribunal foncier a prouvé son efficacité : 1416 dossiers en attente en 2014, le stock de l'année 2023 s'élève à moins de 800. Le délai de résolution a également diminué passant de plus de 5 ans et demi en 2014 à moins de 4 ans en 2023. Cependant, un quart des dossiers restent gelés dans l'attente d'une expertise géomètre. Le manque de professionnels est un des points noirs : compter 3 à 4 ans de délai.

Depuis la loi Letchimy de 2016 ou encore la loi n° 2024-322 du 9 avril 2024 qui a notamment étendu le partage par souche en vigueur en Polynésie depuis la loi du 26 juillet 2019, le droit foncier outre-mer est marqué par des spécificités accrues.

Source DSOM

La question de l'accès au droit est liée à celles de l'accès à un avocat ou à l'aide juridictionnelle, souvent évoqués au cours des auditions et des déplacements ainsi qu'à l'intervention de professionnels tels que des notaires ou des géomètres.

Or beaucoup de territoires ultramarins n'ont pas ou peu d'avocats, comme à Wallis-et-Futuna qui dépend de la cour d'appel de Nouméa. Ce sont des citoyens défenseurs qui assurent la représentation des justiciables en matière pénale. Saint-Pierre-et-Miquelon ne compte pas non plus d'avocat. Parfois, sur un même territoire, l'accès à l'avocat est également rendu pratiquement impossible en raison de la géographie (Guyane, Nouvelle-Calédonie, archipels polynésiens). Les archipels polynésiens sont dépourvus de ces relais juridiques.

L'insuffisance de l'aide juridictionnelle doit aussi être pointée, avec une particularité en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie : tout ce qui est pénal relève de l'État, alors que tout ce qui est civil relève des gouvernements locaux.

Il existe également des problèmes d'interprétariat du fait du manque d'interprètes qualifiés et de documents traduits. Selon Julien Retailleau, « Le Code de procédure pénale, depuis novembre 2023, autorise le recours en urgence à un interprète par visioconférence ou tout autre moyen de communication. Je reconnais qu'il est difficile sur le territoire de Mayotte de trouver des interprètes mais aussi des avocats ou des médecins prêts à se déplacer en garde à vue. Ces éléments mettent en tension la capacité de traitement des affaires par la chaîne pénale mahoraise. »

b) Une sous-capacité carcérale dramatique

Fait connu, la situation dans les prisons françaises est critique, avec plus de 80 000 détenus pour environ 62 360 places. Les outre-mer représentent 9 % de la population carcérale.

L'échec du plan quinquennal de construction de 15 000 places de prison annoncé en 2017 est criant. Aux termes de deux quinquennats, à peine plus de 6 000 places auront été construites, dans le meilleur des cas. Les outremers auront leur part dans cet effort malheureusement très en dessous des besoins.

Dans les outre-mer, la situation des établissements pénitentiaires ultramarins est alarmante, même si elle varie fortement d'un territoire à l'autre, allant d'établissements aux capacités réduites à des établissements d'importance confrontés à une surpopulation inquiétante et chronique. La surpopulation carcérale est plus élevée en moyenne dans les outre-mer que dans l'Hexagone même si les chiffres cachent une réalité contrastée et si de nombreuses opérations immobilières devraient être achevées entre 2025 et 2029 : Baie-Mahault (300 places), Basse-Terre (200 places), SAS Ducos (120 places), Saint-Laurent-du-Maroni (495 places) ...

Au 7 novembre 2024, on recense 6 519 détenus pour 4 550 places opérationnelles (143 % de taux d'occupation). Pour les seules maisons d'arrêt, ce taux passe à 178,2 %, ce qui est un des taux les plus élevés de France.

Mayotte possède un unique centre de détention à Majicavo. Le taux d'occupation atteint 270 % soit le record national : on compte 650 détenus pour 278 places. Cela signifie que quatre ou cinq détenus s'entassent dans des cellules de 13 m2 prévues pour deux. Plus de la moitié d'entre eux dorment sur des matelas installés à même le sol.

La Réunion affiche également un taux de surpopulation carcérale de 150 %. Conçu pour accueillir 475 personnes, le centre pénitentiaire de Domenjod abrite aujourd'hui près de 820 détenus. Un taux d'occupation qui atteint les 150 % en maison d'arrêt. Au total, on compte une centaine de matelas au sol, et jusqu'à 4 détenus par cellule.

Concernant la Nouvelle-Calédonie, un rapport de 2019 (deuxième visite du Centre pénitentiaire de Nouméa par le CGLPL) dénonçait une surpopulation carcérale autour de 130 % et des conditions de vie déplorables (proximité forcée, sous-effectif du personnel). Selon les chiffres du ministère de la Justice au 1er septembre 2024, au centre de détention de Nouméa, la densité carcérale est de 164 % et de 173 % en maison d'arrêt. En février 2022, l'ouverture d'un nouveau centre de détention de Koné, doté de 120 places, a permis de désengorger les autres centres présents sur le territoire calédonien (densité carcérale 95 % à Koné).

À Wallis-et-Futuna, la maison d'arrêt existant depuis une trentaine d'années et qui ne répondait pas aux critères réglementaires doit être remplacée par un établissement pénitentiaire à Mata-Utu. Le taux d'occupation est de 140 % car on compte 7 prisonniers pour 5 places. 33(*)

En Guyane, le centre pénitentiaire de Rémire-Montjoly connaît une forte surpopulation carcérale (centre de détention : 137,3 % selon les chiffres du ministère de la Justice et maison d'arrêt : 203,7%). Il s'agit d'une population majoritairement étrangère (65 % en 2014) issus des pays limitrophes : Suriname, Brésil, Guyana. Le taux d'occupation des places pour mineurs est de 100 %.

Concernant la Martinique, le centre de Ducos est à la fois maison d'arrêt et centre de détention. La densité carcérale est forte surtout en maison d'arrêt (maison d'arrêt : 168,5 % et centre de détention : 110,1 %).

En Guadeloupe, le centre de Baie Mahault apparaît aussi saturé (centre de détention : 100 % et maison d'arrêt : 188,4 %). À Basse Terre se trouve la plus ancienne et la plus vétuste des maisons d'arrêt françaises avec une densité carcérale de 131,6 %. Le taux d'occupation des places pour mineurs est de 40 %. Les prisonniers sont essentiellement de nationalité française. Parmi les étrangers, la majorité vient de la Dominique.

L'absence de prison est une spécificité de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, les détenus devant ainsi être incarcérés en Guadeloupe.

À Saint-Pierre-et-Miquelon, on trouve la plus petite prison du territoire français (centre de détention : 3 places et maison d'arrêt : 4 places) avec très peu de délinquance et un faible taux d'occupation. Si la peine est supérieure à 7 ans, le détenu est transféré dans l'Hexagone.

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Source : Ministère de la Justice, Direction de l'administration pénitentiaire, Bureau de la donnée, de la recherche et de l'évaluation, Statistique des établissements et des personnes écrouées en France au 1er septembre 2024

Une problématique récurrente est le défaut de prise en charge des détenus ayant des problèmes psychiatriques. Les outre-mer en général n'ont pas d'unité hospitalière spécialement aménagée ou UHSA (en d'autres termes, des établissement publics de santé prenant en charge des personnes détenues nécessitant des soins psychiatriques en hospitalisation). Pourtant ce type de profil foisonne au sein des centres de détention. En Guyane, selon une étude de juin 2024, 72% des détenus souffrent d'au moins un trouble psychiatrique34(*).

Avec la suroccupation, ces établissements connaissent des problématiques connexes.

La surpopulation carcérale va de pair avec la dégradation des conditions de détention. Considérées comme indignes, elles donnent lieu à des condamnations et des recours en nombre. En 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné la France pour ses prisons indignes. Sur les neuf établissements pointés du doigt, trois étaient ultramarins : le centre pénitentiaire de Baie-Mahault (Guadeloupe), celui de Ducos (Martinique) et la prison de Faa'a-Nuutania (Polynésie). La délégation s'est rendue dans ces 3 établissements.

La prise d'otages survenue à la prison de Majicavo à Mayotte le 28 septembre 2024, a nécessité l'envoi de renforts en urgence. Plus d'une centaine de détenus y avait pris part. Un cadre pénitentiaire a été agressé. Des clés des cellules ont été dérobées. Un surveillant a été pris en otage. Fait exceptionnel, le directeur de la prison a décidé de démissionner pour dénoncer les conditions d'emprisonnement et la surpopulation carcérale, et appeler à la construction d'une nouvelle prison. Les agents pénitentiaires ont demandé à exercer un droit de grève - pourtant interdit - pour protester contre les conditions de travail.

Promis de longue date, le projet de construction a fait l'objet d'études foncières et d'urbanisme préliminaires depuis 2022 pour identifier des terrains disponibles, mais la réalisation d'un établissement pénitentiaire de 400 places et d'un centre de semi-liberté de 15 à 20 places n'a toujours pas avancé.

Cette suroccupation compromet également les projets de réinsertion et est un facteur de récidive. À Domenjod (La Réunion), le quartier des femmes, notamment, est très impacté par la surpopulation. « La prison doit être un lieu de réinsertion, mais pas de désinsertion. Et il ne faut pas que la prison renferme les germes de la récidive. C'est cela qui est important. Nous sommes venus aussi parce que nous avons la possibilité, nous Région Réunion, d'y installer de la réinsertion par la formation professionnelle. Il y a au moins 300 mètres carrés d'espace où on peut instaurer de la formation », fait savoir la présidente de région Huguette Bello. « On est aujourd'hui avec plusieurs femmes dans une seule cellule de quelques mètres carrés. Il peut y en avoir 6, 7 dans la même cellule. Elles n'ont même pas assez de place, les détenues mangent parfois par terre. Avec l'arrivée de l'été, on a aussi la problématique de l'hygiène qui entre en jeu », d'après Vincent Pardoux, secrétaire régional FO Pénitentiaire.

Dans les Antilles et en Guyane, où la criminalité liée aux narcotrafics et aux gangs se répand très rapidement, les conditions carcérales deviennent des facteurs favorables au recrutement et à l'endurcissement des délinquants. Les établissements pénitentiaires sont des poudrières où les réseaux criminels trouvent matière à se développer.

La problématique de la surpopulation se caractérise aussi par des violences au sein des établissements : violences entre les détenus, racket, trafic, agressions physiques envers le personnel, démuni face à l'aggravation de la situation. Faute de contrôle suffisant, la projection de colis venant de l'extérieur se banalise. Ces colis contiennent souvent des téléphones et de la drogue. En Guyane, dans la prison de Remire-Montjoly, 40 % des détenus consomment du cannabis et 8 % du crack, véhiculés par le trafic intra-muros. En Martinique et la Guadeloupe, les maux rapportés en gros sont les mêmes ...

La situation en Polynésie française s'est améliorée ces dernières années mais n'est pas exempte de défis. Cette collectivité compte en effet quatre établissements pénitentiaires : deux situés sur l'île de Tahiti (le centre historique de Nuutania sur la commune de Faa'a et le nouveau centre de détention de Tatutu sur la commune de Papeari), un situé à Nuku Hiva (Marquises) et un situé sur l'île de Raiatea (Iles sous le Vent). La délégation a pu visiter les trois premiers.

La maison d'arrêt de Faa'a ayant donné lieu à la condamnation de la France au titre des conditions indignes de détention, un nouveau centre a été érigé en 2017 à Papeari, lequel accueille les condamnés définitifs permettant un désengorgement de la maison d'arrêt.

Les établissements pénitentiaires de Polynésie

L'établissement historique de Nuutania :

Il accueille des détenus provisoires et des condamnés incarcérés sous le régime de la maison d'arrêt. C'est également dans cet établissement que se situe le Centre pour Peines Aménagées qui accueille les mesures de semi-liberté et quelques mesures de « placements extérieurs ». Seul cet établissement est en capacité d'accueillir des femmes et des mineurs (il n'y a pas de centre éducatif fermé en Polynésie).

Le quartier maison d'arrêt de Faa'a dispose des places suivantes : 107 places pour hommes (dont 7 places « arrivants »), 15 places pour femmes (dont une place en nursery et une place « arrivant »), 4 places pour mineurs, 6 places dédiées aux mesures de régime spécifique. L'établissement compte également : une place pour l'isolement et 5 places pour le quartier disciplinaire (dont une au quartier femme). Le quartier « Centre de détention » (régime ouvert) ne s'adresse désormais qu'aux détenues féminines et dispose de 16 places. Le Centre pour peines aménagées compte 20 places.

L'effectif global est donc fixé à 170 places. En octobre 2024, le taux d'occupation de Nuutania était de 208 détenus accueillis dont 18 femmes et 190 hommes (dont 81 condamnés, 109 prévenus, 10 condamnés à de longues peines en attente de transfert vers la métropole, 17 semi-libres et 3 « placements extérieurs », 5 mineurs (dont 3 condamnés et 2 prévenus).

À cet effectif de détenus « hébergés » s'ajoutent les détenus placés sous dispositif de surveillance électronique (44 détenus issus de l'un des centres pénitentiaires).

Les deux établissements placés sous la direction de Faa'a (îles Sous-le-Vent - situé à Raiatea) et des îles Marquises situé à Nuku Hiva accueillent respectivement 11 et 3 détenus. En nombre limité, les détenus y sont accueillis dans de bonnes conditions, l'éloignement et l'isolement de ces établissements permettant des adaptations aux conditions ordinaires de détention. L'établissement de Taiohae est apparu particulièrement remarquable avec ses cellules ouvertes et des relations avec les prisonniers fondées sur la confiance et évoluant en toute liberté et les activités manuelles artisanales propices au retour rapide à la vie civile.

L'établissement de Papeari - Centre de détention de Tatutu :

Cet établissement qui date de 2017 a une capacité de 410 places. En octobre 2024, l'effectif réel était de 374 détenus, soit un taux d'occupation de 92%.

Il est divisé en deux bâtiments, correspondant à l'évolution du détenu dans son parcours d'exécution des peines, lui ouvrant davantage de droits au cours de sa progression. Il comprend un quartier d'accueil et d'évaluation de 20 places, un quartier d'isolement de 10 places et un quartier disciplinaire de 10 places. Aux parloirs classiques s'ajoutent des unités de vie familiale.

Les conditions d'accueil au sein de Tatutu sont particulièrement bonnes, les détenus disposant de cellules individuelles équipées, pour la plupart, de plaques chauffantes et de réfrigérateur. Compte tenu des difficultés de logement sur place, la détention peut même être vécue, pour certains détenus, comme un lieu de vie privilégié assurant un toit, trois repas par jour, des douches, l'électricité, une vie sociale au travers d'activités...

Malgré ces progrès, la délégation a pu noter certaines difficultés.

Le taux d'occupation de l'établissement peut paraître encore élevé. Il est lié à une part importante de détenus provisoires en attente de jugement (en lien avec des comparutions à effet différé, des affaires en appel et des détenus provisoires). Cette proportion s'explique par le fait que cet établissement est le seul à accueillir cette catégorie de détenus (rares étant ceux placés au centre de Tatutu, pour des motifs de sécurité). Le système de désengorgement sur l'établissement pour peine occasionne une difficulté pour la prise en charge des détenus condamnés à de courtes peines (moins d'un an) compte tenu des délais de traitement des demandes d'aménagement de peine, du nouveau régime des réductions de peines, des libérations sous contrainte (de plein droit ou non).

Une autre difficulté réside également dans le refus et/ou les retards importants constatés pour certains condamnés criminels ou correctionnels à effectuer leur parcours d'exécution des peines en partant vers l'Hexagone (passage au centre national d'évaluation préalable à l'affectation en établissements pour peine ou simple transfert vers d'autres lieux de détention).

Le dispositif de surveillance électronique (DDSE) rencontre une difficulté pratique majeure en ce sens qu'il nécessite d'une part l'accord du propriétaire des lieux occupés par le détenu, et d'autre part que le logement soit doté d'un compteur électrique, outre le fait qu'il doit se situer dans une zone « couverte » par le dispositif pour permettre sa mise en oeuvre.

Ce nouveau centre est situé dans le sud de l'île de Tahiti, laquelle est mal desservie par les transports en commun alors que sa population est concentrée dans le Nord autour des villes de Punauia, Faa'a, Papeete, Pirae, Arue et Mahina. L'éloignement de cet établissement peut être source de difficultés pour la réinsertion des détenus, les visites familiales...

Seul centre de détention de Polynésie, cet établissement accueille « tous » les détenus du ressort et en particulier les détenus impliqués dans des trafics de stupéfiants. Ils organisant ainsi une concentration de délinquants particulièrement organisés qui poursuivent leurs activités illégales depuis la détention, ainsi que les projections diverses et variées de produits (téléphones, drogues...) dans les enceintes pénitentiaires.

Le nombre de médecins et de psychologues reste, comme ailleurs, insuffisant pour couvrir une demande particulièrement importante dans un territoire où les consommations d'alcool et de drogue ne revêtent pas les mêmes formes (consommation massive le week-end). Il n'existe pas de réel suivi en addictologie et aucun centre post-cure. En tout état de cause, l'offre se trouve concentrée sur Tahiti avec quelques services déportés sur Moorea et quelques missions dans les autres archipels (mais en nombre bien trop limité).

Enfin de nombreux problèmes de maintenance ont été signalés dans un bâtiment pourtant récent  (trop plein de la station d'épuration, pannes de climatisation, moisissures...) et appelle à un meilleur suivi des équipements.

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Outre une insécurité multiforme, les outre-mer font face à des menaces exogènes croissantes qui se développent dans des environnements régionaux instables et complexes.


* 2 Source : « Les victimes de violences physiques hors cadre familial enregistrées par les services de sécurité en 2023 » SSMSI (juillet 2024).

* 3 Voir annexes : indicateurs de délinquance par département

* 4 Source : Géographie départementale de la délinquance en 2023. SSMSI (janvier 2024).

* 5 Audition du jeudi 14 mars 2024.

* 6 Audition du jeudi 11 avril 2024.

* 7 Rapport d'information n° 878 (2022-2023) sur la situation institutionnelle, la justice et la sécurité en Guadeloupe, en Martinique, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin, fait au nom de la commission des lois par MM. François-Noël Buffet, Philippe Bonnecarrère, Mmes Marie-Pierre de La Gontrie, Cécile Cukierman et M. Henri Leroy.

* 8 Table ronde consacrée à la situation en Guyane du mardi 14 mai 2024.

* 9 Voir annexes : indicateurs de délinquance par collectivité.

* 10 Rapport d'information de la commission des lois n° 17 (2024-2025).

* 11https://www.huffingtonpost.fr/politique/video/vie-chere-en-martinique-15-ans-apres-ce-qu-enseigne-le-precedent-de-2009_241064.html

* 12Accord comportant de nombreuses dispositions : la baisse de 20 % sur les prix de 7 000 produits parmi les plus consommés, l'objectif de 5 à 25 % maximum d'écart entre les prix de l'hexagone et ceux de l'île, la suppression de l'octroi de mer sur certains produits et le contrôle mensuel des marges et des écarts de prix...

* 13Collectif Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro Caribéennes (RPPRAC)

* 14 Mouvements indépendantistes à dimension raciste.

* 15  https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/ce-comportement-est-inacceptable-inimaginable-intolerable-la-prefecture-de-la-martinique-reagit-sur-l-intrusion-a-la-residence-prefectorale-1536082.html

* 16 Voir le récent rapport du CESE « Amplifions la lutte contre les violences faites aux femmes dans les Outre-mer », novembre 2024.

* 17 Cf. Conseil économique, social et environnemental (CESE) « 7 ans après l'avis du CESE : amplifions la lutte contre les violences faites aux femmes dans les Outre-mer ».

* 18 Voir comptes rendus en annexe.

* 19  https://www.ccomptes.fr/fr/documents/69451

* 20 Audition du jeudi 25 janvier 2024.

* 21 Audition de Julien Retailleau, sous-directeur de la justice pénale spécialisée de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice du jeudi 11 avril 2024.

* 22 Rapport d'information n° 588 (2023-2024) du 7 mai 2024 « Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic », tome I, fait au nom de la commission d'enquête l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier par MM. Jérôme Durain et Étienne Blanc.

* 23 Voir supra.

* 24 Les Forces armées aux Antilles (FAA) constituent un dispositif interarmées dans la Caraïbe. Basés en Martinique et Guadeloupe, près de 1 000 militaires garantissent la protection du territoire national. Leur présence dote la France de capacités opérationnelles, projetables sous court préavis, pour répondre à une crise sécuritaire ou mener des opérations d'assistance aux populations affectées par une catastrophe naturelle. La composante aéromaritime des FAA participe régulièrement aux missions relevant de l'action de l'État en mer, notamment la lutte contre les trafics illicites et la protection de l'environnement marin.

* 25 Analyse « La traite et l'exploitation des êtres humains : un état des lieux en 2024 à partir des données administratives », n° 70, octobre 2024, Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) et Service de la statistique, des études et de la recherche du ministère de la Justice (SSER).

* 26 Rapport d'information n° 17 (2024-2025) du 9 octobre 2024 sur la situation institutionnelle et administrative et la justice en Polynésie française, fait au nom de la commission des lois par Mme Nadine Bellurot, MM. Jérôme Durain et Guy Benarroche.

* 27 Audition du jeudi 14 mars 2024.

* 28 Audition du jeudi 8 février 2024.

* 29 Voir notamment l'audition de Paul Huber, directeur des services judiciaires, et Fabien Neyrat, délégué outre-mer auprès du secrétariat général du ministère de la Justice, du jeudi 11 avril 2024.

* 30 Patrick Lingibé - Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? (III).

* 31 Voir supra.

* 32  https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/01/03/a-tahiti-une-guerre-sourde-entre-les-magistrats-du-siege-et-du-parquet_6156388_3224.html

* 33 En 2022, la prison de Matâ'utu affichait une densité carcérale de 233,3 %, un chiffre trompe l'oeil puisque s'expliquant par l'accueil de 7 détenus dans un établissement prévu pour 3.

* 34  https://www.ght-guyane.fr/chc/article/88

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