PARTIE III
LA FORMATION DES PROFESSIONNELS DU DROIT : CONDITION INDISPENSABLE D'UNE GÉNÉRALISATION RÉUSSIE DES OUTILS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE

A. LA FORMATION INITIALE DOIT ACHEVER SA MUE POUR FORMER DES JURISTES MAÎTRISANT L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE SANS EN ÊTRE DÉPENDANTS

1. Une pénétration croissante des outils d'intelligence artificielle générative au sein des jeunes générations d'étudiants en droit, qui a conduit les écoles de droit à s'adapter
a) L'enseignement du droit se voit bousculé par l'usage des outils d'intelligence artificielle générative

S'il est difficile d'appréhender par des chiffres précis la proportion d'étudiants en droit faisant usage d'outils d'intelligence artificielle générative dans le cadre de leurs études, d'une part en raison de l'absence d'enquête qualitative et exhaustive réalisée en la matière, d'autre part en raison des biais qui résulteraient de telles enquêtes dans la mesure où il est probable que de nombreux étudiants n'admettent pas un tel usage, il semble toutefois assez certain que ces outils ont été largement adoptés par les étudiants en droit depuis le lancement de ChatGTP, fin 2022.

Les six écoles de droit sollicitées par les rapporteurs, l'école de formation professionnelle des barreaux du ressort de la cour d'appel de Paris (EFB), l'école nationale de la magistrature (ENM), l'institut national de formation des commissaires de justice (INCJ), l'institut national des formations notariales (INFN), l'école nationale des greffes (ENG) et l'université Paris-Panthéon-Assas ont toutes confirmé cette assertion.

L'EFB relève ainsi, sans illusion, que « les notes obtenues depuis deux ans »121(*) lors des évaluations sous forme de questionnaire à choix multiple réalisées en distanciel par plateforme numérique « laissent peu de doute sur le recours à l'intelligence artificielle générative » par les étudiants. Cette absence de doute est partagée par l'ENG qui note que, bien que cela soit encore dans des proportions « relativement marginales », les professeurs « ont pu constater des usages de l'intelligence artificielle générative durant les évaluations et au cours des formations ». L'EFB autorise par ailleurs les étudiants à utiliser l'intelligence artificielle générative dans le cadre du « LAB EFB » : 30 % d'entre eux y ont recouru, de façon encadrée cette fois-ci, en 2024.

L'INFN indique quant à elle que « beaucoup [d'étudiants] avouent avoir utilisé ChatGPT sans précaution particulière [mais] davantage par curiosité personnelle », tandis que l'INCJ, sans pouvoir avancer de chiffres, constate qu'il existe sur internet « des publicités destinées aux étudiants pour améliorer la rédaction de leurs copies ou encore leurs méthodes de révisions », certaines entreprises de la legaltech proposant des services à destination des étudiants ayant d'ailleurs été auditionnées par les rapporteurs. Ces outils ont certainement trouvé une clientèle puisque, comme le note l'ENM, « les outils d'intelligence artificielle, payants ou gratuits, sont entrés dans les moeurs des générations actuelles d'élèves magistrats et sont probablement déjà utilisés ».

L'université Paris-Panthéon-Assas estime quant à elle que « les étudiants qui n'ont jamais fait appel [à l'intelligence artificielle générative] sont une petite minorité », certains étudiants ayant même « confié la rédaction de tout ou partie de leur mémoire de fin d'année à ChatGPT ».

En conséquence de cet usage diffus mais sûrement croissant des outils d'intelligence artificielle générative par les étudiants, les méthodes d'enseignement ont été adaptées, parfois de façon contrainte voire à regret, d'autres fois de façon volontariste, à l'initiative des enseignants.

Pour le premier cas, il s'agit principalement des modalités d'évaluation des travaux des étudiants. L'usage des outils d'intelligence artificielle générative pendant les examens, si elle n'est pas forcément à proscrire dans tous les cas dans le cadre d'un monde dans lequel ces outils seront généralisés, fausse toutefois l'appréciation par l'enseignant de la maîtrise des connaissances juridiques de l'étudiant. Par ailleurs, cet usage soulève des enjeux majeurs d'équité entre les étudiants, si seule une partie d'entre eux ont accès à ces outils, en particulier s'il s'agit des outils payants, qui sont de meilleure qualité mais ne sont pas accessibles à tous.

Plusieurs écoles ont ainsi revu relativement précipitamment leurs grilles de notation. L'EFB a décidé d'abandonner le format distanciel pour les épreuves s'appuyant sur un questionnaire à choix multiple, ces épreuves devant être effectuées en présentiel et sur papier à compter de 2025. Dans une logique similaire, certains enseignants de l'université Paris-Panthéon-Assas et de l'INFN ont cessé de noter les devoirs à la maison, le contrôle continue résidant alors sur des exercices en cours ou des examens en présentiel. Si l'INCJ et l'ENM n'ont pas formellement modifié leurs modalités d'évaluation, il convient toutefois de souligner que celles-ci ne laissent aucune place à l'usage d'outils d'intelligence artificielle générative puisque les épreuves notées de l'ENM sont effectuées sur des ordinateurs non connectés à internet, tandis que l'examen d'entrée à l'INCJ ne comporte que des épreuves écrites ou orales lors desquelles les seules aides autorisées sont les codes en format papier.

En parallèle, bien qu'il soit relativement aisé de repérer les copies rédigées partiellement avec des outils d'intelligence artificielle générative (phrases courtes et simples, argumentation soudainement plus étayée que les copies précédentes de l'étudiant, informations décorrélées du contenu du cours, orthographe inhabituellement correcte, présence d'hallucinations, etc.), certaines écoles, à l'instar de l'INFN, prévoient de se munir d'un logiciel détectant l'utilisation d'un outil d'intelligence artificielle générative, notamment pour les travaux notés les plus importants, sur le modèle des logiciels de détection des plagiats.

À l'instar des ordres professionnels, plusieurs écoles, notamment l'ENM, ont élaboré à destination de leurs étudiants et de leur corps professoral des guides de bonnes pratiques, qui rappellent les règles d'usage et les principes déontologiques.

Si les enjeux déontologiques sont assez limités dans le cadre des études de droit stricto sensu, à l'exception du principe d'honnêteté à l'égard du correcteur, l'enjeu est en revanche tout autre lorsque l'étudiant est en stage auprès d'un professionnel du droit. Dans ce cas, deux risques principaux ont été identifiés par les rapporteurs : l'usage des outils d'intelligence artificielle générative sans que le maître de stage n'en soit informé - risque de déloyauté - et l'intégration de données confidentielles ou personnelles, notamment les données du client, pour alimenter les modèles de ces outils - risque de protection des données et de violation de la règlementation européenne et nationale en la matière122(*).

Ces risques ne sont pas seulement théoriques : lors de la « grande rentrée des avocats » organisée le 19 septembre 2024 par le conseil national des barreaux (CNB) et à laquelle a participé Marie-Pierre de la Gontrie en sa qualité de rapporteure de la présente mission d'information, la présidente de l'association des représentants des élèves-avocats de France (AREAF), Sirine Bechouel, a indiqué qu'il était illusoire de penser qu'aucun élève-avocat n'utilisait les outils d'intelligence artificielle générative lors de leurs stages. Cela est d'autant plus significatif que les écoles de droit interrogées par les rapporteurs n'ont eu connaissance d'aucun incident de ce type, laissant entendre que l'utilisation des outils d'intelligence artificielle générative s'est faite, le cas échéant, sans encadrement particulier, voire à l'insu du maître de stage.

C'est pourquoi les rapporteurs saluent l'initiative de l'EFB, qui a diffusé aux élèves et aux maîtres de stage, dès février 2024, ses recommandations pour l'utilisation de l'intelligence artificielle générative en stage. Ils estiment que cette pratique opportune devrait être étendue à l'ensemble des écoles de droit. Il serait par ailleurs judicieux qu'une mention explicite, soit du guide de bonnes pratiques, soit des modalités d'usage de l'intelligence artificielle générative lors du stage, soit intégrée dans toutes les conventions de stage, a minima pour sensibiliser le maître de stage.

Proposition n° 12 : préciser, dans chaque convention de stage des étudiants en droit et en particulier des élèves-avocats, les conditions d'utilisation des outils d'intelligence artificielle générative pendant le stage.

Le second cas d'adaptation des méthodes d'enseignement repose sur l'initiative des professeurs, qui commencent à utiliser volontairement l'intelligence artificielle générative soit pour préparer leur cours, soit pour l'animer.

S'il s'agit encore, selon les données transmises aux rapporteurs, d'une « minorité » - pour citer l'EFB - d'enseignants, celle-ci paraît toutefois substantielle et devrait croître rapidement. En réponse aux interrogations des rapporteurs, l'ENG a ainsi conduit une étude auprès de son équipe enseignante123(*), dont il résulte que 23 % des enseignants de l'école y ayant répondu utilisent des outils d'intelligence artificielle générative pour préparer leurs cours et 18 % recourent à ces outils pour les animer.

L'usage par les enseignants de l'intelligence artificielle générative pour la préparation du cours n'appelle pas de remarque particulière tant que les résultats sont, comme pour toutes les professions du droit (voir supra), vérifiés, que l'enseignant maîtrise son propos une fois qu'il se trouve face aux étudiants et que les données personnelles des étudiants ne sont pas introduites dans les modèles (il ne serait ainsi pas envisageable qu'une copie non anonymisée soit corrigée par de tels outils). L'INFN a ainsi indiqué aux rapporteurs que certains professeurs réalisaient, sans que cela ne pose de difficulté, des questionnaires à choix multiple à l'aide de l'intelligence artificielle générative.

Certains professeurs s'appuient par ailleurs sur les outils d'intelligence artificielle générative, non pas tant pour préparer leur cours en amont mais pour les manier pendant le cours. Natalie Fricero, professeure de droit privé et de sciences criminelles à l'Université de Nice-Côte d'Azur, a par exemple témoigné au cours de la grande rentrée des avocats en octobre 2024, de la façon dont elle avait modifié le déroulé de ses cours pour tenir compte de l'utilisation des outils d'intelligence artificielle générative par les étudiants. Plutôt que de bannir ces outils qui seront de toute façon utilisés par les étudiants en dehors du cours, les étudiants sont scindés en deux groupes pendant le cours, l'un devant répondre à une question de droit sans aide technologique, l'autre en utilisant les outils d'intelligence artificielle générative. Les résultats sont ensuite comparés, ce qui permettrait aux étudiants de prendre conscience des risques d'hallucination et de l'importance du « prompt » et de la vérification des résultats. Sans se prononcer sur le bien-fondé de cette méthode, les rapporteurs notent toutefois que celle-ci illustre, si besoin était, de la pénétration des outils d'intelligence artificielle dans le monde académique juridique.

b) Les maquettes pédagogiques ont été adaptées dans des délais restreints

Outre l'adaptation des modalités d'évaluation et des méthodes d'enseignement, le catalogue de formation initiale des principales écoles de droit a été ajusté afin soit de proposer des modules spécifiques à l'intelligence artificielle voire à l'intelligence artificielle générative, soit d'intégrer dans des modules préexistants des enseignements sur l'intelligence artificielle.

Parmi les six écoles de droit sollicitées par les rapporteurs, quatre d'entre elles proposent déjà des formations initiales intégrant des enseignements liés à l'intelligence artificielle générative, tandis que l'ENG et l'Université Paris-Panthéon-Assas ont indiqué que « les adaptations du catalogue [étaient] en cours de mise en oeuvre »124(*) ou « de réflexion »125(*).

Ces cours ou « ateliers » sont censés préparer les étudiants, selon des modalités propres à chaque profession du droit, au repérage des hallucinations, aux enjeux déontologiques, mais aussi réglementaires de l'usage de l'intelligence artificielle générative, et en particulier à la protection des données, au « prompt engineering », c'est-à-dire la capacité à poser les bonnes questions pour obtenir des réponses pertinentes, et au fonctionnement technique de ces outils. Ces cours représentent, pour ce qui concerne les élèves avocats, un total de sept heures de formation spécifiquement dédiés à l'intelligence artificielle générative appliquée aux avocats.

Outre ces cours, que proposent déjà l'INFN, l'ENM et l'INCJ, l'EFB a également créé un « LAB EFB », qui est devenu obligatoire pour tous les élèves avocats et a été réorienté en janvier 2024 vers leur sensibilisation à l'intelligence artificielle générative. Ce laboratoire, dont l'objectif n'est pas de transmettre des connaissances aux élèves avocats mais de veiller à ce qu'ils développent un esprit « d'innovation » et acquièrent des compétences qui leur seront utiles dans leur pratique professionnelle, est constitué de quelques cours mais surtout d'un accompagnement par des tuteurs sur un projet dédié. Dans ce cadre, tous les élèves suivront une session « d'acculturation » à l'intelligence artificielle générative et « d'utilisation pertinente » de ladite intelligence avec un modèle de « prompt » à créer. À compter de 2025, tous les projets du LAB devront obligatoirement recourir à l'intelligence artificielle générative.

Alors que l'intelligence artificielle générative a été déployée, pour le grand public, il y a deux ans seulement (automne 2022), les rapporteurs saluent la réactivité des principales écoles de droit qui ont su ajuster dans un délai aussi restreint, et alors que la plupart des formateurs sont eux-mêmes encore peu habitués à ces outils, leur offre de formation initiale. Les années qui suivront devraient permettre d'affiner davantage cette offre construite avec célérité.

2. Parallèlement à la transformation du métier de juriste, les formations juridiques devront continuer à accompagner ce mouvement sans rendre les futurs juristes dépendants de ces nouveaux outils
a) Un consensus apparaît quant à la nécessité de former les étudiants en droit au bon usage des outils d'intelligence artificielle générative

Si les principales écoles de droit ont réagi rapidement au déploiement des outils d'intelligence artificielle générative dans le domaine du droit, il convient toutefois de s'interroger sur le bien-fondé de ces adaptations, afin de déterminer si cette réactivité qui paraît, à première vue, louable ne s'apparente pas à de la précipitation.

La réponse à cette interrogation est apparue nettement lors des travaux des rapporteurs. Au cours des auditions et à la lecture des nombreuses contributions écrites reçues, une unanimité remarquable quant à la nécessité de former les futurs juristes (dans une acceptation large qui inclut les magistrats et les professions réglementées du droit) à l'utilisation des outils d'intelligence artificielle générative a émergé126(*).

Cette unanimité résulte de plusieurs constats et opinions partagés.

En premier lieu, la plupart des professionnels interrogés par les rapporteurs, que ce soit des enseignants ou des praticiens du droit, estiment que le mouvement de déploiement de l'intelligence artificielle générative est trop avancé, malgré toutes les limites de ces outils présentées plus en amont dans ce rapport, pour pouvoir en faire abstraction, voire, pour reprendre les termes de l'INFN, pour être en mesure de « lutter » contre leur utilisation par les étudiants et les jeunes professionnels. Dans un esprit similaire, l'ENG considère, pour les futurs agents de greffe qu'elle forme, qu'un « retour dans le passé avec des examens se déroulant sans accès à internet ni aux appareils électroniques [leur] semble inenvisageable et serait déconnecté des réalités de terrain ». Il serait donc vain de formuler une interdiction absolue qui ne serait, de toute façon pas respectée, en particulier pour les devoirs à la maison.

En deuxième lieu, ces outils ne sont certes pas exempts de points de vigilance, mais demeurent prometteurs aux yeux des principales écoles de droit et d'une écrasante majorité des professionnels du droit interrogés par les rapporteurs127(*). C'est pourquoi leur usage n'est non seulement pas interdit dans l'absolu, sauf pour une partie des examens, mais est également formellement promu par certaines écoles, notamment l'EFB et l'ENG. Ainsi l'EFB a-t-elle indiqué aux rapporteurs qu'elle « encourageait le recours à l'intelligence artificielle générative car il s'agit d'un outil de travail qu'il convient de maîtriser au même titre qu'internet ou Excel », tandis que l'ENG s'est fixé pour objectif « de former des juristes [...] capables d'utiliser l'intelligence artificielle générative, [laquelle] est en passe de devenir omniprésente ».

En troisième et dernier lieu, l'adaptation de la formation des futurs juristes apparaît indispensable au regard des transformations que l'intelligence artificielle générative implique sur les métiers du droit. Si l'intelligence artificielle générative n'est pas la seule vectrice de ces transformations, elle les accélère toutefois et les accentue. Ainsi, les juristes de demain, mais aussi d'aujourd'hui, ne peuvent plus être assimilés à des seuls « sachants », qui maîtriseraient l'ensemble du droit. Outre que cela est devenu, déjà depuis plusieurs décennies, pratiquement impossible compte tenu de la complexification du droit, de l'inflation des normes applicables et de la fréquence élevée, dans certains domaines, des modifications législatives et réglementaires, cette connaissance exhaustive du droit peut même apparaître superflue au regard des progrès réalisés en matière de moteurs de recherche, encore accrus grâce à l'ouverture progressive des données des décisions judiciaires depuis 2021, et de la possibilité de poser des questions en langage naturel. Ainsi, si le juriste doit bien évidemment connaître sa matière et avoir un socle de connaissances consistant, il doit de plus en plus, en parallèle, « savoir faire faire » à la machine.

Ce « savoir faire faire », en complément du savoir juridique stricto sensu, n'est pas inné, même pour une génération habituée à un monde digitalisé. C'est pourquoi les formations juridiques ont la lourde responsabilité d'apprendre aux futurs professionnels du droit comment utiliser ces outils dans le respect de la réglementation en vigueur et des principes déontologiques propres à chaque profession, comment poser les bonnes questions (i.e. comment « prompter »), comment repérer les hallucinations et comprendre les biais que contiennent tous les modèles d'intelligence artificielle générative et de leur inculquer le réflexe, absolument indispensable, de systématiquement vérifier tous les résultats.

Pour ce faire, outre les cours, ateliers, conférences ou « laboratoires » dédiés à l'apprentissage théorique et pratique de ces outils et des enjeux qu'ils soulèvent, il apparaît essentiel que les étudiants s'approprient ces outils en utilisant les plus qualitatifs et les mieux adaptés aux métiers du droit. En effet, si l'offre est relativement développée en matière juridique, il existe un fossé assez considérable en termes de qualité de la réponse entre les outils généralistes gratuits - à l'instar du plus connu d'entre eux, ChatGPT -, et les outils spécialisés, généralement payants, proposés par les éditeurs juridiques et les entreprises de la legaltech. La concurrence entre ces modèles et l'écart qualitatif qui existe entre eux soulèvent par conséquent, d'une part, un enjeu d'égalité entre les étudiants, une proportion significative voire majoritaire d'entre eux n'ayant pas les moyens de souscrire à ces abonnements, et, d'autre part, un enjeu d'acculturation aux bons outils, afin que les étudiants développent au plus tôt les bons réflexes. À titre d'exemple, les outils généralistes gratuits ne citent pas toujours leurs sources, ce qui rend plus difficile l'exercice de vérification des résultats auquel les étudiants devraient être habitués.

Or, à ce stade, parmi les écoles de droit ayant contribué aux travaux des rapporteurs, aucune ne fournit aux étudiants un accès à des outils d'intelligence artificielle générative appliqués au droit. Si l'INCJ a bien souscrit à des licences d'exploitation auprès de deux éditeurs juridiques, ces licences ne sont, d'après les informations transmises aux rapporteurs, accessibles qu'au corps professoral et aux services administratifs. L'EFB semble la plus en avance puisqu'elle devrait bénéficier, à partir de 2025, des négociations que la commission formation du conseil national des barreaux a menées avec Lexbase pour que tous les élèves avocats ait accès à son outil d'intelligence artificielle générative.

Proposition n° 13 : inciter les écoles de droit à souscrire des abonnements à des outils d'intelligence artificielle générative spécialisés dans le droit et en fournir l'accès aux étudiants, afin que ces derniers travaillent sur des résultats sourcés plutôt qu'avec des outils généralistes.

Cette pratique que les rapporteurs souhaitent promouvoir a toutefois des conséquences financières pour les écoles de droit, les licences pouvant atteindre jusqu'à 200 euros par mois et par utilisateur. Cependant, le nombre d'étudiants concernés, d'une part, et l'intérêt pour les entreprises de la legaltech et les éditeurs juridiques de fidéliser leur future clientèle, d'autre part, devraient permettre aux écoles de droit de négocier des prix plus soutenables pour les écoles concernées.

b) L'acquisition d'un solide socle de connaissances demeure primordiale afin que les juristes de demain soient en mesure de vérifier les résultats de l'intelligence artificielle générative et de maîtriser ces outils

Comme l'ont rappelé une grande part des professionnels du droit auditionnés par les rapporteurs, le juriste « augmenté » par l'intelligence artificielle générative reste pour autant un juriste. Par conséquent, la formation juridique de demain ne doit pas se résumer à apprendre au juriste à faire faire à la machine, mais doit maintenir un haut degré d'exigence quant à l'acquisition des connaissances juridiques. Outre une assimilation du vocabulaire juridique et des procédures judiciaires que les outils d'intelligence artificielle générative ne pourront pas remplacer, le juriste doit maîtriser l'état du droit malgré la facilité que représente une intelligence artificielle générative qui deviendrait pleinement opérationnelle, d'une part pour être en mesure de repérer les hallucinations dans les résultats de l'intelligence artificielle générative et de prendre de la distance avec la solution qu'elle propose, d'autre part afin de rester compétent y compris lorsque les outils d'intelligence artificielle générative ne seront pas disponibles. Comment qualifier de « bon » avocat celui qui, par exemple, serait incapable de répondre à une question orale de son client sans recourir à un outil d'intelligence artificielle générative ou un juriste qui n'arriverait pas à vérifier les résultats de l'outil faute de maîtriser le raisonnement juridique ?

L'enjeu pour les formations juridiques est donc de préparer les futurs juristes à l'usage de l'intelligence artificielle générative sans pour autant contribuer à un « assèchement des compétences », pour reprendre les mots de Christophe Barret, procureur général près la cour d'appel de Grenoble. Il existe en effet un risque assez largement reconnu que l'utilisation « immodérée »128(*) de l'intelligence artificielle générative dès les études de droit rende les étudiants « excessivement dépendants »129(*) de ces outils, qui deviendraient non plus une assistance, mais de l'assistanat. Autrement dit, il est à craindre, comme le relève l'ENG, « une diminution de l'effort d'apprentissage, de la réflexion critique et du travail de mémorisation, les apprenants perdant leur capacité à penser par eux-mêmes ou à fournir des efforts intellectuels s'ils se reposaient trop sur les réponses générées par l'intelligence artificielle ». Cette crainte est partagée par le président de l'université Paris-Panthéon-Assas, Stéphane Braconnier, selon lequel « il existe un risque en termes de formation, car les étudiants vont immanquablement prendre l'habitude de demander à l'intelligence artificielle générative de réfléchir à leur place, ce qui conduira à une diminution de leur compétence professionnelle autonome ». Aussi l'EFB a-t-elle « insisté » dans sa contribution adressée aux rapporteurs « sur le fait que pour être en mesure de tirer profit des capacités de l'intelligence artificielle générative, encore faut-il être en mesure de maîtriser son sujet pour corriger les résultats le cas échéant [...] et rester maître de l'outil ».

Pour ce faire, il convient de conserver, en parallèle de l'acculturation à l'intelligence artificielle générative, un objectif de transmission des savoirs qui doit être adapté au déploiement de l'intelligence artificielle générative, sans pour autant être obéré. C'est pourquoi les rapporteurs plaident pour le maintien d'examens sur table ou d'oraux effectués sans l'aide de l'intelligence artificielle générative, quitte à ce que ces examens sous un format « classique » soient couplés à d'autres examens qui permettraient d'évaluer la capacité de l'étudiant à recourir convenablement et utilement à l'intelligence artificielle générative.

Comme le souligne l'ENG, cela signifie en outre pour les formations juridiques d'accentuer, si besoin était, les efforts faits pour inciter les étudiants à développer leur esprit critique. La plus-value du juriste reposera en effet de plus en plus sur sa capacité à remettre en cause les résultats de l'intelligence artificielle générative, voire à innover, alors que son client pourra avoir accès aux mêmes résultats en posant les mêmes questions à mesure que ces outils se démocratiseront.

c) Des schémas d'insertion professionnelle des jeunes juristes à repenser

Outre ses conséquences sur la formation initiale stricto sensu, le déploiement de l'intelligence artificielle générative dans le domaine du droit pourrait également affecter les schémas d'insertion professionnelle des jeunes juristes.

En effet, les tâches que ces outils peuvent réaliser au stade actuel de leur développement, en particulier la synthèse de documents et des recherches juridiques simplifiées, pourraient rendre superflue l'embauche d'un stagiaire ou d'un jeune collaborateur peu expérimenté. Or, ces tâches, qui ont certes une plus-value intellectuelle assez limitée, participent cependant de la formation des jeunes juristes et leur permettent de gagner en maturité professionnelle.

À ce titre, deux écueils sont à craindre.

Le plus évident, et qui pourrait se manifester assez rapidement, est une réduction possible des embauches de stagiaires, en particulier dans les cabinets d'avocats. L'EFB note par exemple que l'intelligence artificielle générative « permettra peut-être de rationaliser le recours aux stagiaires [...] dans les grandes structures ». Les juristes en formation pourraient alors éprouver des difficultés à valider leur diplôme si le vivier de cabinets prêts à accueillir - et rémunérer - des stagiaires diminue significativement. Par ailleurs, l'acquisition du savoir-être professionnel serait ainsi retardée, les jeunes collaborateurs entrant dans le monde du travail pouvant mettre plus longtemps à être opérationnels, faute d'un nombre suffisant d'immersions professionnelles au cours de leurs études.

Le second écueil concerne justement l'insertion professionnelle des jeunes juristes, une fois leurs études terminées. Si, globalement, l'intelligence artificielle générative ne semble pas faire peser sur les professions du droit un risque existentiel qui pourrait entraîner une forte diminution des effectifs de ces professions130(*), il n'en demeure pas moins que le recours à de jeunes collaborateurs ou des assistants juridiques inexpérimentés, à qui des tâches de préparation des dossiers sont habituellement confiées, pourrait être réduit à mesure des avancées des outils d'intelligence artificielle générative, un même collaborateur pouvant traiter davantage de dossiers qu'auparavant. En conséquence, les exigences en termes d'expérience lors des embauches pourraient croître, et ce alors que le vivier de collaborateurs expérimentés pourrait diminuer à mesure qu'il deviendrait plus difficile d'obtenir une première expérience professionnelle.

Il est à ce stade trop tôt pour déterminer si ces inquiétudes sont fondées. Si une petite partie des professionnels auditionnés par les rapporteurs estime que ces risques sont « réels et sérieux », pour reprendre les mots des représentants de l'INFN, les rapporteurs s'étonnent toutefois de la naïveté, voire du déni, dont a fait preuve une part substantielle des représentants des professions auditionnées, en particulier les avocats. Il a notamment été avancé, à plusieurs reprises lors des auditions, qu'il n'y aurait pas de réduction des embauches de stagiaires, d'assistants juridiques et de jeunes collaborateurs dans les cabinets d'avocats, mais qu'au contraire le développement de l'intelligence artificielle générative permettra de veiller à ce que les stagiaires aient davantage de temps d'observation qualitatif, notamment en accompagnant systématiquement leur maître de stage lors des rendez-vous avec le client. Les stages de plus de deux mois devant obligatoirement être rémunérés, de même, bien évidemment, que les emplois d'assistant juridique et de collaborateur, les rapporteurs doutent que la généralisation des outils d'intelligence artificielle générative dans les cabinets d'avocats n'ait aucune conséquence sur l'embauche des juristes inexpérimentés.

Bien sûr, dans l'absolu, le recours aux juristes nouvellement diplômés ne va pas disparaître et il n'est pas question de tomber dans un catastrophisme exagéré. Les rapporteurs invitent toutefois les ordres professionnels ainsi que les écoles de droit à être vigilants sur les deux écueils avancés et à suivre les évolutions entraînées par l'intelligence artificielle générative sur l'insertion professionnelle des jeunes juristes, pour éventuellement initier une refonte de ces schémas d'insertion. Plus que la réalité de ces écueils, encore difficilement évaluable, c'est leur négation sans réflexion apparente qui peut en effet alarmer.


* 121 Toutes les citations de la présente section sont issues des contributions écrites qui ont été transmises aux rapporteurs au cours du mois de novembre 2024.

* 122 Ces règles sont détaillées dans la quatrième partie du rapport.

* 123 La moitié de l'équipe enseignante de l'école aurait répondu à cette étude, qui ne peut bien évidemment pas être extrapolée pour l'ensemble des enseignants opérant auprès des étudiants en droit.

* 124 Contribution écrite de l'ENG.

* 125 Contribution écrite de l'université Paris-Panthéon-Assas.

* 126 Si le principe d'une formation des futurs juristes aux outils d'intelligence artificielle générative fait consensus, ce consensus ne concerne cependant pas la temporalité de cette formation. Ainsi, le président de l'université Paris-Panthéon-Assas, Stéphane Braconnier, a plaidé pour que « la formation initiale ne recoure pas à l'intelligence artificielle pendant un nombre d'années minimales afin de préserver la capacité des étudiants à développer leurs compétences autonomes de recherche, de réflexion et de rédaction juridiques ».

* 127 Voir supra, pp 41-44.

* 128 Contribution écrite de l'INCJ.

* 129 Contribution écrite de l'ENG.

* 130 Voir supra, pp 49-52.

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