N° 102

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 30 octobre 2024

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur « L'Arabie saoudite : l'avenir à marche forcée ? »,

Par Mmes Vivette LOPEZ, Gisèle JOURDA
et Évelyne PERROT,

Sénateur et Sénatrices

(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. Joël Guerriau, Jean-Baptiste Lemoyne, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, M. Philippe Folliot, Mme Annick Girardin, M. Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, André Guiol, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Claude Malhuret, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.

L'ESSENTIEL

En 2015, l'Arabie saoudite pouvait à bon droit faire figure de pays le plus rétrograde du monde. On y décapitait les criminels, les femmes n'avaient pas le droit de conduire, la société semblait étouffer dans un écheveau de prescriptions et d'interdits religieux absurdes, inspirés par une lecture fondamentaliste de l'islam, sous la férule de dirigeants toujours plus âgés. Moins de dix ans plus tard, sous l'impulsion de son jeune prince héritier Mohammed ben Salmane, le pays se projette dans l'avenir avec confiance, engagé dans un vaste plan de transformation de son économie, de sa société, et même de son histoire.

Ces transformations ont une influence profonde sur la manière dont ce pays pense sa place dans la région et dans le monde. Il convient donc d'en tirer les conséquences pour la relation franco-saoudienne, ainsi que sur le devenir d'un Moyen-Orient dont l'Arabie saoudite est plus que jamais le pivot.

Une délégation de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat s'est donc rendue dans ce pays du 2 au 7 juin 2024 afin de mieux comprendre ces changements. Elle a notamment visité la ville d'al-Ula, foyer de la coopération franco-saoudienne en même temps que témoin des transformations du pays, et rencontré de nombreux dirigeants politiques, chercheurs, directeurs d'agences d'État. Ces échanges l'ont convaincue de l'importance de ce qui se joue en Arabie saoudite, pour le pays, pour la région et pour la relation bilatérale.

I. DU TRADITIONALISME À UN MODERNISME À TOUS CRINS : UN PAYS EN PLEINE TRANSFORMATION

Depuis 2015, l'Arabie saoudite est dirigée par le roi Salmane, fils du fondateur du royaume Abdelaziz ibn Saoud. Mais elle est gouvernée, de fait, par son fils Mohammed ben Salmane, un prince jeune - il a moins de quarante ans - qui dans tous les domaines a engagé le pays dans un programme de transformations profondes.

Ces transformations sont résumées dans le programme Vision 2030, dévoilé en 2016 par MBS. Ce programme, inspiré par les grands cabinets de conseil anglo-saxons, fixe une série d'objectifs extrêmement ambitieux pour le pays à l'horizon 2030, dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine social, la santé, l'environnement, etc. Il s'inscrit dans une vision extrêmement cohérente, dont la mise en oeuvre est facilitée par la très forte centralisation du pouvoir.

Ainsi, pour faciliter l'émergence d'une économie diversifiée, productive et non dépendante du pétrole, une série de réformes sociétales ont été entreprises : levée des freins pesant sur l'activité des femmes - « on ne peut pas se développer avec la moitié de la population dans la cuisine », a ainsi déclaré le ministre d'État Adel al-Jubeir à la délégation - et des règles strictes de séparation des sexes, suppression de la police religieuse, assouplissement des règles d'entrée sur le territoire, suppression des interdits pesant sur l'art, et particulièrement la musique, etc.

Les gigaprojets

Vision 2030 repose également sur un ensemble de projets dont le budget se compte en dizaines de milliards de dollars. Bien au-delà de l'effet d'entraînement escompté sur l'économie, ces projets relèvent d'une volonté de remodeler entièrement le territoire, dans une vision quasi-démiurgique, pour projeter l'Arabie à l'avant-garde du progrès. Le fait que le projet emblématique, The Line (une ville de 170 kilomètres de long), n'est que l'un des projets de Neom, elle-même une des zones ciblées par le développement, donne une idée du gigantisme de l'entreprise.

Les autorités saoudiennes ont cependant laissé entendre récemment que la voilure pourrait être réduite ; en cause, la baisse des revenus du pétrole, qui crée un déficit, ainsi que la menace d'une surchauffe de l'économie.

Source : Middle East Business Intelligence (MEED), via DGTrésor

De fait, la responsabilité du wahhabisme est lourde dans la stagnation qu'a connue le pays depuis 1979, et ses conséquences dépassent largement le champ religieux : l'Arabie saoudite, écrit Louis Blin, historien, diplomate et très bon connaisseur du royaume, est « le seul pays où la religion d'État a légitimé un comportement antiéconomique en accordant la priorité aux activités religieuses sur le travail et en érigeant de multiples interdictions qui ont entravé le développement ». En somme, MBS veut « remettre l'Arabie saoudite au travail ». La chape de plomb qui pesait sur la jeunesse, en particulier, a été levée, afin de « libérer les énergies » et de créer une économie prospère.

« On ne peut pas se développer avec la moitié de la population à la cuisine »

En revanche, la libéralisation sociale n'est en aucun cas une ouverture politique. Dans ce domaine, on peut même parler de fermeture : il s'agit d'une modernisation par le haut, tant les leviers du pouvoir, autrefois exercé dans une relative collégialité au sein de la famille royale, ont été monopolisés et verrouillés par le prince et un cercle étroit de proches. La brutale reprise en main marquée par la détention de centaines de princes à l'hôtel Riz-Carlton en 2017 et l'assassinat de Jamal Khashoggi au consulat du royaume à Istanbul en 2018 ne s'est pas démentie, et aucune réforme institutionnelle n'a été entreprise dans un pays où les seules élections sont municipales.

Le dernier aspect, et pas le moins original, de la transformation imprimée au pays par MBS est le quasi-remplacement du référent religieux, jusqu'alors dominant, par le référent national. L'Arabie saoudite s'est historiquement appuyée sur le leadership religieux lié à la présence des deux lieux saints les plus importants de l'Islam, La Mecque et Médine, sur son territoire, et sur la richesse pétrolière pour peser dans le monde arabe. Sans aucunement renier ce référent, MBS promeut désormais une version plus tolérante de l'islam, éloignée du credo wahhabite, et surtout il met en avant un sentiment national parfois exacerbé, nourri par une mise en valeur du passé préislamique - en somme, « l'Arabie saoudite d'abord ». Ce dernier point a des conséquences importantes, en politique étrangère particulièrement.

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