B. DES INSTITUTIONS LOCALES STABILISÉES, QUI ONT PERMIS UNE ALTERNANCE POLITIQUE RÉCENTE
Les modifications institutionnelles opérées en 2004 ont mis en place des organes de délibération et de décision du Pays qui se sont d'abord caractérisés par une forte instabilité politique. Après trois modifications législatives en 2007, 2011 et 2019, les institutions polynésiennes ont retrouvé une stabilité, qui a profité au cours des dernières années aux partis autonomistes. Lors des élections municipales de juin 2020, 40 des 48 maires de Polynésie française ont par ailleurs été élus sous la bannière ou avec le soutien du Tapura Huiraatira, soulignant l'ancrage local des partisans de l'autonomie.
Les élections territoriales d'avril 2023 ont cependant entraîné une alternance à l'assemblée de la Polynésie française en faveur du parti indépendantiste Tavini Huiraatira. Vainqueur des élections avec 44,32 % des suffrages exprimés au second tour, celui-ci détient depuis lors une majorité absolue de 38 sièges sur 57 à l'assemblée qui a élu, le 11 mai 2023, Moetai Brotherson à la présidence de la Polynésie française.
Conséquence de cette alternance, les institutions du Pays expriment aujourd'hui majoritairement une position favorable à l'indépendance du territoire, bien que cette demande d'accession alterne, selon les intéressés, entre l'indépendance immédiate et une indépendance envisagée au terme de dix à quinze ans, voire l'institution d'une « souveraineté partagée » entre la France et le territoire.
C. MIEUX FAIRE VIVRE L'AUTONOMIE DE LA POLYNÉSIE FRANÇAISE DANS LA RÉPUBLIQUE
1. Un nouvel ajustement de compétences entre l'État et le Pays à envisager
Actuellement, il existe une difficulté à établir des frontières incontestables et pertinentes dans la répartition des compétences entre l'État et le Pays. La mission estime que la répartition des compétences pourrait être réexaminée en privilégiant davantage une logique de « blocs de compétences », dans une démarche de simplification et d'effectivité de l'action publique, souhaitée par les différents acteurs des politiques publiques ainsi que les acteurs socio-économiques.
Cette logique de blocs permettrait notamment de consolider la compétence internationale de la Polynésie française, pour ce qui concerne son environnement régional. De même, la compétence « médicaments » pourrait être rattachée plus largement à la compétence « santé » exercée par la collectivité.
2. Une nécessaire clarification du droit applicable
La difficulté à connaître précisément le droit applicable en Polynésie française est réelle.
D'une part, l'applicabilité de la loi nationale est une question particulièrement complexe, compte tenu de l'application du principe de spécialité législative pour les matières qui relèvent de la compétence de l'État, et de la nécessité d'une mention d'applicabilité expresse qui se concrétise par l'utilisation du « compteur Lifou ».
D'autre part, la « cristallisation » des textes nationaux relevant d'une matière transférée à la Polynésie française à la date de la publication de la loi organique statutaire, le 2 mars 2004, - qui sont donc figés à cette date tant qu'ils n'ont pas été modifiés par les autorités locales - rend complexe la détermination du droit en vigueur en l'absence de codification.
Cette codification est d'autant moins évidente que, par exemple, les dispositions relevant du code civil national ne relèvent pas dans leur totalité du droit local. Il importe donc que le Pays mène un travail global de clarification, par le biais d'une codification, matière par matière, du droit effectivement applicable.
En outre, sans remettre en cause le principe de la spécialité législative, il convient de revoir l'exigence du « compteur Lifou », qui ne conduirait plus à inscrire dans la loi elle-même la date de la version d'une loi applicable, mais à permettre que cette mention soit portée, par exemple directement et automatiquement sur les textes applicables par le site Légifrance.
À plus long terme, doit se poser la question de la pertinence de l'inversion du système actuel de spécialité législative, en retenant le principe d'une application de plein droit, sans mention expresse, de la norme nationale en Polynésie française, sous réserve d'adaptations et sauf exceptions. Cette évolution apparaîtrait d'autant plus pertinente que l'essentiel des compétences conservées par l'État en Polynésie française relève du domaine régalien, qui postule par principe une application de ses règles sur l'ensemble du territoire national.
3. L'action de l'État en Polynésie, garante du bon exercice de l'autonomie
a) Mieux adapter l'action de l'État dans l'exercice de ses compétences
Les dépenses de l'État en Polynésie française, pour l'exercice de ses propres compétences, ont atteint 520 M€ en 2023, en faisant abstraction du poste relatif aux pensions civiles et militaires. Ces sommes permettent à l'État d'exercer son action dans des conditions satisfaisantes. Toutefois, certains ajustements peuvent être apportés pour améliorer davantage les conditions d'exercice de ses missions.
(1) Une sécurité quotidienne assurée, malgré le fléau des violences intrafamiliales
La Polynésie française connaît une délinquance générale relativement faible, avec une tendance à la baisse. Elle se caractérise néanmoins par une très forte prévalence des violences intrafamiliales (VIF), qui représentent plus de la moitié des faits de violences constatés et constituent un enjeu de politique pénale majeur dans un territoire qui, en volume, est le deuxième plus concerné de France par ce phénomène, avec 383 mis en cause pour 100 000 habitants.
Il est donc important que tous les acteurs intéressés à la politique de lutte contre les violences intrafamiliales, qu'il s'agisse de la prévention, de l'accompagnement ou de la répression, travaillent de concert de façon structurée. Cela est d'autant plus essentiel dans une matière où les compétences sont réparties entre les communes, le Pays et l'État.
(2) Endiguer l'inquiétant développement du trafic de stupéfiants
Il est généralement admis qu'une forte proportion de la population polynésienne est traditionnellement consommatrice de drogue, notamment de pakalolo, appellation locale du cannabis. Ainsi, plus de 40 % des jeunes polynésiens consommeraient de manière ponctuelle ou régulière ce produit stupéfiant.
La présence de plus en plus massive de métamphétamine, connue sous le nom d'« ice », au cours des dernières années est devenue un véritable fléau, aujourd'hui consommée par plus de 10 000 personnes, essentiellement concentrées dans les îles de l'archipel de la Société, singulièrement Tahiti. Plus de 30 % des personnes détenues au sein des centres pénitentiaires de Nuutania et de Tatutu le seraient pour trafic d'ice.
Le risque est de voir le « marché » polynésien submergé par cette métamphétamine dans les prochaines années. La crainte est qu'à l'ice s'ajoute dans un futur proche l'importation de fentanyl, opioïde de synthèse très présent sur la côte ouest des États-Unis.
Face à l'essor du trafic de stupéfiants, il convient donc d'adapter les moyens de prévention et de lutte à tous les échelons de l'action publique, notamment en renforçant les capacités d'action du parquet et les moyens opérationnels des forces de sécurité intérieure.
Dans la lutte contre la consommation et la détention de substances illicites ou pour d'autres délits, notamment routiers, il serait en outre pertinent de rendre effectif en Polynésie française le mécanisme de l'amende forfaitaire délictuelle avec la mise en place du procès-verbal électronique (PVe).
(3) Prendre davantage en compte les spécificités géographiques de la Polynésie française
L'action de l'État en Polynésie française doit prendre en compte les effets induits sur la société par une faible densité de population, de multiples insularités et des distances majeures entre ses territoires, qui les rendent peu accessibles, malgré le maillage aérien et maritime existant. Du fait de ces caractéristiques, l'accès à la justice - qu'elle soit judiciaire ou administrative - est bien plus long, complexe et coûteux qu'en d'autres endroits du territoire national.
C'est ce qui justifie que le taux de l'aide juridictionnelle et les conditions de remboursement des frais fassent l'objet d'une adaptation en Polynésie française pour prendre en compte les contraintes de l'exercice professionnel des avocats, qui peuvent parfois se trouver dans l'obligation de rester plusieurs jours sur une île en cas d'audience foraine, en l'absence de toute liaison quotidienne pour revenir à Papeete.
Par ailleurs, la question de la durée d'affectation des magistrats en Polynésie doit être posée. La mission considère nécessaire de prendre en considération l'étroitesse du ressort juridictionnel, a fortiori lorsque ce dernier est identique en première instance et en appel, et d'envisager dans cette hypothèse une règle de mobilité spécifique, applicable aux magistrats du parquet comme aux magistrats du siège, sans que cela remette en cause le principe constitutionnel d'inamovibilité des juges, puisque celle-ci serait justifiée par des considérations de bonne administration de la justice.
b) Renforcer l'aide technique et opérationnelle de l'État au profit du Pays et des communes
Face aux besoins d'accompagnement des communes et, dans une moindre mesure, du Pays, l'attention de la mission a été attirée sur la pertinence que pourrait avoir l'intervention du Cerema et de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) en soutien technique et opérationnel des projets.
Or, il n'est à ce jour pas juridiquement permis aux collectivités régies par l'article 74 de la Constitution - dont la Polynésie française - d'adhérer au Cerema pour bénéficier de son expertise dans la conduite de leurs projets, ce qui entrave le recours aux prestations de l'établissement public. Des obstacles juridiques se posent aussi à l'intervention complète de l'Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT) en Polynésie française. Il est donc nécessaire de modifier la loi pour permettre au Pays et aux communes de bénéficier de l'ensemble des prestations offertes par le Cerema et l'ANCT.
4. Faire vivre l'attachement de la République à la Polynésie
a) Prendre au sérieux les tentatives d'influences extérieures
Du fait de sa situation géographique, la Polynésie française est aux confins de plusieurs influences proches : celles de l'Amérique, et au premier chef des États-Unis, et celles de l'Asie, à commencer par la Chine. Plus éloignée du reste de la France que de ces nations, elle est confrontée aux velléités d'expansion culturelle ou économique des États du voisinage.
Néanmoins, plus récemment, certaines puissances étrangères pourtant éloignées géographiquement, entendent véritablement influer sur la situation politique polynésienne et ses relations avec l'État. Des États, à commencer par l'Azerbaïdjan, semblent chercher à jouer un rôle d'aiguillon pour détacher la Polynésie française de la France. Par le biais du « Groupe d'initiative de Bakou contre le colonialisme français », l'Azerbaïdjan entend ainsi apporter un soutien politique et matériel à la démarche indépendantiste en Polynésie.
L'immixtion d'une puissance étrangère dans les affaires du territoire et dans ses relations avec l'hexagone, déjà identifiée en Nouvelle-Calédonie, est préoccupante. Elle doit être prise avec sérieux, et ne doit pas être considérée comme simplement anecdotique pour la Polynésie française. Il faut donc surveiller les tentatives d'influence ou d'ingérence étrangères qui se développent en vue d'attiser un sentiment anti-français en Polynésie française.
b) Mieux associer la Polynésie à la stratégie française pour l'indopacifique
Dans son rapport d'information de janvier 2023 sur la stratégie française pour l'indopacifique, la commission des affaires étrangères du Sénat2(*) relevait l'insuffisante association des collectivités du Pacifique à la stratégie nationale pour l'Indopacifique.
La mission estime elle aussi nécessaire une association effective des autorités du Pays tant à la définition qu'à la mise en oeuvre de la stratégie indopacifique de la République, la Polynésie française en étant, compte tenu de l'importance de son territoire maritime et de son insertion régionale, une pièce-maîtresse de toute action dans l'océan pacifique sud.
c) Soutenir la Polynésie dans sa volonté de développement endogène et régional
Le rôle de l'État est d'accompagner la Polynésie dans son développement, tout autant que de maintenir la présence de la République dans le Pacifique, où elle est en outre le seul État de l'Union européenne présent. Dans ce contexte, l'État doit accompagner la Polynésie dans les défis et les enjeux de développement qui se présentent à elle, même si l'autonomie conférée par le statut de la loi organique de 2004 fait du Pays le principal décisionnaire dans ces matières.
La mission a pu relever trois enjeux majeurs au cours de son déplacement :
- le numérique. Compte tenu de sa centralité dans le Pacifique, la Polynésie française comporte des atouts réels pour devenir un « hub numérique », et en tirer profit pour développer son économie ;
- la mise en valeur des ressources naturelles dans le cadre de l'économie bleue. La Polynésie bénéficie d'atouts exceptionnels, à l'heure actuelle insuffisamment exploités, pour le développement de son économie ;
- l'insertion professionnelle des jeunes. Bien que l'emploi et l'insertion professionnelle relèvent de la compétence du Pays, les rapporteurs soulignent que l'État agit dans ce domaine via, notamment, le dispositif du régiment du service militaire adapté (RSMA).
La mission ne peut qu'inciter l'État à accompagner la Polynésie dans ces domaines, et en particulier à veiller, pour le volet insertion professionnelle, à renforcer la capacité d'accueil des compagnies du RSMA et l'adéquation des formations proposées avec le marché de l'emploi local.
Partie intégrante de la France, la Polynésie française n'en a pas moins son centre de gravité politique, économique et culturel au coeur du Pacifique. Aussi la mission est-elle convaincue de la nécessité de développer autant que possible la coopération régionale du territoire avec les États voisins.
L'exécutif de la Polynésie française apparaît parfaitement légitime à représenter le territoire, et partant la France, dans ces échanges, dans le respect des mécanismes prévus par la loi organique statutaire. Et, dans ces relations régionales, tant l'État que le Pays ont tout à gagner à défendre des positions communément partagées, rendant ainsi d'autant plus forte la position du territoire dans les échanges et les projets mis en place. Il importe donc de s'assurer de la cohérence et de la complémentarité des actions menées au niveau de l'État et du Pays, et d'accompagner l'action du Pays au niveau régional, en favorisant une participation de haut niveau de l'État aux travaux des instances régionales, y compris lorsque le Président de la Polynésie y représente sa collectivité.
Collectivité de la République, la Polynésie française est, de ce fait, également une collectivité de l'Union européenne, en tant que Pays et territoire d'outre-mer (PTOM). Si, par nature, l'aide européenne aux PTOM est plus limitée que celle apportée aux régions ultrapériphériques, la Polynésie doit davantage investir les possibilités offertes, en renforçant sa présence auprès des institutions européennes.
En définitive, en soutenant la Polynésie française dans son développement endogène et régional, l'État contribue à faire rayonner les valeurs de la République dans le Pacifique, dans le respect de l'identité propre du fenua.
* 2 Rapport d'information n° 285 (2022-2023), « La stratégie française pour l'Indopacifique : des ambitions à la réalité », déposé le 25 janvier 2023.