IV. LA PERSPECTIVE RÉALISTE RETENUE PAR LA COMMISSION
Comme tout exercice prospectif, les scénarios sont empreints d'une part d'incertitude importante, notamment sur la réalité du décollage de la consommation, la pérennité des efforts de sobriété, la poursuite de l'efficacité énergétique ou encore la rapidité de l'électrification des usages.
Cependant, ces analyses ont permis à la commission de retenir une hypothèse privilégiée de consommation électrique, qui est importante car elle dimensionne le parc de production et le niveau de flexibilité nécessaire. Retenir une trajectoire, c'est aussi analyser plus finement les jalons qui permettent de l'atteindre : en termes d'efficacité, de sobriété et des secteurs où l'électrification des usages doit sérieusement progresser. Enfin, se projeter en 2050 permet de constater, qu'au-delà du sujet du niveau de la demande, celle-ci va être affectée par des évolutions plus qualitatives.
A. UNE CROISSANCE DE LA CONSOMMATION QUI S'AFFERMIT AVEC LE TEMPS
Le fait d'avoir cerné les grandes évolutions de l'exercice de prévisions/ projections, ainsi que la mise en regard sur le temps long des biais traditionnels de cet exercice, conduit la commission d'enquête à proposer une approche qu'elle estime raisonnable et réaliste.
1. Une rupture par rapport à la tendance actuelle mais une vision réaliste pour 2035 et 2050
Actuellement, même pour 2030 - 2035, il existe un écart certain entre la trajectoire qu'il faudrait atteindre pour respecter les objectifs de l'État, et celle qui s'est dessinée depuis plusieurs années ; écart qui s'est renforcé avec la crise énergétique. Les trajectoires de type « B », qualifiée « d'atteinte partielle » des objectifs de la France et de type « C » qualifiée de « mondialisation contrariée » décrites par RTE dans son Bilan prévisionnel 2023, semblent ainsi les plus probables à court terme.
Pour l'horizon 2035, la commission d'enquête estime raisonnable de se retenir la fourchette basse de la trajectoire de référence du Bilan prévisionnel 2023, soit un niveau de consommation électrique entre 580 et 615 TWh.
Par ce choix, la commission d'enquête souligne la nécessité d'un basculement massif des usages vers l'électricité.
Pour l'horizon 2050, la commission d'enquête, compte tenu des éléments entendus lors des auditions et présentés dans la partie consacrée aux prévisions des différents acteurs, estime que la consommation d'électricité devrait tourner autour de 700 TWh, niveau envisagé dans les Futurs énergétiques 2050 dans le scénario médian réhaussé de la variante « électrification plus ».
Cette projection semble notamment la plus en phase avec la réalité du gisement en termes de biomasse et de puits de carbone, qui étaient surestimés dans les Futurs énergétiques 2050. Elle permet, par ailleurs, de tenir compte de l'intégration des transports aérien et maritime dans l'équation.
Le rapporteur insiste sur le fait que cette vision est un choix sans regret. Il y a un plus grand risque à sous-estimer les projections de consommation que l'inverse328(*).
Anticiper cette hausse future de la consommation électrique permet de se doter de moyens de production à un niveau ambitieux et crée une dynamique favorable à l'électrification des usages, notamment en l'assurant par une base de production solide et un prix durablement maitrisé.
Le risque de surdimensionner le système productif, tiré par des projections trop optimistes de la demande, est moindre que le risque de le sous-dimensionner. Une hypothèse de consommation trop basse conduirait à risquer d'avoir une offre de production électrique insuffisante, entraînant un besoin important de centrales thermiques pour l'appoint, des besoins potentiellement accrus en matière d'importation, des risques de rupture d'approvisionnement aggravés et une pression à la hausse des prix.
À l'inverse, une hypothèse de consommation soutenue permet d'entrainer une production conséquente, contribuant à la modération des prix. Or le niveau des prix sera un puissant facteur incitatif pour l'électrification des usages. La compétitivité des entreprises sera également entretenue par des prix bas mais justes. Dans une hypothèse ou la demande met encore du temps à augmenter, les surplus de cette électricité décarbonée pourront être exportés participant à l'équilibre du système électrique européen et aux rentrées de la balance commerciale française.
Le cap de 2030 permettra de procéder aux ajustements nécessaires. La trajectoire que la commission fixe pour 2035 et, a fortiori 2050, n'est pas un cap inflexible à suivre. C'est un choix stratégique qu'il faudra adapter et ajuster en fonction des évolutions constatées de la consommation électrique et des capacités de production. Il est donc absolument nécessaire de permettre à cette stratégie de s'ajuster par l'observation des tendances et des effets d'accélération ou de massification.
La commission enquête est consciente que ce choix doit faire l'objet de quelques points de vigilance : risquer de disposer de trop de capacités de production, d'avoir des actifs sous-utilisés voire même échoués, de connaître un prix de l'électricité trop bas qui fragiliserait les producteurs et donc l'investissement des acteurs du secteur. Les recommandations que formule ce rapport en partie 3 et 4 visent à lever ces risques.
Par ailleurs, désigner une trajectoire, qui correspond à la somme des consommations d'électricité agrégées sur une année, ne rend pas compte, à elle seule, des évolutions qui sont amenées à se produire.
La courbe de consommation va aussi évoluer en fonction des moments de la journée, de la semaine et de l'année. Ces évolutions structurelles vont affecter considérablement la gestion du système électrique notamment dans son objectif d'équilibre permanent entre l'offre et la demande.
Du côté de la demande, deux changements sont attendus. D'une part, les nouveaux usages de l'électricité vont venir « déformer » le profil de consommation. Et d'autre part, ces nouveaux usages de l'électricité présentent, pour nombre d'entre eux, des opportunités de flexibilité importantes. Ces deux points seront analysés plus avant.
2. Une pente encore incertaine d'ici 2030
La hausse de la demande résulte d'impulsions contraires : efficacité énergétique et sobriété la tirent à la baisse, alors que l'électrification des processus et des usages la tirent à la hausse.
Tout l'enjeu consiste à savoir quel va être l'intensité de chacune de ces dynamiques pour dessiner le mouvement de la courbe d'ici à 2030 - 2035. L'augmentation de la demande électrique consistera en une inflexion par rapport à la tendance constatée ces dernières années dont le démarrage effectif n'est pas encore constaté. Il est délicat de savoir quand et avec quelle intensité cette hausse de la demande va se matérialiser.
RTE évoque, dans les Futurs énergétiques 2050, une inflexion qui intervient de manière graduelle d'ici 2025 puis une accélération : « rythme régulier avec une tendance à l'accélération progressive : un taux de croissance annuel moyen de 0,6 % sur la décennie 2020, de 1,1 % sur la décennie 2030 et 1,3 % sur la décennie 2040. Ensuite, la consommation se stabiliserait pour n'évoluer que marginalement en fonction des évolutions de la population et de l'économie. Les variantes évoluent autour de cette trajectoire ». Le graphique ci-dessous met en regard la trajectoire de référence des Futurs énergétiques à 2050 avec celle des scénarios d'atteinte des objectifs de la famille A du Bilan prévisionnel 2023.
Trajectoire d'évolution de la consommation d'électricité (Futurs énergétiques et Bilan prévisionnel 2023)
Source : RTE 329(*)
Cette illustration montre que l'atteinte des niveaux de consommation électrique conformes à ce qui serait en phase avec nos objectifs nationaux reste éloignée. Faute d'un décollage suffisant, les révisions de la pente ces trois dernières années sont faites dans le même sens : un décollage de plus en plus abrupt pour rattraper la tendance espérée.
Comme le déclarait Thomas Veyrenc, directeur général économie, stratégie et finances chez RTE, lors de son audition : « en matière de pure prévision, il n'existe pas, à court terme, de signal évident d'une augmentation très rapide de la consommation d'électricité ».
Compte tenu de la tendance de court terme, la commission estime que le démarrage de la dynamique de croissance pourrait s'observer aux alentours de 2028.
Dans cette hypothèse, et en prenant en compte une hypothèse de stagnation de la consommation d'aujourd'hui à 2028 à un niveau de 445 TWh, atteindre une consommation de 615 TWh en 2035 impliquerait une croissance annuelle de 4,7 %.
La commission d'enquête constate que la réalisation de ce rythme de croissance très soutenu, suppose d'augmenter le rythme de déploiement des équipements bas carbone et d'accroître les signaux pour accélérer l'électrification des usages, tout en poursuivant les dynamiques d'efficacité et de sobriété.
3. Le Parlement doit être mieux impliqué dans les prochains exercices prospectifs de RTE
Le cycle d'étude des Futurs énergétiques 2050 prend de l'ordre de cinq années entre la formalisation des bases climatiques, la mise à jour et les ajustements du modèle, les divers calculs et retour d'expérience. La phase de concertation de l'étude a pris deux ans. L'étude elle-même a aussi pris deux ans entre son lancement en 2019, la publication de ses principaux résultats en 2021 et celle de ses résultats complets courant 2022.
Ce travail doit être conduit à intervalles réguliers, en fonction des évolutions et du contexte.
La publication d'une actualisation glissante des Futurs énergétiques 2050 semble un exercice utile.
Un lancement des travaux fin 2024 permettrait de sortir une étude publiable en 2027, soit plus de cinq ans après l'étude initiale.
Ce calendrier permettrait de prendre en compte les recommandations de la commission d'enquête.
La commission estime que cette actualisation des études de RTE sera également l'occasion de mieux intégrer le Parlement dans les travaux prospectifs relatifs au système électrique. Le Parlement pourrait contribuer à préciser les scénarios qu'il souhaiterait voir étudiés, les hypothèses qu'il compte privilégier, et les variantes à explorer. De même, il pourrait être invité à réagir lors des points d'étape intermédiaire. Cette recommandation serait sans doute de nature à améliorer la qualité du débat et peut être aboutir à forger un niveau de consensus supérieur sur certains points, sur des sujets stratégiques mais complexes et en évolution constante.
Recommandation n° 10 |
Destinataires |
Échéance |
Support/Action |
Associer le Parlement à chaque grande étape des travaux prospectifs de RTE |
Gouvernement (Ministère chargé de l'énergie) RTE |
2025 et au-delà |
Modification du code de l'énergie |
* 328 Comme l'écrivait la commission d'enquête de l'Assemblée nationale visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France : « les pouvoirs publics doivent néanmoins garder à l'esprit les limites inhérentes à ce type d'exercices prospectifs, afin de ne pas réduire trop dangereusement les marges du système électrique ».
* 329 Bilan prévisionnel 2023, page 35.