D. LA CRISE DES PRIX DE L'ÉNERGIE A EXPOSÉ AU GRAND JOUR TOUTES LES INSUFFISANCES DU SYSTÈME ACTUEL

L'année 2021, avec la reprise économique mondiale qui a suivi la crise de la Covid-19, a marqué le début d'une crise historique des prix des énergies d'une ampleur exceptionnelle, qui a fortement impactée l'Union européenne et la France. L'économie mondiale a ainsi été confrontée à de fortes tensions sur l'approvisionnement en ressources énergétiques, qui ont eu des répercussions conséquentes sur le prix des énergies.

L'invasion de l'Ukraine a durablement affecté la livraison de gaz par la Russie à l'Europe ainsi que la menace d'un arrêt complet des importations de gaz russe. Les sanctions adoptées par l'UE qui ont suivi ont ensuite contribué à aggraver la situation et ont eu des répercussions directes sur les marchés des énergies. Les économies européennes ont alors pris conscience de leur vulnérabilité et de leur dépendance aux énergies fossiles, en particulier au gaz russe.

1. Une hausse inédite des prix du gaz qui s'est répercutée sur les prix de gros de l'électricité
a) La hausse du prix du gaz et son impact sur le prix de l'électricité ont été très forts

À partir du deuxième semestre 2021, les prix du gaz sur les marchés de gros ont connu une hausse quasi continue, avec des disparités selon les pays. Cette hausse a été accentuée par le faible niveau de remplissage des stocks de gaz en Europe en raison des faibles injections de Gazprom dans ses propres stockages, atteignant ainsi des niveaux très élevés en fin d'année. L'invasion de l'Ukraine, le 24 février 2022, a aggravé la situation, contribuant à une crise des prix des énergies sans précédent.

Dans ce contexte de pénurie et de risque de rupture d'approvisionnement, les États membres ont accéléré leurs achats de gaz pour constituer des stocks dans la perspective de l'hiver 2022/2023. Les prix du gaz ont ainsi atteint des niveaux records et même historiques au cours de la deuxième quinzaine du mois d'août 2022, avec une hausse de plus de 1 000 % par rapport aux prix moyens observés lors de la précédente décennie. Le choc a été d'autant plus ressenti que les prix du gaz étaient relativement stables depuis plus de dix ans.

Cette hausse s'est répercutée sur le prix spot de l'électricité qui a alors atteint des niveaux élevés, à partir du dernier semestre 2021, en raison du rôle joué par le gaz dans la formation des prix de l'électricité du fait du mécanisme du merit order, avec un pic à 367,9 €/MWh en décembre 2021. Entre le printemps 2020 et la fin septembre 2022, le prix de l'électricité, échangée sur le marché spot est passé de moins de 20 à plus de 300 €/MWh, soit une multiplication par 15.

Sur le marché français, les prix mensuels moyens de l'électricité sont ainsi passés de moins de 60 €/MWh au début de l'année 2021 à 490 €/MWh en août 2022. Au mois d'août 2022, le prix de l'électricité sur le marché de gros français a augmenté de 98 % par rapport au mois de juin de la même année, pour atteindre en moyenne 492,5 €/MWh. Le pic journalier a été atteint le 30 août 2022 avec 743,8 €/MWh, ce qui constitue son plus haut niveau historique.

Évolution du prix spot moyen hebdomadaire de l'électricité en France
entre septembre 2021 et janvier 2023

Source : RTE / Données EPEX

b) Une hausse du prix du carbone qui s'est aussi répercutée sur le prix de gros de l'électricité

La reprise de l'activité économique, après la pandémie de la Covid-19, mais aussi les ambitions de réduction des émissions de gaz à effet de serre de l'Union européenne, ont entraîné, à partir de 2020, une hausse de la demande en quotas d'émission, exerçant par conséquent une pression à la hausse sur les prix du carbone sur le système européen d'échanges de quotas d'émission (SEQE-UE).

La mise en place de la réserve de stabilité du marché européen du carbone en 2019, en réduisant le surplus de quotas d'émission en circulation, avait précédemment contribué à la diminution de l'offre et, par conséquent, provoqué un premier épisode de hausse des prix sur ce marché, avec une progression de 37 % en 2020.

Le prix du COétant un coût de production intégré dans le calcul du coût marginal des centrales électriques thermiques, cette hausse s'est aussi répercutée sur le prix de gros de l'électricité. Cette augmentation a représenté une majoration en moyenne de 30 €/MWh du prix de l'électricité sur le marché spot en France.

c) Une crise renforcée par des facteurs spécifiques au marché français

La crise énergétique en France n'est pas seulement liée aux tensions sur les marchés européens de l'énergie, mais aussi à des facteurs internes spécifiques à son système électrique.

La baisse importante de la disponibilité du parc nucléaire français, avec la mise à l'arrêt de près de la moitié des réacteurs nucléaires, pour maintenance ou en raison de la découverte de défauts de corrosion dans plusieurs centrales, à partir de la fin de l'année 2021, ainsi que la vague de chaleur qu'a connue la France, au cours de l'été 2022, qui ont affecté la production hydroélectrique et nucléaire, ont aussi eu un impact important sur l'évolution des prix de gros de l'électricité en France. « Le problème de production nucléaire a été un des facteurs majeurs de la crise énergétique à l'échelle européenne », comme l'a fait observer Julien Teddé, directeur général d'Opéra Énergie devant la commission d'enquête150(*).

La production électrique française a alors atteint son niveau le plus bas depuis 1992151(*). Ces moindres capacités de production ont donc obligé, pour l'année 2022, la France à importer de l'électricité, principalement d'Allemagne, de Belgique, du Royaume-Uni et d'Espagne, alors qu'elle était précédemment exportatrice. La France est devenue sur cette période importatrice nette d'électricité, à l'exception des mois de février et de mai 2022, ce qui était une situation inédite au regard des niveaux atteints.

Le manque de moyens de production pilotables et l'absence d'investissements dans de nouvelles centrales nucléaires ont ainsi contraint la France à acheter chez ses voisins européens de l'électricité notamment produite à partir du gaz et du charbon. Comme le relève la Cour des comptes dans son rapport sur les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie152(*), « en réduisant les volumes d'offre à faible coût marginal, [la chute du parc de production nucléaire] entraîne un appel plus fréquent aux moyens de production les plus coûteux, utilisant des combustibles fossiles, ce qui renchérit la moyenne des prix fixés par le marché spot ».

En outre, la prime de risque en matière de détermination des prix sur les marchés de gros a aussi pris une ampleur importante, en particulier en France, en raison notamment des difficultés de production du parc nucléaire. Comme le relève la CRE, les « prix à terme incluent des primes de risques qui paraissent très élevées par rapport à une anticipation raisonnable des prix journaliers, que les acteurs souhaitant couvrir leur exposition aux prix de marché sont prêts à payer », comme la CRE l'a indiqué dans sa communication du 26 juillet 2022. L'écart de prix entre la France et l'Allemagne des contrats à terme livrés pendant l'hiver 2022-2023 met en lumière ce phénomène qui, selon la CRE, « reflète un doute significatif des acteurs de marché vis-à-vis de la disponibilité annoncée du parc nucléaire »153(*). La Cour des comptes154(*) précise que ce différentiel entre la France et l'Allemagne a atteint près de 70 €/MWh en moyenne, alors qu'il est en général peu significatif sur des produits annuels.

Cette considération a, d'ailleurs, été formulée par RTE dans ses perspectives pour la sécurité d'approvisionnement en électricité pour l'été, l'automne et l'hiver 2023. L'étude souligne que la corrélation entre les prix du gaz et de l'électricité ne suffit pas à expliquer le niveau des prix de l'électricité sur les marchés à terme en France, qui se situaient à des niveaux très élevés pour l'hiver 2023 et le début de l'année 2024, mais que ce niveau révèle « l'existence, sur les marchés, d'une prime de risque spécifique », mise en évidence au cours du dernier trimestre 2022.

2. Des mesures de soutien exceptionnelles extrêmement coûteuses pour les finances publiques

Pour atténuer les conséquences de la crise des prix de l'énergie sur les factures des consommateurs, une série de mesures d'aides exceptionnelles ont été mises en oeuvre en France, comme ailleurs en Europe, à partir de l'automne 2021. Dans un rapport publié en juin 2023155(*), notre collègue Christine Lavarde avait dressé un premier bilan des mesures mises en oeuvre en France pour atténuer les effets de la crise sur les factures des consommateurs. Elle avait alors constaté l'impréparation manifeste du Gouvernement avec une multitude de dispositifs d'une rare complexité, bien souvent illisibles, souvent dénués de tout ciblage, occasionnant d'importants « effets d'aubaine » et avec un coût considérable pour les finances publiques.

En mars 2024, dans un rapport consacré à ces mesures156(*), la Cour des comptes a dressé les mêmes constats, soulignant que le contribuable avait supporté des sommes phénoménales pour pallier les défaillances du système sans que l'État parvienne en parallèle à capter les gains indus réalisés pendant cette période. Des gains qu'elle estime à environ 30 milliards d'euros, notamment au profit des intermédiaires intervenant sur les marchés de l'électricité.

Depuis 2022, plusieurs mesures ont ainsi été mises en oeuvre pour atténuer les conséquences de la crise sur les factures d'électricité des consommateurs. En 2022, en 2023 puis dans une moindre mesure en 2024, un dispositif dit de « bouclier tarifaire » sur les prix de l'électricité a notamment été institué. Sa vocation principale était de limiter les effets de la hausse des prix de marché sur les factures des petits consommateurs éligibles aux tarifs réglementés de vente d'électricité (TRVe).

Ce dispositif a permis, en moyenne, de limiter les augmentations de factures à 4 % en 2022 puis, en 2023, à 15 % en février auxquels se sont ajoutés 10 % supplémentaires au mois d'août. Il s'est traduit par un gel de l'augmentation des TRVe par voie réglementaire. La différence entre le niveau des TRVe tels qu'ils auraient résulté du calcul habituel réalisé par la CRE et le niveau des TRVe gelés a été compensée aux fournisseurs par l'État au titre du système de compensations des charges de service public de l'énergie (CSPE). Cette compensation a également été versée aux fournisseurs au titre de leurs clients éligibles aux TRVe, ce qui les rend également éligibles au dispositif de bouclier tarifaire, mais qui ne disposent pas de contrats au TRVe.

En 2022, le dispositif de bouclier tarifaire a été largement financé par EDF à travers un relèvement à hauteur de 20 térawattheures (TWh) du volume d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh). Cette mesure, qui s'est répercutée sur l'ensemble des contrats de fourniture d'électricité, a d'ailleurs bénéficié à l'ensemble des consommateurs, particuliers comme professionnels, très au-delà du périmètre des personnes et entités éligibles au bouclier à proprement parler.

En 2022 comme en 2023, le gel des TRVe a également été en partie financé par la minoration des taux d'accise sur l'électricité à leur niveau minimum autorisé par le droit de l'Union européenne. Cette disposition a également profité à l'ensemble des consommateurs d'électricité. Elle n'a été prolongée que très partiellement en 2024 puisque le Gouvernement a pris la décision de majorer par voie réglementaire les tarifs d'accise pour les particuliers et les professionnels non éligibles à des taux réduits de 20 euros par MWh.

À partir de 2023 un mécanisme qualifié « d'amortisseur » a également été créé pour soutenir les PME ainsi que d'autres personnes morales, y compris publiques qui n'étaient pas éligibles aux TRVe et, par voie de conséquence, au bouclier tarifaire. Ce dispositif extrêmement complexe n'a que très partiellement compensé les hausses de prix considérables dont ont été victimes de nombreuses PME. En raison des difficultés toutes particulières rencontrées par les boulangers et les autres TPE non éligibles au bouclier tarifaire, le Gouvernement a dû improviser en catastrophe, par voie réglementaire, un dispositif spécifique destiné à celles de ces TPE qui avaient renouvelé leur contrat de fourniture d'électricité en 2022, au moment de l'acmé de la crise des prix. Ce mécanisme, a été baptisé « sur-amortisseur », car il a été adossé au dispositif d'amortisseur et fonctionne selon les mêmes principes. En 2023, il a garanti à ses bénéficiaires un prix de leur électricité plafonné à 230 euros par MWh.

Les mesures mises en oeuvre ont effectivement permis d'atténuer très sensiblement les conséquences de la crise sur les ménages qui ont continué de bénéficier de prix plus bas qu'ailleurs en Europe157(*). Cependant, il n'en a pas toujours été de même pour les entreprises. En effet, dans son rapport de mars 2024, la Cour des comptes note que « les clients professionnels ont fait face, en moyenne, à partir de début 2023 à des prix de l'électricité plus élevés que chez nos principaux voisins »158(*).

Évolution des prix moyens de l'électricité hors TVA payés en France par les ménages (2021-2023)

(en euros par MWh)

Effet Arenh + : effet lié à la hausse de 20 TWh du plafonnement du dispositif d'Arenh en 2022

Effet bouclier : effet lié au gel du TRVe et ses répercussions sur tous les consommateurs éligibles au TRVe via le mécanisme des compensations pour charges de service public de l'énergie

Effet TICFE : effet lié à la minoration des tarifs de l'accise sur l'électricité en 2022 et en 2023

Source : Cour des comptes, Les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie, mars 2024

Évolution des prix de l'électricité payés par les ménages dans l'Union européenne

(en euros par MWh)

Source : Cour des comptes, Les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie, mars 2024

Évolution des prix de l'électricité payés par les clients professionnels dans l'Union européenne

(en euros par MWh)

Source : Cour des comptes, Les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie, mars 2024

Les effets de ces mesures ont par ailleurs été obtenus au prix d'une dégradation majeure des finances publiques. C'est le constat que dresse la Cour des comptes dans ce même rapport : « les différentes études existantes concluent à un impact positif des boucliers tarifaires en termes d'atténuation des effets de la crise sur les prix et le PIB, au prix cependant d'une détérioration de la situation des finances publiques ». La Cour a ainsi évalué à 72 milliards d'euros le coût cumulé pour les finances publiques de l'ensemble des mesures exceptionnelles mises en place depuis la fin de l'année 2021. Les mesures relatives à l'électricité ont été nettement les plus onéreuses puisque leur coût devrait dépasser les 44 milliards d'euros.

Coût cumulé pour les finances publiques des mesures mises en oeuvre dans le cadre de la crise pour atténuer les prix de l'électricité

(en millions d'euros)

Source : commission d'enquête, d'après les données du rapport de la Cour des comptes de mars 2024 sur les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie


* 150 Audition du 13 février 2014.

* 151 RTE, Bilan électrique 2022 - Un système électrique français résilient face à la crise énergétique - février 2023.

* 152 Cour des comptes, rapport public thématique sur les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie, mars 2024.

* 153 Commission de régulation de l'énergie - Rapport sur les prix à terme de l'électricité pour l'hiver 2022-2023 et pour l'année 2023 - décembre 2022.

* 154 Rapport de la Cour des comptes sur les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie - mars 2024.

* 155 Sénat, Rapport d'information n° 779 (2022-2023), L'usine à gaz des aides énergies, juin 2023.

* 156 Cour des comptes, Les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie, mars 2024.

* 157 À l'exception de l'Espagne à partir de 2023.

* 158 Cour des comptes, Les mesures exceptionnelles..., Op. cité.

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