N° 695
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024
Enregistré à la Présidence du Sénat le 18 juin 2024
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires sociales (1) sur
l'enquête
de la Cour
des comptes, demandée en
application de l'article L.O. 132-3-1
du code des juridictions
financières, sur la santé
respiratoire,
Par M. Philippe MOUILLER,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Mouiller, président ; Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale ; Mme Pascale Gruny, M. Jean Sol, Mme Annie Le Houerou, MM. Bernard Jomier, Olivier Henno, Xavier Iacovelli, Mmes Cathy Apourceau-Poly, Véronique Guillotin, M. Daniel Chasseing, Mme Raymonde Poncet Monge, vice-présidents ; Mmes Viviane Malet, Annick Petrus, Corinne Imbert, Corinne Féret, Jocelyne Guidez, secrétaires ; Mmes Marie-Do Aeschlimann, Christine Bonfanti-Dossat, Corinne Bourcier, Céline Brulin, M. Laurent Burgoa, Mmes Marion Canalès, Maryse Carrère, Catherine Conconne, Patricia Demas, Chantal Deseyne, Brigitte Devésa, M. Jean-Luc Fichet, Mme Frédérique Gerbaud, M. Khalifé Khalifé, Mmes Florence Lassarade, Marie-Claude Lermytte, Monique Lubin, Brigitte Micouleau, M. Alain Milon, Mmes Laurence Muller-Bronn, Solanges Nadille, Anne-Marie Nédélec, Guylène Pantel, M. François Patriat, Mmes Émilienne Poumirol, Frédérique Puissat, Marie-Pierre Richer, Anne-Sophie Romagny, Laurence Rossignol, Silvana Silvani, Nadia Sollogoub, Anne Souyris, MM. Dominique Théophile, Jean-Marie Vanlerenberghe.
AVANT PROPOS
Mesdames, Messieurs,
En application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, qui dispose que « la Cour des comptes peut être saisie par les commissions parlementaires saisies au fond des projets de loi de financement de la sécurité sociale, de toute question relative à l'application des lois de financement de la sécurité sociale », Catherine Deroche, alors présidente de la commission des affaires sociales du Sénat a, par courrier du 13 juillet 2023, saisi le Premier président de la Cour des comptes d'une demande d'enquête portant sur la santé respiratoire. Cette demande a donné lieu à l'enquête annexée au présent rapport intitulé La santé respiratoire, un enjeu de « santé environnement » insuffisamment pris en considération, transmis par le Premier président de la Cour des comptes au président de la commission des affaires sociales le 6 mai 2024.
La présente enquête circonscrit le champ de son étude à trois principales pathologies qui concernent plus de 10 % de la population française : la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), l'asthme et le cancer du poumon.
La santé respiratoire n'est pas une notion consacrée par la loi ni par la réglementation. Elle renvoie à une pluralité de pathologies, aiguës ou chroniques, ainsi qu'aux politiques de prévention et de lutte contre ces maladies. Elle est étroitement liée à la santé environnementale1(*) et au concept d'exposome. Ce dernier a été inscrit dans le code de la santé publique par la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, qui en fait un pilier de la politique de surveillance et d'observation de l'état de santé de la population. Il y est défini comme « l'intégration sur la vie entière de l'ensemble des expositions qui peuvent influencer la santé humaine »2(*).
Les principaux facteurs de risque favorisant l'apparition des pathologies précitées sont, si l'on excepte le vieillissement de la population3(*), comportementaux et environnementaux. Le tabagisme est le premier d'entre eux, tandis que la qualité de l'air extérieur et de l'air intérieur ont une influence grandissante, de même que le réchauffement climatique qui accentue par exemple l'asthme allergique.
Ces facteurs, peu maîtrisés, conduisent à une progression préoccupante des pathologies respiratoires en France. Pourtant, la Cour relève que « la stratégie nationale de santé 2023-2033, pas plus que la précédente de 2018-2022, ne comporte de référence à la santé respiratoire, et peu à la notion de santé environnement. » Elle souligne ainsi l'absence de politique respiratoire structurée en France : carences de la politique de prévention, parcours de soins peu performants, absence d'évaluation de l'efficacité sanitaire de la dépense publique, défaut de pilotage global...
En matière de gouvernance, plusieurs constats de la Cour rejoignent ceux de précédents rapports portant sur la santé environnementale. Il en va ainsi du rapport de la commission des affaires sociales du Sénat « Santé environnementale : une nouvelle ambition »4(*), réalisé par Bernard Jomier et Florence Lassarade en mars 2021, dont plusieurs recommandations font écho aux travaux conduits par la Cour des comptes, notamment :
- l'inscription dans le programme national santé environnement (PNSE) d'indicateurs de résultat accompagnés de cibles chiffrées (proposition n° 5) ;
- l'objectif d'une meilleure prise en compte des enjeux de santé environnementale au sein des délégations territoriales des agences régionales de santé (ARS), afin qu'elles puissent jouer un rôle d'appui de proximité aux élus locaux (proposition n° 16) ;
- l'intégration de priorités et d'objectifs en santé environnementale dans les contrats de plan État-région (CPER) et les contrats locaux de santé (CLS), en y adossant des financements pérennes (proposition n° 21).
Les auteurs du rapport soulignent encore l'importance d'installer une autorité en charge de la coordination d'une politique de santé globale, ce qui rejoint la préoccupation de la Cour des comptes relative à un pilotage coordonné dans une vision intégrative et décloisonnée.
On pourra également se référer au rapport rédigé conjointement par plusieurs corps d'inspection de l'État, « La santé environnement : recherche, expertises et décisions publiques » (décembre 2020)5(*). Cette convergence de vues témoigne d'un diagnostic partagé par une pluralité d'acteurs et d'institutions, qui n'a pourtant pas trouvé de remède ni de concrétisations.
Si la santé respiratoire appartient bien au champ de la santé environnementale et exige une coordination de l'action de multiples autorités, en premier lieu du ministère de la santé et du ministère de la transition écologique, la Cour des comptes met l'accent sur l'importance de réinvestir la dimension sanitaire de la santé environnementale.
Au terme de la présente enquête, la Cour des comptes formule deux séries de recommandations, l'une portant sur la prévention et le soin, l'autre sur la stratégie et le pilotage de la politique de santé respiratoire. En particulier, elle préconise que la stratégie nationale de santé (SNS) se saisisse des enjeux de santé respiratoire par l'adoption d'une feuille de route dédiée et par la définition d'objectifs sanitaires chiffrés. Elle recommande une plus grande implication du ministère de la santé dans le PNSE et une mise en cohérence de la SNS et du PNSE. À ce jour, l'articulation entre la SNS et le PNSE ne fait l'objet d'aucune réflexion.
Les sept recommandations formulées, simples et pragmatiques, sont susceptibles d'être mises en oeuvre à court terme et dépourvues d'impact financier, l'objectif étant de permettre au Gouvernement de s'en saisir aisément. La commission des affaires sociales du Sénat rejoint le sens de ces recommandations et a approuvé les conclusions de l'enquête de la Cour lors de sa séance du 15 mai 2024.
I. LA SANTÉ RESPIRATOIRE : UN ENJEU SANITAIRE D'AMPLEUR FACE À LA RELATIVE INERTIE DES POLITIQUES DE SANTÉ PUBLIQUE
A. L'AUGMENTATION DE LA PRÉVALENCE DES PATHOLOGIES RESPIRATOIRES
1. Des facteurs comportementaux et environnementaux prépondérants
Le poids relatif de l'asthme, de la BPCO et du cancer du poumon dans la population française doit être rappelé : 4 millions de personnes sont touchées par l'asthme et 3,5 millions par la BPCO, tandis que 160 000 personnes souffrent d'un cancer du poumon.
Ces trois pathologies sont en progression. Ainsi, la prévalence de la BPCO devrait s'établir à 9,6 % en 2025 contre 8,5 % en 2005, et le nombre de cas de cancers du poumon a crû de 25 % entre 2015 et 2021. Une hausse du nombre de cas d'asthme est également recensée.
La BPCO, l'asthme et le cancer du poumon appartiennent à la catégorie des maladies dites non transmissibles, au même titre que les maladies cardio-vasculaires ou les divers types de cancers, favorisées par une conjonction de facteurs environnementaux et comportementaux. Si l'asthme survient plutôt en population jeune6(*), la BPCO et le cancer du poumon sont deux pathologies associées au vieillissement démographique.
Le tabagisme est le principal facteur de risque dans la survenue de la BPCO et du cancer du poumon : la Cour rappelle qu'il est « responsable de près de 80 % des cancers du poumon et d'au moins un tiers des BPCO ». Outre le tabagisme actif ou passif, l'apparition et le développement de l'asthme sont aussi marqués par l'influence des facteurs environnementaux (allergènes divers, pollution atmosphérique, réchauffement climatique).
L'exposition permanente à la pollution atmosphérique engendre un développement accéléré des pathologies respiratoires. Le Centre international de recherche sur le cancer a d'ailleurs classé la pollution de l'air extérieur comme cancérigène dès 2013. L'ozone, les particules fines et le dioxyde d'azote, dont le transport automobile représente plus de la moitié des émissions en France, font partie des polluants pour lesquels l'Organisation mondiale de la santé (OMS) définit des valeurs seuils de référence à ne pas dépasser. L'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) estime qu'en 2019, la totalité de la population française était exposée à des taux de particules fines supérieurs à la valeur seuil réactualisée par l'OMS.
Selon Santé publique France, environ 40 000 décès annuels seraient attribuables aux particules fines en France7(*), ce qui la conduit à qualifier la pollution atmosphérique de « risque conséquent ». En comparaison, 70 000 décès sont causés chaque année par le tabagisme, qui reste le principal facteur de risque dans la survenue du cancer du poumon et de la BPCO.
Les liens de causalité entre le développement des pathologies précitées et divers facteurs comportementaux et environnementaux sont relativement bien documentés, même s'il est essentiel de poursuivre la recherche pour mieux définir les mécanismes biologiques à l'oeuvre.
2. Des inégalités en santé marquées
La prévalence du cancer du poumon est en augmentation chez les femmes, tandis qu'elle diminue chez les hommes. De même, la prévalence de la BPCO augmente plus vite chez les femmes que chez les hommes. 20 % des femmes françaises se déclarent fumeuses et 12,2 % des femmes enceintes. Un meilleur ciblage de la politique de lutte contre le tabac envers la population féminine apparaît donc nécessaire.
Actuellement, la baisse du tabagisme s'observe d'abord chez les jeunes, ce qui constitue un signe encourageant au regard de l'objectif d'une génération sans tabac à horizon 2032, inscrit dans le dernier Programme national de lutte contre le tabac (PNLT) 2023-2027. Il est à noter toutefois que le développement du vapotage et l'inhalation de vapeurs contenant des produits chimiques sont susceptibles de comporter d'autres risques.
En outre, il importe de rappeler que le cumul des facteurs de risques touche prioritairement les populations appartenant aux catégories socio-professionnelles les moins favorisées : le tabagisme y est plus élevé, de même que les problématiques de mal-logement qui exposent à une moindre qualité de l'air intérieur et extérieur. Par exemple, l'Institut national du cancer (INCa) démontre que la survie nette au cancer du poumon est étroitement dépendante de la zone d'habitation.
Au global, la prévalence des maladies chroniques respiratoires reflète des inégalités socio-économiques objectivées, corrélées aux inégalités d'espérance de vie selon le niveau de revenu. Les populations les plus vulnérables sont aussi celles qui accèdent le moins aisément aux services de santé, notamment à un médecin traitant, cet accès se révélant pourtant déterminant dans une optique de prévention. Ces inégalités de santé sont insuffisamment prises en compte dans la définition des objectifs de santé publique et la mise en oeuvre d'actions de prévention, trop peu ciblées.
Enfin, le suivi épidémiologique de l'asthme et de la BPCO mériterait d'être renforcé et les données de l'Assurance maladie davantage structurées. En effet, la distinction dans le système national des données de santé (SNDS) des patients relevant d'un suivi pour une BPCO de ceux suivis pour un asthme n'apparaît pas possible aujourd'hui, l'ensemble des patients suivis au titre d'une pathologie respiratoire chronique étant agrégés. Pour établir un diagnostic précis, piloter des objectifs sanitaires et de dépenses, il est prioritaire de disposer de données précises et fiables au sein du SNDS.
* 1 La santé environnementale est définie par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis la Conférence d'Helsinki en 1994 comme comprenant « les aspects de la santé humaine, y compris la qualité de la vie, qui sont déterminés par les facteurs physiques, chimiques, biologiques, sociaux, psychosociaux et esthétiques de notre environnement ».
* 2 Article L. 1411-1 du code de la santé publique.
* 3 Des facteurs génétiques peuvent également exister.
* 4 Sénat, rapport d'information n° 479 (2020-2021) de M. Bernard Jomier et Mme Florence Lassarade, fait au nom de la commission des affaires sociales, sur les orientations et la gouvernance de la politique de santé environnementale.
* 5 Conseil général de l'environnement et du développement durable, Inspection générale des affaires sociales, Inspection générale des finances, Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche, conseil général de l'alimentation, de l'agriculture, et des espaces ruraux, La santé environnement : recherche, expertises et décisions publiques, décembre 2020.
* 6 L'Inserm précise toutefois que pour 10 % à 15 % des adultes asthmatiques, les expositions professionnelles sont la cause ou engendrent une aggravation de la maladie : « Asthme : une inflammation chronique des bronches de mieux en mieux contrôlée », 13 juillet 2023 ( www.inserm.fr/dossier/asthme).
* 7 Santé publique France, Impact de la pollution de l'air ambiant sur la mortalité prématurée en France métropolitaine. Réduction en lien avec le confinement du printemps 2020 et nouvelles données sur le poids total pour la période 2016-2019, avril 2021.