LES 3 RECOMMANDATIONS DE LA MISSION
N° de la recommandation |
Recommandations |
Acteurs concernés |
Calendrier prévisionnel |
Support/action |
1 |
Veiller à la bonne articulation des interventions en matière d'ingénierie en faisant prévaloir le principe de subsidiarité et en redonnant à l'État territorial les moyens de jouer son rôle de « chef d'orchestre » |
Ministère de l'Intérieur / Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) |
Courant 2024 |
Assurer l'application homogène de la circulaire du 28 décembre 2023 * Instructions interministérielles : - mobilisation des sous-préfets - désignation d'un sous-préfet ingénierie * Fonds dédié pour les préfets |
2 |
Pérenniser les financements des projets locaux et étudier l'opportunité de créer un fonds national d'ingénierie à destination des petites communes |
Ministère de la Cohésion des Territoires (DGCL/ ANCT) Banque des Territoires (BdT) |
2e semestre 2024 |
Présentation de scénarios chiffrés |
3 |
Veiller à la diffusion des bonnes pratiques pour ne pas perdre d'énergie à « réinventer » des solutions et garantir, en parallèle de la logique d'appels à projets qui irrigue les programmes nationaux, un service public de l'ingénierie. |
Ministère de la Cohésion des Territoires (DGCL/ ANCT) Banque des Territoires (BdT) |
Courant 2024 |
Recensement des initiatives, programme dédié, diffusion de guides de bonnes pratiques, renforcement des moyens humains et financiers dédiés à l'ingénierie (ANCT et BdT), sensibilisation des élus locaux aux dispositifs existants. |
AVANT-PROPOS
Au 1er janvier 2023, 85 % des quelque 35 000 communes du pays comptaient moins de 2 000 habitants. Pour donner corps à la démocratie locale, chaque maire devrait pouvoir mener à bien les projets répondant aux besoins de ses administrés.
À cet effet, la délégation aux collectivités territoriales s'est, de longue date, intéressée à l'ingénierie, élément clef du « pouvoir d'agir » des élus locaux. Concept multiforme, l'ingénierie peut désigner2(*) aussi bien le champ de la maîtrise d'ouvrage (assistance à maîtrise d'ouvrage, conseil en amont, conduite d'opérations), que celui des études générales (diagnostic, analyse, dessins), pour aller jusqu'à la maîtrise d'oeuvre (direction de la maîtrise d'oeuvre, conduite des chantiers, réalisation des travaux, contrôle de l'exécution des travaux).
Les « petites communes »3(*), qui ne disposent pas des moyens d'organiser leurs propres services d'ingénierie, ont été les principales victimes du retrait de l'État - depuis plus de 20 ans4(*) -de l'ingénierie de proximité, alors que l'environnement normatif s'est sensiblement complexifié. En dépit de récents progrès, l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) ne fournit toujours qu'un volume limité d'« ingénierie sur mesure », et n'assume pas encore son rôle « d'ensemblier » à l'échelle territoriale5(*).
Pour tenter de répondre à ce « déficit criant d'ingénierie »6(*), le programme « Villages d'avenir » a été annoncé en juin 2023 dans le cadre du plan « France Ruralité ». Co-construit avec l'Association des maires ruraux de France (AMRF), ce programme vise à répondre aux besoins spécifiques des communes de moins de 3 500 habitants. Les prémices de son déploiement, initié en janvier 2024, appelleront ici plusieurs remarques, pour que son orientation profite effectivement au plus grand nombre de petites communes.
De manière plus structurelle - et dans la lignée des recommandations formulées récemment au sein de cette délégation7(*) - vos rapporteurs estiment nécessaire de renforcer la coordination des acteurs intervenant en matière d'ingénierie, en faisant prévaloir le principe de subsidiarité, et de continuer à diffuser les bonnes pratiques pour éviter de « réinventer » des solutions duplicables.
Le présent rapport a pour objet d'établir un diagnostic des moyens d'ingénierie à disposition des petites communes, d'en dresser les perspectives et de mettre en valeur des initiatives qui contribuent à dynamiser les territoires peu dotés en ingénierie.
I. LE DÉSENGAGEMENT DE L'ÉTAT TERRITORIAL DU SOUTIEN À L'INGÉNIERIE DES PETITES COMMUNES N'A ÉTÉ QUE PARTIELLEMENT COMPENSÉ
A. L'INGÉNIERIE DES PETITES COMMUNES, VICTIME COLLATÉRALE DU DÉSENGAGEMENT DE L'ÉTAT TERRITORIAL
1. Les petites communes ont particulièrement souffert du désengagement de l'État territorial
Les capacités d'ingénierie des « petites communes » ont souffert du recul de l'État territorial. Ainsi que le relevait sans détour la Cour des comptes dans une récente communication à la commission des finances du Sénat, « la diminution progressive à partir de 2001 puis la suppression de l'aide apportée aux petites collectivités par les services techniques déconcentrés de l'État ont en effet laissé nombre d'entre elles démunies en matière de conception et de conduite de projet. »8(*)
Ces évolutions ont été accélérées par la révision générale des politiques publiques (RGPP). Entre 2012 et 2020, ainsi, la forte décrue des effectifs de l'administration territoriale (- 14 % en équivalents temps plein travaillés [ETP]9(*)) a pénalisé l'accomplissement par les sous-préfets de leur mission de conseil aux collectivités territoriales.
Alors que le Sénat avait insisté10(*) sur son importance, la suppression brutale, en 2014, de l'assistance technique de l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT11(*)) a été mal vécue par les petites communes. L'ATESAT mobilisait près de 1 400 ETP, essentiellement dans les directions départementales des territoires (DDT), dont le rôle d'accompagnement était crucial12(*).
Dès lors, ainsi que le relevaient Mme Josiane Costes et M. Charles Guené dans leur rapport présenté en 2020 devant la délégation aux collectivités territoriales : « le retrait de l'ingénierie d'État depuis une quinzaine d'années semble tel que certains territoires considèrent qu'elle a disparu et se sentent « abandonnés » par les services de l'État13(*). »
2. Le dispositif du volontariat territorial en administration : entre prise de conscience et insuffisance
Quelques palliatifs, néanmoins insuffisants, témoignent d'une prise de conscience de la nécessité de renforcer l'accompagnement en ingénierie des petites communes, en particulier celles situées en milieu rural. Ainsi de l'annonce, en 2021, de la création de 2 500 postes de volontaires territoriaux en administration (VTA).
Le VTA permet aux communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ruraux de bénéficier de financements à hauteur de 20 000 euros pour la mission d'un jeune diplômé14(*), qui apporte un soutien en ingénierie interne pour une durée de douze à dix-huit mois. Le volontaire est chargé de mission au service de l'ingénierie des petites communes, telles que la préparation de dossiers de subvention, l'appui aux équipes et aux élus dans le montage de projets, ou encore l'identification des financements accessibles et le soutien à la transition écologique de la collectivité.
Il revient aux élus locaux intéressés d'initier cette démarche en envoyant à la préfecture du département et à l'ANCT une fiche de poste15(*). En 2021 et 2022, 550 VTA avaient été conclus (sur un objectif de 600), et le dispositif a été prolongé en 2024 dans le cadre du plan « France ruralités », avec l'ouverture de 220 nouveaux recrutements16(*).
L'Association nationale des pôles territoriaux et des pays (ANPP) juge que le dispositif est « un début de réponse sur l'ingénierie ». Dans la lignée de la position de l'AMRF, vos rapporteurs estiment toutefois que ces financements gagneraient à être pérennisés. M. Bernard Delcros, Sénateur et président du Parlement rural français, recommandait que ces moyens s'inscrivent dans la durée, en étant attribués a minima pour « cinq ans, soit la durée d'un mandat ».
3. Une offre d'ingénierie publique s'est structurée au niveau départemental, à des degrés variables selon les territoires
Dans ce contexte de désengagement de l'État territorial, l'offre d'ingénierie publique s'est structurée principalement au niveau départemental, au risque toutefois d'entretenir des inégalités selon les territoires.
Les conseils départementaux se sont souvent affirmés comme des acteurs clefs de l'accompagnement des petites communes, en proposant une palette de prestations gratuites et payantes. Le code général des collectivités territoriales (CGCT) leur offre en effet des bases juridiques pour combler certains interstices. L'article L. 3232-1-1 du CGCT autorise par exemple le département à apporter « pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire », par convention, un soutien aux communes « dans le domaine de l'assainissement, de la protection de la ressource en eau, de la restauration et de l'entretien des milieux aquatiques, de la prévention des inondations, de la voirie, de la mobilité, de l'aménagement et de l'habitat »17(*).
Les communes peuvent notamment avoir recours :
- dans 75 départements, à une agence technique départementale (ATD), chargée d'apporter « une assistance d'ordre technique, juridique ou financier »18(*) et assurant des missions d'assistance à maîtrise d'ouvrage sur des sujets aussi variés que les infrastructures de voirie ou le numérique ;
- dans 93 départements, à un conseil d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE), pôle d'expertise particulièrement précieux pour les « petites communes »19(*).
Le conseil départemental d'Eure-et-Loir - dont vos rapporteurs ont auditionné le Président, M. Christophe Le Dorven - illustre le rôle proactif de certains départements en matière d'ingénierie. L'Eure-et-Loir consacre dans son budget 18,7 millions d'euros à des dispositifs d'aide aux territoires20(*), dont une part substantielle à l'ingénierie des petites communes. En 2018, le conseil départemental a lancé « bourgs centres », son dispositif de soutien à l'ingénierie des petites communes rurales21(*).
L'ATD du département d'Eure-et-Loir fournit quant à elle des prestations d'ingénierie permettant chaque année à 50 à 60 projets de voir le jour22(*). « Eure-et-Loir Ingénierie » (ELI) accompagne les communes dans les procédures de marché public, et assure le suivi de la mise en oeuvre de ces projets (dans la limite de 90 000 euros).
Par ailleurs, le conseil départemental est actionnaire de la société d'aménagement et d'équipement du département d'Eure-et-Loir (SAEDEL), société d'économie mixte intervenant auprès d'acteurs publics et privés pour soutenir l'ingénierie de projet. La SAEDEL propose des solutions opérationnelles en aménagement et construction pour des opérations complexes de plus de 500 000 euros.
L'offre d'ingénierie structurée au niveau départemental, parfois abondante, n'en reste pas moins disparate. Une étude d'une filiale de la Caisse des Dépôts a alerté sur « un manque critique en expertise pour porter des projets territoriaux » dans 26 départements23(*). Ces chiffres corroborent les constats dressés par M. Charles Guené et Mme Céline Brulin dans le cadre de leur mission sur l'ANCT présentée en 202324(*). Alors que l'hétérogénéité de l'offre d'ingénierie risque d'accentuer les inégalités territoriales, force est de constater que l'« alternative à l'approche ``universaliste'' et impartiale des services de la DDT n'a pas encore été trouvée. »25(*)
En somme, comme le confirmait la Cour des comptes dans sa communication précitée26(*), le développement des services rendus par les agences techniques départementales « n'a que partiellement comblé cette carence » de l'État territorial.
* 2 Vos rapporteurs retiendront ici la définition proposée dans le rapport d'information n°557 (2009-2010) de M. Yves DAUDIGNY, déposé le 15 juin 2010.
* 3 La notion de « petite commune » fait elle-même l'objet de multiples définitions de la part des statisticiens. Alors que l'Insee retient une définition assez large (seuil de 10 000 habitants), vos rapporteurs proposeront ici plutôt de retenir le champ des communes de moins de 3 500 habitants (seuil retenu par convention dans de nombreux articles du code général des collectivités territoriales).
* 4 Rapport d'information n°654 (2011-2012) de M. Pierre JARLIER, déposé le 10 juillet 2012, p. 27.
* 5 Rapport d'information n°337 (2023-2024) de M. Bernard DELCROS, déposé le 14 février 2024, p. 51.
* 6 Formule utilisée par la Banque des territoires dans ses réponses au questionnaire de vos rapporteurs.
* 7 Rapport d'information n°313 (2022-2023) de Mme Céline BRULIN et M. Charles GUENÉ, déposé le 2 février 2023.
* 8 Cour des comptes, communication à la commission des finances du Sénat sur L'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), février 2024, p. 55.
* 9 Cour des comptes, rapport d'observations définitives sur Les effectifs de l'administration territoriale de l'État, mai 2022, p. 6.
* 10 Rapport d'information de M. Dominique de Legge n° 666, enregistré à la présidence du Sénat le 22 juin 2011, de la mission présidée par M. François Patriat (voir notamment recommandation n° 26).
* 11 La loi n° 2001-1168 dite « MURCEF » avait prévu l'ATESAT, dispositif dérogatoire, destiné à maintenir une mission de solidarité hors du secteur concurrentiel, dans des conditions compatibles avec le droit européen de la commande publique. Pouvaient bénéficier du concours des services de l'État, sans passation de marchés publics, les communes ou leurs groupements dont les ressources financières et humaines ne permettaient pas de disposer de leur propre expertise (les conditions d'éligibilité dépendaient d'un double critère financier et démographique).
* 12 Conseil d'État, « L'usager du premier au dernier kilomètre de l'action publique : un enjeu d'efficacité et une exigence démocratique », étude annuelle 2023, voir pp. 104 et 210.
* 13 Rapport d'information n°591 (2019-2020) de Mme Josiane COSTES et M. Charles GUENÉ, déposé le 2 juillet 2020, p. 38.
* 14 Le candidat doit avoir entre 18 et 30 ans et un diplôme de niveau bac+2 (diplômé en droit public ou droit des collectivités locales, gestion de projets, urbanisme, ingénierie des travaux publics ou développement territorial, par exemple).
* 15 Après que le préfet de département a confirmé à la collectivité qu'elle pouvait bénéficier du dispositif VTA, la collectivité lance le recrutement et instruit un formulaire. L'ANCT publie le cas échéant l'annonce sur la plateforme dédiée, et la collectivité intéressée peut choisir un candidat parmi les postulants. Une aide forfaitaire de 20 000 euros est versée à la collectivité dans les trois mois suivant la signature du contrat.
* 16 Communiqué de la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales et de la ruralité, Dominique Faure, diffusé le 14 avril 2023.
* 17 Au demeurant, on notera que l'article 18 du projet de loi pour la souveraineté en matière agricole et le renouvellement des générations en agriculture, déposé le 3 avril 2024 sur le bureau de l'Assemblée nationale, vise à introduire de plus grandes facultés d'intervention des départements, en prévoyant la possibilité qu'un EPCI à fiscalité propre ou un syndicat mixte compétent puisse déléguer à un département la maîtrise d'ouvrage en matière de production, de transport et de stockage d'eau destinée à la consommation humaine ou en matière d'approvisionnement en eau.
* 18 Article L. 5511-1 du CGCT.
* 19 Rapport d'information n°654 (2011-2012) de M. Pierre JARLIER, déposé le 10 juillet 2012, p. 58.
* 20 Budget 2024 du conseil départemental d'Eure-et-Loir.
* 21 Délibérations résultant des séances des 25 juin et 5 novembre 2018 consistant à créer un nouveau dispositif axé sur les « bourgs-centres ».
* 22 Réponses écrites du département d'Eure-et-Loir au questionnaire adressé par vos rapporteurs.
* 23 « L'ingénierie territoriale, une aubaine pour les territoires (et pour la France !) » étude de 2022, du SCET, filiale de la Caisse des Dépôts.
* 24 Voir compte rendu de la réunion de la délégation aux collectivités territoriales du 2 février 2023 : « 30 départements sont dans un dénuement presque total en matière [d'ingénierie] (...). Dans ces 30 départements, en général, les grandes villes et grandes communautés d'agglomération se sont organisées, tandis que règne autour un no man's land, où les petites communes ne bénéficient pas de cette ingénierie ».
* 25 Conseil général de l'environnement et du développement durable, Mission d'évaluation des réformes de l'assistance technique pour raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT) et de l'application du droit des sols (ADS), n° 010538-01, novembre 2016, p. 59.
* 26 Cour des comptes, communication à la commission des finances du Sénat sur L'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), février 2024, p. 55.