N° 692

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 14 juin 2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 14 juin 2024

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France,

Président
M. Roger KAROUTCHI,

Rapporteur
M. Yannick JADOT,

Sénateurs

Tome II - Comptes rendus

(1) Cette commission est composée de : M. Roger Karoutchi, président ; M. Yannick Jadot, rapporteur ; MM. Pierre Barros, Bernard Buis, Mmes Marie-Claire Carrère-Gée, Brigitte Devésa, MM. Philippe Folliot, Philippe Grosvalet, Pierre Médevielle, Mme Sophie Primas, MM. Jean-Claude Tissot, Michaël Weber, vice-présidents ; Mme Catherine Belrhiti, MM. Yves Bleunven, Gilbert Favreau, Dominique de Legge, Didier Mandelli, Pierre-Alain Roiron, Jean-Marc Vayssouze-Faure.

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

Échanges sur le rapport du Comité de déontologie du Sénat
(Jeudi 25 janvier 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Mes chers collègues, comme vous le savez, le Comité de déontologie parlementaire s'est réuni et a émis un avis sur les précautions à prendre pour notre commission d'enquête. Un courrier du Président du Sénat reprenant les conclusions de cet avis a été transmis à M. Jadot, à Mme Primas et à moi-même.

Il est recommandé à la commission d'enquête de demander aux personnes entendues de préciser, en introduction de leur audition, les intérêts qu'elles détiennent dans le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie. Nous le ferons systématiquement.

Il est recommandé à M. Yannick Jadot de se déporter, dans le cadre de la commission d'enquête, de toute question relative à l'activité de TotalEnergies en Russie, pour éviter les risques de conflit d'intérêts, d'interférence avec une procédure judiciaire en cours et d'atteinte à la crédibilité des travaux.

En revanche, le déport de M. Yannick Jadot ne couvrirait évidemment pas les autres sujets de la commission d'enquête, sur lesquels il pourrait toujours intervenir en sa qualité de rapporteur et de membre de la commission.

Il est aussi recommandé à Mme Sophie Primas de préciser, lors d'une réunion de la commission d'enquête, que son fils travaille pour la société Fonroche énergie biogaz et de se déporter si la commission était amenée à évoquer directement la situation de cette société ou de ses concurrents dans la production de gaz renouvelable.

Ces déports devraient être déclarés au Bureau, pour être inscrits sur le registre du Sénat.

Le courrier du Président du Sénat précise également qu'il est nécessaire que M. Yannick Jadot informe le Président de la commission d'enquête des initiatives de toutes natures qu'il sera amené à prendre comme rapporteur. L'avis du Comité a aussi été communiqué à M. Yannick Jadot et à Mme Sophie Primas pour les considérants qui les concernent.

Je vous rappelle que tous les membres des commissions d'enquête sont soumis à un devoir de confidentialité : les travaux non publics doivent rester secrets pendant un délai de vingt-cinq ans sous peine de sanctions pénales. Le collègue qui ne respecterait pas son devoir de confidentialité pourra être exclu des travaux de la commission d'enquête par décision du Sénat, prise sans débat sur le rapport de la commission d'enquête après que l'intéressé a été entendu. Cette exclusion entraînerait l'incapacité de faire partie, pour la durée du mandat, de toute commission d'enquête.

On l'imagine sans peine : les travaux de cette commission d'enquête seront à la fois scrutés et interprétés. Cela nécessite d'être extrêmement attentif et prudent pendant la durée des travaux de cette commission d'enquête.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Chers collègues, nous en avions discuté lors de la réunion constitutive de notre commission d'enquête. J'avais précisé que je tiendrais évidemment compte des recommandations du Comité de déontologie, même s'il ne s'agit pas d'une obligation. J'ai envoyé ce matin aux instances administratives du Sénat ma déclaration de déport sur les activités de TotalEnergies en Russie.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Merci Monsieur le Président pour ces informations. Monsieur le rapporteur, j'ai effectivement été informée de votre déclaration de déport auprès des instances administratives du Sénat ce matin. Néanmoins, j'ai été surprise de vos déclarations hier à l'Agence France-Presse. J'ai été surprise de lire - et je suppose que la citation est inexacte et que vos propos ont pu être déformés - que la décision du Comité de déontologie avait validé la pression de TotalEnergies. Évidemment, la parole du parlementaire est libre, mais nous devons travailler en confiance, avec un minimum de consensus sur le contenu et le périmètre de la commission d'enquête. Commencer l'exercice en disant que le Comité de déontologie a pris sa décision sous la pression de TotalEnergies me gêne : je n'aimerais pas que tous les propos tenus ici soient analysés sous ce prisme. Nous pouvons réaliser un travail de qualité dans le périmètre de nos travaux, qui est de s'intéresser aux moyens dont disposent les services publics pour assurer le respect par TotalEnergies de certaines obligations. Ce que je lis ne me met donc pas totalement en confiance par rapport au contenu des travaux. Comment entendez-vous nous associer, comme membres de la commission d'enquête, à la planification des travaux ? Comment entendez-vous le périmètre de la commission d'enquête ? Nous commençons avec des auditions qui sont par ailleurs très bien, mais un cadrage des travaux de votre part serait appréciable.

M. Michaël Weber. - J'entends bien qu'il faut que l'on ait un débat serein, mais aussi un débat pluraliste. Il ne faut donc pas partir sur une sorte de consensus mou sur les auditions à mener et les choix à prendre : l'objet de cette commission d'enquête est d'avoir un débat de fond. Je crois qu'il y aura sans doute des moments de tensions : l'importance de cette commission d'enquête et du groupe en question nous mènera peut-être à dénicher et détecter des incohérences. Nous ne sommes pas naïfs : nous savons bien qu'il peut y avoir des pressions de TotalEnergies. Je ne dis pas qu'il y en a en l'espèce, mais je ne souhaite pas être limité dans ma prise de parole ; si je considérais qu'il y avait des pressions exercées par TotalEnergies dans le cadre de cette commission d'enquête, je le dirais.

M. Roger Karoutchi, président. - Chacun est libre de ses questions, libre de ses appréciations. En revanche, on ne peut pas dire au Sénat que le Comité de déontologie est sous pression de TotalEnergies. D'abord, ce n'est pas conforme à la réalité. Ensuite, cela met en cause et en doute l'intégrité du Comité de déontologie où je le rappelle, siège un représentant par groupe politique. Cela remet donc en cause l'intégrité de l'ensemble des groupes politiques. On peut regretter le sens de la décision du Comité mais il n'est pas possible de mettre en cause l'intégrité d'une instance du Sénat dans une commission d'enquête du Sénat.

M. Philippe Folliot. - S'il y a des pressions directes ou indirectes de TotalEnergies, c'est évidemment scandaleux et nous sommes totalement libres en tant que parlementaires pour nous exprimer à ce sujet. Mais, chers collègues, ne soyons pas non plus naïfs sur le fait que certains de ses concurrents se réjouissent que nous mettions l'index sur TotalEnergies. Je crois qu'il faut arriver à garder un équilibre entre tous ces éléments.

M. Pierre-Alain Roiron. - Évidemment, nous savons que des pressions peuvent exister. Mais nous sommes libres en tant que parlementaires. La première chose à faire est d'éviter des polémiques qui n'ont pas de sens et de travailler sur le fond.

M. Didier Mandelli. - Chers collègues, ne préemptons pas les débats en faisant des procès a priori des uns et des autres - qu'il s'agisse de TotalEnergies ou des services de l'État, que nous allons d'ailleurs auditionner. Ma seule question, à destination du rapporteur, est la suivante : confirmez-vous avoir tenu ces propos devant des journalistes ?

M. Gilbert Favreau. - La mission qui est confiée à notre commission d'enquête est très précise. Il lui est demandé de se prononcer sur les moyens mobilisés ou mobilisables par l'État pour assurer une prise en compte par TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de politique étrangère de la France. Or, TotalEnergies est une société de droit privé qui n'est pas détenue, à ma connaissance, majoritairement par l'État et ne comporte pratiquement plus d'actions portées par l'État. Est-ce que les obligations climatiques et les orientations de politique étrangère de la France peuvent s'imposer à TotalEnergies ? Si nous nous en tenons à cette question, il n'y aura pas de difficulté. Je considère que la question telle qu'elle est posée est claire.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Comme cela a été dit, l'enjeu de cette commission d'enquête est bien le fond et le travail que nous allons démarrer aujourd'hui.

J'ai déclaré à l'Agence France-Presse, quand cela m'a été demandé, que je respecterai la décision du Comité de déontologie. Je lui ai aussi déclaré, effectivement, que je regrettais cette décision car comme je l'ai affirmé lors de notre réunion constitutive et lors de mon audition devant le Comité de déontologie, je considère que ce type de procès en diffamation est une instrumentalisation de la justice. Au fond, je regrette que ce type de procès impose un cadre pour les parlementaires. Je n'affirme pas que le Comité de déontologie est sous emprise de TotalEnergies, mais que TotalEnergies a réussi, par cette procédure judiciaire, à réduire le rôle d'un parlementaire. C'est tout ce que j'ai déclaré à l'Agence France-Presse hier après-midi.

Encore une fois, nous avons des travaux à démarrer, des experts nous attendent. L'intitulé et le champ de la commission d'enquête sont clairement établis par son titre. Nous devons faire vivre cette commission d'enquête et les débats en interne ; nous ne devons pas trancher tous les débats dès le départ.

M. Roger Karoutchi, président. - J'appelle donc chacun à beaucoup de prudence et de réserve.

Audition de M. Philippe Copinschi, docteur en relations internationales, spécialiste des questions énergétiques mondiales
(Jeudi 25 janvier 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous entamons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui M. Philippe Copinschi, docteur en sciences politiques et, plus précisément, en relations internationales.

M. Copinschi, vous êtes chercheur et enseignant à Sciences Po au sein du master International Energy Transitions de l'École des affaires internationales. Vous êtes également consultant sur les questions énergétiques internationales ; c'est au titre de votre expertise en la matière que vous êtes auditionné par notre commission d'enquête. En tant qu'auteur d'un ouvrage sur Le pétrole, une ressource stratégique, vos éclairages concernant la production et la consommation d'hydrocarbures à l'échelle mondiale nous seront évidemment précieux.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. La vidéo sera le cas échéant diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal qui peuvent aller de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Avant de vous céder la parole, je vous invite, comme tous les autres intervenants, à nous préciser si vous détenez des intérêts de toutes natures dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

M. Philippe Copinschi déclare n'avoir aucun intérêt avec le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Copinschi prête serment.

Je précise enfin qu'un questionnaire écrit vous a été transmis pour lequel le rapporteur et moi-même attendons des réponses écrites. Je vous laisse la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes avant que le rapporteur ainsi que l'ensemble des membres de la commission d'enquête ne vous interrogent.

M. Philippe Copinschi, docteur en relations internationales, spécialiste des questions énergétiques mondiales. - Si j'ai une expertise sur les questions pétrolières et plus généralement énergétiques, mon approche est principalement politique, géopolitique, économique et sociale : je n'ai pas d'importantes compétences juridiques en la matière. Par ailleurs, j'interviens en mon nom propre.

Ma présentation est structurée autour de cinq questions.

Premièrement, pourquoi le pétrole est-il une ressource stratégique ? Dans le mix énergétique mondial, il représente 31 % de l'énergie consommée, contre environ 25 % pour le charbon et autant pour le gaz. L'importance du pétrole n'est pas tant sa part relative, qui est en train de diminuer, que le fait que ce produit a de multiples avantages : il est pratique, abondant et peu cher à produire.

De l'après Seconde Guerre mondiale jusqu'aux années 1960, le pétrole a servi à tout. Il s'est montré aussi utile dans l'industrie, dans le transport et dans le chauffage que dans la production d'électricité. Les crises pétrolières des années 1970 ont quelque peu rebattu les cartes : cette ressource a progressivement été réservée au seul usage pour lequel les modes de substitution manquaient, c'est-à-dire le transport, surtout routier. De fait, la navigation et l'aviation représentent une part nettement moindre de la consommation.

Les usages non énergétiques occupent une place relativement importante dans la consommation de la ressource pétrolière. En effet, le pétrole est une matière première fabuleuse qui permet de produire des objets plastiques pratiques, même si jeter ces derniers dans la nature est problématique. Les générations futures nous prendront pour des sauvages d'avoir brûlé avec autant de passion cette ressource aussi cruciale !

L'aspect stratégique du pétrole s'explique par les besoins en matière de mobilité. Il s'agit du débouché essentiel : quelque 90 % du transport dépend de cette ressource. Sans pétrole, pas de guerre moderne ! Mener un conflit comme celui qui a lieu en Ukraine nécessite une telle matière. Même les guérillas, comme celles des islamistes au Sahel, en ont besoin. Cet aspect stratégique qui est apparu lors de la Première Guerre mondiale fait aujourd'hui la particularité du pétrole.

Deuxièmement, comment s'organise le marché du pétrole ? Puisque cette ressource est indispensable pour le transport, tout le monde en a besoin. Plus votre population est importante et plus vous êtes riches, plus vous en consommez. De fait, les États-Unis représentent 20 % de la consommation mondiale ; sachant que ce pays compte 5 % de la population mondiale, la part est importante. Les Chinois sont les deuxièmes plus gros consommateurs. Les Européens représentent également une assez large part de la consommation.

Concernant les évolutions, la part des États-Unis dans la consommation mondiale stagne depuis les années 1980. Elle a tendance à décroître pour l'Europe et diminue franchement pour le Japon. Depuis ces vingt à trente dernières années, l'essentiel de la croissance du marché du pétrole provient des pays émergents ; la Chine occupe une place particulièrement importante. Pour donner un ordre de grandeur, la production et donc la consommation mondiale de pétrole tournent autour de 100 millions de barils par jour. Les États-Unis, la Chine et l'Europe représentent 50 % de ce volume.

Tous les pays en consomment, mais tous n'en produisent pas. Les trois grands producteurs sont les États-Unis, la Russie et l'Arabie Saoudite. À eux trois, ils représentent un tiers de la production mondiale. Le Golfe persique produit également en quantité. Le Canada, le Brésil, la Chine et le Nigéria sont aussi des producteurs qui ne sont pas négligeables.

Il est important de comprendre que ce marché est globalisé et libéralisé. Autrement dit, toute la production est disponible sur un seul marché et tous les acheteurs s'y retrouvent, ayant le même accès à celui-ci. Un baril de pétrole coûte actuellement soixante-quinze dollars. Il est inutile d'avoir une multinationale pétrolière ou une armée puissante pour s'en procurer, il faut simplement payer le prix.

L'offre provient non pas de pays, mais de compagnies. Il en existe plusieurs types : d'abord les compagnies nationales dans les pays producteurs, qui sont de gros fournisseurs ; puis les compagnies internationales privées, comme TotalEnergies ; enfin, les milliers de petites et moyennes compagnies qui participent à l'approvisionnement.

Pour donner un ordre de grandeur, la compagnie Saudi Aramco, qui a le monopole de la production en Arabie Saoudite, produit entre 10 millions et 12 millions de barils par jour, contre un million et demi pour TotalEnergies. La demi-douzaine de grosses compagnies privées, comme BP ou Shell, représente environ 10 % de la production mondiale, guère plus.

Troisièmement, le pétrole manquera-t-il ? La réponse est non. Nous en avons bien plus en réserve qu'il n'en faut. Les États-Unis sont les premiers producteurs, mais ils ne disposent pas forcément des plus importantes réserves. De fait, la production de pétrole est un non-sens économique : elle se réalise prioritairement là où les réserves sont faibles et chères, comme aux États-Unis, et est limitée là où ces dernières sont en abondance et peu coûteuses, comme en Arabie Saoudite. Le pétrole, en même temps qu'il est un marché au sens économique du terme, est un enjeu très politique.

En réalité, les réserves ne cessent d'augmenter, tout comme la production. Il faut sortir de la consommation de pétrole, non pas à cause du risque d'en manquer, mais du fait de l'urgence climatique, qui est le vrai problème.

Quatrièmement, pouvons-nous nous passer de cette ressource ? L'organisme qui fait probablement référence sur cette question est l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Celle-ci établit non pas des prévisions, mais des scénarios.

Le premier scénario tient compte des politiques publiques actuellement en oeuvre. À l'horizon 2050, à politique constante, la consommation baissera surtout pour le charbon. Elle stagnera pour le pétrole et pour le gaz naturel.

Le deuxième scénario tient compte des promesses faites par les pays en matière de transition énergétique, notamment dans le cadre des accords de Paris. Le résultat est plus ambitieux. La consommation baissera pour le charbon, le pétrole et le gaz.

Le troisième scénario est celui du zéro émission nette. Il correspond au parcours qu'il faudrait emprunter pour respecter les accords de Paris et donc limiter le réchauffement climatique à 1,5°C d'ici à la fin du siècle. Nous en sommes très loin avec les deux précédents scénarios.

Quoi qu'il en soit, la consommation baissera. Ces ressources seront globalement remplacées par des énergies renouvelables et par du nucléaire.

D'autres organismes réalisent des prévisions, comme Bloomberg. Si les hypothèses de ce dernier sont légèrement différentes sur la possibilité de capter du CO2 et sur l'utilisation de l'hydrogène, les scénarios et la philosophie restent globalement les mêmes : l'usage du pétrole, du gaz et du charbon baissera, notamment au profit de l'électrification.

Dans le plus mauvais des scénarios de l'AIE, la consommation d'énergies fossiles se maintient au même niveau. Toutefois, il faut noter l'évolution des prévisions sur le gaz : il y a encore cinq ans, compte tenu des politiques publiques applicables, les prévisions allaient dans le sens d'une augmentation de la consommation de gaz - qui était loin d'être faible. Aujourd'hui, le dernier scénario annuel prévoit une stagnation. Les politiques publiques changent donc très vite. Seul le scénario du zéro émission nette ne varie pas.

Selon l'AIE, l'utilisation du gaz, du pétrole et du charbon baissera dans les vingt-cinq prochaines années alors que la consommation restera globalement similaire : le mix énergétique sera donc différent. Les scénarios prévoient surtout un recours à l'éolien, au solaire, à un peu de nucléaire et à d'autres énergies - par exemple la biomasse et plus largement les bioénergies, qui posent également des problèmes. Les économies d'énergie ne seront donc pas, malgré l'amélioration de l'efficacité, le changement le plus important.

Le vrai défi est celui de l'électrification : tant pour arrêter de consommer du charbon dans l'industrie, pour cesser de consommer du gaz voué principalement au chauffage dans les bâtiments, que pour mettre un terme à la consommation de pétrole dans les transports. Si atteindre cet objectif est possible, tout électrifier ne l'est pas. Pour ce qui ne peut être rendu électrique, les autres solutions sont l'hydrogène et les biocarburants.

Avec l'électrification de l'automobile, nous vivons une vraie rupture technologique et sociétale. Environ 30 % des voitures neuves vendues en décembre dernier en France sont électriques ou hybrides rechargeables. En l'occurrence, le modèle est la Norvège où les véhicules diesel et essence ne sont presque plus vendus. Le changement est rapide : même si la flotte sera remplacée petit à petit, en moins de sept ou huit ans, ce pays est passé d'une part de ventes en électrique ou en « électrifiable » de quelques points de pourcentage à plus de 90 %.

Quoi qu'il arrive, la tendance générale dans l'ensemble du monde - elle ne vaut pas pour les seuls pays riches - est celle d'une électrification plus ou moins rapide. La Chine est largement en avance sur l'Europe ; les États-Unis se montrent en retard. Il sera nécessaire de gérer les rebuts qui sont envoyés actuellement dans les pays en développement et en Afrique, et qui continueront à polluer. Le continent africain n'est pas celui qui consomme le pétrole, aussi n'est-il pas le principal enjeu.

Quel que soit le scénario, la décarbonation et l'électrification toucheront surtout le transport routier. L'enjeu est bien plus compliqué pour le transport maritime et pour l'aviation. Pour ces derniers, nous ne verrons pas de changements avant 2040, lesquels reposeront sur des technologies qui sont pour le moment au stade de l'expérience. Par exemple, l'hydrogène et les biocarburants sont loin de la phase industrielle. Plus nous accélérons dans la réduction de la demande, plus la baisse du prix du pétrole sera rapide. Dans une perspective de justice sociale où les plus pauvres seront ceux qui mettront le plus de temps à électrifier leurs véhicules, il est important d'avoir ce constat en tête.

Cinquièmement, que peut faire le législateur dans ce contexte ? Il est possible de jouer sur l'offre, en regardant où vont les investissements. Aujourd'hui, pour la production d'électricité, les financements se font majoritairement et de manière croissante dans les renouvelables. L'amont pétrolier et gazier occupe toujours une part importante, mais la tendance est d'investir toujours plus dans les solutions électriques et toujours moins dans les énergies fossiles.

Les montants sont importants depuis une dizaine d'années, malgré le « trou » lié à la crise du covid. Globalement, mille milliards de dollars sont investis par an dans le charbon, dans le pétrole et dans le gaz naturel, un montant qui prend en compte la production, le transport, le raffinage et toutes les infrastructures nécessaires. Le montant stagne pour le pétrole et le gaz, et augmente pour les énergies propres. Je précise que l'AIE considère le nucléaire comme une énergie propre dans sa nomenclature.

TotalEnergies et les grandes compagnies produisent encore du pétrole, leurs financements allant surtout vers cette énergie ainsi que vers le gaz. Sur 20 milliards de dollars investis par TotalEnergies - le total mondial des investissements, je le rappelle, est d'environ 1 000 milliards d'euros -, 16 milliards d'euros sont consacrés au pétrole et au gaz contre 4 milliards d'euros aux solutions bas-carbone, essentiellement à l'énergie solaire aux États-Unis et en Inde.

La compagnie TotalEnergies est-elle pire que les autres ? Comme toutes les grandes compagnies internationales, l'entreprise a un code de conduite très strict et une politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE) très développée. Pourtant, en pratique, cela ne l'empêche d'investir nulle part. La corruption en Angola n'est pas un obstacle, la guerre civile en Libye ou la nature du régime en Birmanie non plus.

Les seules exceptions se trouvent du côté des sanctions ou lors d'attaques directes contre la société. L'entreprise est partie de Russie à reculons du fait d'une obligation légale ; elle a quitté le Yémen parce qu'il n'était plus possible de travailler en sécurité. Je citerai également la situation au Mozambique, là aussi compliquée. Le départ n'est donc motivé ni par les droits de l'Homme, ni par la stabilité politique du régime, ni par les éventuels problèmes environnementaux.

Toutefois, les compagnies peuvent décider du type de produit dans lequel investir. Ainsi, il existe des pétroles nettement plus problématiques que d'autres d'un point de vue environnemental ; le gaz est une meilleure énergie suivant ce critère. TotalEnergies investit à moitié dans le pétrole, à moitié dans le gaz et n'investit presque plus dans les pétroles les plus problématiques, comme les sables bitumineux au Canada.

De plus, les techniques de production peuvent varier. La fracturation hydraulique est plus problématique que d'autres modes de production. Le torchage revient à brûler du gaz à la sortie d'un puits de pétrole, en pure perte économique, environnementale et énergétique, tandis que les fuites de méthane sont un problème dans l'industrie. Certaines entreprises se montrent plus regardantes que d'autres.

TotalEnergies représente 1,5 % de la production mondiale et les grandes entreprises européennes sur lesquelles il est possible de légiférer, 5 %. Le chiffre monte à 10 % en comptant les Anglais et les Norvégiens. Le vrai levier d'accélération de la sortie du pétrole et du gaz n'est donc pas là.

Il faut jouer sur la demande. D'ailleurs, TotalEnergies assure se contenter d'y répondre : l'entreprise produit du pétrole parce que des personnes veulent l'acheter. Ils n'ont pas tort ! Il faut à la fois réduire la quantité d'énergie utilisée et en choisir certaines. En la matière, le législateur a la possibilité de fixer des normes et d'utiliser l'instrument fiscal ; il peut accorder des subsides aux bonnes pratiques et aux bonnes technologies ou, au contraire, taxer les mauvaises, sachant que les taxes - nous le voyons actuellement - sont socialement problématiques. Cette question de la justice sociale se pose véritablement. Il faut la prendre en compte. Toutefois, comme nous l'avons vu en 2022 et en 2023, le prix est le meilleur instrument pour orienter la consommation. Quand celui du gaz a augmenté à cause de la guerre en Ukraine, la consommation de cette énergie a baissé de 20 %.

Pour orienter les usages, l'État peut aussi investir dans des infrastructures et s'efforcer d'agir sur lui-même. Par exemple, il pourrait décider qu'en 2025, les nouveaux achats de véhicules soient réservés aux véhicules à basses émissions. Ce n'est pas difficile à faire ! Le problème serait économique, mais la mesure vaudrait pour tout le monde.

Rien n'empêcherait en parallèle de taxer. Le carburant pour l'aviation ne l'est pas : pourquoi ? Les billets d'avion ne sont pas non plus soumis à la TVA. Quelle est la logique alors que ceux-ci profitent plutôt aux classes aisées et que ce mode de transport est le pire en matière d'émissions de gaz à effet serre ?

Il faut aussi cibler les entreprises. Transporteurs routiers, taxis... Il faut les aider dans cette transition en maniant la carotte ou le bâton.

Surtout, les ménages sont les consommateurs finaux et représentent à ce titre un enjeu énorme. Le législateur doit prendre les bonnes mesures pour accélérer la transition des modes de vie, en privilégiant les transports en commun par rapport à la voiture, l'électrique par rapport à l'essence pour les voitures, les petits véhicules par rapport aux SUV...

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci infiniment pour votre présentation qui commence à nous donner un cadre sur le pétrole. J'aimerais d'abord vous interroger sur la géopolitique du pétrole. Dans un monde où l'accaparement des ressources est un enjeu stratégique absolu, que pouvez-vous dire des risques d'instabilité ou de tensions que l'économie de pétrole engendre ? Vous avez étudié ce qu'on a pu appeler en économie la « malédiction du pétrole » - cette ressource, qui peut apparaître comme un potentiel d'enrichissement, engendre beaucoup de malheurs et peu de démocratie dans nombre de sociétés. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette géopolitique du pétrole qui est aussi une géopolitique du risque ?

Ma seconde question porte sur la rentabilité du secteur pétrolier. Avec un baril à 75 dollars, ce secteur est très rentable et n'a donc aucun intérêt à changer, à évoluer. Comment articuler cette rentabilité importante avec la recommandation de l'AIE consistant à stopper tout nouveau projet de pétrole, de gaz ou de charbon ?

Enfin, TotalEnergies est l'un des groupes qui investissent le plus dans le pétrole et le gaz, y compris dans des zones difficiles. Ce groupe affirme ne faire que répondre à la demande, mais, en réalité, il y a un lien entre l'offre et la demande : plus on fournit de pétrole, plus on le rend bon marché et moins il sera facile d'en sortir...

M. Philippe Copinschi. - Il y a bien une géopolitique du pétrole ; cette matière première est nécessaire pour tout le monde, surtout pour les grandes puissances, car c'est une condition pour faire la guerre et pour être inséré dans le commerce mondial. Les gouvernements doivent garantir le bon approvisionnement de leur économie en pétrole. Certains pays s'en sortent néanmoins très bien sans avoir une goutte de pétrole sur leur sol : le Japon, la Corée, Taïwan, l'Allemagne, la France, etc. se sont industrialisés, sont devenus riches et puissants, sans en avoir. En effet, ce qui compte, ce n'est pas de contrôler la production, c'est de sécuriser les flux d'approvisionnement. Or, nous évoluons dans un marché global libéralisé. Aujourd'hui, plus aucun pays ne s'approvisionne en ayant une relation privilégiée avec un pays producteur : c'était le schéma de la France en Afrique sous De Gaulle, mais cela n'existe plus, c'est un fantasme. Chacun paie le même prix sur le même marché global pour s'approvisionner en pétrole.

Il y a un cas particulier, celui des États-Unis. Ce pays ne cherche pas à contrôler la production - celle-ci arrivera de toute façon sur le marché -, mais il est actif dans deux directions. D'abord, il tâche de libéraliser le plus possible le marché, en permettant à toutes les compagnies pétrolières internationales - américaines ou non - d'agir librement, afin d'aboutir à une allocation optimale des ressources et à la quantité de pétrole nécessaire pour répondre à la demande. Cette action porte ses fruits : il n'y a plus que deux pays qui n'ont pas libéralisé leur production de pétrole, qui n'ont pas ouvert leur production à des compagnies étrangères : l'Arabie Saoudite et le Koweït. Dans tous les autres, y compris ceux qui portent un discours nationaliste - le Venezuela, la Russie, l'Iran, etc. -, les entreprises étrangères sont plus ou moins les bienvenues, car elles apportent des capitaux et de la technologie. La deuxième action des États-Unis consiste à sécuriser ce marché de sorte que les flux, essentiellement maritimes, entre producteurs et consommateurs soient fluides. Ce pays est la seule grande puissance à avoir une présence navale sur l'ensemble des océans et il sécurise, autant que faire se peut, ces flux. Il peut aussi les interrompre, pour couper l'approvisionnement d'un pays en pétrole. À ce jour, tout le monde s'en accommode, sauf la Chine.

Le réel aspect géopolitique lié au pétrole n'est pas celui-là, car on ne fait pas la guerre pour s'approprier du pétrole, c'est un fantasme. La guerre en Irak de 2003 n'avait pas pour but de contrôler les réserves pétrolifères irakiennes, qui sont de toute façon exploitées et mises sur le marché. Le risque de guerre est en réalité lié à la malédiction du pétrole : il y a une corrélation négative claire entre la forte dépendance d'un pays à l'égard de ses ressources naturelles, notamment énergétiques - pétrole, gaz ou même uranium, pour le Niger -, et son développement. Plus l'économie d'un pays dépend de ses matières premières, moins elle est développée. Il y a des contre-exemples, comme le Qatar, mais considérons l'exemple du Venezuela, de l'Algérie par rapport au Maroc, du Nigéria, de l'Angola ou encore du Mozambique : ce dernier pays subit déjà, avant même d'avoir commencé à produire, les contrecoups de la malédiction du pétrole ! Il y a donc bien des guerres ou de l'instabilité, mais seulement du fait de cette « malédiction ».

J'en viens à la question de la rentabilité. Oui, ce secteur peut être extrêmement rentable, mais pas toujours. En Arabie saoudite, la production d'un baril coûte 5 à 10 dollars et il est vendu 75 dollars ; mais, aux États-Unis, où l'on produit beaucoup de pétrole de schiste, non conventionnel, le coût de production d'un baril s'élève à minimum 50 dollars. On assiste depuis les années 1970 à une bataille pour s'accaparer la rente pétrolière et, dans les années 1980, ce sont les pays producteurs, au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), qui ont mis la main sur l'essentiel des bénéfices ; mais ils ont de ce fait accru leur dépendance à cette matière première. L'Arabie saoudite est un pays très riche, certes, mais elle a besoin d'un baril à 75 dollars pour équilibrer son budget public. Cas classique de malédiction du pétrole, la population locale de ce pays vit principalement du pétrole et ne travaille pas réellement. De petits pays comme le Qatar ou le Koweït peuvent se le permettre, mais dans un pays comme l'Iran, qui compte près de 100 millions d'habitants, cela ne fonctionne plus, on ne peut pas laisser une population si nombreuse dans l'oisiveté. Les 200 millions de Nigérians espèrent pouvoir tous vivre du pétrole, mais ce n'est pas possible ! Et, avec 30 millions d'habitants, le système de l'Arabie saoudite ne pourra pas fonctionner ainsi ad vitam æternam : ils auront un vrai problème d'ordre financier. Quant aux entreprises internationales, elles font des bénéfices impressionnants en valeur absolue, mais, rapportés à leur chiffre d'affaires, ces profits, s'ils sont confortables, n'ont rien à voir avec la rentabilité du capital des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Ce n'est pas là que se trouve le scandale.

Je termine avec votre dernière question. Toutes les grandes compagnies sont privées. Leur but est - elles ne s'en cachent pas - de faire du bénéfice et de distribuer des dividendes à leurs actionnaires. Il faut donc faire en sorte qu'un dollar investi dans le pétrole rapporte moins qu'un dollar investi dans d'autres solutions, et cela passe par la fiscalité et les normes. Ces compagnies ont la prétention de devenir des compagnies non plus seulement pétrolières, mais énergétiques au sens large. Elles sont toutes centenaires et elles savent que, si elles veulent encore exister dans cent ans, elles ne doivent plus être des compagnies uniquement pétrolières. Elles suivent donc le marché et s'orientent vers le renouvelable. Toutes ne survivront peut-être pas, mais celles qui s'adapteront le mieux survivront. De ce point de vue, les entreprises européennes sont plutôt en meilleure posture que les américaines. À nouveau, il faut faire en sorte que soit la demande soit la rentabilité baisse. TotalEnergies s'adaptera comme les autres.

M. Jean-Claude Tissot. - Le projet Tilenga de TotalEnergies en Ouganda prévoit le forage de 400 puits de pétrole en bordure du lac Albert, ce qui contraint l'expropriation de plusieurs familles. Quelles sont les relations entre ce groupe et le gouvernement ougandais ? L'intérêt économique du pays est-il le seul critère mis en avant ? Comment se positionne notre ambassade sur place à ce sujet ?

L'Angola a récemment annoncé son retrait de l'Opep. TotalEnergies contrôle 41 % du marché du pétrole de ce pays. Quelles conséquences ce retrait, qui laisse penser à une réorientation économique et énergétique de l'Angola, aura-t-il pour le groupe TotalEnergies ? Quelles sont les relations de ce groupe avec l'Opep ?

M. Philippe Copinschi. - Je ne connais pas les détails du projet Tilenga. TotalEnergies a vocation, comme toute entreprise, non pas à développer l'Ouganda ou tout autre pays, mais à faire du business. Elle le fait dans le cadre des contraintes qui lui sont imposées. Or, en Ouganda, les normes sociales, environnementales ou de sécurité sont faibles ou inexistantes. Pour ce qui concerne les pays en développement en général, il convient donc de légiférer dans un cadre transnational, afin que les acteurs présents sur le marché européen ou au sein de l'OCDE soient contraints de respecter les mêmes normes là-bas qu'ici. Dans ce cas, le groupe TotalEnergies s'y pliera, mais il ne fera pas d'excès de zèle. Cela entraînera-t-il un développement en Ouganda ? L'expérience montre que les chances que cela se produise sont quasi nulles, surtout si l'on considère la nature du régime ougandais. Les entreprises avancent l'argument classique : « Le pays va recevoir des milliards, à lui d'en faire bon usage. » Il n'en fera pas bon usage, on le sait, mais rien n'interdit à TotalEnergies de mener son projet.

Sur les relations de TotalEnergies avec le gouvernement ougandais, je n'ai pas d'information particulière. J'imagine que ce sont les mêmes relations que toute entreprise a avec un État hôte : il signe des contrats pour avoir des licences.

Je n'ai aucune idée de l'action de notre ambassade sur place.

Que change le retrait de l'Angola de l'Opep ? Rien. Ce pays n'est pas satisfait des quotas qui lui sont attribués, il voudrait pouvoir produire plus. En général, les entreprises privées souhaitent produire au maximum, car elles investissent des milliards d'euros dans leurs installations, donc j'imagine que ce retrait est une bonne nouvelle pour TotalEnergies, mais cela ne changera pas grand-chose.

M. Michaël Weber. - Vous écriviez en 2007 dans un article intitulé « Pétrole, facteur de violence politique » que la rente pétrolière dans les pays producteurs participait à des mécanismes de déstructuration économique. Vous expliquiez que la rente tirée de l'exploitation des gisements d'hydrocarbures rend toute activité économique agricole ou industrielle non compétitive, voire la fait disparaître. Vous établissiez une corrélation négative entre la croissance économique et l'exploitation du gaz et du pétrole. Vous considériez enfin le pétrole comme facteur d'instabilité politique. Ces affirmations vous semblent-elles toujours d'actualité ?

Par ailleurs, une compagnie pétrolière peut-elle, au-delà des seuls enjeux économiques, détenir une responsabilité politique et une influence sur le développement administratif et institutionnel d'un État ?

M. Philippe Copinschi. - Je ne changerais pas un mot à cet article. Un pays qui produit du pétrole, du gaz, de l'uranium ou des diamants vend ses matières premières en dollars sur le marché mondial. Cette entrée de dollars dans l'économie nationale a un effet sur le taux de change réel de la monnaie locale, qui s'évalue. La production locale devient moins compétitive que la production importée et petit à petit, il devient plus rationnel d'importer que de fabriquer sur place. L'Arabie saoudite ou l'Algérie, par exemple, ne produisent rien d'autre que du pétrole et du gaz : ils ne seraient pas rentables. La Norvège, le Botswana sont des bons exemples de pays qui ont réussi à sortir de cette malédiction, mais grâce à une gouvernance solide. Or, la présence d'hydrocarbures a tendance à déstructurer le système politique d'un pays. Dans un système « normal », le Gouvernement se finance en taxant l'activité économique ; ce n'est possible que si les gens acceptent de payer l'impôt et que s'il y a une base de taxation, donc une activité économique. Dans un pays pétrolier, il n'y a ni l'un ni l'autre. Le gouvernement reçoit des milliards d'euros des compagnies qui exploitent les champs et n'a pas à se soucier du consentement à l'impôt ; il peut vivre sans problème même si la population ne produit rien. Cela a tendance à déstructurer les systèmes de gouvernance, alors que c'est une gouvernance solide qu'il faut pour faire face à la malédiction des ressources.

On a observé, dans les années 1970, la Dutch disease, la maladie néerlandaise : ce n'est pas un phénomène réservé aux pays en développement. Les Pays-Bas avaient les ressources institutionnelles pour résister à la déstructuration de l'économie qui pointait. La Norvège produit du pétrole mais elle paie son essence plus cher que nous et tout le monde y travaille. Les Norvégiens n'attendent pas les revenus du gaz ou du pétrole sans rien faire. Les revenus tirés des hydrocarbures ne sont pas injectés tels quels dans l'économie, ils sont thésaurisés dans un « fonds pour les générations futures », ce qui évite les distorsions monétaires qui sont à la base de la malédiction du pétrole.

Que peut faire une compagnie pétrolière ? C'est toute la limite de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Toutes disent qu'elles oeuvrent en faveur des droits de l'homme et de l'environnement, mais elles restent dans le cadre de la loi ; certaines vont plus loin, d'autres moins loin, cela ne change pas grand-chose. Sans doute pourraient-elles être plus transparentes sur les revenus versés aux États hôtes, même si cela s'est amélioré car cela est devenu une obligation légale. En tout état de cause, ce n'est pas leur rôle d'expliquer à un gouvernement comment agir. On voudrait qu'elles soient plus diligentes face aux dictatures, mais on ne souhaite pas non plus qu'elles soient trop intrusives.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Y a-t-il dans le monde des compagnies pétrolières plus exigeantes que TotalEnergies en matière de RSE ? Y a-t-il des compagnies exemplaires ?

Y a-t-il un effort international pour établir des guidelines ou des due diligences comme cela s'est fait dans le secteur minier au sein de l'OCDE ?

M. Philippe Copinschi. - Il y a des domaines dans lesquels TotalEnergies est probablement un bon élève, d'autres moins. Les acteurs européens sont globalement plus soucieux des questions environnementales que les acteurs américains. Au sein des acteurs européens, TotalEnergies se comporte plutôt mieux qu'ENI, est comparable à Shell et à BP et est un peu moins bien qu'Equinor, mais tout cela s'équivaut à peu près ; surtout, une compagnie peut être meilleure sur certains aspects et moins bonne sur d'autres, car les régimes politiques évoluent.

Il y a de plus en plus de règles, notamment pour la transparence financière, à l'échelon européen. Ces règles s'appliquent à un secteur plus ou moins large. L'exigence de transparence s'applique surtout au secteur extractif, parce que les problématiques des mines sont proches de celles du pétrole ou du gaz. Les questions sociales ne posent pas beaucoup de problèmes dans le domaine pétrolier. Il y a des guidelines, au sein de l'OCDE et ailleurs. Et le degré de normativité des règles - volontaires ou obligatoires - varie.

M. Pierre Barros. - Malgré les accords de Paris, TotalEnergies investit toujours massivement dans les énergies fossiles. Le groupe a changé de nom et se présente désormais comme un groupe multi-énergies, pour répondre au marché, mais cette affirmation masque la réalité de ses investissements. En 2025, il sera le deuxième major pétrolier en termes d'expansion et d'émissions de CO2, derrière ExxonMobil. TotalEnergies met en oeuvre une stratégie de croissance pour protéger sa capitalisation boursière : il investit toujours davantage, afin de maintenir et conforter la demande mondiale. Tout semble fait pour retarder au maximum la fin de l'exploitation des gisements. Cette forme d'attentisme nous conduit dans le mur. Quelles solutions ont les États - s'ils le souhaitent - pour contraindre les majors pétrolières et modifier leur stratégie ? L'offre génère de la demande...et vice-versa.

M. Philippe Copinschi. - Je suis d'accord avec tous vos propos, sauf les derniers. Les compagnies pétrolières n'ont pas vraiment d'impact sur la demande. On pourrait penser que, si elles produisent plus, le prix baissera et que la consommation augmentera. Mais en réalité, l'élasticité-prix de la demande de carburant n'est pas très importante. Même si le prix à la pompe double, on ne divisera pas par deux notre consommation. Inversement, si le prix du pétrole baisse radicalement, on ne va pas faire trois fois le tour du périphérique pour rien. Sans doute, des arbitrages peuvent être faits, par exemple entre une voiture électrique ou à essence, entre une grosse ou une petite voiture, mais ce ne sont pas directement les grosses compagnies qui influencent ces choix. En revanche, il est vrai qu'elles ont une forme d'influence en faisant croire qu'il est naturel de continuer à utiliser le pétrole. J'ai présenté précédemment les scénarios d'agences respectables : l'Opep et TotalEnergies élaborent aussi leurs propres scénarios, et ces derniers reposent sur la poursuite d'une consommation massive de pétrole. Ce n'est pas parce qu'ils y croient, mais ils veulent envoyer un message selon lequel il est normal de continuer dans cette direction : la consommation diminuera, mais un peu seulement - alors qu'en réalité, il faut la diminuer fortement. Mais c'est en jouant sur la demande et non sur l'offre que l'on y arrivera.

Le groupe TotalEnergies s'adaptera, il a vocation à gagner de l'argent. Il le fait déjà d'ailleurs, en investissant un peu dans le solaire, dans les batteries, etc.

Mme Sophie Primas. - Ah bon ?

M. Philippe Copinschi. - À hauteur de 4 milliards d'euros sur 20 milliards d'euros. Il y a vingt ans, c'était proche de zéro. Cela va-t-il assez vite ? Bien sûr que non. Mais si TotalEnergies cessait de produire demain du pétrole, est-ce qu'on prendrait vraiment moins notre voiture ? Non ! L'offre serait probablement pourvue par un autre acteur si le prix ne change pas.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - On pourrait aussi se dire que, si toutes les majors du pétrole sortaient des énergies fossiles, y compris du gaz, en investissant dans les énergies renouvelables, la transition énergétique serait beaucoup plus rapide.

Mme Sophie Primas. - Malheureusement, elles ne sont pas toutes françaises...

M. Philippe Copinschi. - Je redis que les acteurs dont nous parlons représentent 10 % de l'offre. Si tout le monde envoyait le même message, il est évident que cela ferait avancer le schmilblick plus rapidement : il n'y a pas de doute là-dessus.

M. Roger Karoutchi, président. - La tâche s'annonce difficile pour notre commission d'enquête : notre influence sur BP est assez faible.

M. Philippe Folliot. - Si j'ai bien saisi les chiffres que vous nous avez donnés, il s'avère que TotalEnergies est un acteur somme toute presque secondaire, en tout cas relativement moins important que, au hasard, la compagnie nationale saoudienne.

J'en viens à une question sur la loi dite Hulot, la loi mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement : notre pays n'est-il pas, à cet égard, dans une posture hypocrite et égoïste ? Nous interdisons toute exploration et toute exploitation d'énergies fossiles sur notre sol sans interdire les importations, dont nous avons besoin.

J'ai eu l'occasion de me rendre plusieurs fois, dans le cadre d'une mission sénatoriale et il y a encore une dizaine de jours, sur le plateau des Guyanes. Vous parliez de « malédiction du pétrole » ; dans un pays comme le Guyana, le pétrole peut être considéré comme une malédiction si l'on considère les menaces du Venezuela sur la province de l'Essequibo, mais c'est aussi une chance. Avec mon collègue François Bonneau, nous avons échangé avec le président du Guyana, Irfaan Ali : ce pays cherche à mener une stratégie à la norvégienne pour essayer de sortir du sous-développement et protéger sa forêt équatoriale.

C'est sur ces enjeux géostratégiques que je souhaite vous entendre. Sur le plateau des Guyanes, il y a des ressources qui ont été découvertes : il y en a au Guyana, au Suriname, au Brésil. En Guyane française, en revanche, il n'y en a pas, à moins que l'on ne veuille pas les voir.

M. Philippe Copinschi. - TotalEnergies n'est pas un acteur mineur : son poids est plus important que ce que suggère sa part de marché. Du point de vue de la production, TotalEnergies n'est pas très importante ; mais les compagnies internationales comme Shell, Exxon, TotalEnergies ou BP n'ont pas du tout le même profil que les grandes compagnies nationales. Les premières sont verticalement intégrées, c'est-à-dire actives sur l'ensemble de la chaîne de valeur, là où Saudi Aramco et les entreprises analogues ne sont pas des acteurs internationaux : elles investissent assez peu dans la recherche d'exploration-production et les technologies ne sont pas développées par elles, mais par les grandes entreprises privées, y compris les compagnies parapétrolières comme Schlumberger ou Technip, qui passent leur temps à essayer d'améliorer les procédés technologiques afin de produire davantage. En tout état de cause, l'influence d'un acteur comme TotalEnergies n'est absolument pas réductible à sa part sur le marché de la production.

On interdit l'exploration et l'extraction en France tout en important : c'est vrai, mais c'est purement symbolique. Même si l'on produisait autant que possible en France, le pétrole ainsi extrait serait une gouttelette au regard des besoins du pays et ne serait rien du tout rapporté à l'ensemble de la production mondiale. Avec une loi comme la loi Hulot, on envoie un message ; mais cela ne change rien ni à la consommation - prenez-vous moins votre voiture grâce à cette loi ? Bien sûr que non ! - ni à la production et aux prix de marché. Est-ce que produire en France donnerait des ressources supplémentaires aux régions ? Peut-être à la marge, mais cela ne représenterait pas grand-chose.

Pour ce qui concerne le Guyana, cette question sort de mon champ de compétences : je connais bien l'Afrique, moins l'Amérique latine et pas du tout le Guyana. Les dirigeants du Guyana disent mettre en place toutes les mesures de sécurité et de sauvegarde nécessaires pour s'assurer que l'argent ainsi généré serve au développement et que la production ne cause pas de dégâts environnementaux ; mais tous les pays ont le même discours... Dans la réalité, dans huit cas sur dix, les choses tournent plutôt au désastre : c'est plutôt une malédiction. Peut-être le Guyana, miraculeusement, fera-t-il mieux que tous les autres ; malheureusement, l'expérience n'incite pas à l'optimisme. Regardez le voisin vénézuélien, qui possède les plus grandes réserves de pétrole du monde : voyez dans quel état sont l'économie et le régime vénézuéliens.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci de nous dire que nous nous sommes battus pour des lois qui ne changent rien...

Mme Sophie Primas. - Nous l'avions dit au moment de l'examen de la loi Hulot...

M. Philippe Grosvalet. - Vous avez décrit un monde globalisé et ultralibéral ; qu'en est-il de l'espace hexagonal ? Quelle stratégie d'approvisionnement notre pays mène-t-il pour assurer son indépendance ? Et quelle est la place de TotalEnergies dans cette stratégie ? Quelle est l'action de TotalEnergies en tant que transformateur et distributeur sur le marché français ?

M. Philippe Copinschi. - J'essaie de vous décrire le monde tel que je le vois, sans jugement de valeur. Je tâche de vous dire quelles réalités il faut prendre en compte pour légiférer et atteindre un objectif, quel qu'il soit.

La législation française comprend des obligations qui concernent tous les opérateurs pétroliers présents sur le territoire, notamment celle de disposer de trois mois de stocks, de réserves stratégiques, comme dans tous les pays de l'OCDE. Si demain nous cessions de recevoir du pétrole de l'étranger, nous aurions de quoi tenir trois mois de consommation. Pour ce qui est de savoir qui paie quoi et comment la loi est mise en oeuvre, je ne connais pas les détails.

Concernant la stratégie d'approvisionnement de notre pays, la France, comme tous les pays sauf la Chine, dépend et profite du système libéralisé mis en place par les États-Unis, qui sécurisent les routes pétrolières. Les liens entre TotalEnergies et l'État français sont les liens classiques qui se nouent entre un État et une grande entreprise, pas beaucoup plus : TotalEnergies ne se soucie pas forcément d'approvisionner la France. Si demain les Français ne veulent plus payer le pétrole au même prix que les autres, TotalEnergies arrêtera de le leur vendre - le prix est le même pour tout le monde.

M. Pierre-Alain Roiron. - La stratégie actuelle de TotalEnergies en matière de réduction de l'empreinte carbone correspond-elle à ce qui a été décidé par la France, notamment dans le cadre de l'accord de Paris ?

M. Philippe Copinschi. - TotalEnergies annonce qu'elle sera neutre en carbone d'ici à 2050. Cela ne veut pas dire que ses émissions seront réduites à zéro ; cela veut dire que les émissions résiduelles seront compensées. De grands plans sur la comète sont faits aujourd'hui à propos de technologies qui, pour l'heure, n'existent pas vraiment et soulèvent de nombreuses questions, comme le captage et le stockage de CO2.

Quand TotalEnergies annonce qu'elle sera neutre en 2050, elle a en vue les émissions du scope 1 et du scope 2 du bilan carbone, c'est-à-dire les émissions générées par son activité. Elle s'engage par exemple à éliminer le torchage. Mais elle ne s'occupe pas ce qu'il advient de ses productions : c'est le consommateur final, qui va brûler le pétrole et le gaz produit, qui est considéré comme responsable des émissions. C'est évidemment un peu hypocrite, mais le scope 3 est bel et bien exclu du bilan carbone de TotalEnergies ainsi défini.

C'est au législateur de se focaliser sur ce point en faisant en sorte que les consommateurs finaux, qui sont ceux qui émettent du CO2 en brûlant le pétrole de TotalEnergies ou des autres, cessent d'utiliser du pétrole - et du gaz. Cela veut dire organiser la transition, en particulier dans le domaine des transports et - pour ce qui est du gaz - du logement. La mesure qu'il faut prendre dans ce dernier domaine, c'est l'isolation des bâtiments, en commençant par les bâtiments publics...

M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez tout à fait raison !

M. Philippe Copinschi. - ... et en aidant les particuliers à isoler leur maison. Une telle stratégie serait gagnante sur toute la ligne : diminution des émissions, économies sur les factures, emploi local. Or, en la matière, on ne fait rien, ou, lorsqu'on isole, on le fait à un rythme de tortue.

M. Pierre-Alain Roiron. - Nous avons proposé un grand emprunt national.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci infiniment de tous ces éléments. Avant que nous poursuivions nos travaux par une seconde audition, Mme Sophie Primas et M. le rapporteur souhaitent chacun faire une courte déclaration.

Mme Sophie Primas. - Suite à une saisine du comité de déontologie parlementaire du Sénat, je voudrais vous faire part, mes chers collègues, d'un certain nombre d'éléments me concernant.

Je souhaite en effet porter à la connaissance de la commission que mon fils exerce une mission de chef de projet méthanisation en région Auvergne-Rhône-Alpes pour la société Fonroche Énergie Biogaz, filiale à 100 % de TotalEnergies.

J'ai interrogé le comité de déontologie pour savoir si devais me déporter complètement de cette commission d'enquête ; il m'a demandé de faire devant vous la présente déclaration et a tenu compte du fait que je n'étais ni présidente ni rapporteure de cette commission d'enquête. Le poste occupé par mon fils est par ailleurs, a-t-il jugé, un poste opérationnel dans une filiale, et dans une région, et non pas du tout au siège du groupe. Je maintiendrai évidemment une parfaite étanchéité entre mes activités au sein de la commission et mes relations avec lui, comme avec toute autre personne. Le comité de déontologie a enfin estimé que la production de gaz renouvelable en France ne faisait pas partie des principales questions soulevées par la proposition de résolution tendant à la création de cette commission d'enquête.

Si, dans le cadre de nos travaux, nous étions amenés à parler de l'entreprise Fonroche Énergie, du biogaz ou d'une entreprise concurrente, je me déporterais, Monsieur le président.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le comité de déontologie, qui s'est réuni en amont de cette réunion, a aussi fait des recommandations me concernant.

Lors de la campagne présidentielle, j'avais dénoncé le maintien de TotalEnergies en Russie après l'invasion de l'Ukraine. TotalEnergies a porté plainte en diffamation et, de fait, j'ai avec TotalEnergies un contentieux juridique sur ses activités en Russie.

Le comité de déontologie m'a par conséquent demandé de me déporter de ce sujet. Ainsi, lorsque sera abordée la question de la Russie - elle le sera évidemment - dans le cadre de cette commission d'enquête, je me déporterai.

Audition de Mme Corinne Le Quéré, climatologue,
présidente du Haut Conseil pour le climat,
et de Mme Laurence Tubiana, membre du Haut Conseil pour le climat
(Jeudi 25 janvier 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous allons maintenant entendre Mme Corinne Le Quéré, présidente du Haut Conseil pour le climat (HCC), et Mme Laurence Tubiana, membre du Haut Conseil pour le climat.

Madame Le Quéré, vous êtes climatologue, professeure en sciences du changement climatique à l'université d'East Anglia, où vous dirigez un groupe de recherche sur les émissions et puits de carbone. Vous assurez la présidence du Haut Conseil pour le climat, organisme indépendant chargé d'évaluer l'action publique en matière de climat et sa cohérence avec les engagements européens et internationaux de la France, depuis la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat.

Madame Tubiana, vous êtes membre du Haut Conseil pour le climat et présidente et directrice exécutive de la Fondation européenne pour le climat (ECF). Vous avez été ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique et représentante spéciale pour la COP 21.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes à vous deux, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts de toute nature en relation avec l'objet de la commission d'enquête, c'est-à-dire avec le groupe TotalEnergies ou avec l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

Mme Corinne Le Quéré et Mme Laurence Tubiana déclarent n'avoir aucun intérêt avec le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

Avant de vous céder la parole, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Corinne Le Quéré et Mme Laurence Tubiana prêtent serment.

Mme Corinne Le Quéré, climatologue, présidente du Haut Conseil pour le climat. - Le Haut Conseil pour le climat est composé d'experts de l'énergie et du climat, comme Laurence Tubiana et moi-même. C'est un organisme indépendant chargé d'évaluer l'action publique en matière de climat, et notamment sa cohérence avec les engagements européens et internationaux de la France, en particulier l'accord de Paris et l'atteinte de la neutralité carbone en 2050. Le HCC rend chaque année un rapport évaluant les progrès concernant le respect de la trajectoire de baisse des émissions fixée par la France, qui inclut un volet consacré à l'efficacité des politiques publiques mises en oeuvre pour réduire les émissions, développer les puits de carbone, réduire l'empreinte carbone et promouvoir l'adaptation au changement climatique. Le Gouvernement doit répondre à ce rapport devant le Parlement et devant le Conseil économique, social et environnemental (Cese) dans les six mois qui suivent sa publication. Le Sénat s'est ainsi emparé à plusieurs reprises de nos rapports ; je l'en remercie.

Dans le dernier rapport, paru en 2023, nous avons fait le constat que les impacts du changement climatique se sont aggravés à plusieurs égards en France en 2022 : les nombreux événements climatiques recensés - vagues de chaleur, sécheresse - ont affecté la production agricole et la production électrique, leurs conséquences dépassant les capacités actuelles de gestion de crise, ce qui démontre l'intensification du réchauffement. Celui-ci suit la trajectoire des émissions de gaz à effet de serre et ses impacts vont continuer de s'accroître tant que la neutralité carbone ne sera pas atteinte au niveau mondial. De ce point de vue, la définition d'objectifs climatiques est d'une grande importance. Quant à l'adaptation, elle est indispensable : elle peut réduire les impacts, mais ne peut complètement les effacer.

La France a une politique climatique et ses émissions de gaz à effet de serre diminuent : elle fait partie des dix-huit pays dans le monde où les émissions de gaz à effet de serre diminuent, y compris si l'on considère son empreinte carbone globale. La France n'est donc pas seule, au contraire, dans ses actions climatiques : des actions analogues sont engagées dans presque tous les pays du monde.

En France, la réduction des émissions de gaz à effet de serre se poursuit à un rythme d'environ 1,9 % par an en moyenne ces dernières années. La stratégie nationale bas-carbone (SNBC) dont elle s'est dotée comprend un objectif de neutralité carbone en 2050 et l'établissement d'un budget carbone tous les cinq ans, donc d'une trajectoire prévisible pour l'ensemble des acteurs, dont le rythme nous assure d'arriver au but.

Le premier budget carbone, établi pour la période 2015-2018, a été dépassé. Le deuxième est en cours : il s'applique à la période 2019-2023. Pour ce qui est des émissions brutes, ce budget est en voie d'être respecté ; malheureusement, parce que les puits de carbone forestiers diminuent - car les forêts sont fragilisées par le réchauffement climatique, le budget carbone cible incluant à la fois les émissions et le stockage de carbone dans les sols et les forêts est en voie d'être dépassé : à l'heure actuelle, la France n'est pas sur la bonne trajectoire.

Quant à l'objectif fixé pour 2030, il est à portée de main, mais à la condition d'une accélération de la baisse des émissions dans tous les secteurs émetteurs. Atteindre l'objectif implique en effet de presque doubler le rythme de baisse par rapport à la période 2019-2022.

Autrement dit, les rythmes de baisse actuels sont insuffisants.

Le Haut Conseil pour le climat a développé une méthode d'évaluation de l'action publique qui lui permet d'évaluer si l'appareil d'État est sur la voie d'une telle accélération.

Cette méthode d'évaluation comprend cinq composantes.

Le volet stratégique, premièrement, est le plus développé. : stratégie nationale bas-carbone, programmation pluriannuelle de l'énergie, etc., de nombreux documents stratégiques et plans d'action ont été publiés ; cet ensemble pourrait gagner en cohérence, car l'alignement des différentes stratégies n'est pas garanti. Reste que ce travail est en construction et déjà bien avancé : les choses sont claires pour les acteurs, qui ne sont pas pris par surprise. On sait depuis longtemps que la France va répondre au défi climatique suivant la trajectoire établie dans la stratégie nationale bas-carbone.

Deuxième volet de notre méthode d'évaluation : la politique économique, c'est-à-dire le financement pluriannuel des mesures afférentes via le budget de l'État, la politique commerciale et la politique de l'emploi. Nous avons constaté, en nous penchant en particulier sur les secteurs des transports et du logement, que la stratégie actuelle n'était pas accompagnée d'une politique économique d'ampleur permettant de déclencher l'accélération nécessaire. Un soutien financier supplémentaire est indispensable.

Nous avons vraiment besoin d'une vision d'ensemble pour aligner les décisions macroéconomiques - celles qui ont trait à la politique de l'État dans son ensemble - sur la trajectoire vers la neutralité carbone.

Troisième élément : les freins et leviers qui peuvent ralentir ou accélérer notre rythme de baisse des émissions, par exemple la recherche et développement ou les infrastructures - exemple typique : l'infrastructure de recharge destinée aux voitures électriques. Nous avons recensé quinze de ces freins et leviers dans le seul secteur des transports, ce qui donne une idée du travail à accomplir. La plupart des mesures nécessaires sont identifiées, mais beaucoup d'entre elles sont abordées par le Gouvernement de manière ponctuelle, via des appels d'offres de court terme, et la maîtrise de la demande fait l'objet de peu de mesures, alors que l'offre au consommateur est très carbonée.

Quatrième point : la transition juste. À l'heure actuelle, les politiques climatiques pèsent davantage sur les ménages et les entreprises les plus modestes, malgré les efforts de compensation. L'offre actuelle est inadéquate, trop chère et inadaptée aux besoins. Deux exemples : les véhicules électriques restent inabordables pour les ménages ; l'alimentation demeure très carbonée et les produits alimentaires bas-carbone sont très peu valorisés. J'ajoute que la forte inflation limite encore la capacité de réponse des ménages à cet égard.

Dernier point : l'adaptation ; elle est un prérequis à la mise en oeuvre des mesures d'atténuation.

Mme Laurence Tubiana, membre du Haut Conseil pour le Climat. - La France importe toujours beaucoup de pétrole et de gaz. Le pétrole représente 28 % de notre bouquet énergétique et le gaz naturel, 16 %. Nos importations de pétrole ont augmenté de 20 % en 2022. Notre mix énergétique est donc encore loin d'être décarboné.

TotalEnergies est une très grande entreprise, et 99 % de ses activités de production reposent sur le pétrole et le gaz en 2022. C'est la deuxième entreprise la plus expansionniste dans le secteur des énergies fossiles dans le monde, car elle a un grand nombre de projets d'exploration de nouveaux champs de pétrole et de gaz dans toutes les régions du monde, en Amérique latine, en Asie et en Afrique. C'est la firme qui a approuvé le plus de nouveaux projets pétroliers et gaziers en 2022, en particulier en Ouganda et en Tanzanie. Son projet le plus émetteur est un projet d'extraction de gaz de schiste en Argentine. L'exploitation du gaz de schiste conduit à émettre non seulement du carbone, mais aussi du méthane, qui est un gaz particulièrement dangereux puisqu'il a une capacité de réchauffement plus importante que le CO- même si sa durée de vie dans l'atmosphère est plus courte. Sur ses 33 projets super émetteurs, dix-neuf sont situés à moins de 50 kilomètres d'une zone de biodiversité protégée, et 25 sont situés dans des pays dotés de régimes politiques soulevant des questions sur la représentation des intérêts des populations.

Le Président de la République a, notamment à Dubaï, rappelé l'engagement de la France à respecter les accords de Paris. Il a présenté un plan prévoyant de tourner la page du pétrole en 2045 et celle du gaz en 2050, ce qui est conforme aux objectifs européens. Ces propos ont été plutôt bien accueillis. De même, le Président de la République a dit vouloir prendre un virage radical pour sortir des énergies fossiles. Les analyses de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), qui va bientôt fêter son 50e anniversaire, montrent que, pour maintenir la hausse des températures en dessous de 2 degrés - sans parler de l'objectif de l'accord de Paris, qui est de 1,5 degré - nous devons cesser tous les nouveaux projets d'exploration de gaz et de pétrole, puisque ceux qui existent aujourd'hui suffisent pour dépasser les 2 degrés : actuellement, nous sommes sur une tendance qui nous mènera au--dessus de 2,5 degrés.

Dès lors, il est difficile de mettre en cohérence cela avec les actions d'une entreprise très dynamique, qui n'investit pas beaucoup dans les énergies renouvelables - comme toutes les autres, d'ailleurs, qu'il s'agisse des grandes entreprises privées internationales ou des grandes entreprises nationales, comme Aramco. En moyenne, les entreprises pétrolières consacrent moins de 2 % de leurs investissements aux énergies renouvelables. Donc, elles ne sont pas en voie de diversification. TotalEnergies n'est pas la pire en la matière, loin de là, mais ses investissements restent très modestes.

Or cette entreprise est française, et son action fait partie des activités de la diplomatie économique. Peut-être faut-il donc mener une réflexion sur la mise en cohérence du plan de décarbonation de TotalEnergies avec ce que la France pousse au plan européen et au plan international. Toutes les entreprises européennes mènent ce type de réflexion, d'ailleurs.

Un aspect très intéressant lié à votre sujet est qu'une bonne partie du développement des énergies alternatives, nucléaires ou renouvelables, peut se heurter aux problèmes d'emprunts sur les marchés des capitaux, qui obèrent le financement de leurs activités. Les entreprises pétrolières n'ont pas ce problème, car leurs fonds propres sont suffisamment importants pour qu'elles n'aient pas besoin d'emprunter. Ce problème de financement touche les entreprises de l'éolien, particulièrement en France et en Europe, les entreprises du solaire et, sans doute, les entreprises du nucléaire, même si ce secteur est largement soutenu par l'investissement public. Cela crée une distorsion, puisque les entreprises qui investissent dans les énergies renouvelables ou le nucléaire, lorsqu'elles ont besoin d'emprunter sur les marchés des capitaux, sont dans une situation défavorable par rapport aux entreprises pétrolières, qui n'en ont pas besoin.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Madame Le Quéré, comment évaluez-vous l'intégralité de nos émissions et de notre politique climatique alors que, pour le gaz, nous sommes passés à un régime d'importation de gaz naturel liquéfié (GNL), provenant notamment d'Amérique du Nord, avec une composante en gaz de schiste que nous sommes à ma connaissance incapables d'évaluer sérieusement ? Comment faire un reporting sérieux dans ces conditions, qu'il s'agisse du pays ou des groupes énergétiques concernés ?

Vous n'avez pas évoqué les subventions publiques aux énergies fossiles, alors que la France continue à les subventionner, malgré l'urgence d'en sortir.

Enfin, madame Le Quéré, dans le rapport de juin dernier, vous avez souligné la faiblesse du reporting européen et international concernant les engagements des acteurs non-étatiques, ce qui fragilise l'action publique. Qu'en est-il en ce qui concerne TotalEnergies ?

Madame Tubiana, nous connaissons votre expérience des négociations climatiques internationales. La question de l'oeuf et de la poule se pose toujours entre l'offre et la demande d'énergie fossile. À Dubaï, pour la première fois, la COP a abordé explicitement la question des énergies fossiles. Comment les États interviennent-ils pour limiter les moyens de la communauté internationale d'agir sur la sortie des énergies fossiles ou sur leur réduction ? Avez-vous été surprise à Dubaï de voir le président-directeur général de TotalEnergies, Patrick Pouyanné et des représentants du groupe dans la délégation officielle française ?

De fait, les États interviennent pour faciliter l'installation de groupes énergétiques comme TotalEnergies dans des pays tels que le Mozambique, l'Ouganda ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Au-delà des moyens de politique publique pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, cela n'entre-t-il pas en contradiction avec leur stratégie annoncée ?

Mme Corinne Le Quéré. - Concernant les évolutions récentes, en particulier à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, des points d'attention importants ont été soulevés dans notre rapport. Un aspect positif est que, avec la guerre en Europe, la France et l'Union européenne ont réaffirmé leur volonté de sortir des énergies fossiles, considérée comme la meilleure façon d'assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique. Cependant, malgré cette volonté, l'approvisionnement de gaz s'est réorienté vers le GNL, qui émet davantage de gaz à effet de serre que le gaz naturel et qui pose le problème des stranded assets (actifs irrécupérables) : les investissements ne pourront pas être exploités jusqu'au bout car investir dans des infrastructures qui ne sont pas bas-carbone doit se faire sur une durée aussi courte que possible, pour permettre une transition vers des émissions plus faibles, or ce ne sera pas le cas si l'on construit des infrastructures d'ampleur pour le GNL. Le deuxième point d'attention concerne le développement de nouvelles relations internationales avec des pays producteurs de pétrole, rendant plus difficile la mise en oeuvre ambitieuse d'objectifs climatiques.

Nous parlons dans notre rapport des subventions aux énergies fossiles en France. Elles ont été particulièrement importantes avec le bouclier tarifaire, qui a été nécessaire pour soutenir les ménages. Le Gouvernement doit développer des moyens de soutenir les ménages sans subventionner les énergies fossiles, en utilisant d'autres mécanismes. Au sein du budget vert, il y a des investissements qui vont à l'encontre de la transition, sous forme de subventions aux énergies fossiles, mais il n'y a pas de trajectoire claire pour remobiliser ces soutiens financiers à travers des instruments qui n'impliquent pas une baisse de taxes, susceptible d'envoyer des signaux négatifs.

Les acteurs non-étatiques jouent un rôle de plus en plus important au niveau international, comme on le voit dans les COP, avec l'engagement de secteurs d'activités, de collectivités territoriales ou d'acteurs privés. Cependant, il y a des lacunes à la fois dans la qualité de ces engagements et dans leur suivi. Les Nations unies ont établi un groupe d'experts de haut niveau sur les engagements des entités non-étatiques, avec des recommandations claires : les allégations de neutralité carbone sont incompatibles avec les investissements dans la production d'énergies fossiles ; l'achat de crédits bon marché ne peut pas remplacer des actions réelles pour réduire les émissions ; l'accent sur l'intensité énergétique ne suffit pas, il faut vraiment réduire les émissions ; les actions des lobbies, aussi, sont incompatibles ; et l'évaluation volontaire doit être renforcée par des contrôles externes et des règles strictes. Appliquer ces recommandations permettrait d'aller beaucoup plus loin dans la redevabilité des acteurs soutenus par l'État.

Mme Laurence Tubiana. - La présence croissante des acteurs économiques dans les négociations internationales est un phénomène observé depuis longtemps. La philosophie de l'accord de Paris était d'ailleurs de leur réserver une place, pour qu'ils puissent contribuer à changer l'économie. Malheureusement, il n'y a pas de solution viable avec les énergies fossiles dans la lutte contre le changement climatique : c'est incompatible. Bien que l'impression persiste parfois que l'on peut concilier les deux, cela n'est pas réaliste.

Pour la première fois, à Dubaï, nous avons pris un engagement financier pour compenser les pertes et dommages, c'est-à-dire les pertes irréversibles causées par le changement climatique sur les économies. Les impacts du changement climatique sur des secteurs tels que le tourisme, la santé et l'agriculture sont déjà coûteux en France, et cela est encore plus prononcé à l'échelle mondiale. Certains assureurs refusent désormais d'assurer certaines propriétés en raison du risque lié au changement climatique, une réalité déjà présente en Floride et en Californie, et qui émerge en France. Il y a donc un coût économique, que nous ne mesurons pas encore complètement, mais qui se manifeste plus rapidement que prévu.

Cette contradiction a été observée à Dubaï, où des entreprises pétrolières étaient plus présentes que jamais - et nous étions dans un grand pays producteur de pétrole. Les entreprises pétrolières veulent continuer à produire du pétrole et du gaz, mais la facture du changement climatique croît chaque jour. TotalEnergies était très présente, comme d'autres entreprises, jusqu'au bout de la conférence, au sein même des délégations. Il y a d'ailleurs aujourd'hui une réflexion au sein du secrétariat de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC ; en anglais United Nations Framework Convention on Climate Change, UNFCCC) pour essayer de traiter la question des potentiels conflits d'intérêts.

Il y a un conflit d'intérêts inhérent au fait que lutter contre le changement climatique signifie atteindre zéro carbone net d'ici 2050 - et bien avant pour les pays développés - alors que les entreprises pétrolières veulent continuer à produire... Ce conflit d'intérêts n'a pas été traité jusqu'à présent, mais il devient de plus en plus évident. À Dubaï, la présence de représentants de ces entreprises était très visible, et le choix du lieu de la conférence a interrogé aussi. La prochaine COP se tiendra à Bakou en Azerbaïdjan, et les discussions battent leur plein sur la réforme des processus à l'UNFCC. La France serait bien placée pour montrer qu'il est possible de dialoguer avec ces entreprises tout en traitant sérieusement, proprement la question du conflit d'intérêts - comme vous le faites dans cette commission d'enquête. On ne peut pas faire une place à la table des négociations à des entreprises qui veulent continuer à développer leur production de pétrole : il y a une contradiction.

La France continue sa diplomatie économique traditionnelle, accompagnant les grandes entreprises dans divers pays, notamment lors des visites présidentielles, ce qui peut créer des contradictions, surtout lorsque cela implique des acteurs pétroliers. De plus, la signature de contrats d'approvisionnement à très long terme, comme avec le Qatar, à la suite de l'agression russe, crée des engagements qui peuvent être difficiles à réévaluer. Il est donc essentiel de résoudre ces contradictions et de chercher une cohérence dans nos actions.

M. Roger Karoutchi, président. - Je suppose que, lorsque vous souhaitez que la délégation française ne compte plus de représentants de TotalEnergies, c'est dans l'idée qu'aucune autre délégation ne compte de représentants d'aucune autre entreprise pétrolière... Est-ce réaliste ?

Mme Laurence Tubiana. - Je disais simplement que l'UNFCC réfléchissait à la question des conflits d'intérêts, sans spécificité à l'égard de la France.

M. Jean-Claude Tissot. - Les importations de gaz de schiste faites par le groupe TotalEnergies proviennent notamment du Texas, où 1 700 gisements sont en activité. L'extraction par fracturation hydraulique crée des risques de pollution des eaux, mais aussi de l'air, à cause des émissions de méthane, un gaz dont l'effet de serre est 80 fois plus fort que celui du CO2. La France a donc prohibé l'extraction du gaz de schiste par fracturation hydraulique depuis 2011, mais elle n'a jamais interdit d'importer du gaz extrait de cette manière.

D'après les données recueillies par Disclose.ngo et publiées dans une étude de septembre 2023, 420 000 personnes seraient directement exposées aux émissions toxiques libérées par les forages de TotalEnergies au Texas. Pourriez-vous nous préciser la réglementation en vigueur sur le gaz de schiste au niveau européen ? Le Haut Conseil pour le climat a-t-il réclamé l'interdiction de telles importations ?

M. Philippe Folliot. - Le rapporteur a dit que la France subventionnait les énergies fossiles. Quelles sommes sont ainsi versées ? Selon quelles modalités ? Comment empêcher cela ?

Mme Laurence Tubiana. - Il semble nécessaire de vérifier les chiffres, car ils ont varié entre 2021, 2022 et 2023. Globalement, on observe une augmentation des subventions, à travers différents canaux. Deux grandes catégories méritent une attention particulière : les subventions aux entreprises, qui les aident à régler leurs factures énergétiques, et le bouclier tarifaire visant à protéger la consommation des ménages. Le chiffre européen est alarmant : près de 1 000 milliards d'euros de subventions aux énergies fossiles ont été octroyés en 2022 et 2023, la France se situant dans la moyenne des grands pays ayant largement subventionné, aux côtés de l'Allemagne.

Mme Corinne Le Quéré. - Pour la France, le total s'élève à près de 12 milliards d'euros. Ces subventions comprennent des dépenses fiscales identifiées dans le budget vert de l'État, telles que les taux spécifiques aux départements et régions d'outre-mer (Drom) ou pour le gazole non routier dans les travaux agricoles ou le BTP. Il existe également d'autres dispositifs, comme l'absence de taxation sur le carburant de l'aviation, la différence de taxation entre le diesel et l'essence, la TVA réduite sur les billets d'avion et le taux réduit de taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) pour le transport maritime. L'historique de ces soutiens est compréhensible, notamment lorsqu'il s'agit de crédits d'impôts et de taxes pour soutenir les entreprises. Cependant, il est crucial de les repenser afin qu'ils ne passent pas par le financement des énergies fossiles, mais plutôt par l'utilisation d'autres instruments plus alignés avec les objectifs de transition énergétique.

M. Roger Karoutchi, président. - En somme, monsieur Folliot, il n'y a pas de subventions à la production en France, mais plutôt des aides à la consommation versées aux ménages et aux entreprises.

Mme Laurence Tubiana. - Le bouclier tarifaire, par exemple, fait beaucoup parler ces jours-ci parce que le Gouvernement a décidé d'augmenter le prix de l'électricité plus que celui du gaz. On pourrait se demander si les subventions à la consommation ne pourraient pas être plus incitatives dans le choix de solutions moins carbonées. Le développement des pompes à chaleur, par exemple, est une très bonne chose. Mais pourquoi augmenter les prix de l'électricité plus que ceux du gaz ? Il faut recalibrer les soutiens décidés à la suite de la hausse des prix de l'énergie pour les mettre en cohérence avec la stratégie bas-carbone.

M. Pierre Barros. - Le Giec ou l'AIE rappellent régulièrement que nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre de 55 % à 70 % d'ici 2030 pour limiter le réchauffement global de la planète à 1,5 degré. Les entreprises continuent pourtant à exploiter les énergies fossiles, en contradiction manifeste avec leurs objectifs, puisqu'elles ont elles-mêmes annoncé vouloir atteindre zéro émission nette d'ici 2050. Quelque 425 grands projets d'extraction ont été répertoriés en 2022 : 195 pour le pétrole et le gaz, 230 pour le charbon. L'entreprise TotalEnergies rétorque qu'elle répond à la demande mondiale, mais le lien entre l'offre et la demande est très ténu, et l'on peut soutenir que c'est largement la première qui crée la seconde. Quelle politique économique serait pertinente, de votre point de vue, pour revenir à une trajectoire plus vertueuse ? Que préconise le Haut Conseil pour le climat, à part traiter proprement le conflit d'intérêts, face à l'impunité clairement affichée par TotalEnergies ?

Mme Corinne Le Quéré. - La politique économique que nous avons identifiée jusqu'à présent consiste à utiliser l'approche du budget vert pour piloter le budget de l'État vers des actions vertueuses. Les 12 milliards d'euros que je mentionnais tout à l'heure, qui ont été identifiés dans le budget de l'État, doivent pousser à emprunter une trajectoire pour sortir de ces instruments et aller vers des investissements qui ne favorisent pas les énergies fossiles. Le Gouvernement doit aussi trouver le financement des 65 milliards d'euros additionnels pour les mesures bas-carbone. Cela implique de prendre des décisions qui vont répartir la part de ces financements entre secteur public et privé, en essayant de les orienter pour qu'ils profitent au maximum aux entreprises françaises. Il faut orienter la production en France pour qu'elle soit le plus bas-carbone possible, et soutenable. Je pense à la production de véhicules, par exemple, ou à la production alimentaire : nous devons encourager les entreprises intermédiaires de l'industrie agroalimentaire à privilégier les produits achetés en France.

Mme Laurence Tubiana. - Il y a un débat entre l'AIE et le secteur du pétrole et du gaz. C'est un peu la poule et l'oeuf : les entreprises disent qu'elles ne font rien d'autre que répondre à une demande. Mais comment celle-ci est-elle générée ? Il y a des subventions aux énergies fossiles, et aussi des crédits à l'exportation. La France, je crois, s'est engagée à mettre un terme à l'utilisation des crédits à l'exportation pour les activités fossiles. Cet engagement a été pris après la conférence de Glasgow, il me semble. Il existe tout de même encore des crédits à l'exportation liés aux activités fossiles.

Il y a un besoin d'investissements dans le secteur vert qui risque de ne pas trouver de solution, vu les problèmes fiscaux que nous connaissons et les règles de stabilité budgétaire européenne. Nous devons réfléchir à des manières de régler ce problème.

Quant à la demande, on voit que l'évolution du parc automobile mène à des véhicules plus lourds et plus consommateurs, par exemple, ce qui est un facteur d'augmentation des émissions liées au transport. L'État pourrait accroître les incitations à aller vers des véhicules plus propres.

Les entreprises pétrolières disent qu'elles peuvent arriver à la neutralité carbone parce qu'elles vont capturer leurs émissions au moment de la production, dès l'extraction. Ce n'est pas sérieux : des rapports du Giec montrent que cette capture, et le stockage subséquent, ne peuvent représenter qu'une très petite partie du carbone émis. Les plans de décarbonation de ces entreprises ne sont pas réalistes, donc, et ils n'ont pas fait l'objet d'une évaluation sérieuse dans le cadre des politiques publiques. L'AIE débattra de ce point du 13 au 14 février.

Quant aux instruments économiques liés aux énergies fossiles, on voit que la production et l'exportation de pétrole ne contribuent pas au financement des dommages ni à celui du développement de solutions alternatives. Nous avions envisagé de taxer les surprofits pétroliers au moment de l'invasion de l'Ukraine. TotalEnergies paie très peu de taxes en France. Il localise chez nous beaucoup de ses pertes... La France a donc peu de leviers pour l'inciter à être plus cohérente avec nos politiques et diversifier ses activités. Le coût du pétrole est supporté par les consommateurs, mais ne donne aucun signal économique à l'entreprise elle-même. Une réflexion sur ce point a été lancée à Dubaï par le Président de la République lui-même.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci à tous.

Audition de Mme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue,
ancienne coprésidente du Groupe d'experts intergouvernemental
sur l'évolution du climat (Giec),
et de M. François Gemenne, politiste et membre du Giec
(Lundi 29 janvier 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons Mme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et ancienne coprésidente du groupe 1 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) entre 2015 et 2023, destiné à évaluer les aspects scientifiques de l'évolution du climat. Directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), Mme Masson-Delmotte est également membre du Haut Conseil pour le climat (HCC) depuis 2018, membre de l'Académie des technologies depuis 2020 et membre du conseil scientifique de l'Institut national du service public (INSP) depuis 2022.

Nous recevons également M. François Gemenne, coauteur du sixième rapport du Giec, paru en 2023, spécialiste des questions de géopolitique de l'environnement, enseignant à Sciences Po et à la Sorbonne, directeur d'un laboratoire de recherche dédié à l'étude des migrations environnementales à l'Université de Liège et président du conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l'homme (FNH).

Je rappelle qu'un questionnaire vous a été transmis, pour lequel le rapporteur et moi-même attendons une réponse écrite dans les semaines qui viennent, en complément de la présente audition.

Avant de céder la parole à nos invités pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes chacun, je vous indique que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat - la vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande - et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant, madame Masson-Delmotte, monsieur Gemenne, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Valérie Masson-Delmotte et M. François Gemenne prêtent serment.

Je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

Mme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et ancienne coprésidente du Giec. - Non, ce n'est pas le cas.

M. François Gemenne, politiste, membre du Giec. - Je ne détiens aucun intérêt dans le groupe TotalEnergies. Je précise toutefois que j'ai siégé au conseil des parties prenantes d'Engie, entreprise concurrente de TotalEnergies, pour un mandat non rémunéré.

M. Roger Karoutchi, président. - En quelle année ?

M. François Gemenne. - Au début de 2023.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - J'ajoute que je fais actuellement partie du comité des parties prenantes d'Électricité de France (EDF), auquel j'apporte mon regard de climatologue sur les enjeux d'adaptation.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie pour ces précisions.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Ayant reçu un certain nombre de questions préalables - on m'a notamment demandé de faire l'état des lieux du réchauffement climatique, des émissions de gaz à effet de serre dans le monde et des avancées de la COP28 -, j'ai préparé quelques supports à partir des points clés des récents rapports du Giec, réactualisés, en utilisant les mêmes données, sources et méthodes. (Mme Valérie Masson-Delmotte présente divers graphiques et documents devant les membres de la commission.)

Le rapport du groupe 1 du Giec, publié en 2021, fait état d'un réchauffement qui ne s'explique par aucun facteur naturel, qu'il s'agisse de la variabilité spontanée du climat, de l'occurrence d'éruptions volcaniques ou des variations de l'activité solaire. Cette observation est cohérente avec les simulations qui tiennent compte de l'activité humaine, notamment les émissions de gaz à effet de serre. Ce réchauffement est une rupture par rapport aux variations climatiques des derniers deux mille ans ; il commence à sortir de la plage des derniers douze mille ans.

Quels sont les facteurs qui y contribuent le plus ? En tenant compte de l'effet des gaz à effet de serre, de l'effet refroidissant des particules de pollution - elles sont souvent émises en même temps que la combustion d'énergies fossiles et entraînent ainsi un effet de masque - qui forment ensemble l'effet net des activités humaines, nous estimons que le réchauffement dû aux activités humaines est égal au réchauffement observé.

Les émissions de CO2 sont le premier facteur de réchauffement. Elles sont liées à hauteur de 90 % à la combustion des énergies fossiles ; pour le reste, elles proviennent du changement d'usage des terres, notamment de la déforestation. Deuxième plus grand facteur : les émissions de méthane, qui produisent un effet de serre direct et puissant, à durée de vie courte, ainsi qu'un effet indirect via la chimie atmosphérique, formant de l'ozone dans les basses couches de l'atmosphère. Je précise que les énergies fossiles sont responsables d'environ un tiers des émissions de méthane.

Réactualisons ces données : du suivi mondial des émissions de gaz à effet de serre, publié récemment, il ressort que les émissions de CO2 liées à l'utilisation des énergies fossiles ont continué à augmenter sur l'année 2023. Toutefois, le rythme de hausse est maintenant plus faible qu'au cours des décennies 2000 et 2010. En réalité, nous n'avons pas encore atteint un pic, mais nous ne pouvons pas non plus nous féliciter d'une baisse nette à l'échelle mondiale. Les politiques publiques mises en oeuvre dans le monde - efficacité énergétique, stratégies d'innovation ou lutte contre la déforestation, entre autres - ont permis d'éviter d'émettre chaque année entre 4 et 8 milliards de tonnes de gaz à effet de serre en équivalent CO2. Reste que le niveau d'émissions polluantes dans l'atmosphère continue d'augmenter. Selon la National Oceanic and Atmospheric Administration (Noaa) - l'Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique -, le niveau de CO2 dans l'atmosphère est de 50 % supérieur à celui de 1750 ; pour trouver autant de dioxyde de carbone, il faut remonter de 3 à 14 millions d'années vers le passé.

Le niveau de méthane dans l'atmosphère augmente fortement, lui aussi : il s'établit ainsi à deux fois et demie le niveau préindustriel - ce niveau peut être uniquement comparé à ceux des derniers 800 000 ans et s'avère totalement inédit sur cette période.

J'en viens au suivi de la température à l'échelle planétaire. Selon l'Organisation météorologique mondiale (OMM), l'année 2023 est la plus chaude jamais enregistrée : on compte 1,45 degré supplémentaire en moyenne sur cette seule année par rapport au climat observé entre 1850 et 1900. C'est la première fois que l'on s'approche d'une température supérieure de 1,5 degré par rapport à cette période de référence, mais ce palier n'est pourtant pas atteint en termes de climat, car celui-ci suppose de faire une moyenne sur une dizaine, voire une vingtaine d'années. Nous parviendrons à un niveau de réchauffement planétaire de 1,5 degré autour des années 2030.

En France, 2022 et 2023 ont été les deux années les plus chaudes jamais enregistrées, avec près de trois degrés de plus que dans le climat préindustriel. Le réchauffement en France est plus prononcé que la moyenne planétaire. Le niveau de température des deux dernières années serait la norme pour un réchauffement planétaire de 2 degrés qui, en l'état actuel de l'action pour le climat, est attendu vers les années 2050 - on enregistrera alors des records inédits.

À travers le monde, on observe une intensification de toutes les caractéristiques d'un climat qui se réchauffe, notamment une augmentation des extrêmes chauds - en fréquence et en intensité -, des canicules marines, des pluies torrentielles et des sécheresses agricoles, liées à la faible humidité des sols. Notez que ces phénomènes se conjuguent en Europe de l'Ouest.

En examinant l'indice de la vulnérabilité par pays aux risques climatiques et les émissions de gaz à effet de serre par habitant et par pays, il apparaît que les habitants de certains pays émettent bien plus de gaz à effet de serre que les autres : le Qatar se situe autour de 40 tonnes de CO2 par habitant et par an, les Émirats arabes unis autour de 20, les États-Unis autour de 15 et l'Europe autour de 10. La moitié de la population mondiale, soit 3,3 à 3,6 milliards de personnes, vit dans des pays hautement vulnérables aux changements climatiques, alors que, en revanche, ceux-ci ont très peu contribué aux émissions de gaz à effet de serre. Une synthèse du rapport du Giec montre ainsi que les enjeux de justice climatique sont très prégnants à l'heure actuelle. Les rapports du Giec révèlent une aggravation d'un certain nombre d'impacts du réchauffement, notamment sur la disponibilité en eau et sur le rendement de l'agriculture, de l'aquaculture ou des élevages d'animaux. Le réchauffement a également des effets sur la santé physique, en raison des conditions très chaudes, mais aussi mentale, du fait des déplacements contraints. L'activité économique est également affectée, par exemple par des inondations. On observe, en outre, une augmentation de la proportion des cyclones tropicaux les plus intenses. Enfin, n'oublions pas les effets du réchauffement sur le vivant et sur les écosystèmes en France, avec l'augmentation de la mortalité des arbres et la baisse de l'accroissement forestier, par exemple. Ces impacts sont dus à des caractéristiques climatiques et à des effets chroniques ou aigus observables dans chaque région, qui dépendent eux-mêmes du niveau de réchauffement planétaire.

J'en viens aux évolutions futures, lesquelles dépendent des émissions de gaz à effet de serre à venir. Concernant la partie physique du climat, nous estimons que cinq futurs sont possibles. Selon un scénario intermédiaire, qui est le plus proche des politiques publiques actuellement mises en oeuvre, les émissions mondiales stagnent encore pendant quelques décennies : elles baissent dans une vingtaine de pays, mais continuent d'augmenter dans les pays en développement. Ce scénario implique un niveau de réchauffement planétaire qui dépasse 1,5 degré au début des années 2030, puis 2 degrés autour des années 2050, et qui atteint près de 3 degrés à la fin du siècle. Tenons également compte des scénarios d'émissions très hautes, même s'ils sont moins plausibles, compte tenu des politiques publiques actuelles. À l'inverse, on peut aussi espérer des émissions plus basses sur la base des solutions qui existent : des scénarios favorables permettent en effet de limiter le réchauffement à différents niveaux.

Pour l'Europe, quatre risques majeurs ont été identifiés : les extrêmes chauds pour la santé humaine et les écosystèmes, les pertes de rendement agricole, les situations de pénurie d'eau et un ensemble de risques d'inondation, liés non seulement aux pluies extrêmes et aux effets de débordement, mais aussi à la montée du niveau de la mer, qui va se poursuivre de manière irréversible sur des siècles et dont l'ampleur et la vitesse dépendront des émissions à venir.

Par ailleurs, dans de petites îles de métropole et d'outre-mer, l'état des écosystèmes est affecté. Les émissions de CO2 contribuent notamment à une acidification de l'océan et le réchauffement se caractérise par des vagues de chaleur marine plus fréquentes et par une perte d'oxygène de l'eau de mer, qui sape les récifs de corail tropicaux et les ressources en pêche. Quant aux effets du stress hydrique, ils sont plus marqués là où l'on dispose de peu de stockage en eau, entraînant des conséquences plus directes sur l'habitabilité et sur les pertes et dommages. Les émissions futures vont déterminer le réchauffement futur : si l'on cessait toute émission de gaz à effet de serre maintenant, il n'y aurait quasiment pas de réchauffement supplémentaire. Les émissions de CO2 sont les plus menaçantes, suivies de l'effet net des autres gaz à effet de serre, en particulier du méthane, et des particules de pollution.

Atteindre zéro émission nette de CO2 liée aux activités humaines et réduire fortement les émissions de méthane : voilà, du point de vue de la physique et du climat, les deux conditions pour limiter le réchauffement. Chaque objectif visant à maintenir le réchauffement largement sous la barre de 2 degrés, comme le veut l'accord de Paris, et les efforts mis en oeuvre pour le limiter à 1,5 degré, se traduisent par une marge de manoeuvre résiduelle, c'est-à-dire par une quantité de CO2 que l'on peut continuer à émettre. Le rapport du Giec évalue les budgets résiduels pour limiter le réchauffement à 1,5 degré. Cela représente 500 milliards de tonnes entre 2020 et les années à venir ; les données les plus récentes ont divisé par deux cette réévaluation. Enfin, les marges de manoeuvre résiduelles pour limiter le réchauffement à différents niveaux - 1,5 degré, 2 degrés - sont comparées aux émissions des infrastructures fossiles, notamment pour la production d'électricité existante et prévue. J'appelle à ce titre votre attention sur un point important : le fait de ne pas arrêter l'activité des infrastructures fossiles existantes et prévues avant la fin de leur durée de vie initialement prise en compte pour leur rentabilité financière épuiserait la marge de manoeuvre pour limiter le réchauffement à 2 degrés. En clair, de nouveaux investissements dans de nouvelles ressources fossiles ne sont pas compatibles avec une telle limitation. Une réactualisation des indicateurs clés de l'état du climat, notamment des budgets carbone résiduels, montre que la marge de manoeuvre qui reste pour limiter le réchauffement à 1,5°degré suppose une baisse de 250 milliards de tonnes de CO2. Or nous émettons à peu près 40 milliards de tonnes chaque année : il nous faudrait donc entre six et sept ans, au rythme actuel d'émissions, pour atteindre cet objectif. Autrement dit, si nous n'engageons pas une forte baisse du niveau actuel d'émissions polluantes, le réchauffement dépassera inéluctablement 1,5 degré.

Je conclurai mon propos en évoquant les trajectoires permettant de limiter le réchauffement largement sous 2 degrés, ou à environ 1,5 degré. En confrontant les implications des politiques publiques actuellement mises en oeuvre aux engagements pris par les États en 2021 de réduire les émissions polluantes à l'horizon 2030, notamment par le biais de l'Accord de Paris sur le Climat, de multiples décalages apparaissent, notamment avec les trajectoires de long terme. Le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), de son côté, a souligné un décalage entre ces engagements et les investissements dans la production d'énergies fossiles. De l'objectif de limiter le réchauffement largement sous 2 degrés, avec ou sans dépassement, on peut déduire une marge de manoeuvre résiduelle en baisse d'émissions de CO2 et de méthane, et ensuite en quantité d'énergie fossile utilisable. Le Giec a présenté trois types de scénarios : ceux qui stabilisent le réchauffement sous 2 degrés, ceux qui prévoient un dépassement de 1,5 degré seulement temporaire, grâce à une élimination importante d'émissions de CO2, et ceux qui limitent le réchauffement à environ 1,5 degré. Une analyse des baisses d'émissions de gaz à effet de serre, publiée après la parution des rapports du Giec, permet d'observer les implications de ces trajectoires sur la fourniture de charbon, de pétrole et de gaz. Le pic d'émissions liées au charbon sans abattement, ni captage, ni stockage des émissions aurait été atteint dans les années 2015. Les émissions afférentes seront en grande majorité éliminées vers 2035-2040. S'agissant du pétrole, le scénario limitant le réchauffement à 1,5 degré suppose qu'un pic a été atteint vers 2020 ; les deux autres scénarios situent ce pic vers 2030 et annoncent une très forte diminution des émissions jusqu'à la moitié de ce siècle. Enfin, pour le gaz, les pics seront atteints autour de 2025, 2030 et 2035, toujours selon ces scénarios respectifs. Le gaz qui n'est pas associé à du captage et à du stockage suit une trajectoire de baisse similaire à celle du pétrole. Les scénarios qui reposent sur la plus grande utilisation de gaz font non seulement l'hypothèse d'une capacité très forte à capter et à stocker le carbone, mais aussi le pari d'une capacité à éliminer du CO2 à grande échelle dans la deuxième moitié de ce siècle, avec un prix du carbone plus bas et des obstacles au déploiement des énergies renouvelables. L'Agence internationale de l'énergie (AIE) estime que si les engagements pris dans le cadre de la COP28 sont respectés à l'horizon 2030, ils permettront d'abattre encore 10 % des émissions liées à l'exploitation des énergies fossiles. Un think tank américain considère, quant à lui, que les engagements des États signataire qui portent le plus d'effets sont le triplement des énergies renouvelables et le doublement du rythme d'augmentation de l'efficacité énergétique. Les engagements de décarbonation pris dans les secteurs du pétrole et du gaz pour les pollutions causées par les seules activités internes, appelées « scopes 1 et 2 », ont un effet faible, mais non nul sur le niveau mondial d'émissions.

Sur la base des résultats de la COP28, et compte tenu des politiques publiques actuelles, le réchauffement atteindra 2,7 degrés à la fin du siècle, avec une large plage d'incertitude. Si nous respectons les engagements pris uniquement à l'horizon 2030 - ce sont les plus crédibles -, le réchauffement sera limité à environ 2,5 degrés à la même échéance.

M. François Gemenne. - Je me dois d'abord de préciser que les titres et fonctions que vous m'avez attribués dans votre présentation sont exacts, mais correspondent pour l'essentiel à des mandats peu ou non rémunérés. Je suis surtout professeur au département d'économie de l'École des hautes études commerciales (HEC) et codirecteur de l'Observatoire défense et climat du ministère des armées ; c'est en ces qualités que je m'exprimerai aujourd'hui.

J'organiserai mon propos en quatre points, articulés autour des questions de transition énergétique : j'identifierai d'abord l'évolution du mix énergétique mondial, puis j'essaierai de tracer une répartition entre grandes régions du monde des émissions polluantes, je ferai ensuite le point sur les investissements actuels, à la fois dans les énergies fossiles et les énergies décarbonées, et livrerai enfin mon sentiment sur les négociations de la COP28 et ce qu'elles signifient pour la transition énergétique.

Commençons par la question du mix énergétique mondial. Les calculs que nous avons réalisés pour écrire l'Atlas de l'anthropocène, paru aux presses de Sciences Po, révèlent qu'au cours des dernières années environ la moitié des émissions de gaz à effet de serre était imputable à vingt-cinq grandes entreprises qui sont toutes des majors du gaz, du pétrole et du charbon. Ce chiffre n'est guère surprenant quand on sait que les énergies fossiles sont responsables de près des trois quarts du réchauffement et que, à l'heure actuelle, 84 % du mix énergétique mondial est encore produit à partir des énergies fossiles. Quant à l'énergie nucléaire et aux énergies renouvelables, elles représentent respectivement 4 et 11 % du mix énergétique mondial. Fait très inquiétant, la proportion entre les différentes sources d'énergie au sein de ce mix a très peu varié au cours des vingt dernières années : en 2002, les énergies fossiles comptaient pour 86 % ; aujourd'hui, elles en représentent 84 %. Comme le démontre le récent livre de l'historien Jean-Baptiste Fressoz, les énergies se sont en réalité accumulées et additionnées les unes aux autres, alors que, dans le même temps, nous consommions davantage d'énergie décarbonée, tant renouvelable que nucléaire, et davantage d'énergie fossile. L'augmentation de la consommation énergétique mondiale a donc été continue, expliquant une répartition qui a très peu variée des différentes énergies dans le mix énergétique mondial.

J'en viens à la répartition des émissions de gaz à effet de serre entre grandes régions du monde. En l'espèce, on observe un basculement assez notable au cours de la deuxième moitié du XXe siècle : en 1960, l'Europe représentait 42 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone ; elle en représente aujourd'hui moins de 15 %.

Ce basculement tient non pas au fait que l'Europe a significativement réduit ses émissions, hélas, mais au fait que, dans l'intervalle, d'autres régions du monde, singulièrement l'Asie, ont considérablement augmenté leur part dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre. L'Asie émettait 16 % du CO2 à l'échelle mondiale en 1960 ; désormais, elle en émet environ la moitié - vous l'imaginez aisément, c'est la Chine qui se taille la part du lion. Si l'Asie a tant augmenté sa part dans les émissions mondiales de CO2, c'est tout simplement parce que les pays de ce continent, à commencer par la Chine, ont copié la trajectoire suivie par l'Europe et l'Amérique du Nord : un développement fondé largement sur l'exploitation des énergies fossiles.

Une partie considérable des enjeux de la transition se trouve certes chez nous, en Chine et en Inde, mais aussi dans des régions du monde qui, à l'heure actuelle, représentent une faible part des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si celles-ci suivaient la même trajectoire de développement que les pays asiatiques, européens ou nord-américains, elles risqueraient à leur tour de voir leur part augmenter. C'est le cas en particulier des pays du Moyen-Orient et des pays africains, qui représentent respectivement 7 et 4 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone. D'ailleurs, dans les négociations internationales, ces pays font régulièrement valoir le fait qu'ils n'ont pas encore utilisé leurs ressources en énergies fossiles et que l'essentiel de leur gaz, de leur pétrole et de leur charbon se trouve encore dans leur sous-sol. Et ils invoquent, eux aussi, leur droit à exploiter ces réserves en énergies fossiles pour leur développement. Tout l'enjeu de la transition énergétique consistera donc à savoir si les pays du Sud envisageront, demain, une trajectoire de développement qui soit aussi peu carbonée que possible, ou s'ils adopteront, au contraire, une trajectoire comparable à celle que nous avons suivie. Une chose est sûre : nous n'avons guère de légitimité à exiger de ces pays qu'ils laissent dans leur sous-sol des énergies fossiles que nous avons largement consommées, brûlées et épuisées avant eux.

Cela m'amène au troisième point de mon exposé : les investissements. Nous le savons tous, la transition énergétique est avant tout affaire d'investissements. Si l'on veut voir le verre à moitié plein, on pourra se réjouir que, pour la septième année consécutive, les investissements dans les énergies décarbonées soient en hausse et avoisinent les 1 700 milliards de dollars par an. À l'inverse, voir le verre à moitié vide amène à regretter que les investissements dans les énergies fossiles continuent à être en hausse et se poursuivent au même rythme. Bien que ces investissements dans les énergies fossiles soient aujourd'hui inférieurs à ceux qui sont consacrés aux énergies décarbonées, ils représentent 1 000 milliards de dollars par an. Autre élément à déplorer : l'immense majorité de ces investissements reste concentrée dans les pays industrialisés et en Chine ; quant aux investissements dans la décarbonation des systèmes énergétiques dans les pays du Sud, ils restent absolument insuffisants. Pour vous donner une idée du gouffre qu'il nous reste à franchir, la puissance totale installée en énergie solaire sur le continent africain reste pour l'instant inférieure à la puissance totale du solaire en France qui est pourtant loin d'être championne du monde du déploiement des énergies renouvelables, au point d'être mise à l'amende par la Commission européenne pour ses retards. Il y a donc un énorme besoin d'investissements dans la décarbonation du mix énergétique des pays du Sud. Or ils ne se font pas, car les investisseurs sont trop frileux : il s'agit d'investissements plus risqués en raison de l'instabilité du contexte économique et politique. À ce déficit d'investissements s'ajoutent les subsides qui continuent à être versés chaque année aux énergies fossiles. En la matière, les estimations divergent selon que l'on prenne en compte les subventions directes ou indirectes. En France, par exemple, d'après les chiffres mêmes du ministère de l'économie et des finances, ces subsides ont avoisiné les 100 milliards d'euros entre 2021 et 2023. C'est autant d'argent détourné de la transition énergétique et cela risque surtout de nous ancrer davantage dans l'ère des énergies fossiles.

Pour conclure, je formulerai quelques remarques personnelles sur la COP28 et ses implications en matière de transition énergétique. L'énergie fossile et la transition énergétique étaient au coeur des discussions à Dubaï, en décembre dernier. Il me semble que l'accord conclu à l'issue de la COP est essentiel et représente une avancée significative au moins sur deux aspects. En premier lieu, il assure la concrétisation du fonds « pertes et dommages », qui est surtout destiné aux pays du Sud. À mon sens, ce fonds doit être regardé comme la pierre angulaire de ce qu'on appelle la justice climatique : les pays du Sud réclament depuis au moins vingt-cinq ans la prise en compte de cette question et l'indemnisation des pertes et dommages qu'ils subissent déjà en raison du changement climatique. Voilà qui favorisera une forme de concorde vers un objectif commun, y compris sur les questions de transition. Il conviendrait, à mes yeux, de relier la question de la transition énergétique à celle des pertes et dommages.

Concernant la transition énergétique elle-même, deux visions se sont affrontées lors des négociations de la COP28 : la première, défendue par l'Union européenne, le Royaume-Uni, les États-Unis, les petits États insulaires et un certain nombre de pays bolivariens, proposait une sortie pure et simple des énergies fossiles ; la seconde recommandait plutôt une baisse de la consommation et de la production des énergies fossiles - bref, la stratégie de phasing out s'opposait à celle de phasing down. La seconde option était défendue par l'Arabie saoudite et la Russie pour des questions d'intérêt géopolitique, mais aussi par un certain nombre de pays du Sud qui reprochaient volontiers à l'Union européenne son hypocrisie, elle qui demande la fin de la production des énergies fossiles tout en continuant d'en consommer grandement. On lui a ainsi reproché de s'abriter derrière une position confortable : quand on n'a ni pétrole, ni gaz, ni quasiment plus de charbon, il est facile de demander aux autres la fin des énergies fossiles. Il était néanmoins possible, entre ces deux visions, de trouver un accord sur une formule qu'on a d'ailleurs beaucoup commenté : la transition hors des énergies fossiles ou loin des énergies fossiles, qui, malgré quelques défauts de formulation, permet au moins de tracer un objectif commun, celui d'une décarbonation du mix énergétique mondial et d'une neutralité carbone à l'horizon 2050. De surcroît, l'accord prévoit divers moyens pour atteindre cet objectif, le plus significatif étant sans doute le triplement des capacités en énergies renouvelables d'ici à 2030. Il permet également de recourir au gaz - considéré par certains comme une énergie de transition, il est davantage contesté par d'autres - et à des processus de capture et de stockage du carbone. Cela fait sans doute partie des éléments les plus critiqués et critiquables de l'accord de la COP28. Néanmoins, ce dernier est essentiel à la transition énergétique en ce qu'il fixe un objectif commun à des pays dont les contraintes et les points de départ sont très différents. Tout l'enjeu consiste à savoir par quels moyens et trajectoires nous parviendrons à l'atteindre. Je le répète, l'équilibre des investissements entre énergies fossiles et décarbonées sera absolument crucial - c'est même l'élément clé de la transition énergétique.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Madame Masson-Delmotte, existe-t-il un seul scénario, parmi ceux que vous nous avez présentés, qui assure la cohérence entre l'augmentation de l'exploitation d'énergies fossiles et l'objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 ou 2 degrés ? Peut-on faire confiance à un scénario visant une prétendue neutralité carbone en s'appuyant sur des opérations de compensation via la capture ou la séquestration de carbone ?

Au fond, peut-on respecter l'accord de Paris même si l'on augmente la production d'énergies fossiles ?

Un rapport d'Éclaircies et de Data for good indique que TotalEnergies continuerait à investir dans les énergies fossiles et serait responsable de vingt-trois bombes climatiques, c'est-à-dire des projets très émetteurs de gaz à effet de serre, à hauteur de 60 gigatonnes. Ce rapport estime que cela représente 12 % de notre budget carbone restant pour tenir l'objectif de limiter le réchauffement à 1,5 degré ; selon les calculs présentés par Mme Masson-Delmotte, cela en représente 25 %.

Vu leur durée et la quantité de CO2 impliquée, ces projets sont-ils bien compatibles avec nos objectifs ? Quand on ouvre un champ gazier au Mozambique ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée, ce n'est pas pour cinq ans ! Les objectifs de neutralité carbone fixés à 2040 ou 2050 seront largement dépassés.

J'en viens à l'intégrité de nos politiques climatiques. Aujourd'hui, on parle beaucoup du gaz naturel liquéfié (GNL), notamment en Europe, puisqu'elle a fortement réduit ses importations de gaz russe. De quel GNL parlons-nous réellement ? Nous nous approvisionnons en gaz auprès de l'Amérique du Nord, où il semble qu'on ne parvient pas à distinguer le gaz conventionnel du gaz de schiste, lequel présente un effet émetteur largement supérieur. Comment, dans ce contexte, assurer l'intégrité de notre politique climatique ?

Dans une tribune parue le 8 février 2023, vous et d'autres membres du Giec attaquiez assez durement la stratégie globale poursuivie par TotalEnergies, arguant qu'elle était incompatible avec nos objectifs climatiques. Vous mentionniez aussi la désinformation pratiquée par les groupes pétroliers, contre la science du climat. Considérez-vous que, dans le débat public et les négociations, ces groupes participent réellement à une désinformation qui retarderait nos investissements ?

Monsieur Gemenne, comment percevez-vous l'interaction entre les États et les groupes pétroliers ? Les États qui défendent officiellement la sortie des énergies fossiles - on pense évidemment à la France - n'interviendraient-ils pas en soutien de leurs groupes pétroliers ? Cela soulève, au fond, la question de la diplomatie économique de la France au service du groupe TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Madame Masson-Delmotte, vous semblez dire que la France, sur les années 2022-2023, aurait été une mauvaise élève. Quelles que soient les politiques mises en oeuvre par rapport à nos voisins et concurrents éventuels, nos résultats en matière de réduction des émissions polluantes seraient moins probants.

Pourriez-vous nous expliquer pourquoi la France serait une mauvaise élève par rapport à d'autres pays, et dans quelles conditions ? Tous les efforts accomplis depuis dix ou quinze ans n'auraient pas servi à grand-chose en France ; à l'inverse, nos voisins obtiendraient de bons résultats alors qu'ils n'ont pas forcément fait beaucoup d'efforts. À quoi peut-on attribuer cet écart ?

Monsieur Gemenne, il semble y avoir une contradiction évidente entre les pays qui, par définition, émettent le plus de dioxyde de carbone - la Chine, notamment - et l'Europe qui, elle, a beaucoup réduit ses émissions en soixante ans. Il est facile de formuler des recommandations aux autres pays et d'exiger d'eux des efforts alors que nous avons nous-mêmes épuisé nos stocks.

Les pays du Sud n'ont-ils pas la volonté d'invoquer leur droit à utiliser le charbon et le pétrole pour atteindre un développement que les pays du Nord ont déjà acquis depuis un siècle ? Il semble y avoir une contradiction claire entre les pays qui ont déjà accompli leur révolution économique et industrielle et ceux qui, si j'ose dire, aimeraient bien connaître les problèmes des régions développées...

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Ces questions portent essentiellement sur le volet atténuation des rapports du Giec, que je n'ai pas piloté. Si vous souhaitez bénéficier du regard d'experts, je vous invite à solliciter Franck Lecocq, Céline Guivarch et Nadia Maïzi, qui font partie des auteurs du rapport élaboré par le groupe 3.

J'ai précisé les trajectoires pour le charbon, le pétrole et le gaz, telles qu'elles ont été évaluées dans les rapports du Giec. Le rapport du groupe 3 souligne que, pour limiter le réchauffement à 2 degrés, 80 % des réserves de charbon, 50 % de celles de gaz et 30 % de celles de pétrole ne pourront être brûlées avec les émissions associées - ces proportions seraient encore plus importantes pour maintenir le réchauffement en dessous de 1,5°degré.

À l'échelle mondiale, on compte annuellement près de 38 milliards de tonnes de CO2 liées à l'exploitation des énergies fossiles. L'Europe émet moins de 3 milliards de tonnes par an, grâce à une baisse d'environ 27 % depuis les années 1990. En France, le secteur des énergies fossiles produit 300 millions de tonnes de CO2 par an, le pic ayant été atteint dans les années 1970, où l'on émettait 500 millions de tonnes chaque année.

Je pense qu'il y a eu un malentendu, monsieur le président : lors de mon intervention liminaire, j'ai montré l'évolution de la température en France. À ce titre, j'ai indiqué que les années 2022 et 2023 ont été les plus chaudes jamais enregistrées du fait de l'accentuation du réchauffement sur les continents.

Il me semble que la présidente du Haut Conseil pour le climat (HCC) a fait un point devant votre commission d'enquête sur les émissions de gaz à effet de serre imputables à la France, qui sont assez particulières, vu le poids des importations ; pour être juste, il faut prendre en compte les émissions territoriales et l'empreinte carbone.

D'un point de vue territorial, donc, les émissions en France ont continué à diminuer - la baisse a atteint 2,7 % en 2022 et 4,6 % durant les neuf premiers mois de l'année 2023 -, mais il convient de prendre en compte les effets conjoncturels - hivers doux, inflation, crise d'approvisionnement énergétique. Cette baisse n'est pas donc uniquement due à la mise en oeuvre de stratégies de long terme.

J'en viens aux questions du rapporteur sur les bombes carbone. Le site carbonbombs.org fait état de dix-sept projets dans lesquels le groupe TotalEnergies a investi, impliquant une production correspondante de 43 milliards de tonnes de CO2. Pour autant, il est assez difficile d'attribuer des émissions pour chaque projet à une seule compagnie. Une étude publiée par des scientifiques américains dans le journal Nature évalue la cohérence entre les trajectoires d'émissions des compagnies d'énergies fossiles et le respect des accords de Paris. Elle souligne que la production est la mesure absolue à regarder, ce qui suppose de prendre aussi en considération les investissements. Le site climateaccountability.org établit que TotalEnergies fait partie du top 14 des entreprises d'énergies fossiles responsables d'émissions cumulées. Les activités de l'ensemble des entreprises de ce secteur sont incohérentes avec les trajectoires fixées par l'accord de Paris. Je précise que je me réfère aux publications académiques qui comparent les différents acteurs sur la base des trajectoires des rapports du Giec. Dans ce cadre, la note donnée à TotalEnergies était de l'ordre de dix sur vingt. En regardant la trajectoire d'investissements présentée par TotalEnergies en septembre dernier, on peut évaluer le niveau de ses émissions scope 3 à environ 400 millions de tonnes, qui est constante entre 2015 et 2030. La diversification des investissements du groupe vers l'électricité bas carbone, la planification d'une moindre commercialisation de pétrole et la forte hausse des investissements dans le secteur du GNL n'impliquent pas une baisse de ces émissions scope 3 dans le monde - c'est un point sur lequel nous devons rester vigilants.

M. le rapporteur a parlé d'intégrité des politiques climatiques. Le GNL a la particularité d'être moins efficace d'un point de vue énergétique en raison des contraintes de liquéfaction et de transport. Ici, l'enjeu est d'obtenir une information fiable sur l'empreinte nette. La hausse de la commercialisation de gaz pose, quant à elle, des problèmes d'émissions fugitives de méthane, un gaz à effet de serre puissant : selon le taux de fuite, au stade de sa production comme lors de sa distribution dans des réseaux mal entretenus ou vétustes, celui-ci peut être extrêmement nocif pour le climat et saper le bénéfice d'une conversion du charbon vers le gaz. La capacité à prendre en compte les émissions fugitives de méthane de scope 3 est donc critique, y compris sur les réseaux de distribution. Au stade de la production, des satellites permettent désormais de suivre les émissions concentrées. Je vous invite à recevoir Philippe Ciais et ses collègues qui parviennent ainsi à identifier les pôles industriels dont les pratiques se révèlent peu efficaces.

Ce qui est très frappant, c'est que les activités mêmes du groupe TotalEnergies entraînent peu de risques physiques en matière de changement climatique, car ces derniers ne sont pas liés aux infrastructures exploitées à court terme. Néanmoins, le risque de pertes et dommages augmente.

Cela m'amène à évoquer à mon tour le fonds « pertes et dommages » institué à l'issue des négociations de la COP28. À l'échelle mondiale, on estime que le montant des pertes et dommages attribuables aux changements climatiques dus aux activités humaines sera de l'ordre de 100 à 400 milliards de dollars annuels en 2030. Or il est prévu de n'abonder ce fonds qu'à hauteur de 700 millions de dollars : mesurons le décalage. Le risque croissant de recours juridiques à des fins d'indemnisation n'est pas du tout pris en compte dans le retour sur investissement ou le cash flow. Du reste, et il me semble que Corinne Le Quéré en a parlé, le pari sur une capacité des acteurs des énergies fossiles à déployer du captage et du stockage n'est pas gagné - la réalité n'est pas du tout à la hauteur de cet affichage. On ne peut que déplorer une forme de greenwashing ou de technowashing en la matière. Il est essentiel de considérer le rapport du HCC sur le potentiel de captage, de stockage et la réutilisation du carbone, paru en novembre dernier, en regard de la capacité affichée par les entreprises d'abattre des émissions à très grande échelle.

En outre, le groupe TotalEnergies envisage de contrebalancer une partie de ses émissions par l'achat de crédits carbone sur des projets de restauration de forêts, de reforestation ou d'afforestation. Mais regardons les choses en face : on ne peut ignorer l'augmentation de la mortalité des arbres, que ce soit en France ou sous les tropiques. Dans notre pays, rien qu'en 2022, les feux de forêt et les feux de sol dans le Sud-Ouest ont causé un niveau d'émissions très important. Le Canada a lui aussi souffert d'émissions colossales liées aux incendies de forêt l'été dernier, du fait de conditions très chaudes et très sèches. Le fait d'augmenter le stock de biomasse sur pied n'assure donc pas la pérennité du stockage associé ; les opérations de restauration des forêts ne peuvent donc pas contrebalancer l'élévation du niveau d'émissions polluantes dans l'atmosphère, surtout si la croissance des arbres se traduit ensuite par un retour d'émissions du fait des incendies.

Pour terminer, je veux revenir sur l'analyse des trajectoires d'exploitation des énergies fossiles - pétrole, charbon et gaz - compatibles avec l'accord de Paris. Elle précise que les défenseurs du gaz fossile dit naturel utilisent les termes d'énergie « de pont » ou « de transition », voire d'énergie « plus propre », pour justifier et légitimer le support et les investissements destinés à élargir les infrastructures d'extraction et de consommation. De tels effets de verrouillage entraîneront des émissions et pourront retarder les transformations profondes vers de l'électricité bas carbone, quelle qu'elle soit. Ils peuvent également offrir des bénéfices moindres en termes de solutions alternatives au charbon, si l'on tient compte des fuites de méthane. L'enjeu est de remplacer le narratif d'énergie « de pont » ou « de transition » par des buts spécifiques de réduction de l'utilisation des énergies fossiles. C'est ainsi que nous assurerons l'intégrité de nos politiques climatiques.

M. François Gemenne. - Je souhaite attirer votre attention sur un risque d'incompréhension. De 1960 jusqu'à aujourd'hui, l'Europe n'a pas diminué ses émissions : la baisse de celles-ci, en Europe et dans les pays industrialisés, ne date que des dernières années. Nos pays ont procédé, dans le passé, à une forme de développement économique ; et nous exigerions désormais que les autres pays ne fassent pas la même chose ? Il y a là une contradiction. L'enjeu réside dans l'alternative que nous offrirons, en termes de développement énergétique, aux pays du Sud. Certains d'entre eux, à cause du déficit d'investissement et pour combler les besoins énergétiques de leur population, choisiront d'exploiter leurs ressources fossiles, faute d'alternatives énergétiques crédibles. En l'occurrence, la responsabilité des pays industrialisés et de leurs compagnies énergétiques est évidemment engagée. De surcroît - et j'en viens ici à la question du rapporteur Yannick Jadot -, il existe de fortes interactions, connues et documentées, entre les États et les principaux groupes pétroliers. Depuis la découverte du pétrole s'est mise en place une véritable diplomatie du pétrole : la pétrodiplomatie. Connaissant bien l'Afrique pour y mener de nombreuses recherches, je suis toujours étonné par l'ampleur de l'implantation de TotalEnergies dans de nombreux pays africains. Cette compagnie est ainsi le principal sponsor de la Coupe d'Afrique des Nations de football, un événement sportif très important pour le continent, qui se déroule actuellement, et elle a obtenu que cette compétition soit officiellement dénommée Coupe d'Afrique des Nations TotalEnergies ! L'Ouganda, où j'ai passé beaucoup de temps pour mes travaux sur les migrations et qui apparaît comme un pays modèle en matière d'accueil des réfugiés, a beaucoup fait parler en raison du très contesté projet d'oléoduc géant de TotalEnergies Eacop (East Africa Crude Oil Pipeline). Là encore, je suis frappé de constater que l'on trouve une station TotalEnergies quasiment tous les 100 mètres sur les routes ougandaises... Il ne m'appartient pas de juger ici de l'imbrication entre les gouvernements et les compagnies pétrolières, mais il est certain que l'implantation de ces dernières est très importante et qu'elles ont une stratégie d'influence à tout le moins commerciale. D'un point de vue politique, je suis inquiet des déclarations de certains leaders africains, notamment celles de Macky Sall, le président de la République du Sénégal, qui est une voix importante sur le continent. Ce dernier définit les énergies fossiles comme un instrument de souveraineté de l'Afrique par rapport à l'Europe et rejette les énergies renouvelables, au motif que celles-ci impliqueraient de confier le destin énergétique du continent à une technologie occidentale qui n'est pas maîtrisée par les pays africains. Cette caractérisation idéologique de la transition énergétique est un signal inquiétant.

M. Jean-Claude Tissot. - Je vous remercie pour vos propos liminaires, qui éclairent nos travaux, et pour les réponses que vous avez apportées au rapporteur et au président de notre commission d'enquête.

Dans sa récente publication intitulée Le climat et l'énergie durable, TotalEnergies a une nouvelle fois cité le GIEC pour justifier sa stratégie énergétique. Vous aviez pourtant dénoncé, dans une tribune en date de février 2023, cette instrumentalisation de vos travaux de la part d'un groupe qui est loin, pour reprendre vos mots, de respecter l'accord de Paris sur le climat. Pourriez-vous nous donner des précisions sur vos échanges avec TotalEnergies, non pas que nous soupçonnions une quelconque collusion, mais pour nous informer sur la prise en compte par ce groupe de la parole des experts climatiques ?

Quelle lecture faites-vous de la fameuse stratégie Climat et énergie durable de TotalEnergies, qui se définit comme un acteur majeur de la transition énergétique ?

Pensez-vous que l'objectif « zéro émission nette en 2050 », fixé par ce groupe, soit réaliste ?

Début 2023, TotalEnergies a installé à Pau la plus grande unité de méthanisation française, qui s'étend sur près de sept hectares. Dans sa vision stratégique, il s'engage également à réduire les émissions de méthane à hauteur de 80 % entre 2020 et 2023. Ayant participé aux travaux de la mission d'information sur « la méthanisation dans le mix énergétique : enjeux et impacts », j'ai à cet égard plusieurs inquiétudes et questionnements.

La méthanisation pose en effet des questions en termes de concurrence avec la production agricole, d'aménagement du territoire, qu'il s'agisse du foncier ou de l'association des collectivités à l'élaboration de cette technologie, et bien sûr de pollution. Quelle lecture globale fait le GIEC de ce sujet ? S'agit-il d'une source d'énergie renouvelable ou un outil de transition ? Les politiques publiques devraient-elles l'écarter ?

La réduction de ses émissions prévue par TotalEnergies est-elle réaliste ? Si oui, comment le groupe devra-t-il s'y prendre ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - L'État a-t-il les moyens - et s'il les a, comment les utilise-t-il ? - de s'assurer que TotalEnergies respecte les objectifs climatiques ?

Y a-t-il dans le monde, à votre connaissance, des énergéticiens impliqués dans les énergies fossiles dont la politique d'investissement vous paraît exemplaire ?

Vous avez indiqué dans votre propos liminaire, monsieur Gemenne, que vingt-cinq entreprises étaient responsables de la moitié des émissions. Existe-t-il des États qui empêchent leurs énergéticiens, par des voies légales ou via une politique économique, de faire tels ou tels investissements, par exemple pour extraire de l'énergie fossile en Ouganda ? Un État peut-il contraindre une entreprise, au-delà des politiques « classiques » de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), à contribuer à l'évolution globale de réduction des émissions ?

Jugez-vous les investissements dédiés à la réduction des émissions de méthane suffisamment importants ? Proviennent-ils principalement des États ou des entreprises ? Que faudrait-il faire dans ce domaine ?

M. François Gemenne. - J'ai personnellement été peu sollicité par TotalEnergies, si ce n'est par son PDG, M. Patrick Pouyanné, mais en sa qualité de président de l'association amicale des anciens élèves de l'École nationale supérieure des mines de Paris.

Pour ce qui concerne la crédibilité des prévisions de réduction d'émissions envisagées par TotalEnergies, l'enjeu porte non pas sur les objectifs, mais sur la trajectoire à suivre pour les atteindre. Or la trajectoire actuellement suivie par le groupe a un impact très fort en termes d'accumulation de gaz à effet de serre dans l'atmosphère.

Je ne connais pas d'États qui contraignent leurs compagnies pétrolières, charbonnières ou gazières, dont un grand nombre sont d'ailleurs des compagnies d'État. Parmi les vingt-cinq groupes les plus importants figurent ainsi les compagnies Saudi Aramco et Gazprom qui relèvent directement d'un État. Il est néanmoins possible d'infléchir les stratégies climat de ces entreprises. Il y a trois semaines, par exemple, la stratégie climat du pétrolier Shell a été rejetée par une majorité des actionnaires lors de l'assemblée générale. Quant à la stratégie climat de TotalEnergies, elle a été fortement contestée lors de la dernière assemblée générale : 32 % des actionnaires ont voté contre, ce qui est très significatif. Ces stratégies ne sont donc pas complètement inflexibles. Les États peuvent peser sur elles, notamment en tant qu'actionnaires. Je rappelle à cet égard que TotalEnergies compte parmi ses actionnaires l'État français et l'État norvégien.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - J'étais intervenue devant les acteurs du secteur recherche & développement de TotalEnergies en 2018, à La Défense, à la suite du rapport spécial du GIEC sur les conséquences d'un réchauffement planétaire de 1,5 degré, dont j'avais présenté les points clés, puis à la demande de mon employeur, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), lors de la visite du plateau de Saclay par le PDG du groupe.

Il y a un enjeu de transparence, et via les scopes 1, 2 et 3 et le bilan carbone gaz par gaz - notamment COet méthane -, il est possible d'évaluer les émissions cumulées actuelles et futures. Si le scope 3 est constant, cela signifie que le cumul augmente à un rythme régulier et que cette trajectoire ne correspond pas à l'objectif de limitation du réchauffement.

En 2022, à la demande du Secrétaire général de l'ONU, un groupe de haut niveau a formulé des recommandations portant sur l'intégrité des engagements vers la neutralité carbone, qui visaient à la fois les États et les entreprises d'énergies fossiles. Dans un objectif de transparence, il préconisait d'être très précis sur la transition, et notamment sur les trajectoires de baisse d'offre d'hydrocarbures, qui font partie des enjeux de neutralité. Or tel n'est pas le cas de toutes les trajectoires RSE des entreprises. Il convient donc d'améliorer la transparence.

Les autres indicateurs de la transition sont également importants : les investissements de recherche et développement portant sur les hydrocarbures versus ceux qui sont consacrés aux autres secteurs ; les investissements dédiés à la production et à l'exploitation d'énergies fossiles versus ceux qui sont dédiés aux énergies bas carbone, etc.

On peut déduire de l'augmentation des bénéfices de TotalEnergies qu'il existe une hausse de ses investissements verts, mais son reporting mélangeant hydrocarbures dits de transition et hydrocarbures bas carbone, il subsiste une ambiguïté quant au pourcentage effectif de ses bénéfices réalloués à la transition. La trajectoire est relativement constante, et il n'y a pas d'effort supplémentaire. L'augmentation des bénéfices se traduit par une légère augmentation des investissements dans ce secteur, et non par un pourcentage plus élevé desdits investissements.

J'ai été frappée de voir à la gare de Bruxelles, il y a quelques mois, que les murs étaient tapissés de publicités pour TotalEnergies sur lesquelles on ne voyait que des éoliennes et des panneaux solaires. Il y a donc une incohérence entre l'image que renvoie ce groupe, celle d'un acteur qui investit massivement dans les énergies renouvelables, et la réalité de ses investissements dans le pétrole et le gaz fossiles, le gaz naturel liquéfié (GNL), entre autres, ce qui est trompeur pour les particuliers comme pour les investisseurs. Il convient donc de s'intéresser à ces questions de publicité et de communication.

Pour ce qui concerne la méthanisation, le GIEC évalue « à grosses mailles » la situation, en fonction de chaque contexte. L'analyse du cycle de vie, de la production et de l'utilisation relève de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), lequel a montré dans un rapport l'effet de substitution dans le contexte français. Je ne peux pas en dire davantage sur le sujet, car il ne ressort pas de ma compétence.

Sur les exigences des États, je ne dispose pas d'éléments précis. Je vous recommande toutefois la lecture du classement par des scientifiques australiens des différentes compagnies charbonnières, pétrolières et gazières en termes d'investissements dans la production et de trajectoires « GIEC ».

M. Philippe Folliot. - Selon vous, le groupe TotalEnergies est-il plus mauvais, de même niveau ou meilleur que les autres énergéticiens en termes de stratégie et de résultats ?

Si nous pouvions adresser des injonctions à TotalEnergies pour qu'il change de politique et mette fin à certains investissements, ne pensez-vous pas que d'autres groupes s'empareraient des parts de marché laissées vacantes ?

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Ma question rejoint celle de Philippe Folliot. Monsieur Gemenne, vous aviez déclaré en mai 2023 sur France Info : « La stratégie climat de TotalEnergies envoie le climat dans le mur et envoie TotalEnergies dans le mur. » Pourquoi pensez-vous que la stratégie climat de ce groupe irait à l'encontre de ses propres intérêts ? Pourquoi ses dirigeants ne prendraient-ils pas conscience qu'ils font fausse route ? Comment les inciter à revoir leur stratégie, dans l'intérêt de leur groupe ?

M. François Gemenne. - Je pense effectivement que la stratégie climat de TotalEnergies, telle qu'elle était présentée à cette époque, était néfaste pour les intérêts de moyen et de long terme de cette entreprise : elle misait excessivement, à mon sens, sur la rentabilité à court terme du pétrole, et plus globalement des énergies fossiles ; les profits ainsi dégagés étaient insuffisamment réinvestis dans les énergies renouvelables, et plutôt distribués sous forme de dividendes aux actionnaires. Du strict point de vue de la stratégie d'entreprise, ce groupe a manqué une opportunité de réinvestir ses profits massivement vers le déploiement d'énergies renouvelables, ce qui aurait pu le positionner en leader de la transition énergétique.

Si l'on considère les compagnies pétrolières, on peut distinguer deux groupes : d'une part, les compagnies européennes, notamment TotalEnergies, Shell, BP ; d'autre part, les compagnies américaines et celles du Moyen-Orient, dont les leaders sont Exxon, Saudi Aramco, Pemex.

Les premières compagnies tablent à moyen terme - le milieu de ce siècle - sur une baisse relative de la demande mondiale de pétrole. Les secondes suivent, à l'inverse, une trajectoire prévoyant une augmentation constante de la demande de pétrole. Je pense sincèrement que ces dernières font fausse route, et que leur stratégie et leurs projections sont en complète contradiction avec l'accord de la COP28. Pour autant, les compagnies européennes gagneraient beaucoup à s'affirmer davantage en leaders de la transition énergétique : ce serait non seulement dans l'intérêt du climat, mais également dans leur intérêt stratégique d'entreprise.

M. Roger Karoutchi, président. - Vous n'avez pas répondu à la question de M. Folliot : TotalEnergies fait-il mieux ou moins bien que les autres énergéticiens ?

M. François Gemenne. - TotalEnergies fait partie des compagnies qui tablent sur une baisse de la demande énergétique. Sa stratégie est donc un peu meilleure que celle des compagnies américaines ou saoudiennes.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - La publication australienne que je citais précédemment, laquelle compare les investissements et les trajectoires des compagnies charbonnières, pétrolières et gazières, a attribué des notes faibles à la plupart des producteurs d'énergies fossiles. TotalEnergies fait partie des « moins pires ». En effet, la plupart des autres compagnies n'ont pas de stratégie d'investissement portant, par exemple, sur de nouvelles capacités de production qui soient cohérentes avec l'accord de Paris sur le climat.

Vous demandiez, monsieur Folliot, si d'autres compagnies ne profiteraient pas des parts de marché laissées disponibles en cas d'abandon de certains secteurs par TotalEnergies. Dans la littérature scientifique, on appelle cela l'argument du dealer de drogue, lequel justifie de « tenir un point » en arguant qu'à défaut, d'autres l'occuperaient. Cela pose des questions éthiques relatives aux choix de financement et d'investissement, qui impliquent de chercher des débouchés, d'augmenter la demande et d'obtenir un retour sur investissement.

Les COP qui se succèdent se déroulent dans des pays exportateurs d'énergies fossiles - l'Égypte, les Émirats arabes unis, l'Azerbaïdjan, le Brésil, qui rejoint l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), l'Australie. Un think tank extérieur a observé que, lors de la COP28, il y avait 2 456 représentants du secteur des énergies fossiles parmi les 80 000 participants, soit quatre fois plus que lors de la COP27. L'ensemble des acteurs des énergies fossiles ont donc la volonté d'être présents dans le cadre international des négociations sur le climat.

Par ailleurs, j'observe que la stratégie de TotalEnergies en Europe s'aligne sur les objectifs européens : baisse de la mise sur le marché de pétrole ; relative stagnation du gaz sur le marché européen. Cependant, le groupe recherche de nouveaux marchés et augmente ses ventes dans d'autres régions du monde. On peut aussi déduire de cette trajectoire l'importance du cadre réglementaire, qui est clair et présent en Europe, alors qu'il est absent dans d'autres régions du monde. Par comparaison, on constate la faiblesse des engagements effectifs de pays extra-européens pour construire la décarbonation et maîtriser les émissions de gaz à effet de serre.

M. Pierre Barros. - TotalEnergies présente la vitrine d'un groupe multi-énergies, même si les deux tiers des investissements annuels de cette entreprise seront toujours consacrés aux énergies fossiles d'ici à 2030. Par ce choix, ce groupe verrouille une trajectoire d'émissions de GES qui est largement en dehors de l'accord de Paris sur le climat. En effet, cette entreprise émet autant de gaz dans le cadre de ses activités à effet de serre qu'un pays comme la France. Son impact, dans ces conditions, est loin d'être neutre.

Monsieur Gemenne, dans un entretien accordé à un journal belge en janvier 2023, vous indiquiez que prendre des mesures plus coercitives « serait inefficace, et sans doute pire que tout ». Vous ajoutiez : « Je constate que de plus en plus d'entreprises bougent, parfois de façon radicale. Une entreprise qui ne devient pas durable ne sera plus rentable dans le futur, j'en suis convaincu. » Comment croire cela, quand on observe la trajectoire empruntée par TotalEnergies et par les autres entreprises du secteur ?

Madame Masson-Delmotte, dans une tribune du journal Le Monde, vous faisiez remarquer qu'à l'heure actuelle, chaque compagnie pétrolière retenait sa propre définition de la neutralité carbone. Dans ces conditions, comment l'État peut-il reprendre la main sans avoir recours à des mesures contraignantes envers ces entreprises ? Au vu de l'urgence de la situation, nous avons évoqué, la semaine dernière, le rôle de la fiscalité. Vous soutenez, avec d'autres, un traité de non-prolifération des énergies fossiles. Pourrait-on légiférer autrement qu'en prenant de telles mesures radicales ?

M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez expliqué que TotalEnergies ne respectait pas, globalement, ses obligations climatiques. Cela remet-il en cause les orientations politiques de notre pays ?

M. François Gemenne. - La difficulté avec les mesures coercitives imposées à la population, c'est qu'il est extrêmement difficile de les tenir dans la durée. Il s'agit souvent de mesures d'urgence que l'on pourra prévoir pour un temps limité, mais qu'il faudra lever à un moment donné. Or le changement climatique étant un problème d'accumulation, il est problématique de ne pas pouvoir décider de mesures de long terme. Plutôt que d'imposer des mesures d'urgence temporaires et coercitives, comme on l'a fait lors de la crise du coronavirus, il faut donc engager des mesures transformatrices de l'économie. À ce titre, je constate que des entreprises ont fait un certain nombre de choix courageux et audacieux. Les compagnies pétrolières, charbonnières ou gazières ne doivent pas être les arbres qui cachent la forêt : à mon sens, des compagnies comme TotalEnergies vont plutôt à rebours du mouvement engagé par plusieurs entreprises, lequel sera accéléré par la législation européenne qui leur impose désormais de faire des rapports sur leurs résultats extra-financiers, en particulier environnementaux et sociaux.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Afin d'articuler les actions de court terme des pays et des entreprises avec les objectifs de long terme de l'accord de Paris sur le climat, il s'agit de concevoir de nouveaux outils efficaces de politique publique. La question se pose donc de l'éventualité d'un traité de non-prolifération des combustibles fossiles. Une littérature académique en décrit les principes, parmi lesquels figure l'équité, ce qui recouvre la responsabilité historique, la capacité à agir, les alternatives, la capacité d'investissement et les compétences techniques. La recherche académique peut donc enrichir cette réflexion. Les enjeux de neutralité carbone, à l'échelle d'un pays ou d'une entreprise, supposent de disposer d'un cadre réglementaire précis afin d'éviter les allégations vagues, non crédibles, et de dessiner une trajectoire claire, crédible, portant sur la part des investissements dédiés au captage et au stockage, qui doivent être évalués, ainsi que sur la part des baisses d'émissions, donc de production. Pour ce qui concerne la France, le Haut Conseil pour le climat (HCC) a produit des évaluations. Le secrétariat général à la planification écologique (SGPE) les a déclinées secteur par secteur, en fixant des horizons temporels, afin d'évaluer la cohérence et les implications, en termes de calendrier, de la sortie du charbon, du pétrole et du gaz - dans cet ordre. Il s'agit d'être cohérent et crédible.

J'en reviens à la méthanisation. La réflexion sur la disponibilité et la mobilisation de la biomasse sera compliquée à boucler, même à l'horizon 2030. Ce pari est difficile à faire dans le contexte du changement climatique. C'est un point de vigilance.

Pour ce qui concerne les mécanismes de compensation carbone, comme les achats de crédit carbone, il convient de fixer des règles du jeu claires, ce qui relève de la responsabilité du politique. De nombreux actifs proposés sur le marché du carbone ne sont pas fiables : c'est un héritage du protocole de Kyoto, qui n'est plus en phase avec les connaissances actuelles ; cela sape la crédibilité de l'affichage de nombreuses entreprises.

Je rappelle, enfin, que l'article 6 de l'accord de Paris sur le climat n'a pas été finalisé à la COP28 et qu'il fait toujours l'objet de négociations internationales.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez parlé d'injonctions contradictoires. En effet, on parle beaucoup des efforts à faire en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de sortie des énergies fossiles, pour échapper au chaos climatique, alors que l'économie du pétrole n'est pas du tout calée sur cet agenda. Quelles mesures permettraient, selon vous, de remettre l'économie des hydrocarbures dans le contexte climatique ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Monsieur Gemenne, vous êtes spécialiste des migrations, notamment de celles qui sont liées au changement climatique, et vous avez été le directeur du conseil scientifique de Yannick Jadot lors de la campagne de la dernière élection présidentielle. J'aurais aimé disposer de ces informations avant cette audition...

M. François Gemenne. - Je préconise une mesure absolument significative : une taxe carbone qui permettrait d'internaliser les impacts environnementaux, et notamment climatiques, dans les prix des biens et des services. Actuellement, l'impact environnemental et climatique n'est pas du tout pris en compte dans lesdits prix, ce qui explique que certains produits très carbonés soient beaucoup moins chers que d'autres, très peu carbonés ; à cet égard, le prix des billets de train et d'avion est souvent cité en exemple, mais il y en a beaucoup d'autres. Cette mesure transformatrice de l'économie permettrait d'accélérer la transition énergétique et d'aligner les stratégies des entreprises pétrolières, gazières et charbonnières sur les objectifs de transition et de décarbonation de l'économie.

Nous allons vers une décarbonation de l'économie au XXIe siècle. Plus les entreprises prendront les devants et se transformeront, plus elles seront effectivement rentables dans le cadre de cette économie décarbonée. L'enjeu est désormais de faire advenir celle-ci aussi rapidement que possible ; la taxe carbone est un instrument prioritaire dans ce contexte.

Madame la sénatrice, ces informations sont exactes. J'ai également travaillé pour le conseil scientifique de Benoît Hamon. J'ai toujours considéré qu'il était plus honnête et transparent de la part d'un scientifique intervenant dans les débats publics, dès lors que se posait un choix important lors d'une élection, d'indiquer quel candidat et quel programme lui semblaient répondre le mieux aux enjeux.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Le savoir-faire interne d'une entreprise pétrolière ou gazière est de transporter, stocker, extraire et remettre dans le sous-sol du pétrole ou du gaz. Il existe un véritable risque que la stratégie d'affichage environnemental capitalise sur ce savoir-faire, résultat d'investissements de long terme et d'un capital humain, au détriment d'autres options permettant de produire de l'électricité ou du chauffage bas carbone, notamment. Il arrive souvent que les investissements consistent en des achats d'entreprises, et non pas en un développement de compétences. Il y a là une difficulté.

La taxe carbone pose des questions de transition juste dans les secteurs et en fonction des revenus. Un sujet est actuellement occulté : l'information aux investisseurs. Ceux-ci sont rassurés par un discours de transition, relatif à l'achat de crédits carbone ou au pari à plus long terme sur le captage et le stockage. Ils ne disposent pas d'informations suffisantes sur le cumul des émissions, pas plus que sur les pertes et dommages induits, qui ne font que s'aggraver. Il me semblerait donc pertinent d'informer les investisseurs dans le cadre d'une stratégie RSE, par exemple, sur l'impact scope 3 de l'activité de ces entreprises.

M. Roger Karoutchi, président. - Madame, monsieur, nous vous remercions.

Audition de MM. Christophe Bonneuil, directeur de recherches
au Centre national de la recherche scientifique (CNRS),
enseignant à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS),
et Pierre-Louis Choquet, sociologue,
chercheur à l'Institut de recherche pour le développement (IRD)
(Jeudi 1er février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui MM. Christophe Bonneuil, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste d'histoire environnementale, et Pierre-Louis Choquet, sociologue et chercheur à l'Institut de recherche pour le développement (IRD).

Messieurs, notre commission a souhaité vous entendre aujourd'hui sur les questions énergétiques mondiales et en particulier sur les enjeux économiques, sociaux et environnementaux du pétrole.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes à vous deux, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Christophe Bonneuil et Pierre-Louis Choquet prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

M. Christophe Bonneuil, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste d'histoire environnementale. - Non, ce n'est pas le cas.

M.  Pierre-Louis Choquet, sociologue et chercheur à l'Institut de recherche pour le développement (IRD). - Non, ce n'est pas le cas.

M. Christophe Bonneuil. - Vous m'avez sollicité pour éclairer le développement des savoirs scientifiques et des politiques publiques face au changement climatique, ainsi que la place de l'industrie pétrolière française dans ces développements. Je commencerai par évoquer les liens étroits entre l'État et l'industrie pétrolière en France depuis un siècle. (M. Christophe Bonneuil présente divers graphiques et documents devant les membres de la commission.)

Sur cette diapositive, vous voyez l'arbre généalogique de TotalEnergies, issu principalement de la fusion en 2000 de la Compagnie française des pétroles (CFP) de 1924, devenue Total puis TotalFina, et d'Elf Aquitaine, qui a regroupé plusieurs sociétés nationales créées depuis 1939 - sans parler des filiales algériennes, africaines et nord-américaines de ces sociétés, qui se sont rapidement mondialisées pendant les Trente Glorieuses. Entre État et pétrole, il s'agit donc d'une histoire d'intérêts croisés, puisqu'Elf était une société nationale et que la CFP Total était détenue par l'État à 35 %.

Cette histoire d'intérêts croisés commence avec le partage des champs pétroliers de l'Empire ottoman après la Première Guerre mondiale et les pantouflages récurrents - et tout à fait légaux - du Corps des mines. Elle se poursuit sous le gaullisme avec Pierre Guillaumat et la Françafrique ; elle défraye la chronique dans les années Mitterrand, avec les affaires Elf. Ces intérêts croisés survivent aux privatisations de l'époque Balladur et sont aujourd'hui bien difficiles à détricoter pour mener la transition hors des énergies fossiles, comme le souligne la récente COP28.

Depuis cinq ans, mes recherches s'intéressent à la fameuse question : qui aurait pu prédire la crise climatique ? Mais la question de recherche que je me suis posée a plutôt été : quelles recherches scientifiques avaient documenté le changement climatique que nous vivons aujourd'hui ? Depuis quand ? Comment différents acteurs politiques et industriels, et notamment l'industrie pétrolière, se sont-ils saisis de ces connaissances ?

Le journal The Guardian a révélé mardi une découverte faite dans les archives du Californian Institute of Technology qui montre que, dès 1954, l'industrie pétrolière a commencé à être informée des recherches sur l'effet de serre causé par l'usage des énergies fossiles et à financer des travaux sur la question.

L'effet de serre est une vieille connaissance, assez basique, du XIXe siècle. On avait déjà calculé alors qu'un doublement de la concentration en CO2 dans l'atmosphère entraînerait un réchauffement global de plus de 4 degrés. Ces publications datent de 1896. À l'époque, on imaginait cela avec l'usage des machines à vapeur, mais c'était une perspective qui était encore vue comme assez lointaine.

C'est seulement au début des années 1950, en plein boom du pétrole, que l'effet de serre anthropique est requalifié par les spécialistes du climat et de l'atmosphère, ainsi que par des physiciens nucléaires, comme un problème pour la civilisation à échéance plus courte, c'est-à-dire dès le début du XXIe siècle. À cette époque, les scientifiques commencent à reconstruire les températures du passé par différentes méthodes et mesurent l'augmentation soutenue de la concentration du carbone dans l'atmosphère - c'est justement le travail de Charles Keeling, financé par ce premier programme de 1954. On estime aussi la montée potentielle du niveau des océans, dès les années 1950 et 1960. Bien sûr, tout cela n'est pas aussi solide et détaillé que la science d'aujourd'hui et que le sixième rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec). Cela ne fait pas non plus régulièrement la Une des journaux comme aujourd'hui, mais c'est le meilleur de la science de l'époque et cela ne passe pas inaperçu. Des rapports sont échangés entre laboratoires et multinationales pétrolières ; le grand physicien Edward Teller alerte en 1959 sur le changement climatique et sur les conséquences humaines d'une montée des océans devant le gratin mondial de l'industrie pétrolière à l'occasion du centenaire du premier forage d'un puits de pétrole ; un rapport très publicisé remis à la Maison Blanche dès 1965 contient un chapitre sur le réchauffement prochain et un film de Frank Capra montre son pays sous l'eau en 1958, ce qui suscite plusieurs articles de presse à l'époque. On recense également quelques échos, encore rares, dans la presse française, dans Sud-Ouest ou dans Paris Presse.

Un deuxième moment clé se situe il y a 50 ans, disons entre 1967 et 1979. Les savoirs continuent à progresser et le premier modèle climatique en trois dimensions est publié en 1967 et prévoit un réchauffement de 2 degrés en cas de doublement du CO2 dans l'atmosphère, pour la première moitié du XXIe siècle. Les scénarios de refroidissement initiaux, appuyés sur les pollutions par aérosols, sont écartés comme beaucoup moins influents que le phénomène majeur de réchauffement induit par l'effet de serre. Les espoirs que les océans et les forêts pourraient capturer autant de CO2 que les énergies fossiles en émettent sont douchés par les recherches publiées dans les années 70. La prise de conscience des décideurs avance aussi au cours de cette période : au cours du premier sommet de la Terre, à Stockholm en 1972, deux des 109 recommandations s'inquiètent déjà du réchauffement climatique.

En 1979, trois événements importants se produisent : le rapport Charney de l'Académie nationale des sciences américaine formule un consensus de la communauté scientifique, qui sera repris par le Giec en 1990 ; la première conférence mondiale sur le climat de l'ONU a lieu, et le G7 fait sa première déclaration publique pour s'engager à réduire les gaz à effet de serre. En France aussi, l'alerte climatique est discutée dans les milieux dirigeants et dans la presse.

En 1968, la délégation à l'aménagement du territoire et à l'attractivité des régions (Datar), dirigée par Jérôme Monod, qui pilote l'aménagement du territoire, organise un colloque prospectif pour le XXIsiècle. Les PDG d'EDF et d'Elf y discutent des problèmes comparés de l'effet de serre et des déchets nucléaires. L'idée que le nucléaire va nous sauver de l'effet de serre est déjà avancée à ce moment-là.

En 1971, la revue de la Datar estime que l'on en sait déjà assez sur le climat pour qu'il soit urgent de commencer la transition. Le premier gros programme de recherche climatologique français, lancé en 1979, commence par une introduction des climatologues français selon laquelle, dans un délai de dix à vingt ans, l'impact des activités humaines atteindra un ordre de grandeur suffisant pour déplacer l'équilibre climatique de la planète. Le grand démographe Alfred Sauvy, et quelques articles de presse des années 1970, prédisent un climat tropical à Maubeuge...

L'industrie pétrolière est parfaitement au courant de ces travaux et de ces alertes au plus haut niveau. Certes, l'effet de serre n'est pas son problème principal dans les années 1970, marquées par les chocs pétroliers, et il n'y a pas encore de mesures nationales ou internationales pour réduire les émissions, donc il n'est pas nécessaire d'allumer des contre-feux pour se protéger de telles initiatives potentielles. Cependant, il s'agit déjà d'un sujet de recherche et développement, discuté au plus haut niveau dans des notes internes qui sont maintenant à disposition des historiens.

Le plus gros programme de recherche est lancé à la fin des années 1970 chez Exxon. Un supertanker est affrété pour traverser l'océan Atlantique et prendre des mesures de composition du carbone dans les océans et dans l'atmosphère. Des scénarios climatiques sont produits en interne dans les années 1970 et 1980 par les départements de recherche et développement d'Exxon, montrant des prévisions de réchauffement global de plus de 3 degrés d'ici à 2050. Le magazine Science a confronté ces scénarios aux prédictions des scientifiques universitaires de la même époque, et montré que les connaissances d'Exxon étaient au moins aussi robustes que celles de la recherche publique.

En 1971, dans le magazine de Total, un article annonce une concentration de CO2 dans l'atmosphère de 400 parties par million (ppm) vers 2010, avec un réchauffement de 1 à 1,5 degré à cette date, soit assez proche de ce que nous avons connu. Il annonce également « à coup sûr, une montée sensible du niveau marin - ses conséquences catastrophiques sont faciles à imaginer ». Nous sommes en 1971 ; ces propos sont publiés dans un dossier sur l'environnement du magazine de Total qui est préfacé par le PDG ! On peut donc faire l'hypothèse qu'il a été lu au plus haut niveau de l'entreprise.

Troisième et dernier moment clé : il y a trente ans, en 1992, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques est adoptée à Rio, dans le cadre de laquelle s'organisent les fameuses COP. C'est le moment de la création du Giec et d'un certain nombre de grandes conférences. Le premier rapport du Giec, en 1990, prédit avec certitude un réchauffement à venir d'environ 0,3 degré par décennie, très proche de ce qui est effectivement advenu. C'est aussi l'époque d'un fort volontarisme politique. Une véritable fenêtre d'opportunité s'ouvre entre 1988 et 1990 : c'est la fin du mur de Berlin, un moment fort de coopération multilatérale. En France, le gouvernement Rocard, dans lequel M. Lalonde est ministre de l'environnement, fait preuve de volontarisme. La conférence internationale du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) et de l'Organisation météorologique mondiale (OMM) à Toronto en juin 1988 conclut qu'un engagement ferme de baisser les émissions mondiales de 20 % entre 1990 et 2005 est nécessaire. La France, les Pays-Bas et la Suède lancent également en 1989 la déclaration de La Haye pour la création d'une autorité mondiale de l'atmosphère ayant un pouvoir contraignant sur les États. En Europe, M. Lalonde et d'autres ministres de l'environnement poussent la Commission à élaborer un projet de taxe carbone sur l'énergie. En France, jusqu'en 1990, on défend l'objectif de moins 20 % formulé à Toronto : je m'en suis aperçu en consultant les archives des cabinets ministériels. La France crée aussi une mission interministérielle sur l'effet de serre, et adopte un plan national pour l'environnement. Au plus haut niveau, l'objectif de Toronto est endossé, et une vraie politique climatique s'élabore.

Malheureusement, les années 1991-1992 marquent l'abandon de ces ambitions. L'objectif de Toronto et l'écotaxe sont attaqués par Bercy. MM. Bérégovoy et Strauss-Kahn retirent le soutien de la France au projet d'écotaxe de la Commission européenne en mai 1992, trois semaines avant Rio. C'est un coup de théâtre. Le commissaire européen Ripa di Meana est tellement furieux qu'il démissionne, et l'Europe, qui se voulait leader à Rio, se retrouve sans commissaire et sans crédibilité. Cet épisode est souvent oublié. Dès lors, à Rio, la Convention-cadre sur le climat sera assez minimaliste, sans autorité mondiale, sans engagement chiffré et daté : exit les 20 % ! Or, en 1992, nous avions émis au total, depuis la révolution industrielle, la moitié des gaz à effet de serre que nous avons émis aujourd'hui. C'est donc vraiment une opportunité qui a été manquée à l'époque : il aurait été beaucoup plus facile de mener une transition en douceur.

Pour comprendre cette défaite, il faut regarder l'industrie pétrolière. Les historiens américains ont bien montré comment Exxon et d'autres ont dépensé des centaines de millions de dollars pour peser sur le gouvernement américain, sur les négociations internationales, pour nier le réchauffement climatique anthropique et financer des pseudo-experts et des think tanks climatosceptiques. Ces actes sont aujourd'hui invoqués dans des dizaines de procès climatiques aux États-Unis. Quel a été le rôle de nos entreprises Elf et Total ? J'ai eu la chance de pouvoir travailler dans les archives et de croiser des témoignages d'anciens cadres de ces entreprises. J'aurais bien voulu pouvoir vous dire ici aujourd'hui que nos entreprises françaises ont été plus vertueuses que M. Bush et Exxon, mais, malheureusement, ce n'est pas ce que nous avons découvert. Un ancien directeur de l'environnement d'Elf de l'époque, M. Bernard Tramier, se souvient par exemple avoir reçu son premier cours sur le réchauffement climatique, lors d'une réunion de l'organisation internationale des entreprises pétrolières auprès de l'ONU (Ipieca), par des gens d'Exxon qui, dit-il, « nous ont mis au parfum ». L'année suivante, le rapport sur l'environnement qu'il écrit pour le groupe Elf, et qui est discuté en comité exécutif du 4 mars 1986, affirme : « l'accumulation du CO2 et du CH4 dans l'atmosphère, et l'effet de serre qui en résulte, vont inévitablement modifier notre environnement. Les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la terre. » Malheureusement, il conclut : « l'industrie pétrolière devra une nouvelle fois se préparer à se défendre. » L'existence du réchauffement en cours est donc portée à la connaissance des plus hauts dirigeants du groupe, mais la stratégie qui en résulte est une opposition aux premières propositions de régulation du climat. Le chargé de mission qui s'occupait du climat à Elf nous a dit que, dès 1990, le doute était levé. Les pétroliers savaient, mais en externe, on entendait des discours tout à fait climatosceptiques. Le directeur de l'environnement de Total, dans le magazine du groupe et dans un dossier distribué à la conférence de Rio en juin 1992, dit : « Il n'existe aucune certitude sur l'impact des activités humaines, parmi lesquelles la combustion des énergies fossiles », en contradiction avec le rapport du Giec de 1990.

J'ai trouvé d'autres traces de stratégies de lobbying et de fabrique du doute pour faire avorter le projet européen d'écotaxe, que ce soit par des courriers ou des rencontres à Bercy, comme à l'intérieur d'une commission du plan alors composée de beaucoup de représentants d'Elf et présidée par le PDG de Lafarge. Cette stratégie a été mûrement élaborée à l'intérieur de l'entreprise par le numéro deux d'Elf à l'époque, Francis Girault. Une note interne au comité de direction générale propose par exemple d'agiter des doutes et de promouvoir dans l'espace public certains scientifiques de renom plus proches des positions du groupe. Peu après Rio et l'abandon de l'écotaxe par la Commission européenne, Francis Girault se félicite de ces succès, en les expliquant par des contacts directs avec les ministères et avec Bruxelles. Certes, il pérore quelque peu : ce n'est pas parce qu'il se félicite que l'action d'Elf a bien été décisive. D'autres intérêts, en Angleterre, en Allemagne, pouvaient avoir intérêt à annuler l'écotaxe. Pour autant, c'est une preuve qu'Elf a mis le paquet contre ces premières mesures climatiques.

Il résulte de ce travail de recherche historique que la bataille du climat a commencé bien plus tôt qu'on ne le croit, il y a plusieurs décennies, et que nous avons déjà perdu les premiers combats. Le sociologue et philosophe Bruno Latour, dans une de ses dernières conférences avant de décéder, a indiqué que c'était une défaite. Pour moi, c'est une sorte de défaite de la raison, qui doit nous inviter à un sursaut. En France, nous devons mieux comprendre, identifier et détricoter tous les enchevêtrements anciens et multiples entre les rouages de la Ve République et les intérêts pétroliers. Ce travail de recherche montre aussi que les alertes sont anciennes et que les entreprises pétrolières en avaient une connaissance bien antérieure aux travaux du Giec dans les années 1990 : cela remonte au moins à 1968 pour le PGD d'Elf et au moins à 1971 pour Total.

Enfin, il me semble que Total et Elf ont participé, au moins entre 1988 et 1993, à des formes éthiquement critiquables de fabrique stratégique du doute et d'obstruction, pour empêcher les premières politiques climatiques naissantes, et cela aussi bien au plan international, européen que français. Qu'en est-il aujourd'hui de ce type de pratique ? Je laisse la parole à mon collègue pour cela.

M. Pierre-Louis Choquet. - Jusqu'en 2002, 2003, 2004, les rapports produits par l'entreprise continuent d'utiliser des formulations ambiguës, qui minimisent la fiabilité du consensus scientifique sur l'origine humaine du changement climatique. (M. Pierre-Louis Choquet présente divers graphiques et documents devant les membres de la commission.)

À partir de 2006, le discours institutionnel sur la question du développement durable devient plus consensuel et on observe une reconnaissance plus officielle de la fiabilité du consensus scientifique. Le travail sur les archives et sur les documents institutionnels est facilité à partir des années 2000, puisque les entreprises cotées en bourse doivent désormais produire un rapport social et environnemental, ce qui fournit une source d'informations intéressantes. À partir de 2004, et surtout de 2006, on ne voit plus de traces de climatoscepticisme dans ces documents officiels. Toutefois, ce discours plus consensuel ne semble pas avoir d'impact sur la stratégie des investissements dans le pétrole et le gaz, qui augmentent de façon significative. Il faut y voir, évidemment, un reflet des signaux envoyés par le prix du baril : les investissements doublent sur chaque période de cinq ans, 2000-2005, 2005 à 2009, puis 2010-2014, jusqu'à la plongée des prix à partir de 2014. Il n'y a donc pas d'inflexion de la stratégie liée à une prise en compte discursive du réchauffement climatique. Certaines ressources déjà perçues comme quasi incompatibles avec les objectifs climatiques sont concernées par ces investissements. Je pense aux sables bitumineux, surtout au Canada ou au Venezuela, au gaz de schiste, en Argentine et ailleurs, ou aux projets en Arctique, en Russie. Après l'échec de la COP de Copenhague et à l'approche de la COP de Paris, l'entreprise n'est plus seulement sur un mode défensif, qui consiste à parler du climat dans quelques petits paragraphes de ses documents institutionnels : elle commence à construire des éléments de langage spécifiques, qui occupent une place de plus en plus importante d'une année sur l'autre. Aujourd'hui, l'engagement de la société civile et des investisseurs sur le climat est quasiment systématique.

Quels sont les moyens mobilisés et mobilisables par l'État français ? De notre perspective de chercheurs en sciences sociales et en histoire, un enjeu assez évident si on souhaite continuer à travailler sur la responsabilité et les agissements de TotalEnergies sur l'action climatique est l'accès aux archives. On pourrait exiger que certaines archives soient versées et rendues disponibles aux chercheurs, notamment celles qui sont relatives aux grandes décisions d'investissement prises après 2000. Il existe toute une documentation produite en interne qui n'est pas disponible, alors que l'on sait que certains investissements - j'ai pris l'exemple des investissements massifs dans les sables bitumineux au Canada - ont été faits à l'encontre du positionnement de ce pays sur le protocole de Kyoto. L'Alberta a largement contribué à freiner le Canada dans son positionnement sur le protocole de Kyoto. Total a investi dans des combustibles qui étaient très décriés pour leurs propriétés physiques, des sables extra-lourds dont le processus de raffinage est extrêmement coûteux en énergie - Total a même pensé à installer des centrales nucléaires pour alimenter les unités de raffinage. En parallèle, on voit que les États-hôtes contribuent à torpiller la construction d'une politique internationale climatique. L'accès à ces archives permettrait de savoir si ces éléments ont bien été pris en compte par les délibérations du comité exécutif ou des comités d'investissement. Dans les années 1990, notamment après la publication du tout premier rapport du Giec, les connaissances sur le climat étaient déjà très fortement structurées.

Par ailleurs, nous pourrions exiger le versement des données relatives aux politiques de rémunération. En travaillant à partir des données disponibles dans les documents financiers produits pour les investisseurs, j'ai émis l'hypothèse suivante - que je n'ai pas pu explorer davantage car l'accès aux données était limité : plus la part variable du salaire augmente - je parle surtout du salaire versé aux cadres dirigeants -, plus la préférence pour le présent augmente, elle aussi. La part variable (stock-options avant 2010 ou actions de performance, indexées sur le cours des bourses), entraîne un risque de verrouillage des stratégies de court terme qui reproduisent des schémas historiques favorables aux énergies fossiles. Il n'est pas certain que l'intérêt des jeunes diplômés de Polytechnique ou de l'École des mines qui entrent aujourd'hui chez TotalEnergies soit aligné sur celui des dirigeants de l'entreprise : d'ici à vingt ans, le business des énergies fossiles ne sera sans doute pas aussi rentable qu'il l'est aujourd'hui. Bref, les archives relatives à la masse salariale et aux politiques de rémunération permettraient de mieux comprendre les structures incitatives dans l'entreprise.

Enfin, il conviendrait que les archives concernant la stratégie en matière de climat mise en place à partir des années 2000 soient, elles aussi, communiquées aux chercheurs. Comme je vous l'ai dit, je n'ai travaillé qu'à partir de données publiques : documents d'actionnaires, prises de paroles des dirigeants dans la presse, analyse de l'actualité, entretiens, etc. Encore une fois, toutes les archives ne sont pas disponibles ; elles ne permettent donc pas de qualifier de façon précise les agissements de Total dans les années 2000-2010 comme Christophe Bonneuil a pu le faire pour les années 1990. Le risque est de ne pas disposer de suffisamment de matériaux empiriques pour former un jugement équilibré sur ces questions.

M. Roger Karoutchi, président. - Les sociétés et les correspondances dont vous parlez sont privées. Y-a-t-il des États où les sociétés privées transmettent la totalité de leurs archives, de leurs agendas et de leurs correspondances ? En France, ne risque-t-on pas de se voir bloqués par l'ensemble de nos instances nationales ? Il est fort probable que, face à ce genre de demandes, celles-ci s'écrient : « Halte au feu ! ».

L'évolution du climat est très claire depuis 1970 : les Anglais risquent de redevenir vignerons, pour leur plus grand plaisir, et Maubeuge connaîtra un climat tropical. Ce qui n'est pas clair, c'est la date à laquelle le consensus scientifique sur cette évolution s'est affirmé. À quel moment l'ensemble du monde scientifique et technique a-t-il admis que le climat était en train de basculer ? Il convient de distinguer le moment des lanceurs d'alertes et le moment du consensus formalisé. À quel moment s'est opérée la bascule entre les deux ?

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le 8 février 2023, Valérie Masson-Delmotte - nous l'entendions lundi dernier devant notre commission - et d'autres scientifiques du Giec ont fait paraître un article indiquant que la trajectoire d'investissements et d'activités de TotalEnergies n'était pas compatible avec la lutte contre le dérèglement climatique. Ils ajoutaient que l'entreprise TotalEnergies participait à des opérations de désinformation sur le climat. Confirmez-vous ces propos et pouvez-vous préciser la nature et l'impact des opérations concernées ?

En outre, vous avez mentionné l'interaction entre le groupe Total et l'État. Avez-vous documenté une telle collusion dans les grands projets d'investissements de l'entreprise, notamment en Ouganda, au Mozambique et en Papouasie-Nouvelle-Guinée ? L'État ne se mettrait-il pas au service d'un groupe dont les activités sont, encore une fois, incompatibles avec la stratégie climatique que nous développons ?

Quelques mots, enfin, du débat permanent entre l'offre et la demande. Au fond, il est totalement légitime de dire qu'il faudra produire du pétrole tant qu'on en consommera. Pour autant, on voit bien au travers des stratégies d'investissement et d'intervention sur les politiques publiques que l'offre crée la demande. En quoi l'investissement et les stratégies de désinformation participent-ils à la création de la demande ?

M. Christophe Bonneuil. - On ne peut pas vraiment fixer de date exacte s'agissant du consensus scientifique sur le basculement du climat. D'après les travaux d'histoire des sciences conduits ces dix dernières années, ce consensus se serait consolidé entre 1972, année de la conférence de Stockholm, et 1990, qui a vu paraître le premier rapport du Giec. Dans l'intervalle, en 1979, la première conférence mondiale sur le climat est organisée et le rapport de Jule Charney, de la National Academy of Sciences (NAS), est publié : 1979 serait donc la date équilibrée pour dater ce consensus. C'est le moment où les scénarios de refroidissement ont été totalement disqualifiés et on sait dès lors que les forêts et les océans ne pourront pas capturer assez de carbone par rapport au volume d'émissions émises. Les prédictions sur les degrés de réchauffement dans ce rapport de 1979 correspondent à celles que nous constatons aujourd'hui.

M. Pierre-Louis Choquet. - TotalEnergies s'est fait « taper sur les doigts » par plusieurs chercheurs du Giec, dont Mme Masson-Delmotte, qui considéraient que TotalEnergies utilisait de façon déformée les conclusions des rapports du Giec, notamment en engageant une discussion technique sur des scénarios qui valideraient leurs choix d'investissement et donneraient un cadre dans lequel leurs investissements seraient justifiés. C'est grâce à cette distorsion assez subtile des travaux du Giec - fondée sur des considérations très techniques, donc difficilement discutables par des personnes non expertes - que TotalEnergies parvient à présenter une stratégie d'investissements sous un jour plutôt favorable, puisque supposément adossée aux objectifs fixés par la communauté internationale. C'est cela qu'ont voulu critiquer les collègues du Giec. Ce genre de procédé est assez systématique dans toute l'histoire des sciences : à chaque collision entre des industries et des questions de santé publique ou d'environnement - on peut penser au tabac aux États-Unis ou au glyphosate -, les entreprises ont créé du « bruit », au sens photographique, pour que les débats n'émergent pas réellement ou qu'ils demeurent extrêmement techniques afin de donner l'impression que TotalEnergies continue d'être un interlocuteur raisonnable : cette stratégie d'occupation de l'espace empêche d'autres sujets d'émerger. Des publications diffusées à la fin des années 2010 révèlent que l'impact du méthane lié à l'extraction de gaz de schiste aurait été lourdement sous-estimé ces quinze dernières années, de l'ordre de 30 % à 40 %. Pourtant, cela fait quinze ans que Total intègre dans ses trajectoires climatiques la transition du pétrole vers le gaz, car ce dernier aurait un impact moindre. Le surinvestissement dans certaines controverses et le délaissement complet d'autres controverses - par exemple sur l'impact du méthane - empêchent de discuter concrètement de l'empreinte carbone effective des trajectoires de TotalEnergies. Engager ces débats demande beaucoup d'expertise. À l'heure actuelle, bon nombre de débats seraient légitimes, mais restent dans l'angle mort, car l'entreprise fixe le tempo et met sur la table uniquement les sujets qu'elle souhaite discuter.

J'en viens aux moyens éventuellement mobilisés par l'État au soutien des projets conduits dans certains pays que vous avez mentionnés. Nous n'avons pas voyagé dans ces pays. En l'occurrence, les enquêtes journalistiques sont les seules sources dont nous disposons. Je ne peux me prononcer à titre d'expert sur cette question. Néanmoins, il y a des présomptions de collusion d'intérêts, du moins de circulation entre les personnels du ministère des affaires étrangères - ceux des ambassades, notamment - et les cadres de l'entreprise. Ce ne serait guère surprenant : ce sont les tenants de la diplomatie économique, qui se pratique d'ailleurs dans d'autres secteurs industriels. Cela soulève toutefois la question de la cohérence de l'action de la France à l'étranger, surtout si celle-ci met son personnel diplomatique au service de projets qui contreviennent à l'accord de Paris.

Sur le sujet de l'offre et de la demande, je n'ai pas grand-chose à ajouter. Il me semble que M. le rapporteur a une bonne perception et de bonnes intuitions. TotalEnergies, grâce à l'offre et à la demande, a une capacité à faire perdurer ses débouchés ; elle a intérêt à ce que les instruments des politiques publiques aillent en ce sens. Il est facile de constater la demande et d'appeler à y répondre lorsque l'on est intervenu au préalable pour éviter l'instauration d'une taxe carbone, par exemple. De fait, c'est un problème insoluble.

M. Pierre Barros. - M. Choquet a publié une étude en 2021 sur les actions menées par TotalEnergies et Elf pour semer le doute sur les conséquences du rôle des énergies fossiles dans le réchauffement climatique. Il y explique comment ces deux entreprises ont nié le consensus scientifique de l'époque et comment elles ont mis à mal toute tentative européenne ou mondiale de taxer les énergies fossiles. J'aurais pu utiliser le conditionnel mais j'ai désormais, après votre présentation, l'impression qu'il s'agit d'une démarche volontaire. Les dommages causés par ces entreprises ont eu des conséquences importantes. Ces groupes ont notamment contribué à retarder la mise en place de législations qui auraient pu nous mettre plutôt sur une autre trajectoire.

Total est devenu TotalEnergies, un groupe multiénergies qui tient un discours en apparence différent. L'entreprise se félicite des avancées de la COP28 et d'un accord qui conforte sa stratégie ; elle annonce des objectifs ambitieux de neutralité carbone pour 2050 et ambitionne d'être l'un des acteurs majeurs de la production d'électricité renouvelable. Pourtant, en continuant dans le même temps à investir massivement dans la production d'énergie fossile d'ici à 2030, elle fait l'inverse de ce que préconise l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Ce double discours est assez troublant.

Est-ce là une nouvelle phase de la stratégie du doute ? Comment l'État peut-il lutter contre ce qui s'apparente à une nouvelle forme sophistiquée de fabrique du déni climatique ?

M. Jean-Claude Tissot. - Je souhaite connaître votre avis sur les propos tenus devant notre commission par Philippe Copinschi, qui estime que la seule solution pour réduire l'utilisation du pétrole consiste à jouer sur la demande, car TotalEnergies se contente d'y répondre. Il nous a également indiqué que, sur 20 milliards d'euros investis par l'entreprise, 16 milliards sont consacrés au pétrole et au gaz contre 4 milliards aux solutions bas-carbone. Quelle lecture faites-vous de ces constats ? S'agit-il d'une demande qui ne peut pas évoluer, ou bien d'une offre supposant d'investir encore massivement dans les énergies fossiles pour contraindre le marché de l'énergie ?

Le baril est vendu 75 dollars, alors que son coût d'extraction dans certains pays n'est que de 10 dollars : il s'avère très rentable. TotalEnergies n'a aucun intérêt à changer son modèle.

M. Copinschi a aussi évoqué la malédiction du pétrole : plus l'économie d'un pays dépend de ses matières premières, moins il est développé, y compris d'un point de vue social et démocratique. Est-ce une grille de lecture que vous partagez ?

L'installation par TotalEnergies de grandes infrastructures, comme le projet Tilenga en Ouganda, serait facilitée par l'absence ou la faiblesse de normes sociales, environnementales ou de sécurité dans certains pays. Partagez-vous ce constat ? Est-ce qu'une corrélation est envisageable selon vous ?

M. Pierre-Louis Choquet. - Pour répondre à cette dernière question, la malédiction des ressources est un constat largement documenté dans la littérature scientifique. Beaucoup de pays sont très riches en ressources alors que leur population reste notoirement pauvre. TotalEnergies ne fait pas beaucoup mieux : pour prendre l'exemple de la République du Congo, où j'ai mené des recherches de terrain, c'est un pays très pauvre, uniquement exportateur de produits pétroliers depuis cinquante ans. On pourrait en dire autant du Nigéria, du Mozambique ou de l'Ouganda, autant de pays dans lesquels la découverte de ressources ne se traduit pas forcément par une hausse du développement.

Sur la question de la demande, je suis assez d'accord avec M. Jadot. Il faut sans doute faire baisser la demande en créant des taxes qui peuvent être réparties de façon juste. On pourrait par exemple taxer le kérosène : je ne pense pas que les personnes qui sont en difficulté matérielle aujourd'hui en France prennent souvent l'avion.

Si les groupes d'intérêt industriels opposent alors qu'il n'est pas raisonnable de baisser la demande, cela signifie qu'ils ne sont pas extérieurs à la construction de la demande. C'est pourquoi il faut réduire tous les lieux où ils tentent de défendre leurs intérêts, notamment en ce qui concerne le prix du carburant.

On pourrait imaginer la création d'une autorité, dépendant par exemple de l'Agence de la transition écologique (Ademe), du Haut Conseil pour le climat (HCC) ou de l'Autorité des marchés financiers (AMF), pour auditer, sous le contrôle d'experts rémunérés à ce titre, les scénarios de TotalEnergies. En effet, la construction de la stratégie du doute se fonde aujourd'hui sur des manoeuvres dilatoires : il s'agit pour l'entreprise de sophistiquer les controverses et d'en faire des sujets d'experts pour que le temps d'entrée dans les dossiers soit très élevé. Il devient ainsi très compliqué de discuter des scénarios sur le fond. De plus, TotalEnergies produit des rapports tous les ans ; les éléments qui y sont ajoutés permettent de contrer un certain nombre d'objections. Il y a, là aussi, une stratégie dilatoire contre laquelle il est difficile de lutter.

On pourrait exiger que TotalEnergies ne communique plus uniquement sur l'objectif zéro émission nette, qui sera prétendument atteint en 2050, car l'entreprise ne mentionne pas dans ces communications le budget carbone, soit le volume total d'émissions impliquées d'ici là. Il s'agirait alors de réclamer de nouveaux indicateurs, de nouvelles métriques, mais cela aurait pour conséquence de continuer à expertiser cette controverse. C'est une difficulté qu'il faut résoudre et nous devons nous en donner les moyens.

M. Christophe Bonneuil. - Je partage les propos de M. Copinschi sur l'offre et la demande. En la matière, les politiques publiques qui ont le mieux fonctionné ont souvent joué sur les deux : je pense au tabac, à l'alcool et à l'amiante. On a joué sur la demande avec la taxation mais on a aussi édicté un certain nombre d'interdictions - utilisation de l'amiante ou vente d'alcool aux moins de 18 ans, entre autres.

Il y a eu un contrôle extrêmement strict sur les questions de conflits d'intérêts à la suite du scandale de l'amiante. Les experts qui interviennent sur les dossiers de médicaments ou des questions sanitaires doivent veiller à bien déclarer les potentiels conflits d'intérêts. Or aujourd'hui, malheureusement, on retrouve des situations de potentiels conflits d'intérêts : je trouve que ces climatologues sont merveilleux et qu'ils ne sont pas en conflit d'intérêt à titre personnel, mais je sais que les meilleurs laboratoires de climatologie bénéficient de financements de la part de TotalEnergies pour leurs recherches. L'entreprise passe des conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre) et est associée à des chaires d'excellence dans les meilleurs laboratoires français de climatologie, tels que le Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE). Les climatologues liés à TotalEnergies comptent parfois parmi les experts du Giec. Il y a un problème de non-séparation clinique entre les besoins d'une expertise publique indépendante et la présence de cette grande multinationale dans nos laboratoires. L'université de Pau dépend pour une grande partie de ses revenus propres du financement de TotalEnergies. Il y a une vigilance à avoir sur cette question de l'indépendance de la recherche.

Permettez-moi de faire une comparaison avec l'esclavage. À la fin du XVIIIe siècle, tout le monde pensait que ce n'était pas un problème et qu'on ne pouvait rien y changer. Les deux tiers du commerce extérieur de la France et de l'Angleterre dépendaient alors des Antilles, terre des plantations sucrières. Soixante-quinze ans plus tard, l'esclavage et la traite transatlantique ont été abolis. C'est en partie du fait de boycotts et de pétitions, mais aussi de décisions. Ainsi, après la convention de Vienne de 1815, l'Angleterre a construit une flotte spécifique pour bloquer les navires négriers : des actions ont existé pour empêcher les nuisances à la source. Il faut penser à la fois à la régulation de l'offre et de la demande. Aujourd'hui, l'équivalent des bateaux négriers pour le climat, ce sont les bombes climatiques. Nous savons où elles se trouvent et quelles conséquences elles emportent. À un moment donné, il faudra que des décisions soient prises, probablement à l'échelle internationale, pour contrôler les sites d'extraction des énergies fossiles et concrétiser les demandes de l'AIE.

Comment allons-nous nous en donner les moyens ? Je pense qu'un défi politique se profile devant nous ; il est plus facile d'interdire l'amiante ou les chlorofluorocarbures (CFC), car ils n'ont pas le même rôle moteur pour toute notre économie que les énergies fossiles. C'est le défi de notre civilisation que d'être capable de réduire, voire de se priver, d'une ressource clé ! Il est assez rare, au cours de l'histoire, d'avoir diminué une consommation matérielle. Nous ne sommes toujours pas passés du charbon au pétrole : on n'en a jamais consommé autant qu'aujourd'hui, nous n'avons pas eu de transition du charbon vers le pétrole. Jean-Baptiste Fressoz montre que, pour seulement étayer ses mines de charbon, l'Angleterre consommait plus de bois à la fin du XIXe siècle que tout celui qu'elle avait consommé à la fin du XVIIIe siècle. Au vu du contexte d'accumulation des flux matériels, nous devons relever un défi politique : contrôler la dynamique folle que nous avons enclenchée depuis deux siècles. C'est la responsabilité de notre génération et je n'ai pas de solution, évidemment.

M. Roger Karoutchi, président. - Étant moi-même historien, je ne partage pas tout à fait l'analyse que vous faites de l'abolition de l'esclavage, qui me semble davantage liée à l'industrialisation et à la révolution démographique. Au XVIIIe siècle, les populations peu nombreuses utilisent beaucoup d'esclaves. Au XIXe siècle, l'explosion démographique dans les sociétés modernes vient justement tarir ce besoin.

M. Christophe Bonneuil. - Des études ont pourtant montré que la machine à vapeur n'a pas du tout fait disparaître l'esclavage et qu'il s'est justement maintenu dans des zones où on l'utilisait beaucoup.

M. Roger Karoutchi, président. - C'est un débat d'historiens, sûrement passionnant, qui n'a pas de lien avec notre commission d'enquête.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je souhaite revenir sur la politique en matière de ressources humaines du groupe TotalEnergies, notamment sur les rémunérations et les capacités de progression au sein de l'entreprise. Monsieur Choquet, dans un article publié en 2017, vous avez écrit ceci : « Pour les cadres dirigeants pouvant prétendre à faire carrière, la perspective d'atteindre des postes à responsabilité est alléchante, mais implique de remplir des objectifs de performance bien précis, qui ont eux-mêmes des répercussions environnementales directes. » TotalEnergies a plusieurs fois affiché sa volonté de diversification énergétique. Cette communication s'est-elle accompagnée d'une véritable réflexion en matière de transition des métiers et des compétences des salariés vers les énergies renouvelables ? Il me semble que vous avez étudié le projet d'entreprise One Total : y a-t-il eu des évolutions positives ces derniers temps ?

Mme Sophie Primas. - Je précise à l'intention de mon collègue Tissot que nous n'avons pas besoin d'une commission d'enquête pour connaître les publications de M. Bonneuil.

Bien sûr, TotalEnergies est l'objet de notre commission d'enquête. Mais je souhaiterais savoir si on observe le même constat au sujet des autres compagnies pétrolières mondiales, qu'elles soient européennes ou non. Jouent-elles le même rôle de désinformation mondiale sur le réchauffement climatique depuis toutes ces années ? Pour faire simple, TotalEnergies est-elle pire ou meilleure que les autres entreprises du secteur ?

Par ailleurs, y a-t-il des États qui, à titre individuel, ont mis en place de nouveaux moyens, tels que des moyens de contrôle, dont on pourrait tirer exemple ?

Enfin, pourriez-vous être plus précis sur les moyens mobilisables que vous recommandez ? J'étais présente dans l'hémicycle quand Nicolas Hulot, alors ministre de la transition écologique, appelait à cesser les forages et l'exploitation pétrolière en France. Je crains que sa loi n'ait pas eu beaucoup d'impact sur le climat à l'échelle mondiale.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Ni même en Gironde !

Mme Sophie Primas. - Ni en Seine-Maritime, nulle part. Vous évoquiez tout à l'heure les émissions de méthane liées au gaz de schiste. Or cela fait plusieurs années que nous avons interdit son exploitation. Comment les moyens de l'État français pourraient-ils être mobilisés et mobilisables pour avoir un véritable impact sur le climat ?

M. Christophe Bonneuil. - Les entreprises pétrolières ont le même comportement jusqu'à la fin des années 1990, parce qu'Exxon est leader et qu'il y a beaucoup d'échanges de stratégies entre les multinationales au sein de la Chambre de commerce internationale et de l'International Petroleum Industry Environmental Conservation Association (Ipieca). Les entreprises françaises ont donc copié la stratégie d'Exxon. Elles divergent seulement à partir de la première COP en 1995 et l'approche du protocole de Kyoto. Les compagnies européennes Elf, Total, BP et Shell étaient confrontées à une opinion publique différente de celle qu'on observait aux États-Unis : le climatoscepticisme est beaucoup moins financé en Europe qu'aux États-Unis. C'est pourquoi nos entreprises ont été capables de se désolidariser de la ligne antiscientifique et climatosceptique dure d'Exxon, que celle-ci a maintenu quasiment jusqu'à aujourd'hui. Les multinationales européennes, elles, mènent plutôt une stratégie d'obstruction et de procrastination très sophistiquée, sous forme de promesses technologiques et de lobbying, tout en faisant preuve d'une certaine déférence à l'égard du consensus scientifique - déférence qu'Exxon ne commence à manifester que ces tout derniers temps.

M. Pierre-Louis Choquet. - La politique en matière de ressources humaines n'est pas un terrain facile d'accès pour le sociologue que je suis. J'ai tout de même mené des entretiens chez Total entre 2014 et 2018. À cette période-là, la voie royale pour faire carrière consistait à rentrer à l'exploration-production. Cette activité est la vache à lait de l'entreprise : en effet, l'importante distorsion entre le prix du baril et son coût de revient permet de faire des marges importantes. Les jeunes cadres prometteurs sont encouragés à enchaîner plusieurs expatriations. Bien entendu, le fait de devenir directeur d'unité sur une plateforme offshore, puis directeur de filiale, incite davantage à augmenter le nombre de barils qu'à respecter nos objectifs climatiques. Ce serait complètement antithétique par rapport à l'activité opérationnelle du groupe : on ne peut pas à la fois produire du pétrole et être incité à réduire significativement les gaz à effet de serre - sauf pour les émissions de torchage - ces gaz résiduels brûlés au moment de l'extraction -, qui ne sont pas négligeables mais qui ne sont pas le centre du problème. Cela fait quarante ans que les entreprises promettent de réduire les émissions de torchage avec des objectifs à hauteur de 50 % en vingt ans...Cela en dit long sur le niveau d'émissions de départ.

Symboliquement, il reste assez difficile de construire des parcours de carrière dans le solaire et l'éolien chez TotalEnergies, d'autant que les investissements relatifs dans les énergies renouvelables - hors gaz évidemment - restent très faibles : ils sont toujours inférieurs à 10 %.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Pardon d'insister, mais les équipes sont-elles mobilisées sur les énergies renouvelables ?

M. Pierre-Louis Choquet. - À ma connaissance, il y a eu quelques grincements de dents du côté de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) lorsque TotalEnergies a décidé d'investir dans les sables bitumineux. Mais il s'agissait davantage d'une désapprobation manifestée par quelques individus isolés que d'une véritable objection au sein même de la branche exploration-production. Au contraire, on constate plutôt un alignement avec les objectifs de la direction, de même qu'une valorisation en interne de la culture du pétrole et du gaz. Les salariés de l'entreprise considèrent ainsi que la population méconnaît la difficulté des métiers consistant à extraire ces ressources. De fait, la plupart des Français ignorent comment est produite l'essence qu'ils mettent dans leur réservoir. Du reste, lorsque je faisais mon enquête de terrain, je me suis rendu compte que le personnel de TotalEnergies avait une connaissance des enjeux climatiques assez superficielle, mais les choses ont peut-être évolué, il faudrait enquêter.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Le groupe TotalEnergies s'organise-t-il pour diversifier les activités de son personnel, notamment sur les énergies renouvelables ?

M. Pierre-Louis Choquet. - La meilleure chose qu'on puisse regarder c'est la part des investissements alloués à ces énergies : elle reste très faible. TotalEnergies a fait des découvertes significatives au Guyana, au Suriname et surtout en Namibie, annonçant la réalisation de mégaprojets extractifs et l'investissement de centaines de millions, voire de milliards d'euros. Cela va continuer à alimenter la culture des énergies fossiles au sein de l'entreprise.

Vous m'avez interrogé sur l'opérationnalisation. La production d'informations serait notamment exigée pour les investisseurs. Vous possédez peut-être vous-mêmes des actions TotalEnergies au travers de vos produits financiers, chacun d'entre nous est probablement exposé à cette entreprise : à moins d'être soi-même expert, on risque de ne pas y voir très clair. Si l'on demandait à l'entreprise de communiquer sur ses budgets carbone, on se rendrait vite compte que ceux-ci ne sont pas du tout compatibles avec l'objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré. Il y a donc une exigence de simplification de la communication autour d'indicateurs qui ne peuvent pas vraiment être contournés.

Par ailleurs, on pourrait conférer une portée extraterritoriale à la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement, défendue par Nicolas Hulot, mais cela serait très difficile. Il faut cesser de croire qu'on édicte des interdictions pour le plaisir : le climat a un coût.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous n'avons pas encore la capacité de légiférer à l'échelle internationale. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pourrait envisager d'élaborer une convention, mais je doute que nous puissions imposer nos règles de façon extraterritoriale.

Monsieur Choquet, il me semble que vous avez dit avoir « fait du terrain » lorsque vous avez évoqué TotalEnergies il y a quelques instants. Pour la bonne transparence de cette commission, pourriez-vous préciser votre propos ?

M. Pierre-Louis Choquet. - Je parlais de mes recherches ; je n'ai jamais été salarié de cette entreprise.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur Bonneuil, lors de votre présentation liminaire, vous avez évoqué le risque juridique de TotalEnergies du fait de stratégies d'influence, de désinformation ou de greenwashing. Pouvez-vous préciser le risque auquel s'expose l'entreprise, en France ou ailleurs, pour avoir participé, d'une certaine manière, au déni climatique ?

M. Christophe Bonneuil. - Je vous invite à recevoir des juristes qui travaillent sur ces questions. Il y a des centaines de contentieux climatiques en cours aux États-Unis, et des dizaines en Europe. Nous ne disposons pas encore de leurs conclusions. Il est donc très difficile de dire quelles seront les positions des juges. On ne sait pas non plus si des normes présentant un impact modeste, comme la loi relative à la responsabilité sociale des entreprises (RSE), seront renforcées par le législateur dans quelques années. Les comportements moralement répréhensibles dans le passé seront-ils pris en compte ou seront-ils couverts par une non-rétroactivité ? Toutes ces interrogations demeurent ouvertes. À mon sens, c'est surtout une question de prise de conscience, de rapport de force politique. Le droit n'est pas quelque chose de magique. Ce n'est pas parce qu'il y a des recours en justice que les entreprises pétrolières vont faire faillite. Les entreprises du secteur ont l'habitude de gérer ces contentieux depuis des décennies grâce à des armées d'avocats ; elles parviennent même à retarder les procédures. Les contentieux climatiques actuels ne seront donc pas la solution magique au dérèglement climatique, si, en parallèle, on ne prend pas les décisions politiques qui s'imposent.

M. Roger Karoutchi, président. - Je remercie MM. Bonneuil et Choquet pour leur venue ce matin. Si le droit n'est pas magique, la loi ne l'est pas non plus.

Audition de M. Patrice Geoffron, professeur d'économie,
directeur du Centre de géopolitique de l'énergie et des matières
(Jeudi 1er février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous recevons désormais M. Patrice Geoffron, directeur du Centre de géopolitique de l'énergie et des matières premières (CGEMP) et professeur d'économie à l'université Paris Dauphine-PSL.

Notre commission d'enquête a souhaité vous entendre, monsieur Geoffron, sur les questions énergétiques mondiales, en particulier l'économie du pétrole. Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, je vous indique que la présente audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrice Geoffron prête serment.

Par ailleurs, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

M. Patrice Geoffron, professeur d'économie, directeur du Centre géopolitique de l'énergie et des matières premières. - J'ai plusieurs éléments à vous signaler. Je suis professeur à l'université Paris-Dauphine-PSL, où je dirige l'équipe Énergie-climat. Deux de nos chaires de recherche au moins sont associées à TotalEnergies : la chaire Économie du climat, que nous avons créée il y a une quinzaine d'années avec Christian de Perthuis et la Caisse des dépôts et consignations (CDC), dont TotalEnergies est l'un des partenaires, et la chaire Marchés européens de l'électricité, dont Électricité de France (EDF) et Réseau de transport d'électricité (RTE) sont les partenaires, ainsi que Direct Énergie, qui a depuis rejoint TotalEnergies.

Pour ce qui est des concurrents de TotalEnergies, je suis administrateur indépendant d'Elengy, la filiale d'Engie qui importe du gaz naturel liquéfié (GNL) en France. Par ailleurs, je suis membre du conseil scientifique d'Engie, ainsi que de ceux de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). À ce titre, je ne suis sollicité que sur les questions de décarbonation.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie. Votre réponse sera mentionnée au compte rendu de notre réunion.

M. Patrice Geoffron. - En préalable aux questions qui m'ont été posées et auxquelles on m'a demandé de répondre par écrit d'ici à la fin du mois, j'ai préparé quelques diapositives pour l'audition de ce matin. Rien de ce qui a été dit par mes collègues auparavant ne soulève de désaccord ; il existe cependant des nuances.

M. Patrice Geoffron présente à la commission divers documents.

Je souhaiterais tout d'abord revenir sur la vitesse de la décarbonation, qui est une question récurrente : on l'a vu lors des débats sur le phasing down et du phasing out à la COP28. Si l'on regarde les données historiques, il n'y a pas de retournement de la courbe concernant le niveau d'émissions liées aux usages de l'énergie, à l'exception de périodes de crise. La moyenne annuelle, d'environ 1 % par an, est certes moindre que celle observée au début de ce siècle, mais elle est sans rapport avec ce qu'il conviendrait de faire : on devrait opérer un changement plus ou moins violent selon que l'on vise une trajectoire de limitation du réchauffement à 1,5 degré ou à 2 degrés.

Il ne faut surtout pas se risquer à aller vers ces 2 degrés. Mais on voit bien que la dizaine d'années qui s'étend entre le scénario le plus court et le scénario le plus long a une valeur économique pour les exploitants des ressources fossiles, d'abord pour les pays qui en ont dans leurs sous-sols, ensuite pour les opérateurs, et enfin pour nous-mêmes, pour peu que nous possédions un véhicule ou une chaudière thermiques. Bref, cette question du temps de la décarbonation est absolument essentielle.

Il me semble que l'Accord de Paris a introduit une rupture dans les esprits. Un consensus assez large existe désormais sur la nécessité d'agir. En revanche, il n'y a pas de consensus sur le rythme de l'action, ce qui est hautement problématique.

Par ailleurs, vous avez évoqué au cours de vos débats l'impact économique, notamment sur le secteur pétrolier, de ce que pourrait être une action plus ou moins rapide. On peut faire un petit calcul de coin de table à partir des scénarios de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), laquelle s'oppose à l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) sur l'horizon auquel un retournement de la demande des énergies fossiles - peut-être du pétrole - pourrait intervenir.

Selon le scénario le plus haut - celui dans lequel la demande de pétrole stagnerait assez durablement -, le prix du baril en 2040 s'élèverait à 90 dollars. Rapporté à 100 millions de barils, cela assurerait un chiffre d'affaires quotidien du brut de 9 milliards de dollars.

Le scénario intermédiaire est plus ambitieux en termes de décarbonation. Il est donc adossé à une demande qui est moindre : les 70 millions de barils vendus à 70 dollars pièce garantissent un chiffre d'affaires de 5 milliards de dollars par jour.

Enfin, selon le scénario zéro émission nette, le seul qui soit conforme aux objectifs de l'Accord de Paris pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, les 40 millions de barils qui devraient s'écouler à 30 dollars l'unité rapporteraient chaque jour environ 1,5 milliard de dollars. Voilà comment l'enjeu se traduit en termes économiques.

Pour ne pas directement impliquer TotalEnergies, je me suis fondé sur les scénarios de l'entreprise BP. Ils nous indiquent comment procéder en matière de transports, secteur dans lequel la demande serait tirée vers le haut. Des efforts d'efficacité pour s'orienter vers des fuels alternatifs et les véhicules électriques pourraient concourir à une décroissance plus ou moins forte de la demande.

Qui consomme quoi, et qui produit quoi ? Voilà une question qui est souvent revenue au cours de vos échanges. En l'occurrence, nous nous appuyons sur les prévisions de moyen terme émises par l'AIE et pour lesquelles il y a le moins de raisons d'imaginer une rupture. L'horizon 2028 est vraiment très proche et nous avons une assez bonne vision des tensions qui sont susceptibles de se dessiner du fait du découplage du monde entre la partie la plus avancée, à savoir l'Amérique du Nord et l'Europe, et d'autres parties plus ou moins dynamiques, telles que l'Asie-Pacifique.

En l'état actuel, l'Asie-Pacifique représente au bas mot la moitié du monde en termes de consommation énergétique et d'émissions. Dans le discours des entreprises pétrolières, on retrouve ce point de tension entre une partie du monde d'ores et déjà la plus avancée - timidement cependant - en matière de décarbonation, c'est-à-dire les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les pays qui souffrent d'un déficit massif d'accès à l'énergie, pour l'essentiel l'Afrique, et enfin l'Asie dynamique, qui va tirer cette demande.

Les discours des entreprises pétrolières européennes, dont TotalEnergies, reflètent une contradiction entre la nécessité de répondre à la demande dans une partie du monde et, dans l'autre, de trouver des marchés dans lesquels il est possible de déployer des solutions de décarbonation plus rapidement.

À l'horizon 2028, on observe une capacité de transformation qui n'est pas homogène. Elle pourrait croître de manière assez significative - mais toujours insuffisante - dans le domaine des transports grâce à la mutation vers le véhicule électrique, ainsi que dans le domaine de la chimie et de la pétrochimie, où la demande reste stable ou légèrement croissante. Il me semble que cette dimension sectorielle a son importance.

Les données d'une ONG viennent corroborer les propos qu'ont tenus Mme Valérie Masson-Delmotte et M. François Gemenne devant votre commission d'enquête, lundi dernier. En ce qui concerne les engagements climatiques et leur mise en oeuvre, y compris à court terme, les entreprises pétrogazières européennes sont dans le wagon de tête d'un tortillard - je pense que c'est la bonne manière de présenter les choses.

Lorsqu'on discute avec des entreprises américaines de ces questions, on se rend compte qu'il n'y a aucune forme d'engagement et que des actions juridiques sont même intentées à l'encontre d'investisseurs qui essaieraient de leur tordre le bras.

Bien entendu, les grands pays producteurs, qui sont assis sur des ressources extrêmement importantes, ne manifestent pas le même volontarisme timide observable chez les entreprises européennes. Il me semble important de garder cette hiérarchie à l'esprit. Selon Mme Valérie Masson-Delmotte, TotalEnergies a reçu la note de dix sur vingt compte tenu de ses trajectoires de transition. On est dans cet ordre d'idées.

Je pense que les entreprises, y compris celles européennes, se trompent lourdement. Je vous le rappelle, je suis professeur à l'université Paris Dauphine-PSL. On n'a pas de raison consubstantielle d'avoir un couteau entre les dents. Si l'on regarde les mécanismes du capitalisme, ce qui est en train d'être mis en oeuvre par les grandes entreprises pétrolières et gazières est vraiment une solution perdante. Finalement il y a plusieurs familles de scénarios, selon les données du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec).

Il y a les scénarios d'une dérive climatique, avec une hausse de 3 degrés, voire au-delà dans les scénarios du pire. On peut espérer les avoir écartés grâce aux mesures mises en oeuvre par les COP, mais sans garantie à ce stade. Dans ces scénarios, de fait, il n'y a pas d'argent à gagner ; il s'agit d'une espèce de terre inconnue économiquement, qui est frappée par des malédictions macroéconomiques, par de l'instabilité, par un caractère fractal du prix des énergies - notamment du pétrole - et probablement par des guerres - même s'il est très difficile de faire de la géopolitique fiction. Nous en avons d'ailleurs eu des préfigurations au cours de cette décennie. Le graphique du Giec retrace ces différents scénarios. La courbe du bas correspond grosso modo à celle du well below 2 degrees, c'est-à-dire au niveau le plus ambitieux de l'Accord de Paris. Pour dire les choses simplement, le monde serait sauvé. La courbe bleu clair correspond au scénario d'une hausse de 2 degrés, avec une évolution du monde d'ores et déjà très dangereuse, à en croire les derniers rapports du Giec. Au-delà, il y a une espèce de terre inconnue, avec des dérives et deux familles de risques.

Premièrement, les risques physiques. Nous y avons été confrontés dernièrement dans le Nord, le Pas-de-Calais ou ailleurs, où nous avons dû faire face au dérèglement climatique et à ses conséquences, notamment en termes économiques. Il s'agit vraiment là d'un monde inconnu.

Deuxièmement, les risques de transition. C'est, par exemple, au moment où nous parlons, Paris ceinturé par des tracteurs et les agriculteurs qui nous interpellent sur les conditions de la transition. Un concept économique est notamment extrêmement important : celui de stranded asset, c'est-à-dire des actifs échoués. Un actif échoué, c'est par exemple une centrale à charbon allemande qui, par hypothèse, arrêterait de fonctionner en 2030 ou en 2035 versus 2050. Ce sont des milliards de barils de pétrole, y compris ceux qui sont qualifiés dans vos débats de « bombes climatiques », et qui pourraient ne pas trouver de débouchés. Plus près de nous, les actifs échoués, ce sont également ces logements qui pourraient sortir du marché ou perdre de leur valeur. J'en parle en connaissance de cause, car j'ai fait partie de l'équipe qui a accompagné pendant un an la Convention citoyenne pour le climat - ça a été une expérience bouleversante.

Voilà donc quels sont les deux types de risques. Selon moi, les majors européennes auraient intérêt à aller plus rapidement vers les scénarios du bas parce que, de toute façon, les scénarios du haut sont des scénarios dans lesquels on ne peut pas gagner d'argent en raison de l'instabilité qui prévaudra. Nous verrons, dans les mois à venir, ce que supposerait pour la France de s'adapter à un monde où il fera 4 degrés de plus. Les entreprises pétrogazières pourraient donc avoir intérêt à se montrer pionnières et à se détacher du reste du train, à condition naturellement de convaincre les parties prenantes et de ne pas être désertés par leurs actionnaires.

C'est un point qui me tient à coeur avec mon équipe, personne n'a encore très bien compris ce que signifiait l'Accord de Paris en termes économiques. On évalue l'Accord de Paris en termes de milliards de tonnes de dioxyde de carbone (CO2) émis, en termes de degrés et d'objectifs, mais pas en termes d'impact sur le modèle de croissance. Or il sera difficile de sortir du pétrole, du gaz et du charbon. Au niveau mondial, nous sommes une start-up qui a réussi dans des proportions qui sont proches de celles des Gafam. Le PIB mondial aujourd'hui est à peu près 100 fois plus élevé qu'en 1800. Or, dans notre modèle économique, pour créer de la richesse, jusqu'à maintenant et sans exception, il faut brûler plus de carbone. Voilà le coeur de nos modèles économiques. Pour mettre en oeuvre l'Accord de Paris en fonction du 1,5 degré de l'objectif du well below 2 degrees, il faut donc descendre le long de cette pente. Cela signifie qu'il faudra émettre en 2050 à peu près autant de CO2 qu'avant 1950. Entre temps, la population mondiale aura peut-être été multipliée par environ 3,5 et le PIB par 10. Je dis bien « peut-être », car rien ne garantit que nous ayons une telle croissance dans le monde d'après. Il y a beaucoup de débats et d'incertitudes : l'histoire, encore une fois, ne nous offre pas d'exemple...

Je sais que c'est une des questions que vous avez posées à mes collègues, mais je n'ai pas de solution sur la manière de tordre le bras des pétroliers. En revanche, je sais ce qu'on peut faire, nous Européens et nous Français. Il faut que l'on mette en oeuvre ce que nous nous sommes engagés à faire, à savoir le « Fit for 55 ». Cela signifie pour la France, en termes de réduction des importations de pétrole, par exemple dans les transports, selon le secrétariat général à la planification écologique (SGPE), passer de 130 millions de tonnes de CO2 à 92 millions de tonnes en 2030.

Si l'on regarde la trajectoire des émissions des transports, on s'aperçoit qu'il y a une espèce de faux plat montant depuis des décennies. Mais si nous parvenons à casser cette courbe, on importera, entre maintenant et 2030, 100 milliards d'euros de pétrole en moins, simplement pour la France. Nous avons là, me semble-t-il, un outil. Est-il puissant ? Je l'ignore, mais c'est le seul outil dont nous disposions susceptible d'être efficace pour faire pression sur les pétroliers. Les Européens doivent se mettre à l'abri de ces folies, que ce soit sur le prix du pétrole ou le prix du gaz. Il faut bien avoir à l'esprit que les boucliers et amortisseurs de natures diverses qui ont dû être mis en oeuvre en Europe pour échapper au choc de 2022 sont évalués par le think tank Bruegel, basé à Bruxelles, à 700 milliards d'euros - une centaine de milliards d'euros pour la France. Il est intéressant de comparer ce chiffre avec l'effort spécifique qu'il a fallu faire à la pompe, soit 8 milliards d'euros, versus le soutien aux véhicules électriques en année pleine, soit environ 1,5 ou 2 milliards d'euros.

Beaucoup de choses vont donc se jouer dans cette décennie. Si les Européens parviennent très rapidement à faire la démonstration qu'il est possible de rompre ou de réduire très fortement le lien avec le pétrole, mais également avec le gaz en le verdissant, cela pourrait constituer un outil puissant. Premièrement, en envoyant le signal que les pays les plus avancés peuvent s'orienter vers des trajectoires ambitieuses. Deuxièmement, même si nous ne sommes pas le marché le plus dynamique, en envoyant un signal aux investisseurs et aux grandes entreprises pétrogazières quant à l'évolution de la demande. In fine, cela nous permettra également de faire des économies et de tenir nos sociétés à l'abri des chocs comme celui de 2018-2019. La crise des « gilets jaunes » était foncièrement une crise de la transition. On a incriminé à cette période la mise en oeuvre d'une taxe carbone dans des conditions
- convenons-en - qui n'étaient pas optimales. Mais l'élément déclencheur a été la multiplication par deux, entre 2016 et 2018, du prix du pétrole. Si l'on regarde bien, depuis le début du siècle, il y a une bonne dizaine d'années durant lesquelles le prix du pétrole augmente sur une année donnée de plus de 50 %.

L'Europe est constituée de vieux pays émergents. La France, qui importe 100 % de son charbon, 99 % de son pétrole et 98 % de son gaz, ne fait pas exception. Nous avons donc là un parfait alignement dans nos intérêts. Nos ambitions environnementales, jusqu'alors, étaient assez largement fondées sur nos responsabilités historiques. Quoi qu'il en soit, notre sécurité collective est en jeu : on ne peut pas se permettre de revivre des années qui ressemblent à celles que nous venons de traverser, avec seulement trois mois de stocks de pétrole et pas plus de garanties sur le gaz !

Le président Joe Biden a annoncé ces derniers jours un moratoire sur les infrastructures d'exportation. Si Donald Trump devait arriver au pouvoir, rien ne nous laisse imaginer qu'il conduira une politique plus volontariste. Il nous faut donc réagir. Cette action me paraît aller dans le sens de l'intérêt général des Européens, singulièrement des Français. C'est selon moi l'outil le plus puissant que nous ayons pour conduire les entreprises pétrogazières à considérer différemment à l'avenir les scénarios de référence, et à revoir leurs stratégies s'ils veulent continuer à réaliser des bénéfices.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez évoqué le pire scénario en termes de dérèglement climatique. Selon vous, il s'agira d'une économie où l'on ne fera plus d'argent. Se pose également la question des actifs échoués. On a l'impression que l'économie de la décarbonation sera une économie où les pétroliers réaliseront moins de bénéfices. On mesure bien l'interaction entre l'offre et la demande, mais comment intervenir à l'échelle de l'Union européenne ou de la France dans une économie du pétrole très mondialisée ? Vous avez aussi évoqué le risque de déstabilisation mondiale. En quoi l'économie du pétrole est-elle aujourd'hui un enjeu de géopolitique ? Vous avez évoqué la responsabilité de la France dans la réduction de la demande. Vous savez bien que l'État français, y compris par sa diplomatie économique, participe à des activités d'exploration ou d'exploitation de pétrole et de gaz en dehors de ses frontières. Est-ce aussi un moyen de tordre le bras aux compagnies pétrolières ? Faut-il a minima arrêter de les aider dans cette recherche de pétrole et de gaz ? Enfin, vous avez évoqué la question du GNL. Mais il y a GNL et GNL. Selon qu'il s'agisse de gaz conventionnel ou de gaz de schiste, l'impact n'est pas le même sur le climat. Comment distinguer dans nos importations la part des deux ?

M. Roger Karoutchi, président. - Nous avons un peu le sentiment, depuis le début de ces auditions, que la France et l'Europe veulent bouger et entrer dans les énergies renouvelables, contrairement à d'autres pays, notamment les grands pays producteurs, qui souhaitent se développer, rattraper leur retard économique et exploiter la ressource qui constitue leur seule richesse. Comment parvenir à un équilibre ? Les pays les plus développés ont signé l'Accord de Paris, mais quid des autres ? Vous avez parlé d'un schéma ou d'un scénario à perte, dans lequel les entreprises pétrolières comme TotalEnergies ne gagneront plus d'argent. Mais j'imagine que les compagnies, françaises comme internationales, savent compter. Pourquoi ne s'orientent-elles pas plus vite vers des choix qui leur permettraient de continuer à gagner de l'argent en misant sur les énergies nouvelles ?

M. Patrice Geoffron. - Je suis désormais un trop vieux professeur pour avoir foi en la capacité de discernement des investisseurs, notamment dans une période aussi difficile...

M. Roger Karoutchi, président. - Nous voilà rassurés !

M. Patrice Geoffron. - ... d'autant que même le scénario merveilleux de la croissance verte est potentiellement porteur de beaucoup de violences ! On peut imaginer notamment que les investisseurs fassent des déplacements extrêmement sensibles de leur portefeuille d'investissements. Il existe une difficulté collective à se figurer le monde d'après. Les États européens sont, encore une fois, de vieux pays émergents. Ils émettent du CO2 depuis le XIXsiècle et ils ont à peu près tout cramé ! Ils expérimentent aujourd'hui les difficultés de cette transition.

Je ne suis pas du tout surpris, dans une période aussi singulière du point de vue historique, que l'on soit perdu sur la manière de faire des affaires à l'avenir. D'ailleurs, il me semble que TotalEnergies a évolué sur ce point. On peut trouver des conférences de son président à Sciences Po sur internet où il évoque, un peu après l'Accord de Paris, un scénario raisonnable consistant à viser plutôt une hausse de 3 degrés. Ce n'est plus du tout la référence ni chez TotalEnergies ni ailleurs : la conviction commune s'est installée que dans un monde avec 3 degrés de plus, on ne survivrait pas !

Si la transformation du monde doit s'opérer de cette manière - qui est la plus positive -, on basculera dans un monde dans lequel beaucoup d'équilibres vont être modifiés, un monde dans lequel il va falloir trouver également des manières efficaces de compenser les perdants - on le voit dans nos sociétés - pour leur permettre de s'adapter - peut-être même entre les États. Vous avez souligné, monsieur le président, que beaucoup de pays, en particulier en Afrique, nous répondent assez légitimement que nous ne sommes pas en droit de leur donner des leçons, car c'est nous qui avons saturé l'atmosphère en gaz à effet de serre (GES). Je ne plaide donc pas pour leur donner des leçons. En revanche, dans l'intérêt de notre sécurité, nous avons pour obligation d'avancer beaucoup plus vite vers la décarbonation, notamment en aidant à la maturation d'un certain nombre de technologies, ainsi qu'à la diminution de leur prix, afin de faciliter leur diffusion. Certains continents sont en train d'émerger, mais ce n'est pas le cas de l'Afrique où 600 millions de personnes n'ont pas accès à l'électricité. Tout en avançant vers leur propre décarbonation, l'Europe et les États-Unis ont une responsabilité particulière dans le fait de permettre aux Africains d'accéder à ces formes d'énergies modernes. Sinon, comment pourrait-on leur faire grief d'exploiter leurs propres ressources ?

Monsieur le rapporteur, je vais avoir du mal à répondre à vos questions. En revanche, j'ai reçu une liste d'une quinzaine de questions pour lesquelles on me demande de faire des recherches spécifiques. J'y répondrai scrupuleusement d'ici à la fin du mois. J'ignore ce qu'il est possible de faire concrètement en termes de diplomatie climatique à l'encontre de grands acteurs comme TotalEnergies, BP ou Shell. J'ai signalé quelques outils. Il en existe d'autres, notamment en termes de formation. Des jeunes gens bien formés réfléchiront certainement à deux fois à leur orientation professionnelle et ne choisiront peut-être pas de travailler pour des entreprises qui ne s'orienteraient pas vigoureusement vers la décarbonation. Mais je n'ai pas d'autres leviers à vous indiquer. J'ai noté que mes collègues que vous avez auditionnés précédemment n'ont pas su vous donner davantage de réponses que moi. Cela ne me surprend guère...

Pour ma part, je crois beaucoup, avec M. François Gemenne, que vous avez entendu il y a deux jours, au fait d'agir ici et maintenant. Nous sommes en train de déposer en préfecture les statuts d'une association, l'Alliance pour la décarbonation de la route, de manière à coaliser une cinquantaine d'acteurs, dont La Poste, plusieurs start-up et des opérateurs d'infrastructures. L'idée est d'aller vers une trajectoire plus vertueuse de réduction de 30 % des émissions du secteur des transports d'ici à 2030, ce qui ne pourra pas se faire uniquement par le biais des politiques publiques. Nous pourrions ainsi économiser l'importation de 100 milliards d'euros de pétrole et de produits pétroliers, voire 120 milliards ou 150 milliards en fonction de l'évolution des prix du marché. Il s'agit de nous mettre à l'abri des chocs que nous avons subis au cours de ces dernières années. C'est le seul levier sur lequel je me sens une expertise et une envie d'agir. Si l'Europe parvient à faire la démonstration de cette capacité à agir, elle aura un effet d'entraînement.

Pour ce qui est de la diplomatie, je vous renvoie vers Mme Laurence Tubiana, qui est plus qualifiée que moi.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Et sur le GNL ?

M. Patrice Geoffron. - Je siège en tant qu'administrateur indépendant d'Elengy pour réfléchir exclusivement à des questions de décarbonation des infrastructures. J'ai vu s'organiser une espèce de plan Marshall pour essayer de trouver des solutions aux ruptures d'approvisionnement sur le gaz russe. Nous avons même réussi à réexporter un peu de gaz vers l'Allemagne, ce qui n'était pas le sens des flux. Les opérateurs de réseaux, comme Engie et Gaz réseau distribution France (GRDF), se sont montrés assez efficaces dans ce domaine. La situation dans laquelle nous nous trouvons du fait de la rupture avec la Russie est très problématique, compte tenu à la fois des conditions d'extraction aux États-Unis - qui sont très hétérogènes - et de la chaîne de transformation du GNL. Cela me conforte dans l'idée qu'il est absolument urgent d'accélérer notre décarbonation. Cette rupture souhaitable avec la Russie nous met en dépendance par rapport aux États-Unis, ce qui est préoccupant, y compris pour des raisons d'ordre géopolitique.

Une des solutions pourrait être de se montrer contractuellement plus exigeants avec l'amont aux États-Unis, afin de choisir les producteurs qui adoptent de meilleures pratiques. Mais je ne suis pas certain que l'on aura suffisamment de gaz qui corresponde à ces standards en Europe. Pour l'heure, nécessité fait loi si l'on veut continuer à se chauffer.

L'autre solution est de regarder la capacité que nous avons à produire du biométhane. Je sais que cette question a été soulevée dans vos débats. Les quantités que nous pourrions produire ne nous permettront pas de nous passer totalement de gaz naturel, mais l'ordre de grandeur me paraît intéressant. L'objectif de la puissance publique était de consommer 10 % de gaz sous forme de biogaz en 2030. Le plan REPowerEU invite les Européens à doubler l'objectif. Si nous parvenons à consommer 20 % de gaz sous forme de biogaz, cela correspondra à ce que nous importions de Russie. Nous avons besoin de cohérence dans nos politiques, notamment énergétique et agricole. Des travaux, auxquels j'ai participé, font la démonstration d'une meilleure résilience des exploitations agricoles dotées d'unités de biométhane. Mais cette production ne doit pas venir concurrencer les productions alimentaires. Dans ce domaine, la France, contrairement à l'Allemagne, s'est dotée d'une réglementation exigeante, sur laquelle nous devons évidemment continuer à veiller. Il ne faudrait pas non plus que le biométhane et l'agrivoltaïsme conduisent à la transformation de nos champs. Les questions de sécurité agricole ne doivent pas pâtir des questions de sécurité énergétique.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - J'ai pris bonne note de vos remarques sur la recherche de leviers. Un article intéressant sur le site de l'AIE fait état d'un désalignement mondial des courbes de croissance et d'émissions de CO2, y compris en Chine où l'économie a explosé de 14 fois, contre 5 pour les émissions de CO2.

Vous avez insisté sur le fait que l'Union européenne et la France, en prenant de bons engagements et en se montrant crédibles, envoient des signaux positifs aux investisseurs et aux entreprises. Si l'on exclut les solutions qui ne sont pas forcément les meilleures - comme demander à TotalEnergies de ne plus être français, lui demander de faire faillite ou l'affaiblir suffisamment pour que l'objet de notre commission d'enquête disparaisse - quels sont les leviers dont dispose l'État en France pour que cette entreprise continue à être prospère, en privilégiant plus le moyen terme ? Nous avons évoqué ce matin la question des emplois, des compétences et de la stratégie ressources humaines (RH). Comment pouvons-nous efficacement inciter TotalEnergies sans affaiblir l'entreprise ? C'est une question complexe et il n'y a probablement pas qu'une seule solution, mais vous êtes le premier économiste que nous auditionnons ; vous connaissez les entreprises. Quels signaux pouvons-nous envoyer pour orienter le processus à un rythme qui convienne à TotalEnergies, mais qui ne soit pas trop lent ?

M. Jean-Claude Tissot. - Quelque temps après le début de l'invasion de l'Ukraine, vous avez déclaré : « avoir accès au gaz russe est absolument essentiel dans la stratégie de Total ». Près de deux ans plus tard, pourriez-vous faire un point actualisé de la situation du groupe TotalEnergies en Russie ? Le groupe s'est-il complètement retiré du pays ? On sait que les administrateurs de TotalEnergies ont quitté la société Novatek dès la fin de l'année 2022. Total a-t-il mis fin à l'ensemble de ses projets d'infrastructure, notamment Arctic LNG 2 ?

L'été dernier, plusieurs critiques ont visé le groupe TotalEnergies et son concurrent Shell, qui sont accusés de commercialiser du GNL russe, participant ainsi à l'économie de guerre de la Russie. Quelle est votre lecture de cette situation ? S'agit-il seulement d'une ambiguïté européenne ou d'une approche uniquement économique et prédatrice de la part de TotalEnergies ?

M. Patrice Geoffron. - Très sincèrement, sur la capacité d'action, notamment via des mécanismes économiques, je ne vois pas d'autres leviers à activer que ceux que j'ai déjà évoqués. Il pourrait y en avoir d'autres, plus insidieux. Les filières de l'énergie - nucléaire, hydrogène, solaire - seront pourvoyeuses à l'avenir de dizaines de milliers d'emplois en France. Si l'on extrapole cette dynamique au niveau de l'Europe ou des États-Unis, où ce point commence à émerger, la capacité de l'énergie pétrolière à offrir de bons salaires ne suffira plus. La transition générationnelle pourrait jouer un rôle en ce sens. J'espère simplement que ce phénomène interviendra dans les années 2020, décennie où beaucoup de choses vont se jouer, plutôt qu'en 2030.

Quoi qu'il en soit, via des mécanismes économiques classiques, je ne vois pas quel type de leviers nous pourrions activer s'agissant d'une entreprise comme TotalEnergies. Il n'y a pas de raison de souhaiter que cette entreprise périclite, notamment au regard de la manière dont ses filières ont continué à approvisionner l'Europe en pétrole au plus fort de la crise. Le point d'inflexion est situé selon moi en 2025. Il s'agit de perspectives cohérentes avec ce que prévoit l'AIE, qui nous dit que l'inflexion dans les émissions liées aux énergies pourra intervenir dans la deuxième partie de la décennie. J'ai de l'espoir sur les scénarios de référence dans ces entreprises pétrogazières, avec une réserve néanmoins, car nous avons observé, notamment chez BP et chez TotalEnergies, un phénomène de backlash, c'est-à-dire de retour en arrière. C'était d'ailleurs choquant parce que BP, au début de cette décennie, sous la houlette de son directeur général, avait été la première major à reconnaître qu'il était indispensable d'atteindre la neutralité carbone au milieu de ce siècle. Shell et TotalEnergies lui avaient alors emboîté le pas. À présent, ces entreprises considèrent qu'il vaut mieux mettre la pédale douce en raison du niveau des prix et des profits en 2022. Espérons simplement que la combinaison des éléments identifiés par l'AIE - la maturation de technologies de substitution, le déploiement sans doute plus rapide que prévu du véhicule électrique, etc. - modifiera les perspectives sur la manière de faire des profits. Quoi qu'il en soit, je ne vois pas vraiment de moyens d'action, sauf à renationaliser TotalEnergies, ce qui ne me paraît pas à l'ordre du jour.

Sur la question du gaz et des engagements contractuels de TotalEnergies, je répondrai par écrit. Je puis en revanche vous dire dès à présent que la perspective dessinée dès mars 2022 pour le GNL dans le plan REPowerEU, soit quinze jours seulement après le début du conflit en Ukraine, était de se débarrasser totalement du gaz russe d'ici à 2027. Pour différentes raisons, nous avons bien progressé vers cet objectif, et ce bien qu'il n'y ait pas eu d'embargo sur le gaz, contrairement au charbon et au pétrole. Ces importations russes sont d'ailleurs assez marginales. Mais dans un environnement où l'Europe est dans une situation contrainte, il faudrait agir rapidement d'autant que nous nous sommes mis sous la dépendance des États-Unis et d'autres pays, qui ne nous vendent d'ailleurs pas leur gaz à prix d'ami. Je pense, notamment, au Qatar, qui nous fait parvenir du GNL par le détroit d'Ormuz... Rappelons que les prix ont été multipliés tendanciellement par deux ou trois depuis le début du conflit. Nous ne sommes pas du tout à l'abri d'une explosion des tarifs, voire de ruptures d'approvisionnement.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous n'avez pas totalement répondu à ma question sur la géopolitique du risque. Développer des projets au Mozambique ou dans un certain nombre de pays, au-delà même de la question climatique, ne contribue-t-il pas à créer une certaine instabilité dans ces régions et chez nous ?

En ce qui concerne les outils, y compris internationaux, se pose évidemment toujours la question de la taxation pour réduire la rentabilité de cette économie. Mais d'autres projets ont aussi été développés. Je pense au fonds créé par les Nations unies pour compenser le manque à gagner de la non-exploitation des réserves de pétrole en Équateur. Le même débat a lieu au Gabon pour protéger la forêt. Ces outils vous paraissent-ils pertinents pour agir cette fois non sur la demande, mais sur l'offre ?

M. Patrice Geoffron. - C'est tout à fait pertinent sur le plan conceptuel et des mécanismes, mais j'ai beaucoup de doutes sur la mise en pratique, compte tenu de ce que l'on a observé jusqu'à maintenant. Cette problématique, monsieur le rapporteur, est au coeur de l'Accord de Paris, qui prévoyait de mobiliser 100 milliards de dollars par an à partir de 2020. Or nous avons bien des difficultés à récolter ces sommes. Nous avons également du mal à déterminer s'il s'agit de dollars « éligibles » ou si ces montants versés par les pays riches ne sont pas retranchés des programmes destinés à soutenir la scolarisation. Il y a beaucoup d'indignité dans tout cela... Il existe des cartes terribles du monde dans lesquelles la taille des pays est proportionnelle à leurs émissions de CO2 depuis le XIXe siècle : l'Europe est énorme, la France et l'Allemagne réunies occupent plus de place que l'Inde !

Nous avons beaucoup de difficultés à assumer nos responsabilités historiques. Le timide Fonds pertes et dommages va dans la bonne direction, c'est une avancée de l'Accord de Paris, mais les ordres de grandeur sont sans rapport avec les dégâts macroéconomiques. Ne nous privons pas, bien sûr, d'éventuelles possibilités de coopération avec tel ou tel pays, passons des accords, soutenons le développement local des énergies renouvelables, oeuvrons pour la préservation des forêts, mais nous serons d'autant plus crédibles que nous serons vertueux en matière de consommation d'énergies fossiles. Il nous faut donc plus d'avancées en la matière, à défaut nous risquerions d'être soumis à des chocs macroéconomiques. L'an dernier, nos importations de pétrole et de gaz sont passées de 40 ou de 50 milliards à près de 120 milliards. C'est un choc macroéconomique majeur, de 3 %. Avec une dette de 3 000 milliards, nous ne sommes pas non plus les plus crédibles pour agir.

Je partage vos interrogations, mais aussi le désarroi général face à la réalité quant à nos outils et à notre crédibilité. J'ai la faiblesse de penser que la France a une responsabilité spécifique. L'Accord de Paris n'a-t-il pas été élaboré en France ? La voix de notre pays peut porter dans ce domaine, mais les États de l'autre côté de la Méditerranée qui comptent sur notre coopération ont besoin de ressources à la hauteur des enjeux.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous vous remercions, monsieur Geoffron, de cette audition passionnante.

Audition de M. Sylvain Waserman,
président de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe)
(Lundi 5 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons M. Sylvain Waserman, président-directeur général de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Cette agence a un rôle central dans la mise en oeuvre des politiques publiques dans les domaines de l'environnement, de l'énergie et du développement durable. L'Ademe est en particulier engagée dans le financement de projets relatifs à l'efficacité énergétique et au développement des énergies renouvelables.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sylvain Wasserman prête serment.

Je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Sylvain Waserman, président de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). - Dans la déclaration d'intérêt que j'ai faite à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HAVP), je mentionne les 3 actions de l'entreprise que j'ai dirigée il y a dix ans, Réseau de gaz de Strasbourg, dont j'avais lancé les filiales de production de méthane et de réseaux de chaleur, ainsi que les fonds d'assurance-vie que je possède avec mon épouse, qui sont gérés par des banques sans lien explicite avec mon domaine professionnel. Dans mes fonctions à l'Ademe, je me suis déporté des décisions concernant des clients que j'ai eus avant ma nomination dans mes fonctions de conseil après avoir été député - il s'agit de Priméo, qui est un fournisseur d'électricité dans l'agglomération de Saint-Louis, de la branche eau de Suez, dont j'ai été le conseil lors d'un passage en Commission nationale pour le débat public (CNDP), et d'une entreprise du secteur médical implantée en Alsace.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci. Je précise que vous étiez parlementaire de 2017 à 2022.

Pour orienter votre propos introductif, je souhaiterais vous interroger au sujet du rapport Transitions 2050 que l'Ademe a réalisé, et qui définit des scénarios afin d'atteindre la neutralité carbone en 2050. Quel mix énergétique permettrait à la France de mener à bien cette transition énergétique ? Quel rôle pour les groupes producteurs d'énergies fossiles ? Comment décarboner les énergies fossiles ? L'Ademe a été en lien direct avec TotalEnergies pour un programme entre 2009 et 2013 : comment les choses se sont-elles passées ? L'Ademe a des programmes en cours avec TotalEnergies : quelle est votre vision des relations avec cette entreprise ?

M. Sylvain Waserman. - Sur le plan technique, il y a quatre circuits financiers entre l'Ademe et les entreprises, dont TotalEnergies : les aides à la décarbonation, par exemple des projets concernant les sites de TotalEnergies sur le territoire français, nous le faisons aussi comme opérateur du programme France 2030 ; les certificats d'économie d'énergie (C2E), domaine très large où l'Ademe gère des programmes auxquels les obligés, comme TotalEnergies participent financièrement, par exemple pour la transformation des chaînes logistiques, l'application du plan vélo ; TotalEnergies contribue également à l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE), à hauteur de 90 000 euros ; enfin, le président de l'Ademe siège au Conseil national de l'énergie, auquel TotalEnergies est également représenté. Nous vous préciserons tout cela par écrit dans le document que nous vous communiquerons avant la fin du mois.

La vocation de l'Ademe, c'est de diminuer la part du fossile dans notre consommation d'énergie. Dans notre rapport Transition 2050, nous nous sommes inspirés des quatre scénarios de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) pour 2050, qui prévoient tous une forte diminution des énergies fossiles et en particulier du pétrole - nous sommes sur un objectif, pour 2050, de réduire le pétrole de 74 % et le gaz naturel de 56 %, c'est considérable et toute notre activité tend à cet objectif.

Le code de l'énergie prévoit une baisse de 40 % pour les énergies fossiles pour 2030, l'objectif pour 2050 sera fixé par la Stratégie nationale bas-carbone 3 (SNBC3). Nous examinons les trajectoires nécessaires aux quatre scénarios définis par l'AIE, tous prévoient une diminution drastique de la consommation finale en énergie fossile, qui passerait de 60 % à moins de 20 %. Notre mission, c'est donc d'accompagner massivement tous ceux qui prennent ce chemin de la décarbonation, collectivités ou entreprises.

Nous intervenons aux côtés des industriels, en particulier quand il n'y a pas d'intérêt immédiat à décarboner, c'est le sens de l'investissement public que d'aider à orienter au long terme - on évalue que nos interventions ont déjà fait économiser 8,5 térawattheures (TWh) d'énergie fossile dans l'industrie. Notre logique d'intervention est d'aider des projets, c'est le projet que nous examinons à l'aune de l'efficacité énergétique, de l'impact sur le climat - et pas l'entreprise ni la collectivité et leurs finances. Nous raisonnons par projet, nous ne regardons pas si l'entreprise fait des profits ni si la collectivité territoriale dispose d'un potentiel fiscal plus ou moins important, nous soutenons tous les projets éligibles aux aides d'État, ce qui exclut ceux qui sont portés par des entreprises en difficulté, et nous classons les projets en fonction de ce que je peux appeler leur « efficacité en carbone économisé par euro public investi ». En matière d'aide à la décarbonation de l'industrie, nous intervenons surtout sur des projets décidés dans le cadre de France 2030, qui a sa propre comitologie, l'Ademe étant chargée de l'instruction des dossiers et des flux financiers à proprement parler.

Notre deuxième canal principal, c'est le fonds chaleur, qui aide les collectivités territoriales à installer des réseaux de chaleur. Il est en forte hausse : nous étions à 300 millions d'euros d'aide en 2022, à 500 millions l'an passé et nous devrions atteindre 800 millions d'euros cette année. Concrètement, les collectivités établissent une délégation de service public et nous intervenons pour ajuster l'équilibre économique de l'infrastructure.

Toujours en investissements, nous intervenons dans de nombreux appels à projets pour la décarbonation des transports, en particulier la mobilité lourde. Nous sommes engagés dans l'électrification des poids lourds, c'est une tendance forte ces temps-ci.

Je consacrerai la deuxième partie de mon propos liminaire à TotalEnergies.

L'Ademe collecte les bilans de gaz à effet de serre, que l'entreprise a l'obligation d'établir tous les quatre ans au moins. TotalEnergies est à jour de cette obligation et je commencerai par quelques commentaires sur son bilan d'émissions de gaz à effet de serre. D'abord, les Scopes 1 et 2, qui regroupent les activités de raffinage, de production, les installations industrielles à proprement parler, ne représentent que 5 % des émissions, soit 40 millions de tonnes d'après les déclarations du groupe, l'essentiel des émissions relevant du Scope 3, c'est-à-dire l'impact des produits vendus, principalement les ventes de carburants - qui représentent 389 millions de tonnes de carbone. L'impact global dépasse donc 400 millions de tonnes, ce qui représente l'équivalent des émissions de carbone de la France. Sur cet ensemble, l'Ademe regarde l'activité de TotalEnergies en France, dans les Scopes 1 et 2, donc dans les 5 % des émissions globales de l'entreprise, et c'est dans ce périmètre restreint qu'interviennent nos aides à la décarbonation. Dans son plan de transition énergétique, TotalEnergies entend diminuer de 40 % les Scopes 1 et 2, nous l'accompagnons dans cette voie.

Quelle est la trajectoire de décarbonation de TotalEnergies ? Nous n'avons pas, formellement, émis un avis sur le sujet, qui serait issu de notre expertise interne, mais nous recueillons des éléments d'évaluation sur le groupe qui sont portés à notre connaissance. Nos ingénieurs ont construit une méthodologie, l'Assessing Carbon Transition (ACT) afin d'évaluer les trajectoires de décarbonation des entreprises et nous avons confié à notre partenaire World Benching Alliance (WBA) le soin d'utiliser cet outil pour classer les cent premières entreprises pétrolières et gazières dans le monde. Ces données sont d'ailleurs publiques. Nous disposons également des données fournies par le Forum pour l'investissement responsable (FIR) sur les exercices « Say on climate » des entreprises, c'est-à-dire l'information qu'elles transmettent à leurs administrateurs sur leur trajectoire de décarbonation. Ces deux sources ont noté les trajectoires de décarbonation des cent premières entreprises pétrolières et gazières dans le monde : TotalEnergies a obtenu la note de 7,6/20 par WBA et 7/20 par le FIR - la note est faible, mais cela classe l'entreprise en troisième et en septième position sur les cent premières mondiales dans chacun des deux classements. Il n'y a pas de surprise, les trajectoires de décarbonation des entreprises du secteur ne sont pas à la hauteur, car, à l'instar de TotalEnergies, elles sont dans une logique de poursuite de la vente de carburant, ce qui structure leur Scope 3. La trajectoire énoncée par TotalEnergies est, pour 2030, de diminuer de 40 % le Scope 1 et de stabiliser ses émissions globales à 400 millions de tonnes, puis un net zéro pour 2050 avec un objectif très fort de captation par des puits carbone. C'est évidemment perfectible, puisque la compensation ne peut être que du dernier recours, c'est à tout le moins la vision que nous défendons.

Nous travaillons donc avec TotalEnergies sur un pan très restreint de son activité, la décarbonation de ses installations industrielles sur le territoire français. Cependant, nous échangeons également sur des plans de transition sectoriels, pour comprendre comment décarboner globalement, nous le faisons avec l'ensemble des secteurs d'activité. Or, l'AIE estime que les entreprises pétrolières et gazières devraient consacrer 77 % de leurs capacités d'investissement sur la décarbonation pour tenir les trajectoires définies : on en est très loin, aux alentours de 15 %... La notation pénalise le fait que les investissements de décarbonation ne sont pas suffisants au regard de ce qui est attendu.

Les aides de l'Ademe à TotalEnergies ont représenté, en 5 ans, quelque 38 millions d'euros, en réalité 28 millions d'euros auxquels on ajoute 10 millions d'euros à l'entreprise SAFT, qui a été rachetée par TotalEnergies après avoir bénéficié de ce soutien. Les projets aidés, dont nous vous présenterons le détail par écrit, ont été par exemple un projet de récupération de chaleur fatale en Normandie, la dépollution de sites industriels, ou encore une ferme éolienne en Méditerranée dont TotalEnergies est actionnaire.

M. Roger Karoutchi, président. - Si la note de 7/20 fait accéder aux premières places, la moyenne doit être très faible, et les derniers, avoir de très mauvaises notes ?

M. Sylvain Waserman. - Effectivement, les notes sont très basses. Très peu d'entreprises pétrolières et gazières ont construit des plans de décarbonation à 2030 convaincants. Je signale au passage que la méthode d'évaluation ACT est très intéressante parce qu'elle apporte un regard scientifique sur l'objectif fixé et les moyens déployés par les entreprises. C'est la seule méthodologie qui permet d'évaluer avec précision et crédibilité leur trajectoire de décarbonation. Elle leur assure un avantage concurrentiel pour les acteurs économiques qui peuvent la valoriser, et les encourage donc dans cette voie. Dans cette perspective, d'ailleurs, le fait pour les entreprises françaises de disposer d'électricité largement décarbonée est un avantage.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous dites bien le décalage entre le peu d'activité de TotalEnergies sur notre territoire et ce que représente ce grand groupe français au regard des enjeux globaux de décarbonation - un décalage qui conduit directement à cette question : comment intervenir sur cet acteur majeur, dont les activités se déroulent principalement hors de nos frontières ? Les experts sont très critiques envers la stratégie de décarbonation affichée par TotalEnergies : définir un objectif de décarbonation à horizon 2030, 2040 ou 2050 n'indique pas quelle sera la répartition des efforts sur toute la période. Or, le stock de gaz à effet de serre émis n'est pas le même en fonction du type de trajectoire. De même, on peut s'interroger sur la place qu'y prend la compensation.

Une première question touche à la crédibilité, à l'intégrité et à la transparence de l'information communiquée par l'entreprise. Comment intégrez-vous dans les émissions de TotalEnergies les approvisionnements en gaz, y compris en gaz de schiste américain, dont on sait que l'extraction est très polluante ?

Ensuite, TotalEnergies fait entrer le gaz naturel dans sa stratégie bas-carbone : qu'en pensez-vous ? Les experts conviennent que le gaz naturel émet moins de carbone que le charbon, par exemple, mais peut-on pour autant l'inclure dans une stratégie bas carbone ?

Enfin, dès lors que TotalEnergies a réalisé 19 milliards d'euros de profits en 2022, comment jugez-vous l'idée que de l'argent public soutienne les projets de décarbonation de l'entreprise, alors que son engagement est en deçà de ce qu'il devrait être pour tenir la trajectoire, et qu'elle a beaucoup de moyens privés ? Les 19 milliards d'euros sont à rapprocher des 4 milliards d'euros dont dispose l'Ademe au total. Quels sont les outils de politique et de réglementation que l'Ademe pourrait suggérer pour remettre TotalEnergies sur le droit chemin ? Je le dis sans connotation morale...

M. Sylvain Waserman. - La note obtenue par TotalEnergies, dans une évaluation dont la méthodologie est robuste, dit bien ce qu'il en est de la stratégie communiquée par l'entreprise, c'est bien la trajectoire affichée qui obtient cette mauvaise note, nous ne faisons pas d'autre constat à notre niveau.

Le gaz naturel, ensuite, est sans aucun doute une énergie fossile, et s'il existe bien une part de renouvelable à développer, notamment le biométhane produit par le monde agricole, la diminution de notre consommation de gaz naturel entre dans nos objectifs de réduction des énergies fossiles - on le remplace dans nos réseaux de chaleur, tout comme le fioul, c'est d'autant plus important que la chaleur représente en France 43 % de notre consommation d'énergie et que les deux tiers de la chaleur sont produits par des énergies fossiles.

Nous n'avons pas d'éléments sur les gaz de schistes dans la production de carbone par TotalEnergies et je ne sais pas si cet élément a une place spécifique dans la méthodologie ACT.

Sur la compensation, ensuite, nous disons bien qu'elle ne doit être qu'un dernier recours : notre but est la diminution de la consommation des énergies fossiles en France, pas de ne rien changer dans nos comportements et de compenser. Il faut d'abord travailler sur la diminution du recours aux énergies fossiles par des mesures de sobriété et de substitution des énergies renouvelables aux énergies fossiles. La compensation vient en complément : si par exemple, dans un réseau de chaleur qui fonctionne à partir de biomasse, et, de façon résiduelle lors des pics de demande, au gaz naturel, alors la compensation est pertinente. La compensation ne se substitue pas à la diminution. L'objectif affiché par TotalEnergies de maintenir à 400 millions de tonnes sa production de carbone à l'horizon 2030 est décevant, l'entreprise entend recourir à la compensation plutôt qu'à la diminution de son empreinte carbone. TotalEnergies continue à investir dans la prospection et dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers, c'est contraire au scénario « net zéro », donc aux objectifs de l'AIE. Ce scénario considère que les sites d'extraction actuels sont suffisants, puisqu'il faut diminuer la consommation d'énergies fossiles. La stratégie de TotalEnergies ne répond donc pas aux objectifs de l'AIE.

Enfin, sur l'utilisation de l'argent public, il faut rappeler quelle est notre perspective et notre mandat. La France est à 408 millions de tonnes de carbone par an et pour atteindre la neutralité en 2050, il faut parvenir à 270 millions de tonnes en 2030 : nous avons donc sept ans pour économiser 138 millions de tonnes de carbone. Dès lors, notre mandat, à l'Ademe, c'est d'aller chercher et d'aider les projets qui nous feront passer ce cap, y compris sur les sites les moins vertueux, pour décarboner la production - on produit encore de l'acier au charbon, par exemple, on peut lui substituer d'autres énergies, bientôt de l'hydrogène -, de réutiliser la chaleur fatale partout où c'est possible, nous sommes aux côtés de ceux qui veulent limiter les émissions de gaz à effet de serre et qui prennent le chemin de la décarbonation - entreprises et collectivités territoriales. Je pense par exemple à la ville de Bischwiller, qui a créé son réseau de chaleur, ou encore à cette aciérie accompagnée par l'État pour ouvrir le premier site de production d'acier à l'hydrogène à une échelle inégalée dans le monde, à cette entreprise productrice de sucre qui a un plan de décarbonation ambitieux... Ce faisant, nous examinons ce que le projet réduit d'émission carbone, c'est notre mandat, et pas les dividendes que l'entreprise verse à ses actionnaires, ni le potentiel fiscal de la collectivité qui porte le projet - ma juste place, c'est de m'en tenir à l'efficacité du projet, pour que chaque euro public investi soit le plus efficace dans la réduction du carbone. Nous soutenons les projets afin de leur assurer un équilibre économique raisonnable - généralement un taux de rentabilité interne (TRI) d'environ 8 %. Notre mandat, c'est d'être le plus efficace et d'aller le plus vite possible pour faire 138 millions de tonnes de carbone en moins dans sept ans, c'est notre équation au quotidien. Des régions, par exemple, modulent leur aide en fonction de l'effort fiscal que fait la collectivité : ce n'est pas notre approche. On peut se poser la question de savoir s'il est légitime de verser de l'argent public à des entreprises qui dégagent du profit - mais ce n'est pas dans notre mandat, qui est d'aider les meilleurs projets au sens de l'efficacité contre les émissions carbone. Qui décide des dossiers ? Nous arbitrons au sein de l'Ademe certains projets, d'autres relèvent de France 2030, d'autres encore du ministère de l'économie et des finances ou même du Premier ministre - et nous sommes alors des opérateurs de décisions qui sont prises par le Gouvernement. Notre juste place, à l'Ademe, c'est de nous engager pour des projets qui améliorent notre équation carbone, nous le faisons avec détermination.

Quels leviers d'action sur TotalEnergies dans son ensemble ? Mon périmètre d'action se limite à la décarbonation des sites industriels de l'entreprise sur le territoire français, je n'ai donc pas de rôle ni de légitimité à intervenir sur l'activité d'extraction d'hydrocarbures hors de France. Au Havre par exemple, nous aidons à construire un réseau de chaleur qui utilise la chaleur fatale d'une raffinerie pour alimenter le chauffage urbain des environs, un projet porté par l'entreprise et la collectivité territoriale ; je trouve heureux que nous puissions aider ce projet, y apporter notre expertise technique, plutôt que de devoir y renoncer du fait de considérations relevant des finances de l'entreprise ou de la collectivité. Nous serions alors sur des considérations qui dépassent l'expertise technique de nos ingénieurs, nous évaluons la robustesse du projet en lui-même, sa solidité financière, son impact sur la décarbonation - nous évaluons non pas l'entreprise ni la collectivité, mais le projet en lui-même et son effet sur la décarbonation.

Je peux aussi vous livrer mon opinion personnelle, qui ne se confond donc pas avec un avis de l'Ademe. Je crois que TotalEnergies a les moyens de se positionner en champion de la décarbonation, l'entreprise pourrait changer de modèle, ce serait une stratégie qui, je le dis avec humilité, serait gagnante, une stratégie de différenciation par rapport aux autres entreprises pétrolières et gazières - de même que des entreprises décident de mettre en valeur des dividendes climat. À une échelle bien moindre que celle de TotalEnergies, j'ai opéré un tel virage lorsque j'étais à la tête d'une entreprise qui produisait du gaz naturel depuis 150 ans : lorsque j'en suis parti, elle faisait 30 % de son chiffre d'affaires sur les réseaux de chaleur et le biométhane, je crois que TotalEnergies aurait la capacité de s'engager sur un tel changement de modèle.

M. Roger Karoutchi, président. - Vous dites que le budget annuel de l'Ademe est de 4 milliards d'euros, vous disposeriez donc d'une vingtaine de milliards en cinq ans ?

M. Sylvain Waserman. - Non, notre budget était de 2,8 milliards d'euros l'an passé, et nous disposons d'environ 10 milliards sur 5 ans.

M. Roger Karoutchi, président. - Les 28 millions d'euros que l'Ademe apporte à TotalEnergies sont donc à rapporter à ces 10 milliards d'euros : cette entreprise n'est probablement pas le premier bénéficiaire de ces aides publiques...

M. Sylvain Waserman. - Effectivement. Et il faut comptabiliser aussi les contributions de l'entreprise dans le cadre de ses obligations relatives aux C2E, il y aura le détail dans la note que nous vous communiquerons avant la fin du mois.

M. Michaël Weber. - Au-delà du montant de l'aide publique à TotalEnergies, le principe même pose un problème - pourquoi faut-il de l'impôt pour aider une entreprise qui fait 20 milliards d'euros de bénéfices, à tenir ses engagements sur le climat ? Le débat a eu lieu au sein même du conseil d'administration de l'Ademe, pour le soutien à un projet de récupération de chaleur d'une plateforme pétrolière en Normandie. Si TotalEnergies veut être exemplaire, comme elle le prétend, elle a tout à fait les moyens de se passer d'aide publique. Le comportement de cette entreprise me laisse perplexe et je crois que face au défi qui est devant nous, il faut que TotalEnergies change sa stratégie.

TotalEnergies, ensuite, a assigné Greenpeace en justice, le 28 avril dernier, l'accusant d'avoir diffusé des informations fausses et trompeuses sur les émissions de gaz à effet de serre du groupe. Cette poursuite en justice assez inédite, fait suite à un rapport de Greenpeace estimant que le bilan carbone de la multinationale est bien supérieur à ce qu'elle admet. Vous qui, comme député, vous êtes engagé pour la protection des lanceurs d'alerte, ne pensez-vous pas que cette assignation en justice relève de l'intimidation, de la procédure bâillon - n'est-ce pas la marque d'une stratégie où les recours en justice pour diffamation sont aussi une façon pour l'entreprise de mettre au second plan ses responsabilités climatiques ?

M. Roger Karoutchi, président. - Nous sortons un peu du cadre de notre mission, merci à chacun de s'y tenir - mais vous pouvez répondre à cette question si vous le souhaitez.

M. Sylvain Waserman. - Nous devons rester à notre juste place, définie par la loi et la réglementation. Un industriel, aujourd'hui, ne peut pas disperser ses déchets, comme il le faisait par le passé, parce que la réglementation le lui interdit ; je pense que demain, il en ira de même pour la chaleur fatale des installations industrielles, qu'on laisse se disperser dans l'atmosphère sans aucune obligation de la récupérer : c'est le droit actuel, je crois qu'il va changer, mais cela dépend du législateur. En attendant, l'Ademe aide à faire émerger les projets qui nous font économiser des émissions carbone, et les projets n'émergent pas si on ne les accompagne pas ; mon objectif, ce sont les 138 millions de tonnes à récupérer d'ici 2030 - nous avons besoin d'accélérer les projets, d'aller au plus près du terrain, pour remplacer les fours à charbon, par exemple, ils sont encore légaux, pour les remplacer par des fours au gaz et demain à hydrogène : chaque fois qu'on peut agir, nous le faisons, en appliquant les règles actuelles, c'est le cadre de notre mandat. Nous sommes partout où les projets le justifient, c'est notre logique. 28 millions d'euros représentent une somme importante, mais ils vont directement à la diminution du carbone, ils servent très précisément notre mission et résultent du coeur d'expertise de nos ingénieurs - avec l'objectif d'avancer le plus possible vers la décarbonation, pour sauver la planète.

Sur les lanceurs d'alerte, il faut bien voir que la France est le pays qui a la réglementation la plus juste, votée sous la législature précédente. Il y a deux domaines où cette réglementation a des effets très positifs : le droit du travail et la protection de l'environnement. Les lanceurs d'alerte ont un rôle essentiel, nos règles les protègent en particulier contre les procédures bâillons, - les personnes physiques sont protégées, les règles sont différentes pour les personnes morales -, chacun doit savoir que s'il constate des infractions à la réglementation dans son travail, dans son environnement, il sera protégé s'il les dénonce, c'est décisif.

M. Pierre Barros. - L'Ademe est un opérateur public de premier plan que nous connaissons bien dans nos collectivités - on en perçoit bien les objectifs, l'ingénierie, l'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO), mais on reste en général sur sa faim pour ce qui est des moyens, ce qui est un classique. L'aide apportée à TotalEnergies reste problématique, même pour des projets intéressants, non seulement parce que cette grande entreprise a les moyens de les réaliser sans aide publique, mais aussi parce que sa trajectoire de décarbonation n'est pas vertueuse - et il faut bien rapprocher les deux choses. L'Ademe est contributeur des projets de décarbonation de TotalEnergies, mais ne faudrait-il pas que ce soit l'inverse, que TotalEnergies contribue aux moyens de l'Ademe, pour accompagner des projets vertueux, portés notamment des collectivités, et accélérer la décarbonation de notre société ? Le chantier de la transition énergétique est inépuisable. L'Ademe dispose de 1 à 4 milliards d'euros par an, le fonds vert représente 5 milliards d'euros, on se bat partout pour récupérer des moyens : quel est le budget alloué aux territoires, pour la transition énergétique - par comparaison à ce qui est versé aux entreprises ?

M. Sylvain Waserman. - L'AMO est un poste important, parce que les collectivités territoriales manquent d'ingénierie, l'Ademe cofinance des postes d'ingénierie à hauteur de 30 000 euros par an pendant trois ans, c'est massif - 700 postes sont financés par l'Ademe et quelque 4 000 postes au total par l'État, par exemple pour le développement des énergies renouvelables, la rénovation des bâtiments, le développement de réseaux de chaleur... Le fonds chaleur va aussi dans sa grande part aux projets des territoires, les collectivités délèguent le service mais c'est bien leur projet qui est soutenu à travers les 850 millions d'euros du budget incitatif, sur 1,1 milliard d'euros de ce fonds.

L'Ademe soutient le projet de récupération de chaleur fatale sur une raffinerie de TotalEnergies, au Havre, d'abord parce qu'il est insupportable de voir cette chaleur s'échapper dans l'atmosphère sans rien en faire. Devant une telle situation, soit on attend que le législateur change les règles, rendant par exemple obligatoire la récupération de chaleur fatale, mais ce sera un parcours long et difficile, soit on agit localement, en s'appuyant sur les projets des territoires, en l'occurrence celui de la collectivité territoriale et de l'entreprise consistant à récupérer cette chaleur fatale pour la mettre dans le réseau de chaleur urbaine - nous apportons 5 millions d'euros à TotalEnergies et 6 millions d'euros à la ville du Havre. Il y a eu un débat au sein du conseil d'administration de l'Ademe - je n'étais pas encore président, je ne peux donc pas vous le rapporter. À titre personnel, je pense que TotalEnergies aurait pu renoncer à cette aide publique, même si l'entreprise y avait droit, mais elle n'a pas fait ce choix et la réalisation d'un tel projet est tout à fait notre intérêt collectif.

TotalEnergies, ensuite, finance des projets de décarbonation, en tant qu'obligé dans le cadre des C2E, par exemple dans la logistique - nous aidons 2 500 acteurs de la logistique, c'est un enjeu majeur.

M. Pierre Barros. - TotalEnergies est donc un partenaire de l'Ademe ?

M. Sylvain Waserman. - Pas exactement, l'entreprise bénéficie d'aides pour des projets de décarbonation, comme les autres entreprises et comme les collectivités qui font des projets de décarbonation - nous aidons 5 882 structures dont 534 grandes entreprises, 4 262 petites et moyennes entreprises (PME) et 646 collectivités territoriales. Donc s'il y a du partenariat, c'est sur chacun des projets, nos ingénieurs s'y investissent pour que les projets soient les meilleurs possible, par exemple pour que la récupération de chaleur soit la plus efficace possible - nous sommes toujours dans l'optique de la plus grande efficacité de chaque euro public investi pour la décarbonation et nous accompagnons les bons projets en essayant de les rendre meilleurs encore.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - On entend questionner l'efficacité des C2E, notamment les programmes particuliers : analysez-vous la sincérité et le sérieux de tous les projets qui entrent dans ce cadre, et qui sont censés encadrer les politiques climatiques ?

M. Sylvain Waserman. - C'est le ministère de la transition écologique qui pilote ce programme et qui peut faire appel à notre expertise. Je rappelle les deux missions de l'Ademe : accompagner les collectivités et les entreprises pour accélérer la transition, c'est ce dont nous avons parlé ce matin ; éclairer ou inspirer la décision publique, c'est ce que nous avions fait par exemple en définissant la méthodologie et les critères du bonus écologique pour l'automobile, une matière complexe puisqu'il fallait articuler la dimension écologique avec les règles du commerce et le droit européen... Sur les C2E, nous sommes en position technique, nous n'avons pas la main, nous déployons notre expertise quand le ministère nous le demande.

Je redis que les opinions que je peux exprimer ici ne sont pas du même registre que les avis de l'Ademe, qui s'étayent sur des études techniques conduites par nos ingénieurs et qui sont publiés - nous en avons un prochainement sur le zéro artificialisation nette (ZAN).

Enfin, les C2E financent des programmes très importants, je pense par exemple aux Engagements volontaires pour l'environnement (EVE), qui participent à la logistique décarbonée, c'est un enjeu massif, ou encore à bien d'autres projets très divers relevant de la mobilité propre, tous ces fonds servent à des appels à projets très utiles, et même nécessaires.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci pour votre disponibilité.

Audition de Mmes Oriane Wegner,
cofondatrice du collectif Éclaircies et de la plateforme carbonbombs.org
et Lou Welgryn, analyste au sein de Carbon4Finance,
coprésidente de l'association Data For Good
(Jeudi 8 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui Mme Oriane Wegner, cofondatrice du collectif Éclaircies et de la plateforme carbonbombs.org et Mme Lou Welgryn, analyste au sein de Carbon4Finance, coprésidente de l'association Data For Good. La plateforme carbonbombs.org a identifié des « bombes carbone », c'est-à-dire des projets pétroliers ou gaziers particulièrement émissifs.

Avant de vous laisser la parole à chacune pour un propos introductif d'une dizaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle, en outre, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Oriane Wegner et Mme Lou Welgrym prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

Mme Oriane Wegner, cofondatrice du collectif Éclaircies et de la plateforme carbonbombs.org. - Je n'en détiens aucun.

Mme Lou Welgryn, analyste au sein de Carbon4Finance, coprésidente de l'association Data For Good. - Je n'en détiens aucun.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera mentionnée au compte rendu.

Mme Oriane Wegner. - Nous sommes toutes deux coautrices d'une étude récemment publiée, consacrée aux projets de bombes carbone dont le fondement est un constat alarmant, car nous sommes pris en tenaille entre deux certitudes : l'année 2023 a été la plus chaude en quatre décennies, et elle sera probablement la plus froide des quarante années à venir. Dans ce contexte, de nouveaux projets pétrogaziers sont lancés chaque année, malgré l'état d'urgence climatique certain.

Notre démarche, à la fois scientifique et citoyenne, est portée par deux organisations : Éclaircies - qui regroupe des experts, chercheurs, ingénieurs et économistes travaillant à rendre intelligibles des données complexes - et Data For Good - qui rassemble plusieurs milliers de data scientists et de data analysts mettant leurs compétences au service du bien commun. Notre travail a consisté à croiser trois bases de données publiques. La première émane d'une publication de recherche de 2022 par Kjell Kühne et ses coauteurs, cartographiant les 425 plus grands projets d'extraction fossile dans le monde, les « bombes carbone ». Notre analyse a mis en lien cette cartographie avec la base de données du Global Energy Monitor, laquelle fait référence dans le secteur et établit le lien entre les projets et les entreprises exploitantes, et avec celle du consortium d'organisations non gouvernementales (ONG) Banking on Climate Chaos, qui associe ces entreprises aux banques finançant leurs activités. L'articulation de ces trois sources offre un panorama général des responsabilités qui permettent l'exploitation persistante de ces projets.

La notion de « bombes carbone » désigne donc ces 425 projets, répartis à travers le monde, mais implantés de manière prédominante aux États-Unis, en Chine ou dans le golfe Persique, et inclut des chantiers encore en cours de développement ou à l'état de projet, ce qui signifie que l'on continue à concevoir de nouveaux projets pétrogaziers.

Nous nous sommes en outre appuyées sur la notion de budget carbone, c'est-à-dire le volume total d'émissions pouvant être relâché sans franchir un seuil de réchauffement spécifique. Notre étude se base ainsi sur le budget carbone limitant le réchauffement à 1,5 degré. Or l'addition des émissions potentielles de tous ces projets de bombes carbone - existants et à venir - excède ce budget par un facteur de 2 à 3. Cela signifie que la réalisation de tous ces projets nous ferait très largement dépasser les limites d'émissions compatibles avec un scénario de réchauffement limité à 1,5 degré. Fatih Birol, directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), affirmait en 2021 que si les Gouvernements entendaient prendre au sérieux la crise climatique, aucun nouvel investissement dans des projets d'extraction ne devrait être entrepris à partir de cette année 2021. Or environ 40 % des projets de notre base de données relèvent de décisions postérieures à 2021, et contreviennent donc à ces recommandations au regard de l'objectif de neutralité carbone.

(L'intervenante projette des diapositives en rapport avec ses propos.)

En termes de budget carbone, les chiffres font apparaître que les projets de bombes carbone sont superflus au regard de la trajectoire du scénario Zéro émission nette (ou Net Zero Emission, NZE) de l'AIE et démontrent que ceux-ci sont néfastes, car ils compromettent nos capacités à atteindre nos engagements climatiques. Ils sont donc à la fois non essentiels et dangereux au regard de nos propres objectifs.

La responsabilité des acteurs sera sans doute un sujet central de nos échanges. Nous avons identifié trois types d'acteurs, qui sont particulièrement impliqués dans ces projets de bombes carbone : les banques, les entreprises et les assurances. Ma collègue reviendra sur les entreprises, et notamment sur TotalEnergies, je vais quant à moi évoquer le rôle des banques dans le financement de ces projets. Celles-ci opèrent selon deux canaux : le financement général ou corporate, c'est-à-dire des prêts accordés à une entreprise sans fléchage spécifique, et le financement de projets proprement dit, soit un engagement direct envers un projet particulier par exemple d'une entreprise d'hydrocarbures. Cette distinction est importante dans la perspective d'une réglementation des accords financiers, car il est difficile de contraindre la manière dont les fonds accordés par les banques sont alloués au sein des entreprises.

Enfin, les États jouent un rôle dans les projets d'extraction. Bien que les bases de données que nous avons utilisées n'abordent pas explicitement cette dimension, notre travail nous a permis d'approfondir la question. Deux aspects méritent d'être relevés : tout d'abord, l'influence de l'environnement réglementaire mis en place par les États, sur leur territoire ou en ce qui concerne les activités à l'étranger des entreprises ressortissantes - ils ont donc une forme de responsabilité - ; ensuite, la question des financements directs et indirects que les États peuvent accorder aux entreprises pétrogazières. Nous y reviendrons.

Mme Lou Welgryn. - TotalEnergies figure dans notre base de données relative aux bombes carbone, impliqué dans vingt-trois projets représentant un potentiel d'émissions combiné de 60 gigatonnes de dioxyde de carbone (CO2). Je précise que nous avons adopté une méthodologie visant à la vulgarisation plutôt qu'une comptabilité carbone stricte d'autant que, dès lors qu'une entreprise est impliquée dans un projet, elle lui permet d'exister ; nous avons donc choisi d'attribuer à chaque entreprise la totalité des émissions potentielles des projets auxquels celle-ci participe.

Les projets associés à TotalEnergies sont de toutes sortes, je me propose de vous en présenter trois exemples.

Le premier est le projet North Field, au Qatar. TotalEnergies, qui détient des parts de longue date dans les champs Dolphin et Qatarqas 2, vient d'être sélectionné pour participer à hauteur d'environ 9,3 % en 2022 au projet d'extension North Field South, devenant ainsi le principal partenaire international de ce chantier - les partenaires internationaux représentant 25 % la même année. North Field est un site de production de gaz naturel liquéfié (GNL), composé à 90 % de méthane, dont le pouvoir de réchauffement global est trente fois supérieur à celui du CO2 sur cent ans. Ce gaz correspond en réalité à une nouvelle méthode de transport du gaz, nécessitant beaucoup plus d'étapes de transformation - dont la purification, la liquéfaction ou la regazéification - par rapport au gaz circulant dans les gazoducs traditionnels. De ce fait, selon Carbon4, il émet au moins 2,5 fois plus de CO2 que le gaz acheminé par gazoducs sur les « émissions amont », qui représentent environ 14 % des émissions du gaz.

Le deuxième exemple est le projet Mozambique LNG, également axé sur les trains de liquéfaction pour la production de GNL. Ce projet a été suspendu pour cas de force majeure en 2021 en raison d'une attaque djihadiste et TotalEnergies fait actuellement l'objet d'une procédure pour homicide involontaire en lien avec ce chantier. En septembre 2023, la société a exprimé son intention de le relancer, alors même que la situation sécuritaire n'est pas entièrement stabilisée et que le projet est décrié par de nombreuses ONG.

Enfin, le troisième exemple est le projet non conventionnel de Vaca Muerta, en Patagonie, dont le potentiel d'émission de CO2 atteint 5,58 gigatonnes. L'extraction par fracturation hydraulique, qui y est utilisée, cible le gaz présent de manière plus diffuse et nécessite de fracturer la roche, ce qui requiert plus d'énergie et génère des émissions de méthane beaucoup plus importantes par rapport à l'extraction conventionnelle. Une étude chinoise publiée dans Nature Communications en 2020 indique que l'extraction de gaz de schiste émet quatre fois plus de GES que celle du gaz conventionnel, 50 à 70 % de ces émissions étant dues aux fuites de méthane. Ces techniques posent également des problèmes de gestion de l'eau et de qualité de l'air.

Les vingt-trois projets associés à TotalEnergies sont donc variés, chacun présentant des caractéristiques propres illustrant les multiples facettes des activités d'extraction recensées dans notre base de données.

Sur la question des financements, depuis l'adoption de l'Accord de Paris, TotalEnergies a bénéficié d'un soutien financier substantiel de 52 milliards d'euros, octroyé par les soixante plus grandes banques mondiales, dont 18 milliards d'euros provenant des principales banques françaises. Ces données, fournies par l'organisation Banking on Climate Chaos, nous amènent à questionner la nécessité d'une réglementation à l'égard des acteurs financiers, afin de les faire contribuer également à la transition énergétique.

Les divers projets de bombes carbone impliquant TotalEnergies suscitent des interrogations quant à la position du groupe à l'égard de la transition énergétique mondiale et de sa propre stratégie de décarbonation. Pour nous, cet enjeu est cristallisé dans son slogan : « Une compagnie Net Zéro en 2050, ensemble avec la société ». Il est permis de s'interroger sur la valeur de la stratégie de décarbonation de l'entreprise, sur son reporting et ses objectifs ainsi que sur la trajectoire choisie au regard de ces allégations de « net zéro ». Par ailleurs, que signifie réellement « ensemble avec la société » ? Comment cette affirmation se traduira-t-elle concrètement dans la société de demain, à la fois en termes d'offre et de demande énergétique ?

Pour finir et prendre un peu plus de hauteur, observons la distribution des dépenses de l'industrie pétro gazière en général sur la décennie écoulée, de 2012 à 2022. Celle-ci révèle une augmentation progressive des dividendes et des rachats d'actions sur cette période. Les bénéfices de ces entreprises ont explosé durant les années 2021 et 2022, mais la part des investissements alloués aux énergies à faible émission de carbone reste très faible. À l'inverse, le remboursement de la dette fait son apparition. Ce constat nous conduit à réfléchir sur la répartition des flux financiers : l'explosion des profits n'a pas permis une augmentation des investissements bas-carbone.

M. Roger Karoutchi, président. - Je comprends qu'il s'agit des investissements de l'industrie pétrogazière à l'échelle mondiale.

Mme Lou Welgryn. - Exactement.

M. Roger Karoutchi, président. - J'entends vos propos - en substance, les gisements existants suffisent -, mesdames, pour autant, comment régler le problème des États, émergents ou non, qui disposent de gisements et comptent les exploiter ? Nous même sommes déjà développés, comment empêcher ceux qui entendent commencer à exploiter leurs ressources de le faire ? Les utilisateurs, c'est l'Occident ; or, les producteurs aimeraient bien aussi avoir une part de la manne. Si vous me répondez qu'il suffirait de faire des transferts financiers, cela ne se ferait pas facilement.

Ensuite, pour ce qui concerne North Field, TotalEnergies y est impliqué, mais c'est aussi le cas de Shell et de QatarEnergy ; si TotalEnergies n'y participait pas, le Qatar lancerait tout de même le projet avec d'autres entreprises. Ici, nous ne faisons pas le procès de TotalEnergies, mais nous essayons d'avancer. Pourrait-il exister, par exemple, une autorité internationale susceptible de gérer ce type de répartitions - ce qui n'est pas le cas aujourd'hui de l'AIE -, de manière à cadrer tout le monde ? Y avez-vous réfléchi ?

Mme Oriane Wegner. - Comment résoudre la grande équation de la transition énergétique mondiale, qui soulève inévitablement la question des perdants potentiels du processus et des modalités d'une coordination internationale efficace pour que celle-ci se concrétise ? Cette question est extrêmement importante et n'a pas encore trouvé de solution complète. Le rôle des transferts financiers est absolument central en la matière. Reste la question de savoir si c'est suffisant. Quant à la possibilité de contraindre les États à oeuvrer en ce sens, cette question dépasse le cadre de notre travail, bien qu'elle mérite évidemment une réflexion parallèle. Elle est plutôt du ressort des COP, et singulièrement de la COP29, prévue cette année, dont le focus est financier. Rappelons que l'article 2 de l'Accord de Paris appelait déjà à mettre en cohérence les flux financiers avec les objectifs climatiques.

M. Roger Karoutchi, président. - Pour autant, la COP29 va se tenir à Bakou, en Azerbaïdjan, pays producteur d'hydrocarbures. Il est permis de douter de la volonté d'une puissance pétrolière d'adopter des mesures fortes dans ce sens.

Mme Oriane Wegner. - Certes. Pour autant, la tenue d'une COP à Dubaï cette année, bien que les résultats n'en soient pas absolument satisfaisants, a permis de mettre tous les États autour de la table, ce qui représente déjà une première étape. On ne peut donc pas partir perdants. Quant à savoir si la COP29 permettra de mobiliser le financement nécessaire, c'est une question qui dépasse notre projet actuel, même s'il faut la traiter.

J'en viens à votre seconde question, qui est absolument centrale dans le cadre de la présente commission d'enquête. Serions-nous plus avancés si TotalEnergies abandonnait du jour au lendemain l'intégralité de ses projets ? Est-ce que ce serait une solution du point de vue du réchauffement global ? Vous avancez l'argument selon lequel une autre entreprise que TotalEnergies reprendrait alors ces projets. C'est évidemment ce que l'on peut penser spontanément. J'estime toutefois qu'une autre réponse intéressante a été apportée par le tribunal de La Haye en 2021, dans le cadre du contentieux qui a opposé des ONG à l'entreprise Shell sur la question de la mise en cohérence de la stratégie de cette entreprise avec les objectifs climatiques.

Shell avait mis sur la table l'argument que vous citez, en expliquant qu'il ne servait à rien de freiner ou d'interdire les activités de l'entreprise, car dans ce cas, des entreprises concurrentes feraient ce que Shell ne pourrait plus faire.

La réponse du juge est intéressante, car il estime que cela reste à prouver, à plus forte raison dès lors que l'on réfléchit en termes de transition globale, notamment dans le cadre des transitions de l'Union européenne et des États-Unis et des politiques de décarbonation qui y sont mises en place. Si l'on élargit le périmètre pour considérer, non plus seulement la France, mais l'effort de décarbonation qui est en cours dans le Nord global, on peut imaginer que des décisions contraignantes soient généralisées, et partant, qu'elles s'appliquent à une plus grande partie des entreprises pétrogazières basées dans les pays du Nord.

Le juge indique par ailleurs que même si Shell ne peut pas résoudre à lui tout seul le problème global du changement climatique, il ne faut pas pour autant l'absoudre de sa responsabilité. J'estime de même que si le groupe TotalEnergies ne porte pas à lui tout seul l'intégralité de la responsabilité du changement climatique, il en porte une petite partie. Tel est du reste l'objet de notre discussion.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Dans le débat politique général et parmi les entreprises, le discours sur l'objectif de neutralité carbone d'ici à 2040 ou 2050 est porté. Or ce qui compte n'est pas simplement le point d'arrivée - la neutralité carbone - mais également la manière d'y arriver - le budget carbone.

Mme Valérie Masson-Delmotte estime que nous disposons d'un budget carbone de 250 gigatonnes si nous voulons rester sur une trajectoire de réchauffement de 1,5 degré. Elle a donc réduit le budget carbone disponible par rapport aux travaux du Groupe d'experts intergouvernemental sur le climat (Giec). Or selon vous, les 23 bombes carbone dans lesquelles TotalEnergies est impliqué pèsent à hauteur de 60 gigatonnes, soit 25 % de ce budget carbone. Cette proportion doit nous faire réfléchir.

Par ailleurs, j'estime que la question n'est pas tant de savoir si d'autres entreprises se substitueront éventuellement à TotalEnergies que de s'interroger sur ce que les compagnies pétrogazières pourraient faire d'autre, d'autant que ce gaz répond à des besoins croissants en électricité. Elles pourraient en effet utiliser leur puissance financière et leurs capacités d'ingénierie et d'investissement pour trouver des manières de répondre à nos besoins sans ces bombes carbone.

Que vaut la stratégie de décarbonation de TotalEnergies au regard des budgets carbone que vous nous avez présentés ?

Qu'en est-il par ailleurs du GNL, pour lequel les projets se multiplient - dans la confusion d'ailleurs entre gaz conventionnel et gaz de schiste - et qui est considéré par TotalEnergies comme une énergie bas-carbone ? Est-il réellement une partie de la solution, comme le prétend TotalEnergies, ou un problème pour le climat ?

Mme Lou Welgryn. - Pour ce qui concerne la stratégie de TotalEnergies, il me paraît important de comparer la photographie en 2024 avec ce qu'il faut atteindre.

La proportion d'électricité renouvelable produite par TotalEnergies est aujourd'hui d'environ 1 % de son énergie totale. Autrement dit, 99 % de sa production d'énergie repose sur les énergies fossiles. Par ailleurs, les investissements, ou Capex (Capital Expenditures), par opposition aux dépenses de fonctionnement, se situent autour de 25 % pour ce qui concerne le bas-carbone, ce qui veut dire que 75 % des investissements sont toujours liés aux énergies fossiles. D'après la liste d'Urgewald, TotalEnergies est enfin l'entreprise qui a mené le plus d'activités d'explorations pétrolières dans le monde en 2022.

Telle est la photographie actuelle. La question est ensuite de savoir où l'on va et comment.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Les 25 % d'investissements dans le bas-carbone incluent-ils le GNL ?

Mme Lou Welgryn. - Non, il s'agit d'investissements dans les énergies vertes et le développement du renouvelable.

M. Roger Karoutchi, président. - Quelle était la proportion d'investissements dans les énergies renouvelables il y a cinq ans ? L'évolution importe. Si vous nous dites que cela a doublé, ils sont sur la bonne voie. Si vous nous dites que cela n'a pas bougé, alors il y a un problème.

Mme Lou Welgryn. - Je pourrai vous envoyer cette information. Les Capex correspondent toutefois à un flux. Leur proportion n'est donc pas exactement comparable au stock de 1 % que j'évoquais.

J'en viens à la stratégie d'évolution de TotalEnergies à l'horizon 2030. Le rapport Sustainability & Climate indique que le groupe mettra bien en oeuvre une réduction des produits pétroliers à l'horizon 2030. Celle-ci sera toutefois compensée par la hausse de la vente du GNL qui, bien qu'il soit présenté par TotalEnergies comme une énergie de transition, reste une énergie fossile.

Je rappelle que les émissions scope 1 et scope 2 sont liées à l'énergie, tandis que les émissions scope 3 incluent toutes les émissions qui sont liées au cycle de vie amont et aval de la création d'un produit. Le scope 3 concentre plus de 90 % des émissions d'une entreprise dues aux énergies fossiles. Il est donc au coeur de tous les enjeux.

La projection de la trajectoire de production de gaz et de pétrole de TotalEnergies s'écarte fortement du scénario Net Zero Emission de l'AIE à l'horizon 2030, et les points intermédiaires ne convergent pas non plus.

En ce qui concerne les objectifs pour 2050, la projection d'émissions absolues de TotalEnergies correspond au scénario de l'AIE, puisqu'une division par quatre des émissions liées à l'énergie est effectivement prévue. En revanche, les définitions retenues sont très ambiguës et ne sont pas alignées avec les standards de référence.

TotalEnergies prévoit notamment d'être « Net Zéro » en 2050. Or, selon les standards de l'initiative Science Based Targets, qui est une référence dans le secteur, une entreprise peut se déclarer « Net zéro » si, et seulement si, elle a réduit de 90 % ses émissions par rapport à l'année de référence et si les émissions incompressibles restantes ont été éliminées par des solutions de séquestration de carbone. Or les projections de TotalEnergies prévoient une réduction des émissions de seulement 75 %. De plus, la définition des émissions supprimées est très ambiguë car elle inclut l'élimination des émissions restantes grâce à des solutions, non pas d'élimination, mais d'évitement de carbone. Or il n'est pas permis de soustraire ces émissions de la comptabilité globale.

Les projections prévoient enfin une diminution de l'intensité carbone en cycle de vie, de - 100 %. Or l'intensité doit s'entendre en scope 1, 2 ou 3, sans soustraction des émissions éliminées.

Si on est d'accord sur le point d'arrivée, la trajectoire pose donc des difficultés dans la mesure où celle-ci prévoit un volume d'émissions trop beaucoup trop élevé à l'horizon de 2030, ce qui pose la question du budget carbone.

Mme Oriane Wegner. - Il faut également prendre en compte la notion de lock-in. La stratégie de TotalEnergies nous met face à une forme d'arbitrage que l'on aimerait ne pas avoir à faire, dans la mesure où elle repose sur des infrastructures très intensives en investissement qui ont, de ce fait, un amortissement économique très long dans le temps, et que TotalEnergies continue à investir dans de nouvelles infrastructures.

Il en résulte que, si ces infrastructures ne sont pas poussées jusqu'à leur stade d'amortissement, les pertes économiques et financières seront très importantes. Si elles le sont, notre trajectoire climatique sera toutefois verrouillée bien au-delà des budgets carbone à 1,5 ou 2 degrés.

M. Dominique de Legge. - Vous avez évoqué une étude chinoise. À l'heure où le Parlement se penche sur la question des influences étrangères, je m'interroge sur la fiabilité de tels éléments. Il me semble à tout le moins exagéré d'opposer de gentilles ONG aux vilains pétroliers. Par quels moyens vous êtes-vous assurées de la fiabilité des données que vous nous présentez ?

M. Roger Karoutchi, président. - Je dois reconnaître que votre mention d'une étude chinoise a suscité des interrogations dans la salle. Je ne suis pas certain que des ONG chinoises existent ! C'est forcément une étude officielle.

Mme Lou Welgryn. - L'étude chinoise que j'ai citée a été entérinée par la revue Nature, dont les articles font l'objet d'une validation par des pairs.

Les références des autres études que nous avons citées sont indiquées dans la présentation qui vous a été transmise, à l'exception d'un graphique que j'ai moi-même réalisé. Je me suis souvent appuyée sur des études de l'AIE, dont les scénarios de trajectoire de décarbonation font référence dans le monde entier. J'ai également cité plusieurs données tirées d'études réalisées par l'agence Carbone4, qui, n'étant pas une ONG, ne peut être taxée de militantisme.

En ce qui concerne le GNL, permettez-moi de citer une autre source, qui cette fois n'est pas chinoise, puisqu'il s'agit d'une étude réalisée par Carbone4. En se fondant sur des images satellites, cette agence a calculé qu'en 2020 l'extraction de gaz non conventionnels aux États-Unis avait entraîné l'émission de plus de 40 % de méthane supplémentaire par rapport à l'extraction conventionnelle.

Je suis prête à revenir en détail sur les données que j'ai citées. Soyez-en tout cas assurés que nous nous sommes efforcées de nous appuyer sur l'état de l'art scientifique et sur les définitions et les scénarios de décarbonation les plus communément admis.

Mme Oriane Wegner. - La question géopolitique et internationale est très importante, mais il me semble qu'elle devrait nous conduire à nous interroger, non pas sur cette étude publiée par des coauteurs chinois dans Nature, mais sur ce que notre dépendance aux importations d'énergies fossiles emporte en termes d'indépendance et d'autonomie stratégique de notre pays.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous rêverions tous - sauf peut-être mon collègue Yannick Jadot - d'avoir encore du pétrole et du gaz en France. Je ne doute pas que nous n'en aurons plus besoin un jour, mais il reste que tant que nous en utilisons il nous faut bien l'importer. Pour le moment, et jusqu'à preuve du contraire, nos voitures fonctionnent à l'essence et nous n'en avons pas !

M. Pierre Barros. - Nous n'avons pas de pétrole, mais nous avons beaucoup d'idées !

Je vous remercie, mesdames, de votre présentation et de votre travail honnête, précis et documenté qui montre que la trajectoire d'investissements des majors de l'énergie comme TotalEnergies sort clairement de l'Accord de Paris, et qu'il y a un monde entre les déclarations et les actes d'entreprises comme TotalEnergies.

Les investissements dans le cadre des bombes carbone risquent de nous enfermer dans un futur carboné incompatible avec nos engagements internationaux, et au-delà, avec toute vie sur terre.

Je retiens de votre travail qu'au-delà de TotalEnergies les entreprises qui exploitent les gisements, mais aussi les États qui les autorisent, les banques, y compris françaises et parfois mutualistes, qui financent ces projets portent leur part de responsabilité. Toute l'économie capitaliste moderne affiche sa dépendance aux énergies fossiles. De quels outils disposons-nous pour en sortir ? Certains pays ont-ils mis en place des législations novatrices et ambitieuses en la matière ?

Les États ont évidemment un rôle central à jouer. En France, l'État dépense chaque année 175 milliards d'euros, soit l'équivalent du quart de son budget, dans des aides sans condition ni contrepartie pour les entreprises. Puisqu'il ne ressort généralement pas beaucoup de choses des COP, ne faudrait-il pas agir auprès de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ? Au fond, il est question d'un business, et d'un business extrêmement juteux. Qu'en pensez-vous ?

Mme Oriane Wegner. - Il n'y a pas eu de réglementation majeure dans d'autres pays, même si certaines formes d'avancées réglementaires sont à noter au Groenland, au Danemark et en Équateur. Je ne pense pas qu'il faille en faire une priorité, car ce n'est pas sous cet angle que nous pourrons nous attaquer au problème.

L'État dispose en revanche de trois types de leviers : il peut agir sur l'offre d'énergies fossiles, sur la demande et sur les investissements. Le deuxième levier permettrait notamment de répondre à votre remarque selon laquelle nous avons toujours besoin de pétrole pour nos voitures, monsieur le président.

Comment l'État français peut-il peser sur la production d'énergies fossiles dans le monde, en particulier sur la production de TotalEnergies ? On pourrait tout d'abord imaginer que l'État exige des plans de transition contraignants et compatibles, par exemple, avec le scénario de l'AIE ou avec l'Accord de Paris. On pourrait ensuite envisager - il s'agit, non pas d'une préconisation, mais d'une simple idée, la décision appartenant bien sûr aux parlementaires - que l'État reprenne une participation au capital de TotalEnergies de manière à renforcer le contrôle public sur la stratégie du groupe. On pourrait enfin renforcer la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, une bonne avancée législative qui a fait de la France l'une des pionnières en la matière, mais qui, en l'état, ne suffit pas à empêcher les atteintes à l'environnement.

Parallèlement, il faut aussi que l'État français s'efforce de réduire la demande, notamment par des politiques publiques de décarbonation sectorielles. Cette question fait l'objet d'un large consensus porté par le Haut Conseil pour le climat (HCC), incluant, entre autres, la rénovation thermique des bâtiments et des investissements dans des infrastructures publiques, notamment de transport, telles que le rail. Il s'agit donc de financer les alternatives vertes, de manière à réduire nos besoins en énergies fossiles au quotidien, par des politiques d'investissements verts, qu'ils soient publics ou privés.

Mme Lou Welgryn. - Le dernier levier est celui des investissements.

On pourrait tout d'abord envisager d'interdire aux banques de financer tout nouveau projet d'extraction de charbon ou d'exploration et de production de pétrole et de gaz.

Il faudrait ensuite, dans les négociations européennes, relancer l'élaboration de la taxonomie brune. La taxonomie permet en effet de développer un langage commun de manière à identifier la contribution potentielle des actifs à la transition énergétique. L'Europe a élaboré une taxonomie verte, qui permet d'identifier les actifs qui contribuent positivement à la transition énergétique, mais il serait essentiel de disposer aussi d'une taxonomie brune, car il ne suffit pas de faire plus de vert pour régler le problème climatique : il faut aussi faire moins de fossile.

Une fois les actifs qui contribuent négativement à la transition énergétique identifiés, on pourra envisager de mettre en place des mesures plus contraignantes de manière à réduire les financements qui leur sont accordés, par exemple, à l'échelle nationale, par la mise en place d'un taux d'intérêt différencié en fonction de la nature d'actif, comme le président Emmanuel Macron l'a évoqué. De manière générale, il s'agit de rendre le financement vert plus compétitif que le financement brun.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie de bien vouloir nous apporter des réponses plus précises et plus brèves, car j'ai encore plusieurs demandes de prise de parole.

M. Jean-Claude Tissot. - Que pensez-vous des collusions qui peuvent exister entre TotalEnergies et certains États comme la Russie ?

Le 25 janvier dernier, Mme Laurence Tubiana nous indiquait que sur les 33 projets super-émetteurs de TotalEnergies, 19 sont situés à moins de 50 kilomètres d'une zone de biodiversité protégée. Avez-vous connaissance des conséquences directes de ces projets sur ces espaces de biodiversité, au-delà de l'impact sur les émissions globales ? Quelles sont les réactions des populations vivant à côté de ces bombes carbone ? Je pense notamment aux projets d'extraction de gaz de schiste en Argentine, où la mobilisation sociale est souvent forte.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Permettez-moi tout d'abord de vous remercier de cet exposé extrêmement clair et instructif.

Je souhaite revenir sur l'importance du rôle que jouent certaines banques et assurances dans les projets des industries pétrolières.

La treizième édition du rapport Banking on Climate Chaos démontre que les banques françaises ont alloué plus de 350 milliards de dollars aux énergies fossiles entre 2016 et 2021. Deux d'entre elles battent des records en termes de financement des énergies fossiles, même s'il ne faut pas oublier que les banques américaines continuent d'être celles qui financent le plus ces énergies et que, si l'on réduisait l'influence des banques françaises, cela ferait certainement le bonheur des banques nord-américaines.

Madame Welgryn, vous avez évoqué l'éventualité d'agir sur la réglementation, ainsi que la possibilité d'accroître la transparence des banques sur leurs investissements, notamment auprès de leurs épargnants, lesquels ne connaissent pas toujours les projets qu'ils financent réellement.

J'ai cru comprendre qu'en octobre 2021 La Banque postale s'était engagée à ne plus financer les projets énergétiques fondés sur le pétrole et le gaz, à ne plus fournir de services financiers aux acteurs des secteurs énergétiques, à se désinvestir progressivement de ces entreprises d'ici 2030, et à ne pas soutenir les entreprises activement impliquées dans le lobbying en faveur du pétrole ou du gaz. Selon vous, est-ce une réalité ou un simple effet d'annonce, compte tenu de la faible implication de cette banque dans ces secteurs ?

Mme Oriane Wegner. - Monsieur le sénateur Jean-Claude Tissot, nous ne disposons pas d'informations particulières sur une éventuelle collusion entre TotalEnergies et la Russie, ce qui ne signifie pas qu'il n'y en ait pas, mais simplement que ce sujet est hors de notre domaine de compétence.

En revanche, nous savons - ce sont des données publiques - que TotalEnergies mène encore au moins deux projets dans cet État, ce qui prouve bien la subsistance de liens entre le groupe et la Russie. De mon point de vue, cette question reste donc à creuser.

Par ailleurs, vous avez raison : les chiffres qu'a évoqués Mme Laurence Tubiana sont en effet cruciaux et, surtout, véridiques. Il est juste de souligner qu'une grande partie des projets les plus émetteurs en CO2 se situent à proximité de zones de biodiversité protégées. Ces bombes à carbone ont aussi des effets dévastateurs sur la biodiversité à l'échelon local.

Mme Welgryn a parlé tout à l'heure de ce qu'on appelle le fracking, la fracturation hydraulique, tant aux États-Unis qu'en Argentine. Ce sujet est absolument essentiel tant le procédé déstabilise les écosystèmes. De manière plus générale, les projets plus conventionnels ont, eux aussi, des effets certains sur la biodiversité, qu'elle soit marine ou terrestre.

Enfin, pour ce qui est de la réaction des populations locales face à ces projets, je ne dispose pas, là encore, d'éléments pour l'Argentine, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en ait pas. Ce que je peux dire, c'est que les réactions des populations locales ont fait l'objet de nombreuses études ces dernières années. Je pense, même si ce projet n'est pas à proprement parler une bombe à carbone, au East African Crude Oil Pipeline Project (EACOP), un projet d'oléoduc en Afrique de l'Est, qui suscite une mobilisation particulièrement intense en Ouganda. Cet exemple démontre bien que les populations locales ne sont pas toujours suffisamment consultées ni incluses dans les processus de décision.

Pour autant, il convient de porter le regard le plus nuancé possible sur le sujet : en effet, comme l'a souligné M. le président, l'exploitation des ressources pétrolières d'un pays reste aussi un moyen pour ce pays d'accéder au développement.

Mme Lou Welgryn. - Monsieur le sénateur Jean-Marc Vayssouze-Faure, pour être honnête, la question des investissements excède notre champ d'expertise. Je suis certaine que vous avez prévu d'auditionner des personnes plus compétentes que nous sur le sujet.

Cela dit, il est important de rappeler la différence entre le financement direct des projets, qui représente, selon l'organisation Reclaim Finance, environ 4 % du total de la contribution des entreprises à ces projets, et le financement corporate, c'est-à-dire le financement direct par une banque d'une entreprise qui, elle-même, mettra en oeuvre lesdits projets, un mode de financement qui représente les 96 % restants de cette contribution.

Dans ces conditions, deux questions se posent : tout d'abord, comment empêcher ces institutions d'investir directement dans de nouveaux projets ? Ensuite, quelles mesures ces sociétés peuvent-elles prendre pour ne plus soutenir des acteurs qui seront responsables des nouvelles bombes à carbone ?

Aujourd'hui, rares sont les banques françaises qui se sont engagées à ne plus financer des entreprises mettant en place de nouveaux projets ; il n'y a, à ma connaissance, que La Banque postale et Arkéa. À cet égard, je ne connais pas suffisamment bien les engagements de BNP Paribas pour être en mesure de vous répondre sur ce cas spécifique.

M. Gilbert Favreau. - Il serait utile, me semble-t-il, que nous redescendions un peu sur terre.

Tout d'abord, vous nous avez présenté l'état d'avancement des connaissances dont nous disposons sur les sites qui peuvent être considérés, quand ils sont exploités, comme des bombes à carbone. Permettez-moi de vous dire que cette connaissance est déjà ancienne et générale.

Vous nous avez également parlé de solutions : personnellement, je suis sceptique, et ce depuis l'origine, sur notre capacité à respecter l'objectif de suppression de la production de CO2 à l'échelle mondiale d'ici 2050. Actuellement, trois pays émettent, à eux seuls, environ 60 % des émissions de GES ; or ils continuent aujourd'hui à accroître leur production... Ne soyons pas trop naïfs sur le sujet !

Je m'interroge enfin sur les alternatives aux bombes à carbone vers lesquelles notre pays pourrait se reporter. On parle beaucoup, en France, des énergies renouvelables, mais celles-ci, en l'état actuel des choses, ne permettraient pas de combler nos besoins en énergie. Quand bien même elles le pourraient, les énergies renouvelables produisent elles-mêmes du CO2 en grande quantité : le processus de production de ces énergies nécessite en effet, la plupart du temps, l'exploitation de métaux rares.

Je souhaiterais par conséquent pouvoir disposer d'une présentation pragmatique de ce que pourrait être, à l'horizon 2050, le niveau de la production de CO2 sur notre bonne vieille Terre. À ce moment-là, je regarderai les choses avec davantage d'optimisme.

M. Philippe Grosvalet. - Il faut parfois beaucoup de temps pour passer de la connaissance à la prise de conscience. Nous l'avons vu avec les travaux du Giec.

Depuis le début de nos auditions, nous dressons un état des lieux de la planète et constatons que le marché du pétrole et du gaz, à l'image d'un nuage toxique, dépasse largement les frontières.

Dans une économie mondialisée, il faut distinguer entre ce qu'il est encore possible de faire à un échelon étatique, ce qui relève de la régulation internationale - et, en la matière, on voit bien que le chemin est encore long -, et ce qui relève de la prise de conscience, donc de l'action citoyenne, laquelle peut se traduire dans l'action des ONG mais aussi des consommateurs que nous sommes et des institutions bancaires, car ces dernières jouent un rôle d'intermédiaire, souvent camouflé, dans le système international.

Comment agir davantage sur ces trois leviers ? Quels sont les instruments les plus efficaces que nous pourrions mettre en oeuvre pour éviter que ces bombes à carbone ne nous explosent au visage ?

M. Michaël Weber. - Je commencerai par une question : quel jugement portez-vous sur l'évolution du traité sur la Charte de l'énergie (TCE) ?

Autre point : vous insistez sur l'intérêt du signal-prix, qui devrait nous permettre, du moins en théorie, d'évoluer vers un prix de l'énergie carbonée hors taxe faible, pour désinciter à la production, et vers un prix toutes taxes comprises (TTC) élevé pour désinciter à la consommation. Quel rôle joue ce signal-prix, notamment dans le mix énergétique français ?

À quel niveau de taxation les majors pétrogazières sont-elles soumises ? Ce niveau vous paraît-il cohérent dans le cadre d'une économie de transition, quand on sait que l'Espagne, l'Italie ou le Royaume-Uni ont créé une taxe exceptionnelle sur les profits des entreprises pétrolières, suivant en cela les recommandations de l'ONU et de la Commission européenne, alors que la France s'y refuse, malgré les chiffres publiés il y a quelques jours sur les bénéfices de TotalEnergies ?

Mme Oriane Wegner. - Monsieur le sénateur Gilbert Favreau, je comprends votre questionnement, car la transformation de notre modèle énergétique est profondément structurelle et entraîne des bouleversements profonds.

Néanmoins, un certain nombre de scénarios établis au cours des dernières années montrent que cette transition est possible, faisable et, évidemment, inévitable si l'on veut préserver les conditions d'habitabilité sur terre.

Monsieur le sénateur Philippe Grosvalet, nous avons déjà parlé de ce qu'il était possible de faire dans le cadre de nos frontières. En ce qui concerne la réglementation internationale, il est intéressant de souligner qu'il existe d'ores et déjà des standards internationaux, même s'ils n'ont pas nécessairement une force contraignante sur le plan juridique.

Je pense en particulier aux principes directeurs des Nations unies de 2011, les United Nations Guiding Principles on Business and Human Rights, qui invoquent un devoir de vigilance, de « due diligence », pour prévenir les atteintes des entreprises sur l'environnement et les droits humains. Ces principes sont d'ailleurs cités à l'appui de la décision du juge dans l'affaire Shell que je mentionnais tout à l'heure, ce qui montre bien qu'une ébauche d'infrastructure juridique internationale, à la force normative croissante, se met en place et doit se renforcer.

En outre, vous avez totalement raison de dire que l'action citoyenne est importante et qu'elle constitue l'un des principaux moyens d'imposer des politiques publiques climatiques suffisamment ambitieuses.

Enfin, je vous confirme, monsieur le sénateur Michaël Weber, que la France s'est en effet retirée du TCE. À mes yeux, il, s'agit d'une bonne chose, même si nous ne sommes pas parvenus à neutraliser ce que l'on appelle la « sunset clause », une disposition qui maintient en vigueur les effets du traité durant une période de vingt ans suivant notre retrait de celui-ci. J'ajoute que les efforts de l'Union européenne pour sortir de ce traité n'ont, pour l'instant, pas porté leurs fruits.

Dernier point, pour les auteurs classiques en économie, le prix du carbone est absolument essentiel. Nous sommes confrontés à un triangle d'incompatibilité entre ambition des politiques climatiques, faisabilité budgétaire et acceptabilité sociale. À cet égard, il ne faut pas oublier que la taxe carbone, si l'on veut éviter des mouvements sociaux comme celui des « gilets jaunes » il y a quelques années et s'assurer l'acceptabilité sociopolitique de la mesure, doit inclure une forme de recyclage, c'est-à-dire qu'une partie des recettes devra être transférée vers les ménages.

Mme Lou Welgryn. - Pour ce qui concerne les scénarios de transition énergétique, nous avons atteint un consensus mondialement partagé grâce, notamment, aux travaux du Giec, mais également à la reconnaissance des études de l'AIE, qui table, pour atteindre nos objectifs à l'horizon 2050, sur une division par quatre de notre production d'énergies fossiles. Quant au budget carbone, il a été calculé par un comité composé de milliers de scientifiques issus du monde entier.

Aussi, il me semble que nous pouvons unanimement considérer ces scénarios comme faisant référence pour évaluer les trajectoires dans lesquelles il faudra s'inscrire si l'on veut rester sous le seuil d'une augmentation de température de 1,5 degré. Rappelons-nous que chaque dixième de degré supplémentaire au-delà de ce 1,5 degré engendrera des effets majeurs, car il existe des « effets de cliquet » en matière climatique : à partir d'un certain point, le réchauffement s'autoalimente et les conséquences deviennent incontrôlables, ce qui signifie que nous ne serons pas capables de maintenir une société pérenne.

Pour répondre à la question de M. Gilbert Favreau sur les alternatives aux bombes carbone, l'AIE émet des recommandations sur la meilleure manière de réduire nos budgets carbone : elle insiste, pour l'essentiel, sur la nécessité de développer massivement les énergies renouvelables. Elle préconise ainsi que, pour un dollar investi dans les énergies fossiles, on en dépense six dans ces énergies renouvelables. Par ailleurs, l'AIE table beaucoup sur les progrès de l'efficacité énergétique. Enfin, nous n'atteindrons pas nos objectifs sans sobriété énergétique : il nous faudra donc réduire notre consommation et la demande, de manière globale.

Pour conclure et tâcher d'examiner la situation avec un peu de hauteur, je pense que, pour ce qui est de la France, le problème principal à résoudre est moins celui de savoir qui de TotalEnergies, de Shell ou d'une autre major est responsable de la situation, que celui de la résilience de notre pays dans les années à venir et celui de notre capacité à nous sevrer des énergies fossiles, à assurer notre souveraineté et à moins dépendre du reste du monde en ce qui concerne notre consommation énergétique.

M. Roger Karoutchi, président. - Mesdames, je vous remercie de votre intervention.

Audition de Mme Emmanuelle Wargon,
présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE)
(Jeudi 8 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête en entendant Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), autorité administrative indépendante chargée de la régulation du marché de l'électricité, mais aussi du gaz, ce dernier marché nous intéressant plus particulièrement ici.

Je précise que la CRE dispose d'un comité de prospective, qui a publié des rapports sur le biogaz, les biocarburants ou l'électrification, sujets sur lesquels nous reviendrons.

Avant de vous céder la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, madame la présidente, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Emmanuelle Wargon prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, de nous indiquer notamment si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie. - Je ne suis pas dans une situation de conflit d'intérêts vis-à-vis du secteur de l'énergie. Ma mission même à la tête de la CRE me l'interdit.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de présenter brièvement les missions de la CRE.

La CRE, comme son nom ne l'indique pas, est une autorité indépendante de régulation, créée en 2000. Dotée de 160 collaborateurs, elle exerce trois missions principales : celle de réguler les réseaux de distribution et de transport de gaz et d'électricité et d'en fixer la trajectoire tarifaire et la bonne utilisation ; celle de veiller au bon fonctionnement des marchés de gros et de détail de l'électricité et du gaz ; celle, enfin, qui ne relève pas de notre rôle de régulateur, mais qui nous a été confiée par l'État, d'accompagner le développement des énergies renouvelables, et pour ce faire de jouer un rôle d'expert sur les arrêtés tarifaires et d'instructeur pour tous les appels d'offres qui ont pour effet un développement de la production des énergies renouvelables, électrique et gazière.

Comme vous l'avez indiqué, monsieur le président, mon prédécesseur a pris l'initiative de créer un comité de prospective qui a un rôle important d'animation et de débat : il contribue à exposer les enjeux et à éclairer les prises de décision publiques, au sens large, sur des sujets d'avenir. Ainsi, un groupe de travail étudie actuellement la question de la capture du carbone - surtout sur les enjeux liés aux infrastructures - et l'éventuelle nécessité de réguler ce secteur, un sujet sur lequel nous pourrons revenir si vous le souhaitez.

D'une certaine manière, la CRE est à la fois le gendarme de l'énergie, un expert économique du secteur, et l'un des acteurs de la transition énergétique et écologique.

Les enjeux des politiques énergétiques sont à la croisée de trois grands défis que nous essayons de prendre en compte dans toutes nos décisions : la protection des consommateurs, la sécurité d'approvisionnement et la transition énergétique, sans qu'il y ait de hiérarchisation entre ces trois objectifs.

Ces trois objectifs sont parfois difficiles à concilier puisque, en cas de tension sur les marchés, la sécurité d'approvisionnement et la souveraineté à court terme priment les deux autres objectifs que sont la protection des consommateurs - et donc la compétitivité et les prix - et la transition écologique. En période de crise, lorsqu'on recherche un approvisionnement, on le fait à n'importe quelles conditions. Hors période de crise, la tension est permanente entre la protection des consommateurs et la transition énergétique. C'est à la CRE qu'il revient de surmonter cette tension.

Pour garantir la sécurité d'approvisionnement, nous avons été amenés à travailler sur la régulation du terminal méthanier flottant, dit « FSRU » - Floating Storage and Regasification Unit -, d'importation de gaz de TotalEnergies. Je pense que j'aurai l'occasion d'y revenir au cours de cette audition et de préciser le rôle que nous avons joué dans ce dossier.

Nous travaillons beaucoup au développement des énergies renouvelables. Nous nous inscrivons de la sorte dans la trajectoire fixée par le Parlement et le Gouvernement, à savoir une forte baisse, globale et massive, de la consommation d'énergie d'ici à 2050 et, par ailleurs, une consommation de plus en plus décarbonée.

Cela nous amène à soutenir les efforts en matière de sobriété et d'efficacité énergétiques - nous avons publié récemment un rapport sur l'efficacité énergétique des bâtiments tertiaires, domaine où les gains potentiels à réaliser sont significatifs - et le développement de toutes les énergies décarbonées, en particulier les énergies renouvelables ; nous instruisons notamment les appels d'offres relatifs à l'éolien terrestre ou offshore, au solaire et au biogaz.

Ce développement des énergies renouvelables a lieu : ainsi, en 2023, 3 gigawatts (GW) pour le solaire et 1,1 GW pour l'éolien ont été raccordés - les installations éoliennes des premiers appels d'offres comme Fécamp ou Saint-Brieuc sont encore en cours de raccordement. Beaucoup d'installations ont été autorisées : nous avons un développement potentiel de plusieurs GW, notamment pour l'éolien offshore, avec des projets importants à venir dans la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE).

Nous travaillons aussi au bon fonctionnement des réseaux, car ils peuvent rapidement devenir des goulots d'étranglement si l'on n'y prend pas garde, notamment les réseaux électriques. La réindustrialisation et la décarbonation nécessitent beaucoup d'électricité : directement, pour les process de production industriels, ou indirectement, pour produire de l'hydrogène, entrant lui-même dans ces process. Je pense en particulier au secteur de l'acier. Pour toute cette électricité, nous avons besoin de réseaux. Nous avons la chance de disposer d'un bon maillage en la matière, mais les besoins sont élevés, en particulier dans les grandes zones industrielles que sont les zones dites de « décarbonation » - Fos-sur-Mer, Dunkerque, Le Havre, Saint-Nazaire, la vallée de la chimie -, dans lesquelles le renforcement et le développement des réseaux électriques sont indispensables pour répondre aux besoins d'électrification et de décarbonation. Nous y travaillons donc dans les trajectoires de développement et de financement des réseaux. C'est tout l'enjeu de notre réflexion sur le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe), qui débute actuellement, pour une décision fin 2024 et une mise en oeuvre sur la prochaine période tarifaire 2025-2028.

En outre, nous accompagnons le développement du biogaz. Nous accompagnons les tarifs et les appels d'offres en la matière. Il existe actuellement des tarifs de soutien au biogaz pour les petites installations et un appel d'offres vient d'être relancé pour les plus grandes. Nous intervenons aussi sur les schémas régionaux et les zones de raccordement. La CRE a ainsi validé 345 zones de raccordement, qui couvrent environ 70 % du territoire ; elle accompagne 1 200 projets en cours ou à venir, pour environ 25 térawattheures (TWh) de production de biogaz par an. Nous en sommes actuellement à 11 TWh de biogaz injecté et il faudra poursuivre pour remplacer progressivement le gaz fossile par du biogaz.

Selon les prévisions nationales, nous devrons probablement diviser par deux notre consommation globale de gaz à l'horizon 2050, et ce gaz devra être, en intégralité, du biogaz produit localement par des unités de méthanisation. Nous accompagnons donc cette politique de développement du biogaz.

Enfin, la loi nous donne pour mission de garantir le bon fonctionnement de la concurrence sur les marchés de gros et de détail de l'électricité et du gaz. C'est ce qui nous conduit à fixer les tarifs réglementés de vente d'électricité (TRVE). Nous surveillons l'ensemble des fournisseurs d'électricité et de gaz, dont TotalEnergies fait partie à ces deux titres.

M. Roger Karoutchi, président. - Madame la présidente, vous avez appartenu à un Gouvernement au sein duquel vous avez traité directement des questions de transition écologique et de logement, qui sont d'ailleurs liées. Face au réchauffement climatique - le seuil de 1,5 degré pouvant être dépassé -, il faut réduire la production d'énergies fossiles. Toutefois, en tant que présidente de la CRE, vous devez veiller à ce que le pays ne manque pas d'énergie.

Tout à l'heure, on nous a dit que l'idéal serait que nous n'importions plus ni pétrole ni gaz. Comme nous n'en disposons pas, jusqu'à preuve du contraire, il faut bien importer !

Quelle serait selon vous la synthèse raisonnable pour la France, qui n'est pas seule dans le monde ? Nos voisins - ou nos concurrents - font-ils autant d'efforts que nous ? En l'absence d'autorité internationale ayant un pouvoir normatif sur les objectifs de réduction - ce qui n'est pas le cas de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) -, quel parcours de réduction de la production et de la consommation à l'échelle mondiale est-il envisageable pour que les effets sur le réchauffement climatique soient réels ?

Sommes-nous capables d'imposer aux autres ce que nous voulons nous imposer à nous-mêmes ? Je suis très attaché à ce que nous trouvions des mesures pour avancer, mais, dans le même temps, je suis tétanisé par le fait de contraindre nos concitoyens si les autres pays ne suivent pas. Quel chemin rationnel imaginez-vous pour obtenir des résultats globaux ?

Par ailleurs, vous avez forcément eu des liens avec TotalEnergies. Comment jugez-vous son comportement et sa politique en la matière ?

Mme Emanuelle Wargon. - Monsieur le président, vous posez la grande question, extrêmement difficile à résoudre, sur la transition écologique : comment pousser une transformation à la bonne vitesse, en apportant des solutions opérationnelles pratiques, simples et accessibles à nos concitoyens et comment le faire tous ensemble ?

Aussi, la politique énergétique recouvre trois objectifs difficiles à concilier : la protection des consommateurs, c'est-à-dire l'accès à une énergie à un prix abordable - les énergies fossiles sont parfois moins chères que les énergies renouvelables - ; la transition écologique et énergétique ; la sécurité d'approvisionnement et la souveraineté, afin d'éviter une situation de difficultés telle qu'elle aboutirait à un manque ou un rationnement.

Il y a beaucoup de questions dans votre question. La France peut-elle opérer seule ? Il faut d'abord le faire à l'échelle européenne, au travers du Pacte vert pour l'Europe et du Paquet « Fit for 55 », en français « Ajustement à l'objectif 55 », pour maintenir une concurrence équitable entre les différents pays afin de ne pas pénaliser les pays qui font des efforts de décarbonation.

La France cause 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), l'Europe environ 10 %. Nous ne résoudrons donc pas la crise climatique seuls, mais il existe un potentiel effet d'entraînement sur les États-Unis, la Chine et l'Asie en général.

À l'échelle nationale, je crois à une transition progressive, qui s'appuie sur des solutions. J'ai contribué à le faire à la tête du ministère du logement en soutenant fortement la politique de rénovation énergétique du bâtiment, en créant notamment MaPrimeRénov' pour les particuliers. Nous devons accompagner les Français pour qu'ils réalisent des travaux dans leurs logements afin d'améliorer leur qualité de vie et de réduire leurs factures.

En ce qui concerne les transports, de nombreuses questions perdurent pour savoir comment passer de la voiture individuelle thermique à la voiture électrique et à d'autres modes de transports. Il existe un panel de solutions.

C'est autour de ce duo solutions-accompagnement que nous tracerons un chemin de transition énergétique.

Pour revenir à l'énergie, nous cherchons à positionner la consommation électrique au moment où le système électrique est moins tendu pour qu'elle soit moins chère à produire et donc moins coûteuse pour les particuliers et les entreprises. C'est tout le travail sur le décalage de la pointe. Nous soutenons ainsi les dispositifs contribuant à décaler la consommation hors des heures de pointe, tels que les offres heures pleines-heures creuses - l'offre Tempo d'EDF, par exemple -, car cela permet, en utilisant moins le réseau, de réduire la facture pour tout le monde.

Voilà des solutions d'accompagnement concrètes pour aider nos concitoyens à consommer moins et mieux.

M. Roger Karoutchi, président. - Et sur TotalEnergies ?

Mme Emanuelle Wargon. - Que ce soit dans mes fonctions actuelles ou dans les précédentes, je n'ai pas eu de visibilité globale sur la stratégie de l'entreprise TotalEnergies, qui opère en France et dans de nombreux autres endroits dans le monde.

À la CRE, nous travaillons avec TotalEnergies en tant que fournisseur, dans le cadre de notre action pour que la consommation intervienne au meilleur moment. Nous travaillons également avec eux sur l'approvisionnement - nous y reviendrons - sur le terminal du Havre. L'entreprise fait partie des acteurs qui se présentent aux appels d'offres, qui sont régis de façon précise par le droit. L'identité de l'entreprise est assez neutre pour nous. Nous étudions les projets, les prix et le reste des cahiers des charges. TotalEnergies dispose d'environ 5 % des capacités de production d'électricité renouvelable en France et répond donc régulièrement, comme de nombreuses autres entreprises, aux appels d'offres.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Madame la présidente, vous avez bien posé les enjeux : souveraineté, accès à une énergie abordable, surtout pour ceux qui souffrent, et transition énergétique. Le président a posé des questions fondamentales sur l'articulation de ces enjeux et la place de la France dans le dispositif.

Pour répondre à ce qui s'apparente parfois à une quadrature du cercle, la question de l'exemplarité est cruciale : il nous faut être pionniers dans cette transition énergétique, en proposant un projet de société. À l'échelle internationale, la transition énergétique donne lieu à une guerre économique à bien des égards : énergies renouvelables, accès aux ressources...

Au-delà de notre responsabilité actuelle en matière d'émissions de GES, sans parler donc de celle historique, la France ne doit-elle pas, conformément à sa vocation de peser dans les affaires du monde, être pionnière en la matière et en tirer des bénéfices non seulement environnementaux, mais aussi industriels et énergétiques ? La réindustrialisation du pays ne peut passer que par la transition énergétique.

Vous avez abordé le projet de terminal méthanier au Havre, auquel la CRE a accordé un régime d'exception, y compris dans son attribution. Pouvez-vous en préciser les raisons ? TotalEnergies a invoqué l'argument de la faible rentabilité possible de ce terminal. Pour un groupe qui annonce réaliser 20 milliards d'euros de bénéfices, cela pose question.

Par ailleurs, nos terminaux méthaniers en France n'ont pas tourné à pleine capacité en 2022 et en 2023. Dès lors, pourquoi serait-il nécessaire d'en construire un nouveau, dans un contexte où les constructions de tels terminaux se multiplient en Europe ?

Enfin, le gaz naturel liquéfié (GNL) est notre principale source d'importations de gaz. Quelle est votre position sur le fait qu'il s'agit désormais en partie de gaz de schiste et que la provenance de nos importations a beaucoup changé ? La CRE intervient-elle pour donner des recommandations en matière de souveraineté énergétique ?

Mme Emanuelle Wargon. - Pour répondre à votre première question, monsieur le rapporteur, notre intérêt est d'aller aussi vite que possible dans la transition énergétique, en accueillant toutes les solutions technologiques, des plus matures aux plus innovantes. Aussi continuons-nous de développer le solaire, l'éolien terrestre et l'éolien offshore posé, tout en nous penchant sur l'éolien offshore flottant, dont le premier marché s'ouvre, ou encore sur beaucoup de technologies pas tout à fait matures, pour lesquelles il existe des démonstrateurs en France, comme les hydroliennes, l'énergie osmotique ou encore la pyrogazéification.

Nous devons continuer à accompagner ces technologies pilotes, dont certaines arriveront à maturité et seront industrialisées à un coût raisonnable, et d'autres non. Voilà en quoi consiste notre rôle de pionniers.

TotalEnergies s'est d'ailleurs impliqué, en acquérant environ 20 % des actions de la société Qair, dans l'un des trois projets pilotes d'éolien offshore flottant en Méditerranée, Eolmed.

Nous devons également poursuivre la dynamique autour de l'hydrogène en accueillant des électrolyseurs, sous réserve d'un coût suffisamment abordable pour entrer dans des processus de décarbonation industrielle, afin de développer l'industrie actuelle et future du secteur. Cela vaut également pour les usines de batteries.

En ce qui concerne le rayonnement international, la CRE n'est pas compétente sur ce sujet.

Ensuite, vous m'avez posé plusieurs questions sur le terminal méthanier flottant du Havre. Était-ce nécessaire de créer un nouveau terminal au moment où le projet a été lancé et est-ce toujours nécessaire ? En 2022, nous traversions une crise gazière à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, avec une inversion très rapide des flux gaziers. Alors que le gaz cheminait traditionnellement par les pipelines de l'est vers l'ouest, les flux gaziers se sont inversés très rapidement, y compris entre la France et l'Allemagne. Nos terminaux méthaniers tournaient ainsi à plein régime, à 95 % de fonctionnement, et ils tournent encore fortement, à 80 %.

Un nouvel outil d'approvisionnement est donc apparu comme une assurance supplémentaire. Si de nombreux terminaux méthaniers se développent ailleurs en Europe, c'est pour répondre aux besoins des pays qui les accueillent. La France est aussi un pays de transit entre l'Océan atlantique et la mer Méditerranée, d'une part, et l'Europe continentale, d'autre part. Par ailleurs, il s'agit d'un terminal flottant, autorisé pour cinq ans, donc sur une durée courte, dans une période caractérisée par énormément d'incertitudes sur la capacité d'approvisionnement et la sécurité d'approvisionnement.

La CRE n'a pas du tout participé à la décision en opportunité quant à l'accueil de ce terminal. En revanche, elle a participé aux décisions quant au régime économique applicable à ce dernier. Deux régimes étaient envisageables : un régime régulé et un régime exempté. Dans le premier cas, la CRE fixe les tarifs d'utilisation et assure un revenu garanti à l'opérateur. Ce régime s'applique aux terminaux de Fos-Cavaou et de Saint-Nazaire. Dans le second cas, l'opérateur assumant seul le risque, il fixe librement ses tarifs. Le projet ne fait l'objet d'aucune intervention publique et d'aucun financement mutualisé. Ce régime s'applique au terminal de Dunkerque et a été demandé par TotalEnergies. Notre analyse de marché nous a conduits à penser que les conditions de marché permettaient de créer ce régime d'exemption. Selon ce régime, le fonctionnement de ce terminal ne coûte rien aux Français, ni aux consommateurs, ni aux contribuables. Il a certes fallu faire des travaux sur les réseaux de gaz, qui ont coûté 33 millions d'euros à GRTgaz, mais TotalEnergies paye une redevance de 8 millions d'euros par an, soit 40 millions d'euros en cinq ans, donc plus que la totalité des travaux nécessaires pour accueillir ce terminal dans de bonnes conditions, dont le raccordement au réseau et la remontée du gaz. Je répète qu'il n'y a aucun argent public mobilisé, ni directement, ni indirectement.

Cependant, nous avons validé les règles de commercialisation. TotalEnergies bénéficie de 50 % de la capacité pour ses propres contrats et met aux enchères le reste dans des conditions ayant fait l'objet de délibérations pour veiller à leur équité et à leur transparence, tous les acteurs de marché devant pouvoir en bénéficier.

Enfin, nous ne jouons aucun rôle sur la provenance du gaz. Nous soutenons le développement du biogaz face au gaz fossile, mais nous ne sommes pas en mesure de déterminer le type de gaz fossile importé.

M. Jean-Claude Tissot. - À la fin de 2023, la CRE a publié un rapport sur le fonctionnement des marchés de détail en électricité et en gaz naturel en France sur la période 2020-2022, qui a montré que la libéralisation du marché avait conduit à la création d'un oligopole entre EDF, Engie et TotalEnergies.

La présence de ce dernier s'explique par le rachat de Direct Énergie en 2018, devenu TotalEnergies Électricité et Gaz France. Selon vous, comment se comporte cet acteur sur le marché de l'énergie en termes de prix, de mix énergétique et d'investissement dans les énergies renouvelables ?

Par ailleurs, de nombreux parlementaires ont été surpris, à l'été 2022, par l'article du projet de loi portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat qui permettait au ministre de l'environnement de dispenser d'évaluation environnementale la construction d'une canalisation de transport de gaz naturel de moins de 3,5 kilomètres sur le site portuaire du Havre. Je rappelle qu'il s'agit d'une infrastructure énergétique privée, installée dans une ville de 165 000 habitants. Vous nous avez dit que la CRE n'était pas intervenue dans le lancement du projet, mais a-t-elle été associée à la décision de l'exonérer d'évaluation environnementale ? Avec le recul, pensez-vous que ce soit le rôle du Gouvernement d'accompagner de tels projets ?

M. Pierre Barros. - Vous avez rappelé que la guerre en Ukraine a tendu le marché d'approvisionnement français et européen en gaz. Ce conflit a mis fin à des importations par gazoducs en provenance de Russie. La France a ainsi été contrainte de diversifier ses approvisionnements, en recourant massivement à l'importation de GNL, afin de répondre à l'urgence et aux besoins exprimés, notamment, par les consommateurs.

Lors de vos voeux, vous avez rappelé notre objectif commun : atteindre la neutralité carbone en 2050. Vous tempériez toutefois : « Dans un contexte de neutralité carbone où la consommation de gaz aura fortement diminué, les réseaux gaziers resteront très majoritairement nécessaires, pour des raisons tant nationales qu'européennes. » Cette phrase ne traduit-elle pas une forme de contradiction ?

TotalEnergies oriente sa stratégie de neutralité carbone d'ici à 2050 vers la production de GNL. Cette entreprise a ainsi investi dans les réseaux gaziers et dans le gaz de schiste, aux États-Unis, notamment à Arlington, et au Qatar. Or il y a gaz et gaz : nous souhaitons tous atteindre la neutralité carbone, mais pas forcément en développant des filières de GNL. N'oublions pas que l'empreinte carbone de cette ressource est 2,5 fois plus élevée que celle du gaz acheminé par gazoducs. N'est-on pas face à un dilemme, qui s'impose à nous collectivement ?

Mme Emmanuelle Wargon. - Monsieur le sénateur Jean-Claude Tissot, je le disais en préambule : pour l'électricité comme pour le gaz, TotalEnergies est un fournisseur de détail. Le marché de détail a été véritablement bouleversé pendant la crise. Les prix ont brutalement monté. Des mécanismes de protection ont été mis en place en conséquence, à savoir le bouclier tarifaire et l'amortisseur électricité. Pendant cette période, un certain nombre de clients sont revenus aux offres d'électricité au TRVE.

Pour notre part, nous n'avons pas de difficulté particulière avec TotalEnergies en tant que fournisseur. Nous exerçons notre rôle de surveillance sur tous les fournisseurs. Vous parlez d'oligopole : il reste tout de même d'autres fournisseurs qu'EDF, Engie et TotalEnergies. Ainsi, 10 % du marché sont couverts par d'autres fournisseurs, plus petits. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas constaté de problème de comportement de TotalEnergies envers ses clients, ni pendant la crise ni en dehors, qu'il s'agisse du gaz ou de l'électricité.

En matière tarifaire, TotalEnergies a essentiellement développé deux types d'offres : d'une part, des offres fondées sur les tarifs réglementés et assorties d'une décote de 5 % ou de 10 % selon les moments ; d'autre part, des offres à prix fixe. Durant la période de crise, aucun fournisseur n'a été capable de maintenir des offres à prix fixe : ces dernières ont disparu chez TotalEnergies comme chez tous ses concurrents. Elles sont en train de réapparaître aujourd'hui.

Je le répète, les offres de TotalEnergies sont clairement positionnées par rapport aux TRVE ou aux prix de référence du gaz, avec une décote ou à des prix fixes qui sont eux-mêmes un peu inférieurs.

Quant au mix énergétique, j'en ai déjà dit un mot. TotalEnergies fait partie des entreprises qui soumissionnent régulièrement, avec des projets éoliens terrestres et solaires. De même, TotalEnergies a soumissionné dans un certain nombre d'appels d'offres d'éolien offshore. Pour savoir quelle est sa stratégie pour la suite, c'est vraiment à l'entreprise qu'il faut poser la question.

Le volet environnemental du FSRU, a fait l'objet d'un débat entre le Gouvernement et le Parlement, qui a conduit au vote de l'article de loi évoqué. Pour notre part, nous ne sommes pas du tout compétents pour ce qui concerne l'autorisation environnementale. Je n'ai donc pas de commentaire à formuler sur ce point.

Monsieur le sénateur Pierre Barros, vous m'interrogez au sujet des réseaux gaziers. TotalEnergies n'est pas opérateur de réseaux au sens des réseaux de transports ou des réseaux de distribution en France : les grands opérateurs sont GRTgaz, Teréga et GRDF. Cela étant, dans un rapport que nous avons rendu au premier semestre 2023, nous avons insisté sur le point suivant : dès lors que vous faites circuler du gaz dans les tuyaux, même si vous faites circuler moins de volume, vous avez besoin d'autant de tuyaux.

On estime que 6 % à 12 % des canalisations seulement pourront être fermées quand la consommation de gaz aura beaucoup baissé, à l'horizon de 2050. J'y insiste, même si le volume est plus ou moins élevé, vous avez toujours besoin du tuyau. Ce dernier doit donc être entretenu. C'est une question de sécurité et le niveau d'exigence est évidemment le même que le volume soit de 100 ou de 50.

Même sans le FSRU, avec les terminaux méthaniers actuels, nous sommes redevenus un pays de transit ; mais c'est aussi vrai pour le gaz qui arrive en Espagne par pipelines et peut maintenant traverser la France pour aller vers l'Europe du Nord. C'est de la consommation, non seulement française, mais européenne, que dépendra le dimensionnement des tuyaux.

Pour nous, l'enjeu est de trouver comment financer l'entretien du réseau de transport et de distribution, alors même que la consommation baisse. Pour arriver à la neutralité, la cible, c'est une consommation qui, en 2050, soit exclusivement composée de gaz non fossile ; cela suppose une consommation réduite environ de moitié par rapport à aujourd'hui.

TotalEnergies n'est pas directement impliqué dans cette équation, sinon en tant que fournisseur de gaz fossile. La CRE fait tout son possible pour accompagner la montée progressive du biogaz et la diminution progressive du gaz fossile.

Nous avons d'ailleurs débattu avec GRDF du tarif de distribution. Nous avons en effet considéré qu'il y avait peut-être un peu trop de volonté de communication de la part de GRDF pour la promotion du gaz, alors même qu'il faut réduire progressivement la consommation de gaz et passer totalement au biogaz. Ce sont là autant de sujets sur lesquels nous travaillons au quotidien.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Ma question, un peu politique, j'en conviens, porte sur les dernières augmentations des prix de l'électricité : 9,8 % sur les tarifs en heures pleines et heures creuses, 8,6 % sur les tarifs de base. Alors que l'on a plutôt intérêt à encourager les Français à privilégier l'énergie électrique, quel est votre sentiment sur cette mesure ?

Mme Emmanuelle Wargon. - Le prix de l'électricité elle-même s'est maintenant stabilisé : la part « approvisionnement » des TRVE est stable entre le dernier calcul que nous avons effectué, au 1er février dernier, et le niveau retenu au titre du bouclier tarifaire pour la période précédente.

L'augmentation que vous mentionnez est due à la hausse progressive des taxes, qui reviennent progressivement au niveau où elles s'établissaient avant l'instauration du bouclier tarifaire. Ces taxes sont encore inférieures à ce niveau.

Je rappelle que le bouclier comprenait deux volets : d'une part, une baisse exceptionnelle des taxes et, de l'autre, une subvention exceptionnelle. La subvention exceptionnelle a disparu ; désormais, le prix de l'électricité elle-même est plutôt orienté à la baisse. Quant aux taxes, elles reviennent progressivement à leur niveau antérieur, en vertu d'une décision du Gouvernement permise par la dernière loi de finances.

C'est ainsi que s'explique cette augmentation du prix de l'électricité.

M. Roger Karoutchi, président. - Tout le monde veut bien sûr la transition écologique, mais sa mise en oeuvre est nécessairement coûteuse et l'État entend conserver le produit de ses taxes...

Le véritable enjeu, c'est de trouver le chemin raisonnable pour progresser tout en garantissant peu ou prou l'équilibre financier de l'État et en préservant une situation correcte pour les ménages et les entreprises. Le fait est que c'est plus facile quand on n'a ni dette ni déficit... Mais nous ferons avec !

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Dès lors, la question est évidemment : qui supporte les augmentations ? Si nous n'avions ni problème de dette ni pauvres dans notre pays, ce serait évidemment plus facile. Mais nous avons des pauvres et nous devons donc prendre en compte la dimension sociale de la tarification.

À vous entendre, la CRE ne serait pas compétente au sujet de l'approvisionnement en gaz : c'est tout de même un terrible trou noir. Vous devez résoudre une équation où figurent à la fois les prix et les garanties d'approvisionnement. Dans ces conditions, comment pouvez-vous faire sans vous intéresser à la provenance du gaz ? Si l'on opte pour le GNL ou pour l'approvisionnement par gazoducs, cela change tout, qu'il s'agisse des contrats conclus ou de notre relation au marché international. Il en va de même si l'on opte pour le gaz de schiste ou pour le gaz conventionnel.

Mme Emmanuelle Wargon. - Pour notre part, nous ne sommes pas chargés des autorisations environnementales ni de ce volet de la politique publique. Nous regardons plutôt la sécurité d'approvisionnement au sens des contrats. Nous entendons ainsi pouvoir vérifier que les fournisseurs sur le marché de gros et, ensuite, sur le marché de détail garantissent une sécurité d'approvisionnement au travers de contrats à long terme protégeant les consommateurs, qui sont eux-mêmes liés aux fournisseurs par des contrats.

C'est l'un des sujets que nous avons proposés au Gouvernement au titre de l'avant-projet de loi relatif à la souveraineté énergétique : il convient de renforcer les obligations prudentielles des fournisseurs. Un fournisseur qui s'engage à signer un contrat pour un, deux ou trois ans doit être couvert pour la même durée. Il doit avoir lui-même limité son risque. Ce faisant, on évitera d'avoir des fournisseurs qui proposent des contrats intéressants, mais ne seront pas capables de les honorer, faute d'avoir couvert leurs propres approvisionnements.

Ce qui nous intéresse, c'est plutôt la maturité de l'approvisionnement, donc le type de contrat à long terme. D'ailleurs, une ancienne disposition du contrat de service public liant l'État à Engie précisait qu'Engie devait assurer une couverture à long terme de ses obligations, au titre des tarifs réglementés.

Pour l'instant, nos compétences ne nous permettent pas de regarder de quel type de gaz il s'agit. Cela étant, des contrats de long terme peuvent être assurés par un approvisionnement en GNL. Le gazoduc n'est pas forcément synonyme de contrat de long terme. De même, le GNL n'est pas nécessairement associé à un approvisionnement de court terme.

Je le répète, nous envisageons cette équation sous l'angle de la sécurité du consommateur, plutôt sur la partie économique, donc sur les prix.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci, madame la présidente, d'avoir répondu à nos questions.

Audition de M. Rémy Rioux,
directeur général de l'Agence française de développement (AFD)
(Lundi 12 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui M. Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement (AFD), une institution financière publique qui assure le financement du secteur public et d'organisations gouvernementales dans environ 115 pays, afin de les accompagner dans leur développement durable.

Avant de laisser la parole à M. Rioux pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, je vous indique que la présente audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat - la vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande - et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, monsieur Rioux, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Rémy Rioux prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Par ailleurs, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement. - Je n'en détiens aucun.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse figurera au compte rendu.

M. Rémy Rioux. - Je vous remercie de me donner l'occasion de vous présenter les engagements du groupe AFD dans le domaine du climat, de la politique étrangère de la France et des relations avec les entreprises françaises, en particulier TotalEnergies, qui fait l'objet de votre enquête.

Je m'exprimerai au nom du groupe AFD, c'est-à-dire la maison-mère qui finance les clients publics dont les activités n'ont aucun caractère lucratif. Nous comptons également deux filiales : Proparco, qui finance les entreprises du Sud, et Expertise France, placée au sein du groupe par le Parlement, qui apporte seulement des appuis techniques en complément des interventions financières.

Je vous parlerai successivement du mandat de l'AFD en matière de climat, des mécanismes pour en assurer la redevabilité et des relations que nous entretenons avec les entreprises françaises, singulièrement TotalEnergies.

Le mandat du groupe AFD est très exigeant en matière d'environnement et de climat - à vrai dire, je n'en connais pas de plus exigeant dans le secteur financier. Il est évidemment conforme à l'ambition de la France pour le climat et les droits humains.

Le mandat a été fixé par des textes récents : la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, votée à l'unanimité, ajoute ainsi à la lutte contre la pauvreté la réduction des inégalités et la protection des biens publics mondiaux, en particulier la protection de la planète. Il a été ensuite précisé par le conseil présidentiel du développement réuni au printemps dernier, puis par le comité interministériel de la coopération internationale du développement, organisé en juillet 2023.

Le premier objectif fixé à la politique de développement, donc à son agence, est d'« accélérer la sortie du charbon et financer les énergies renouvelables dans les pays en développement et émergents pour limiter le réchauffement climatique global à 1,5°degré Celsius ».

Notre contrat d'objectifs et de moyens (COM), qui sera prochainement renouvelé après examen du Parlement, fixera des volumes de finance climat à la hauteur des engagements pris par la France.

J'ajoute que le conseil d'administration de l'AFD a fixé une liste d'exclusion pour les activités du groupe portant précisément sur les énergies fossiles. Cela s'est passé en plusieurs étapes : en 2019, nous avons interdit toute intervention de l'AFD en lien avec les projets d'énergies fossiles, sauf dans les pays les moins avancés, puis, en 2021, nous avons étendu cette règle à tous les pays relevant de notre champ d'activités.

Ainsi, nous nous interdisons de financer les projets de construction, d'extension et de rénovation de centrales de production d'électricité à partir d'énergies fossiles, de même que les infrastructures associées à une unité de production de stockage ou de transformation de ressources énergétiques fossiles ou de production d'électricité à base d'énergies fossiles. Nous avons par ailleurs interdit les financements de projets d'exploration, de production ou de transformation, et ceux qui sont exclusivement consacrés au transport de charbon, de gaz et de pétrole - que ces ressources soient ou non conventionnelles.

Cette liste d'exclusion est la plus forte qui existe - seule celle de la Banque européenne d'investissement (BEI) est d'un niveau comparable -, ce qui nous vaut parfois des critiques. En effet, à la différence d'autres banques publiques, y compris multilatérales, nous avons totalement exclu le secteur des énergies fossiles de nos activités. Notre conseil d'administration a pour objectif de faire de l'AFD un acteur intervenant exclusivement dans le secteur des énergies renouvelables.

Ces dernières années, notre mandat s'est transformé en termes de volume d'investissements. Dès 2017, nous avons pris l'engagement stratégique de nous aligner sur l'accord de Paris, conclu deux ans plus tôt. C'est un point auquel je tenais, ayant négocié le volet financier de la COP21 avec les équipes gouvernementales concernées.

S'aligner sur l'accord de Paris implique deux choses. Il s'agit tout d'abord de vérifier que les 40 milliards d'euros de financements octroyés depuis lors par l'AFD ont un impact positif sur le climat. Pour la seule année 2023, ce fut le cas de 62 % de nos financements, soit 7,5 milliards d'euros, et de 50 % des activités de notre filiale Proparco.

Il s'agit ensuite de s'assurer que nos clients, dans le cadre de leurs contributions déterminées au niveau national (CDN), ont opté pour des trajectoires de long terme - à l'horizon 2050 - qui vont dans la bonne direction.

À cet égard, nous mettons toute une gamme d'outils à la disposition des gouvernements étrangers, y compris en matière de modélisation des trajectoires de développement et des trajectoires énergétiques, pour permettre leur optimisation à moyen et à long termes.

L'AFD porte une attention particulière à l'Ouganda. Avec l'Agence internationale de l'énergie (AIE), nous avons invité le gouvernement ougandais à garantir 100 % d'accès à l'énergie en 2030, impliquant un pic d'émissions en 2045, et à atteindre une neutralité carbone en 2060 - ce n'est pas si mal pour un pays en développement.

Sachez que nous mesurons l'impact de nos activités. Ainsi, 45 millions de tonnes équivalent COont été évitées chaque année grâce aux projets financés par l'AFD. Nous assumons la quasi-totalité des engagements pris par la France dans le cadre de l'accord de Paris : en 2022, 85 % des 6 milliards d'euros de finance climat provenaient de l'AFD.

Nous ne faisons plus vraiment de distinction entre climat et biodiversité ; c'est bien un agenda environnemental complet que nous suivons. Aujourd'hui, 30 % des projets de l'AFD en lien avec le climat ont des composantes fondées sur la nature.

Nous utilisons des technologies qui ont le double avantage de limiter les émissions de gaz à effet de serre et de protéger la biodiversité. En 2022, 41 millions d'hectares de milieux terrestres, côtiers et marins ont bénéficié de programmes de conservation et de restauration. Dans le seul domaine de la transition énergétique, 300 projets sont en cours d'exécution. En 2023, 17 millions de personnes ont vu leur accès à l'électricité amélioré grâce à l'installation de 1 200 mégawatts de capacité de stockage. Je tiens à votre disposition l'évaluation de l'ensemble des impacts escomptés par la réalisation de nos projets.

Par ailleurs, nous jouons un rôle actif dans le cadre du partenariat pour une transition énergétique juste (JETP), cette grande initiative mise en oeuvre en Afrique du Sud, en Indonésie, au Vietnam et au Sénégal. La France, via l'AFD, est donc partenaire des gouvernements de ces quatre pays - aux côtés d'autres partenaires internationaux - pour accélérer leurs trajectoires environnementales. Il s'agit de pays clés, notamment parce qu'ils disposent de ressources en charbon particulièrement importantes et qu'ils doivent, de ce fait, transformer et optimiser leur mix énergétique le plus rapidement possible.

Vu l'ampleur des enjeux, nous nous efforçons d'intervenir avec les autres acteurs du système financier. En 2014, l'AFD a été la première institution française à émettre une obligation verte sur les marchés financiers et, en 2020, la première à émettre une obligation durable, avec toute une méthodologie alignée sur les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies. Aujourd'hui, près de 50 % de notre programme de financements annuels prend la forme de titres financiers verts ou durables. À ce titre, 4,5 milliards d'euros ont été levés sur les marchés en 2022.

En outre, nous essayons d'engager à nos côtés toutes les banques publiques de développement. Pendant six ans, j'ai présidé l'International Development Finance Club (IDFC), qui rassemble les vingt-six plus grandes banques publiques au monde, dont l'Établissement de crédit pour la reconstruction allemand (KfW), la Banque nationale de développement économique et sociale (BNDES) du Brésil et la Banque de développement d'Afrique australe (DBSA). Depuis l'accord de Paris, ce groupe a investi à lui seul 1 500 milliards de dollars dans des projets dont nous vérifions la qualité et l'impact positif sur le climat.

Dans la même perspective, nous travaillons également avec les banques privées pour leur apporter des appuis techniques et des lignes de crédit.

L'AFD, comme les autres banques publiques, vérifie, au-delà de la qualité des projets, la stratégie adoptée et la mise en place de processus, de formations et d'outils. Ainsi, nous nous assurons que l'ensemble du portefeuille des institutions financières publiques ou privées s'oriente progressivement vers des investissements verts plutôt que bruns.

J'en viens à nos procédures. Il existe de très nombreuses procédures internes à l'AFD visant à vérifier la qualité des investissements. On nous reproche parfois leur nombre et leur durée, qui peuvent ralentir l'exécution des projets - il arrive parfois que nous mettions en oeuvre des projets dans les pays du Sud beaucoup plus rapidement que dans notre propre pays.

Concernant les droits fondamentaux, nous avons arrêté une liste d'exclusion très stricte renvoyant aux principes de l'Organisation internationale du travail (OIT) et aux principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme. Il existe un certain nombre de diligences obligatoires pour tous les projets alignés sur les standards de la Banque mondiale ou les conventions de l'OIT.

Nous suivons la stratégie française pour les droits humains et le développement, en cours de mise en oeuvre, et appliquons les règles à mesure qu'elles se précisent. À cet égard, nous attendons la directive européenne sur le devoir de vigilance.

Concernant la lutte contre la corruption, le blanchiment et le financement du terrorisme, toutes les règles opposables aux établissements financiers s'appliquent aussi de façon très stricte à l'AFD, et nous les suivons. Nos salariés doivent même suivre, chaque année, une formation sur les règles à respecter.

Depuis 2014, le dispositif « avis développement durable » consiste à passer la quasi-totalité de nos projets au crible de six critères qui, en fait, reprennent les dix-sept ODD des Nations unies. Après avoir noté les projets en fonction de leur dimension environnementale ou sociale, nous décidons s'il y a lieu ou non de les financer. Cela permet, in fine, de présenter un portefeuille de qualité, y compris sur les marchés financiers.

Toutes ces règles sont étendues à Proparco et à Expertise France.

L'an dernier, l'AFD a été notée par Moody's comme la meilleure institution financière en termes d'ESG - environmental, social and governance -, c'est-à-dire de développement durable.

Au-delà de ces procédures ex ante, nous disposons d'un certain nombre de procédures ex post, telles que le dispositif précontentieux et extrajudiciaire de gestion des réclamations environnementales et sociales, placé sous la supervision du conseiller à l'éthique de l'AFD. À ce titre, nous avons reçu neuf réclamations en 2022, zéro en 2023, et aucune ne concernait un projet en lien avec le groupe TotalEnergies.

Je termine par les relations que nous entretenons avec les entreprises françaises. Depuis le 1er janvier 2002, tous les financements du groupe AFD sont déliés. Autrement dit, ils font l'objet d'appels d'offres et ne sont pas uniquement réservés aux entreprises françaises. Nous sommes évidemment ravis lorsque ces dernières remportent les marchés : elles peuvent ainsi projeter, présenter et échanger les expertises et les technologies françaises.

Beaucoup de bureaux d'études français interviennent sur la modélisation, la définition des politiques publiques, les cadres réglementaires et les politiques tarifaires qu'appliquent les États étrangers.

Nous travaillons aussi en lien avec la Commission de régulation de l'énergie (CRE), l'Agence de la transition écologique (Ademe) et les ministères pour accompagner les entreprises. Nombreuses sont celles qui remportent des marchés financiers grâce à l'AFD pour des projets d'infrastructures dans les énergies renouvelables. Dans ce cadre, il arrive souvent que nous investissions avec des fonds et des développeurs comme Meridiam, Neoen, ou EDF.

Pour chaque maîtrise d'ouvrage, nous avons, avec les entreprises qui accèdent à nos financements, un dialogue sur les normes, les standards et la qualité attendue. Les entreprises et acteurs français participent à plus de 70 % des projets financés par l'AFD. Chaque année, ce sont entre 2 et 3 milliards d'euros de commandes qui arrivent jusqu'à des acteurs français.

Quelques mots, enfin, de TotalEnergies. Étant donné l'incompatibilité du coeur de métier de ce groupe, focalisé sur les énergies fossiles, avec le mandat de l'AFD, aligné sur l'accord de Paris et respectueux des règles d'exclusion strictes évoquées plus tôt, nos relations sont très limitées. Des échanges ont toutefois lieu dans les ambassades avec les conseillers du commerce extérieur (CCE), mais les échanges entre sièges sont peu réguliers - le dernier remonte à 2022 et n'a pas eu lieu à mon niveau.

Je précise d'emblée que le groupe AFD n'est impliqué dans aucun des projets au Mozambique, en Ouganda ou en Tanzanie qui font l'objet d'accusations spécifiques. TotalEnergies est l'un des plus grands développeurs d'énergie solaire dans le monde. À ce titre, il arrive que l'AFD cofinance certains projets, soit avec Quadran, soit avec Total Eren.

À ce jour, aucun projet n'a été directement cofinancé avec TotalEnergies Renouvelables, du moins depuis l'été 2023, lorsque Total Eren a été intégralement consolidé au sein de TotalEnergies. Nous attendons de voir ce que peut signifier cette nouvelle configuration...

Nous avons quinze projets en cours, notamment via notre filiale Proparco ou les structures de l'AFD en outre-mer - ici, Total Eren et Quadran n'interviennent jamais directement, ils font partie de structures de projets spécifiques. L'AFD, elle-même, est chargée de onze projets - dix en outre-mer et un au Mozambique -, tandis que Proparco intervient sur quatre projets. Comme je l'ai indiqué, ces projets sont passés au crible de toutes les procédures applicables à l'AFD ; je pourrai vous en donner le détail par écrit.

La centrale photovoltaïque de Tutly, d'une puissance de 131 mégawatts, construite dans la région de Samarcande, en Ouzbékistan, est un projet exemplaire. Il permettra ainsi de fournir en électricité 43 000 habitants, d'économiser 110 000 tonnes de COpar an et de créer 2 500 emplois locaux d'ici à cinq ans.

Nous évaluons ex ante et ex post l'impact de l'ensemble des projets que nous cofinançons. D'ailleurs, Total Eren n'est pas forcément le premier des investisseurs. La zone de contact entre l'AFD et TotalEnergies se limite aux projets d'énergies renouvelables dans des structures dédiées qui impliquent d'autres investisseurs, et dont les résultats sont mesurés avec le plus grand soin.

M. Roger Karoutchi, président. - Par définition, le groupe AFD ne finance pas les projets d'énergies fossiles. Néanmoins, vous dites avoir travaillé jusqu'en 2021 avec des pays dits moins avancés, comme l'Ouganda, qui ont sûrement la volonté d'exploiter les ressources de pétrole ou de gaz présentes sur leur sol, d'abord pour développer leur économie, puis pour investir dans les énergies renouvelables.

Comment préserver l'équilibre entre ce que peuvent faire les pays qui désirent exploiter leurs ressources fossiles, étant donné la manne financière qu'elles représentent, et l'objectif de neutralité carbone ?

M. Rémy Rioux. - La décision d'exclure les énergies fossiles du champ d'intervention de l'AFD était difficile à prendre d'un point de vue stratégique, vis-à-vis de nos partenaires. Pour l'AFD elle-même, cette décision paraissait évidente, car elle avait déjà cessé de financer des projets d'énergies fossiles - le dernier étant la centrale à gaz d'Azito en Côte d'Ivoire, en 2018.

Nous avions donc engagé ce mouvement d'exclusion du secteur des énergies fossiles, ce qui nous donnait de l'avance sur le reste de la communauté financière. Cela dit, je ne parle que de l'AFD et de ses 12 milliards d'euros de financements annuels ; les besoins en matière d'énergie renouvelable sont tellement gigantesques que nous pouvons les employer sans grande difficulté.

Concernant les pays en développement, comme l'Ouganda, nous sommes très attentifs à les écouter et à les comprendre, et nous voulons surtout éviter de les mettre dans une situation d'interdiction. Ces États souverains ont signé l'accord de Paris sur le climat en décembre 2015, ce qui les engage à limiter le réchauffement de la planète nettement en dessous de 2 degrés Celsius, charge à chacun d'eux de définir la meilleure trajectoire pour y parvenir. Dans une démarche progressive d'optimisation, il faudrait que ces pays réduisent au maximum la part des énergies fossiles dans leur mix énergétique.

On entend souvent que le climat ne concernerait que les pays du Nord et que le développement s'adresserait seulement aux pays du Sud. Cela semble être démenti par la tenue, en août dernier, à Nairobi, du premier grand sommet africain sur le climat. Gilles Kleitz et moi-même y avons été conviés par le président Ruto. Dans certains scénarios du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), l'Afrique de l'Ouest sera presque totalement inhabitable. Les premiers pays à être affectés par le changement climatique sont ceux de la zone intertropicale ; ils le savent très bien et en mesurent les conséquences pour leur population depuis longtemps.

Ces pays sont prêts à optimiser leur mix énergétique, à la condition que nous leur apportions des financements de qualité beaucoup plus abondants. Car, en vérité, rares sont les investisseurs de nos pays qui prennent le chemin de l'Ouganda ou du Mozambique.

Que dirions-nous si nous étions à leur place ? Ces pays exploitent les ressources qui sont à leur disposition, d'autant que 600 millions de personnes en Afrique n'ont toujours pas accès à l'énergie. Il me semble que les gouvernements africains sont sincèrement engagés à respecter l'accord de Paris. Simplement, ils souhaitent davantage de coopération et d'investissement international. C'est la raison pour laquelle l'AFD se doit d'accueillir les partenaires qui souhaitent investir dans ces pays, pour leur expliquer le marché, leur présenter les interlocuteurs, voire financer leurs projets, dont nous vérifierons la qualité.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez bien montré combien l'AFD avait évolué au fil du temps, notamment ces dernières années, pour exclure les projets d'énergies fossiles de ses activités. C'est une bonne nouvelle !

Au cours de nos auditions, plusieurs intervenants ont parlé de la « malédiction du pétrole », qu'on présente parfois sous l'angle du phénomène appelé dutch disease. Quelle appréciation portez-vous sur cette malédiction ? Puisqu'il n'existe pas de compensation internationale pour non-extraction ou non-destruction de l'environnement, quelle est la réalité du lien entre l'extraction des énergies fossiles par un pays et la volonté de celui-ci d'assurer, de façon à peu près harmonieuse, son propre développement ?

J'aimerais comprendre les tenants de votre intervention en Tanzanie, qui semble ne pas être une simple coïncidence. Il y a dix ans, le volume d'investissements de l'AFD dans ce pays atteignait 60 millions d'euros. Une fois que le projet d'oléoduc de pétrole brut d'Afrique de l'Est (Eacop) a été lancé, que le tracé a été fixé et que les engagements ont commencé à se formaliser, les financements de l'AFD en Tanzanie ont plus que doublé. La présidente tanzanienne est même venue à Paris pour valider ce projet avec TotalEnergies. Depuis, votre engagement est encore monté à 259 millions d'euros.

L'AFD semble avoir suivi la même démarche en Papouasie-Nouvelle-Guinée. À l'origine, vous interveniez peu dans ce pays, mais, après la visite du président Macron, TotalEnergies a engagé un très gros projet extrêmement émetteur : soudainement, votre portefeuille de projets a explosé.

Vous revendiquez de sortir des énergies fossiles, mais on a le sentiment que l'AFD est parfois utilisée comme un outil de diplomatie économique en lien avec TotalEnergies, voire comme soutien à l'installation du groupe dans ces pays. Comment percevez-vous votre rôle et comment justifiez-vous cette situation qui, visiblement, n'a rien d'une coïncidence ?

Enfin, il semblerait que l'AFD ait participé au mapping du pipeline de TotalEnergies en Tanzanie. S'agit-il d'une mauvaise rumeur ? L'AFD est-elle intervenue, y compris dans le champ de la biodiversité, vu les réserves naturelles qui vont être traversées ? Bref, confirmez-vous la contribution de l'AFD à ce mapping ?

M. Rémy Rioux. - La malédiction du pétrole est un fait établi en macroéconomie. Depuis cinq ans, tous les mois de janvier, nous publions dans la collection « Repères » un petit document sur l'économie africaine. Celui-ci révèle que les économies africaines les plus dynamiques ne sont pas celles qui dépendent exclusivement des ressources naturelles, en particulier du pétrole. L'effet sur le taux de change est d'ailleurs bien documenté... Au contraire, ce sont les économies les plus diversifiées qui s'en tirent le mieux, même en temps de crise. Il se trouve qu'elles exploitent parfois des énergies fossiles, mais souvent pour une part limitée de leur produit intérieur brut (PIB).

Le chemin de développement pour ces pays semble clairement tracé : il ne passe pas par une dépendance totale aux industries fossiles. D'ailleurs, la région d'Afrique qui présente la plus forte croissance depuis une dizaine d'années est le Sahel, contrairement à l'image de zone perturbée qu'elle renvoie. En l'occurrence, cette importante croissance n'est pas liée aux énergies fossiles, excepté au Sénégal - en effet, leur extraction va affecter le PIB de ce pays pour la première fois en 2024.

Pour ce qui est de la Tanzanie et de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, je ne pense pas qu'il faille voir une quelconque causalité entre les projets de TotalEnergies et l'augmentation des engagements de l'AFD. C'est en tout cas ce que j'ai constaté lorsque je m'y suis rendu. Si une telle causalité existe, elle n'a jamais été mentionnée dans les échanges auxquels j'ai participé.

Par ailleurs, le doublement de l'activité de l'AFD en Tanzanie est seulement le reflet du doublement de la taille de l'agence depuis 2017. Notre engagement peut varier d'un pays à l'autre, selon qu'ils se trouvent dans une situation macrofinancière leur permettant d'avoir accès ou non à des prêts.

M. Roger Karoutchi, président. - Pourriez-vous rappeler ce qu'était le budget de l'AFD en 2017 et en 2020 ?

M. Rémy Rioux. - Le terme de « budget » est impropre puisque nous sommes une banque : on confond parfois notre activité de prêteur et nos charges, qui sont contenues et suivies. L'AFD représentait environ 7 milliards d'euros d'engagements par an au moment de l'accord de Paris ; en 2020, nous sommes montés à 14 milliards, puis nous nous sommes stabilisés à 12 milliards ; aujourd'hui, nous sommes remontés à 14 milliards.

En réalité, le doublement de notre engagement en Tanzanie n'a rien d'étonnant. Je pourrai d'ailleurs vous communiquer le détail de nos activités sur place. Je n'ai pas connaissance de l'association de l'AFD au mapping du pipeline de TotalEnergies dans ce pays - en tout cas, personne ne m'en a parlé. Je peux faire les vérifications nécessaires, si vous le souhaitez. Reste que la préservation de la biodiversité dans la zone du pipeline est un sujet très sérieux, notamment en termes de développement. La question de l'optimisation du tracé se pose.

Quant à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, il serait impropre de parler d'un doublement de l'engagement de l'AFD, car celle-ci n'y intervenait pas à l'origine. C'est un pays que nous découvrons et auquel on consacre des financements européens pour l'essentiel sur le seul sujet de la protection de la forêt. Les banques publiques de développement ont un rôle d'action beaucoup plus important à jouer sur les marchés carbone et de préservation de la nature : pour l'instant, ces derniers sont quasi exclusivement privés, avec tous les problèmes de sincérité que cela pose.

Aux termes de l'article 6 de l'accord de Paris, les gouvernements eux-mêmes peuvent acheter des crédits carbone pour tenir leurs engagements en matière de climat. La tonne de CO2 économisée peut parfois être plus facile à atteindre dans le cadre de la coopération internationale que dans son propre pays...

J'aspire à ce que les discussions ne se fassent pas seulement pays par pays : nous devons raisonner à l'échelle régionale et globale. Aujourd'hui, il faut bien le dire, les incitations sont inverses : les grands plans d'investissements européens, comme le Green Deal, ou américains, tels que l'Inflation Reduction Act (IRA), sont en train de détourner massivement des financements qui auraient pu être investis ailleurs dans le monde au bénéfice du climat.

Il serait intéressant de comparer les endroits où l'on obtient des résultats favorables au climat le plus rapidement et le plus efficacement possible. Les marchés carbone seront sans doute une voie pour étudier cette question à l'avenir. De ce point de vue, la Papouasie-Nouvelle-Guinée est certainement un pays particulièrement stratégique.

J'ajoute que le mandat confié à l'AFD inclut l'ensemble du Pacifique. Ainsi, j'ai accompagné le Président de la République, en août dernier, en Nouvelle-Calédonie, au Vanuatu et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. L'AFD n'a pas reçu un mandat exclusivement pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée : elle intervient aussi aux îles Fidji et au Vanuatu. De même, elle travaille en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, deux territoires ultramarins où elle est déjà très active. Nous avons sur notre bilan deux tiers de la dette calédonienne et nous soutenons là-bas des projets d'énergies renouvelables. Pourquoi ne pas le faire dans les pays voisins ?

M. Jean-Claude Tissot. - Pour la clarté de nos propos, il conviendrait que vous apportiez des précisions sur deux points, à commencer par les relations entre l'AFD et les États. Pouvez-vous nous expliquer, de manière détaillée, comment s'organise la prise de contact avec les gouvernements concernés et la sélection du projet ?

En regardant la carte de vos activités sur votre site, j'ai constaté que de nombreux projets concernaient des pays du continent africain, dont l'Ouganda. Plusieurs personnes que nous avons entendues nous ont indiqué qu'il était plus facile pour le groupe TotalEnergies de s'installer dans un tel pays en raison de la quasi-absence de normes sociales et environnementales. Dans ces conditions, comment l'AFD peut-elle s'assurer de la pertinence des projets ?

Deuxième sujet d'interrogation : la sélection des entreprises par l'AFD pour mener à bien ses projets. Pouvez-vous nous préciser les procédures mises en place, notamment par rapport aux objectifs de développement durable ? L'entreprise TotalEnergies est-elle en mesure de se porter candidate pour ces projets ? J'ai bien compris que les énergies fossiles étaient exclues du champ d'activités de l'AFD : cela peut-il porter préjudice aux compagnies nationales, telles que la compagnie nationale d'électricité ougandaise ?

M. Rémy Rioux. - Le mode principal de contractualisation de l'AFD consiste à s'appuyer sur des acteurs locaux. Nous sommes une banque : nous prêtons de l'argent ou nous versons des subventions pour un quart des 12 milliards d'euros de financements annuels, qui passent par des maîtrises d'ouvrages locales.

Nous disposons d'un très vaste réseau d'agences partout dans le monde. Nous embauchons ainsi 1 000 agents qui, au quotidien, sont en relation avec les maîtres d'ouvrages - gouvernements, ministères, entreprises ou banques publiques, acteurs privés -, des pays dans lesquels nous intervenons. Ces maîtrises d'ouvrages suivent les règles des marchés des pays concernés. Dans la quasi-totalité des cas, ces derniers procèdent par appels d'offres pour sélectionner un prestataire, qui n'est pas nécessairement une entreprise française. C'est en cela que nos financements sont déliés.

S'attachent aux financements de l'AFD un certain nombre de conditions pouvant excéder le droit du travail ou les normes applicables dans le pays lui-même. Souvent, nous cofinançons des projets avec la Banque mondiale ou d'autres institutions soeurs, qui ont la même préoccupation que nous pour le développement durable, les droits humains et la lutte contre la corruption.

Par ailleurs, si nous considérons que le cadre juridique pourrait être amélioré, nous pouvons proposer - c'est le travail de notre filiale Expertise France - des appuis pour changer la loi, modifier des procédures, perfectionner le code des marchés publics, etc.

M. Jean-Claude Tissot. - Sur quelles bases ?

M. Rémy Rioux. - Il s'agit de standards internationaux ; ce n'est pas forcément la règle française. Le standard peut être défini par la Banque mondiale ou au sein des Nations unies. En général, nous retenons le standard le plus élevé, le plus exigeant du point de vue qualitatif, afin de pouvoir vous rendre des comptes. D'ailleurs, des pays trouvent parfois que nous sommes trop exigeants, que nous réclamons trop d'études ou de vérifications, alors que les populations ont besoin du bien ou du service plus rapidement. Mais je pense que c'est important de le faire pour vous rendre des comptes.

Nous avons mené certains projets beaucoup plus rapidement. Le train urbain de Dakar, nous l'avons réalisé en cinq ans ; je pense que, dans notre environnement juridique, cela prendrait dix ans.

Je prétends qu'avec une telle exigence, l'action de développement se déploie souvent plus rapidement que dans les économies dites avancées.

Tous ces appels d'offres ne sont pas accessibles à des entreprises internationales. Beaucoup de financements de l'AFD n'intéressent que des entreprises locales. Construire des écoles dans le Sahel ou ailleurs, cela n'intéresse aucune entreprise française. En revanche, cela donne beaucoup de travail à des entreprises de BTP sénégalaises, ivoiriennes ou maliennes, qui peuvent ainsi embaucher et créer de la valeur dans les pays concernés.

Il y a le mode de financement principal, avec un appel d'offres international où des entreprises françaises viennent en compétition. Et il y a l'autre mode que je vous ai décrit : il relève de notre filiale Proparco, et c'est celui qui est retenu de manière quasi exclusive dans les relations avec TotalEnergies. Là, c'est plutôt l'entreprise qui répond à la commande, qui vient avec sa technologie et son financement dans des structures de projet en special purpose vehicle (SPV), tandis que notre filiale finance le projet lui-même. Ce mode, évidemment minoritaire dans nos actions en général, est un peu la norme dans les projets d'énergies renouvelables, où les investisseurs viennent avec leurs financements.

Et nous pouvons parfois accompagner : en général, tout n'est pas concurrent de l'entreprise locale. Vous avez fait référence à l'Ouganda. Souvent, c'est l'entreprise publique locale elle-même qui fait appel à des investisseurs privés pour financer des champs d'éoliennes, puis s'engage à racheter et à mettre sur le réseau, dont elle a la propriété, l'énergie ainsi produite.

Une des difficultés pour les investisseurs privés est de s'assurer qu'ils seront bien payés pour l'énergie produite et aux tarifs prévus à l'avance. Et il arrive souvent que des investisseurs reculent parce qu'ils n'ont pas confiance ou parce qu'ils ne sont pas certains d'avoir cette garantie. Cela peut évidemment compromettre tout le plan de financement. Aussi, la Banque mondiale et nous-mêmes commençons à mettre en place - la Commission européenne nous aide activement - des outils de garantie, souvent partielle, de ces prix de rachat de l'énergie produite par des investisseurs privés.

Il peut donc arriver que Proparco soit du côté de l'investisseur. Et vous trouverez également à l'avenir de plus en plus de projets dans lesquels l'AFD pourra être du côté du gouvernement ou de l'entreprise publique locale, afin de permettre à l'investissement d'advenir. Car si les différentes composantes ne sont pas réunies, il n'y a malheureusement pas d'investisseurs, et l'on enferme les pays concernés dans des choix énergétiques défavorables pour tous.

M. Pierre Barros. - Je vous remercie de la clarté de votre présentation et de la transparence dont vous faites preuve.

Nous l'avons bien compris, l'AFD contribue à mettre en oeuvre la politique de la France en matière de développement et de solidarité internationale. Vous accompagnez également des projets de développement en partenariat avec les collectivités territoriales. Vos objectifs sont très larges et extrêmement intéressants : concilier le développement économique et la préservation des biens communs, le climat, la biodiversité, la paix, l'égalité entre les hommes et les femmes, l'éducation ou encore la santé. C'est très important.

Toutefois, certains choix nous posent question. La Cour des comptes a rappelé dans un rapport que l'AFD s'est affirmée comme un véritable outil de présence et d'influence au service d'intérêts français et que son action était susceptible d'ouvrir des perspectives aux entreprises françaises. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Via sa filière Proparco, l'AFD a participé au financement d'un projet de développement d'une capacité de production d'énergie solaire et éolienne en Ouzbékistan avec un prêt d'environ 22 millions d'euros. Ce projet répond à une nécessité réelle : la plupart de l'électricité ouzbèke est produite par des centrales thermiques et au charbon. Or nous avons appris, voilà quelques jours, que TotalEnergies a de nouveau réalisé des bénéfices de près de 20 milliards d'euros. Ne faudrait-il pas inventer un mécanisme pour qu'une large partie de cet argent soit fléchée vers le financement de projets portés par l'AFD ?

M. Rémy Rioux. - Je m'adresse au Sénat, chambre des collectivités locales : les projets de coopération décentralisée nous intéressent évidemment beaucoup. Il n'y en a pas assez. Nous avons un guichet : la Facilité de financement des collectivités territoriales (Ficol). Le cofinancement peut monter jusqu'à 80 % du coût du projet. Et comme cela nous intéresse que des élus aillent échanger avec d'autres élus, nous pouvons inclure les services techniques ou valoriser des prestations dans ce coût. Si des élus, des sénatrices, des sénateurs, souhaitent plus de coopération, nous sommes à leur disposition.

L'AFD est évidemment française. Elle joue un rôle auprès de nos ambassadeurs. Je ne dis pas qu'elle représente la France, mais elle est un des visages de la France depuis très longtemps à l'étranger. Je ne vois pas de problème à cela. Les crédits que vous nous accordez chaque année en loi de finances nous obligent, nous honorent et nous conduisent à essayer de développer au nom de la France un maximum d'actions de coopération positive.

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que nous jouons un rôle particulier : celui de la politique de développement, que l'on veut toujours ramener aux politiques du commerce extérieur, à la politique migratoire, à d'autres politiques publiques, à la politique étrangère. Mais vous avez voté la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales. Nous ne sommes pas un outil au service d'autres politiques. L'AFD est l'instrument de la politique de développement, qui est une politique publique reconnue, validée, distincte des autres politiques publiques. Cela ne signifie pas que des politiques publiques ne puissent pas joindre leurs forces. Je ne dis pas que l'AFD et les actions que nous finançons ne peuvent pas avoir de lien avec la politique migratoire. Simplement, il s'agit de deux politiques publiques ; vous l'avez décidé. La question est de savoir à quoi sert la politique publique de développement : quel est son rôle ?

Nous sommes en train d'essayer de définir la nouvelle stratégie de l'AFD. L'un des axes est l'alignement sur les ODD : jouer un rôle beaucoup plus fort de mobilisation d'autres acteurs publics, comme les collectivités locales, ou privés, les investisseurs, vers les bons investissements. J'ai essayé de vous le démontrer.

Il est un autre élément auquel je suis attaché : l'AFD est l'institution française qui est du côté des autres. Nous sommes français, mais nous sommes probablement l'institution qui va le plus loin, y compris dans les procédures. Pour l'essentiel, nous faisons des prêts. Cela passe par des acteurs locaux.

Vous m'avez demandé comment nous choisissons les projets. En un sens, ce n'est pas nous qui les choisissons.

M. Jean-Claude Tissot. - Mais si vous ne les choisissez pas, vous fixez des priorités ?

M. Rémy Rioux. - Plus exactement, ce sont nos partenaires qui en fixent.

Pour notre part, nous essayons de comprendre, par le dialogue, ce qui bloque le développement d'un territoire, d'un pays. Cela peut amener, selon les cas, à faire de la santé, de l'agriculture, de l'énergie... Il n'y a pas de réponse unique. Tout dépend du contexte et de la demande. L'AFD n'est pas l'outil de la France pour faire de la santé partout. D'ailleurs, ce n'est pas forcément facile à expliquer étant donné que nous sommes présents dans un peu tous les secteurs : nous avons des ingénieurs hydrauliciens, des énergéticiens, des médecins, des professeurs, des ingénieurs agronomes, etc. Nous essayons d'avoir la meilleure compréhension possible.

C'est en cela, me semble-t-il, que nous sommes le plus utile à la France, y compris à sa diplomatie. Nous sommes présents avant les entreprises françaises. On nous en fait crédit à l'étranger : l'AFD ne part jamais. Nous étions présents dans des pays où il n'y avait pas d'ambassadeur. L'AFD a été fondée en 1941 à Londres par le général de Gaulle sous le nom de Caisse centrale de la France Libre. Nous avons un bureau à Dakar depuis 1942. Notre institution a accumulé une connaissance du Sénégal et une connaissance, certes plus récente, mais, je le crois, significative de l'Ouganda. Nous devons mettre tout cela au service des acteurs français, publics et privés.

Étant donné que nous pouvons aider à la compréhension d'un marché, je ne vois pas en quoi expliquer à des entreprises françaises désireuses d'investir comment fonctionne un pays donné, quels sont les risques, les chances à saisir, voire les accompagner lorsque c'est possible serait un problème. Nous pouvons jouer ce rôle, que je crois utile, sachant que - je l'ai indiqué - nous nous interdisons certaines choses.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je vous remercie de vos réponses très précises. Comme vous le savez, notre commission d'enquête s'intéresse aux leviers dont la France dispose pour orienter des stratégies d'acteurs privés, en particulier TotalEnergies.

Vous avez fait référence à une liste d'exclusion, par exemple sur les énergies fossiles. Avez-vous également des listes d'exclusion relatives aux droits humains, sur les normes internationales du travail ? S'agit-il d'exclusions ou de notations ?

Comment les autres banques nationales de développement, les grandes banques multilatérales ou la Banque mondiale procèdent-elles ? Ont-elles aussi des listes d'exclusion ?

Si vous n'accordez pas - je l'ai bien compris - de prêt à un État n'ayant pas une bonne trajectoire, pouvez-vous financer des projets vertueux au sein d'un tel État ?

Vous avez indiqué qu'il y avait un filtre avec une notation dans votre procédure interne ? Comment pondérez-vous le climat et l'humain ?

Enfin, comme vos ressources sont limitées, entre deux projets vertueux, à l'occasion d'un appel d'offres, allez-vous essayer de favoriser celui qui émane d'une entreprise française ?

M. Rémy Rioux. - Je tiens à votre disposition la liste d'exclusion du groupe AFD et son guide d'application. Le document fait 80 pages. C'est assez précis. Sont effectivement visés les projets fossiles, que j'ai évoqués, mais aussi, et en premier lieu, toutes les entorses aux droits humains. Nous n'avons pas le droit de financer, par exemple, les jeux, les armes et, bien entendu, le recours au travail des enfants.

Si nous n'avons pas formellement de liste d'exclusion relative aux entreprises, il y a des entreprises avec lesquelles nous ne travaillons pas. Nous avons retenu une règle : une entreprise sanctionnée par l'une des grandes banques multilatérales que vous mentionnez ne pourra pas gagner un appel d'offres, même si l'AFD est seule à financer. À défaut de tenue formelle d'une liste d'exclusion, il y a des entreprises dont le comportement documenté, pas seulement par nous, leur interdit de gagner des marchés que nous aurions accompagnés.

La question plus intéressante est celle des trajectoires. Dès lors qu'il n'y a pas d'interdiction, comment choisir d'intervenir en fonction du jugement porté sur la trajectoire d'un pays, d'une banque ou d'une entreprise ? C'est compliqué, car c'est une question de jugement. Mais je crois que c'est très important. Nous avons été les premiers, à partir de 2017, à faire des analyses internes sur les trajectoires climat des États. Vous savez ce qui a manqué : de tels dispositifs n'ont pas été mis en place dans le cadre de l'accord de Paris. Sur les questions macroéconomiques ou le niveau de dette des États, le Fonds monétaire international (FMI) publie quotidiennement des rapports pour évaluer si tel ou tel pays va, ou non, dans la bonne direction. Mais il n'y a pas la même qualité d'analyse sur le développement durable, le climat, la biodiversité. Et comme nous en avions besoin, nous avons commencé à le faire par nous-mêmes, en interne, à partir de 2017. Aujourd'hui, la Banque mondiale et d'autres commencent à le faire et à rendre leurs données publiques. C'est intéressant, car ces éléments ont évidemment une influence sur nos activités, et même sur celles des institutions financières.

Un pays dont le FMI dit qu'il a une mauvaise trajectoire macroéconomique obtient généralement moins de prêts. Émerge alors une question intéressante : quid d'un pays qui n'a pas une bonne trajectoire climatique ? Ma thèse est qu'il faut rester dans le dialogue, mais on ne fera pas les mêmes types de projets ; on n'utilisera pas les mêmes instruments. Dans un pays qui a une mauvaise politique en matière de climat, il faut faire de l'aide par projet, en ne choisissant que des actions exemplaires : du renouvelable, de l'éolien et de l'hydraulique de la meilleure qualité. Le maintien du dialogue pour engager de tels projets doit servir de preuve que la transition est possible.

Quand un pays mène une politique climatique qui est internationalement reconnue comme excellente, il faut mobiliser des financements directement vers son budget pour appuyer le plus rapidement possible et le plus massivement possible son action.

Vous le voyez, le jugement que l'on porte sur la trajectoire a, en tout cas pour ce qui nous concerne, des conséquences sur les outils que nous apportons aux pays que nous accompagnons.

Sur le dispositif « avis développement durable », je vous fournirai également la grille complète, avec la pondération des différents critères. Nous travaillons d'ailleurs avec des banques privées, car des procédures de ce type ne sont pas réservées à l'AFD. Nous avons une petite équipe de moins d'une dizaine de personnes qui donnent des avis indépendants. Ces avis nous servent ensuite de références pour les évaluations, afin de voir si ce que nous avions pensé ex ante d'un projet est bien confirmé ex post. D'ailleurs, nous publions systématiquement les évaluations des projets : parler des attentes et des résultats envisagés, c'est bien ; parler des résultats atteints, c'est mieux.

M. Philippe Folliot. - Dans « Agence française de développement », il y a « française ».

Il peut parfois y avoir des cadres contradictoires entre les éléments que vous avez exposés et les réalités pratiques de terrain.

Sur les enjeux relatifs à l'énergie, comment gérez-vous le conflit potentiel entre le fait d'accompagner des entreprises françaises - TotalEnergies est un groupe français - et le respect des critères et objectifs que vous avez définis ? L'engagement de TotalEnergies vis-à-vis de certains pays - vous avez fait référence à l'Ouganda - entre-t-il en ligne de compte, positivement ou négativement, dans vos choix en matière d'accompagnement et de développement à leur égard ? Considérez-vous envisageable d'accompagner des filiales de TotalEnergies dans le secteur des énergies renouvelables ?

M. Rémy Rioux. - Je crois avoir répondu à cette question. Je ne pense pas qu'il y ait de contradiction dans notre action. Le fait que TotalEnergies ait un projet fossile dans un pays n'entre en ligne de compte ni dans le dialogue que je peux avoir avec les autorités de cet État ni dans la sélection des projets.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - J'entends votre point de vue et votre conviction. Mais, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le président Macron a clairement présenté dans son discours TotalEnergies et l'AFD comme les deux faces d'une même stratégie dite « cohérente et complémentaire ». Convenez donc qu'il y a un peu d'ambiguïté.

M. Rémy Rioux. - Vous interrogez le directeur général de l'AFD, qui vous répond sous serment qu'il ne fait pas de lien entre son dialogue avec les autorités de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou de tout autre pays et les projets du groupe TotalEnergies ; je ne veux pas vous le dire autrement. Cela n'influe pas sur le choix des projets qui sont in fine accompagnés.

D'ailleurs, vous le savez bien, dans un certain nombre de cas, il s'agit de prêts. La relation que vous avez avec un pays qui vous emprunte de l'argent ou avec un pays auquel vous prêtez de l'argent n'est pas tout à fait la même ; ce n'est pas exactement le même rapport de force. Et, en l'occurrence, c'est un rapport non pas de force, mais de coopération, d'échange.

Au-delà de TotalEnergies, nous cherchons des entreprises françaises qui investissent dans les énergies renouvelables en Afrique. Il n'y en a pas assez. C'est vrai aussi de la santé, de la coopération internationale.

L'entreprise TotalEnergies n'est effectivement pas interdite d'accès aux marchés financés par l'AFD dès lors que sont respectés les critères et les normes que je vous ai énumérés à titre liminaire.

M. Pierre-Alain Roiron. - Dans l'analyse intitulée L'économie africaine en 2023 : une approche pluridisciplinaire des enjeux économiques et sociaux qui traversent l'Afrique, que vous avez publiée le mois dernier, il est écrit ceci : « Le dérèglement climatique fait partie des défis auxquels est confronté le continent africain. Les études montrent qu'il y a des impacts sur les déplacements de populations, ainsi que des effets négatifs sur la croissance et l'inégalité de revenus dans les pays africains.

« En outre, avec plus de 2 milliards d'habitants sur ce continent d'ici 2040, une industrie en développement, la demande d'énergie en Afrique progresse deux fois plus fortement que sur la moyenne mondiale.

« Dans le contexte budgétaire contraint que connaissent les économies africaines, et face aux besoins de dépenses urgentes, il est à craindre que la transition écologique et énergétique ne passe au second plan. La mobilisation des financements internationaux, notamment celle des bailleurs, reste cruciale pour éviter cela. »

Parallèlement, le 15 novembre 2022, une trentaine d'ONG du monde entier, en marge de la COP27 en Égypte, ont fait un rapport sur le financement des énergies fossiles en Afrique. Il apparaît que TotalEnergies est l'entreprise la plus impliquée dans le développement de ces nouvelles ressources d'hydrocarbures. Le rapport estime que 25 % de la production d'énergie de la multinationale provient aujourd'hui d'Afrique. TotalEnergies compte produire 2,27 milliards de barils supplémentaires. Il est précisé que l'extraction et la combustion de ces nouvelles ressources équivaudraient à trois années d'émissions annuelles de gaz à effets de serre pour un pays comme la France. Quel regard portez-vous sur la contradiction entre votre analyse de la situation en Afrique et ce que fait TotalEnergies ?

Le fait que l'AFD ait permis à des cadres de TotalEnergies de vanter les dispositifs imaginés par le groupe en matière de biodiversité sur le site de Proparco n'est-il pas contradictoire avec les propos que vous avez tenus ?

M. Rémy Rioux. - Sur l'Afrique, il faut, me semble-t-il, faire preuve de beaucoup de modestie. Ce qui s'y passe est, je crois, d'une ampleur inconnue dans l'histoire de l'humanité. Il va y avoir des événements très puissants, très inattendus : l'augmentation de la population urbaine et de la population rurale simultanément ; un âge moyen dans ces pays de 20 ans, ce que nous-mêmes, je pense, n'avons jamais connu. En 2050, un jeune sur trois sera africain. Il faudra loger ces personnes, leur apporter de l'énergie, ce qui nécessitera de trouver des ressources. Comment ?

Cette incroyable croissance s'effectuera-t-elle de la façon la plus décarbonée possible ? Ainsi que les Africains nous le rappellent souvent, l'Afrique, c'est moins de 5 % des émissions de gaz à effets de serre aujourd'hui, avec une très faible responsabilité dans le réchauffement climatique jusqu'à présent. Ils ne nous disent pas qu'ils veulent pouvoir librement émettre et polluer. Mais ils rappellent tout de même que le problème aujourd'hui, ce n'est pas eux, et qu'il faut peut-être s'occuper d'autres régions du monde avant de contraindre excessivement l'utilisation de leurs ressources. Je pense que nous devons entendre ce message.

Il faut beaucoup plus de coopération internationale et d'investissements. Nous ne disons plus « aide publique au développement » ; l'expression est rejetée par les bénéficiaires eux-mêmes. Nous disons « investissements solidaires et durables ». J'insiste sur « investissements ». Il est dans notre intérêt de décarboner les économies et les sociétés, et de le faire en embarquant les systèmes financiers africains. En effet, il y a de l'épargne et de l'investissement partout dans le monde, pas seulement dans les pays du Nord. Nous devons trouver des moyens de déployer et d'accompagner des systèmes financiers avec les bonnes exigences et les bons investissements. L'enjeu est titanesque.

Encore une fois, l'AFD n'a rien à voir avec les projets d'exploitation et de production d'énergies fossiles du groupe TotalEnergies en Afrique. Je ne vois donc pas de contradiction dans la manière dont je mets en oeuvre le mandat qui m'est confié. Certes, ce n'est qu'une contribution. Il va falloir agir beaucoup plus fort, en étant beaucoup plus nombreux qu'aujourd'hui. Mais il me paraît important d'avoir des acteurs comme l'AFD, qui amène de l'ambition, de l'exigence, du dialogue et, je l'espère, du respect et de la compréhension à l'égard de ce continent, comme d'ailleurs d'autres continents. La transition n'est pas qu'africaine. Nous sommes aussi très actifs en Asie ou en Amérique latine. C'est peut-être d'abord là, ainsi que dans notre propre région, qu'il faut accélérer le pas.

Je ne suis pas le directeur de publication de la revue que vous avez citée. Et d'ailleurs, ce directeur de publication a changé, puisque la direction générale de Proparco a changé en 2022. Nous avons poussé plus loin l'ambition climat de Proparco. Nous sommes quasiment à 50 % d'investissements avec un co-bénéfice climat. Je plaide une petite maladresse. Mais la revue que vous mentionnez n'a peut-être pas le tirage le plus gigantesque du monde. Au demeurant, il s'agissait - vous l'avez noté - de recueillir le témoignage d'une quinzaine d'acteurs sur des projets positifs pour la planète. Nous avons effectivement interviewé deux cadres de TotalEnergies qui ont expliqué la politique en faveur de la biodiversité du groupe ; je ne crois pas qu'il faille y voir grande malice.

M. Michaël Weber. - Je le rappelle, notre commission enquête - c'est son intitulé - porte sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Or ce que nous entendons dans le cadre de nos travaux a de quoi nous inquiéter. Il y a visiblement un hiatus énorme entre la stratégie de l'AFD, accompagner le développement des énergies renouvelables auprès de tous vos partenaires, notamment africains, et ce que TotalEnergies promet ou fait miroiter aux États concernés. Quelle crédibilité peut, dès lors, être accordée aux accompagnements financiers qui sont les vôtres ? Quand TotalEnergies fait miroiter à l'Ouganda ou à l'Angola un développement comparable à celui qu'ont connu les pays du Golfe, avez-vous le sentiment que l'AFD pourra convaincre ces États et les populations africaines de s'engager dans d'autres formes de développement ?

Vous avez indiqué que vous pourriez financer TotalEnergies si le groupe remplissait les critères de l'AFD. J'entends bien que les critères sont les mêmes pour tout le monde. Mais cela me pose tout de même un cas de conscience que des fonds, pour partie publics, soient mobilisés dans des projets, certes peut-être ambitieux, pour lesquels TotalEnergies n'aurait pas besoin de participation financière.

M. Rémy Rioux. - De notre point de vue, les quinze projets sur lesquels nous avons apporté un financement dans des SPV où Total Eren ou Quadran sont également investisseurs sont des projets de grande qualité. Je tiens les éléments à votre disposition, et je transmettrai évidemment un tableau pour des questions additionnelles.

L'AFD est une agence publique. TotalEnergies est un acteur privé. Je ne suis pas sûr que vous puissiez nous mettre sur le même plan. L'AFD, c'est 14 milliards de financements chaque année, dont la moitié en Afrique. La preuve en est dans les projets et les actions que nous finançons chaque année. Je ne crois pas que vous puissiez déceler une contradiction dans l'exercice du mandat de l'AFD du seul fait que le groupe TotalEnergies développerait d'autres projets. En tout cas, personnellement, je ne le vis pas comme une contradiction.

Vous posez une question intéressante : au-delà des projets, je le crois, très précis qu'il nous arrive de financer sur l'aspect énergies renouvelables, à quelles conditions le groupe AFD pourrait-il et devrait-il engager une discussion plus vaste avec des partenaires comme TotalEnergies ? C'est quelque chose, vous l'avez compris, que nous n'avons pas engagé à ce stade. Peut-être le risque de contradiction ou la difficulté d'un dialogue pourraient-ils se révéler à ce moment-là.

Notre métier est de dialoguer avec beaucoup d'acteurs, partout dans le monde. Ils ne sont peut-être pas tous comme nous le souhaiterions. Ils peuvent ne pas avoir les mêmes outils, les mêmes capacités, voire les mêmes ambitions.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Y a-t-il d'autres banques de développement aussi rigoureuses que vous dans la sélection des projets climat ?

M. Roger Karoutchi, président. - Ou y a-t-il des banques multilatérales qui n'appliquent pas les mêmes critères ?

M. Rémy Rioux. - Les banques publiques de développement, c'est un vaste monde. Nous sommes reconnus comme l'une des plus engagées et exigeantes, voire la plus engagée et exigeante en la matière. En 2020, nous avons lancé une initiative que je juge absolument fascinante : Finance in common. Nous avons décidé de rassembler toutes les banques publiques de développement, estimant qu'il était trop réducteur de laisser une telle mission aux seules banques internationales, qu'il s'agisse des banques multilatérales, de la Banque mondiale ou même de l'AFD. À la vérité, c'est la Caisse des dépôts et consignations qui nous intéresse. Autrefois, j'avais poussé en faveur du rapprochement entre l'AFD et la Caisse des dépôts et consignations ; c'est cela que j'avais en tête.

L'objectif est de trouver un moyen d'amener nos exigences et nos méthodologies jusqu'aux banques de développement nationales et aux institutions financières publiques nationales. Nous avons fait des recherches. Nous avons trouvé 530 banques publiques de développement dans le monde - il y en a partout -, ce qui représente 2 500 milliards de dollars d'investissements chaque année. Vous voyez la taille de la Caisse des dépôts et consignations dans l'économie française ? Il y en a partout dans le monde. Si les gouvernements commençaient d'ailleurs par dire à ces banques d'arrêter de faire de mauvais investissements et de suivre nos standards et exigences - je ne dis pas qu'ils sont parfaits -, nous aurions chaque année 2 500 milliards de dollars d'investissements verts de bonne qualité.

Imaginez si nous demandions à toutes ces institutions, comme la Caisse des dépôts et consignations, qui est actionnaire de toutes les entreprises du CAC 40 et qui finance les territoires, d'accompagner tous leurs clients partenaires vers les bons investissements. Et imaginez que nous fassions cela partout dans le monde. Depuis 2020, nous réunissons ces gens chaque année. Nous allons même nous rendre en Chine au mois d'octobre prochain, afin d'avoir une telle discussion jusqu'au coeur de l'Asie, avec le deuxième émetteur mondial.

M. Jean-Claude Tissot. - Vous vous imposez des objectifs de développement durable. L'entreprise TotalEnergies est-elle en mesure de se porter candidate sur de tels projets ?

Et surtout, pourriez-vous soutenir une entreprise française, si elle répond à vos exigences, du seul fait qu'elle est française, au détriment d'une entreprise locale ou nationale ?

M. Rémy Rioux. - Dans un tel cas de figure, il y aurait un appel d'offres, avec un cahier des charges technique, des conditions financières, et c'est l'entreprise qui serait la mieux-disante selon le jugement de la maîtrise d'ouvrage qui remporterait le marché. Ce n'est pas nous qui choisissons. Pour notre part, nous avons des procédures, comme les avis de non-objection, qui portent bien leur nom. Le choix final du prestataire relève de la maîtrise d'ouvrage.

M. Jean-Claude Tissot. - Vous n'intervenez pas dans le choix ?

M. Rémy Rioux. - Non, pas du tout. C'est ce que l'on appelle des financements déliés.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le directeur général, je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.

Audition de M. Jean-Marc Jancovici, professeur à Mines Paris-PSL
(Lundi 12 janvier 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui M. Jean-Marc Jancovici, président du laboratoire d'idées le Shift Project, spécialisé sur les questions relatives à l'atténuation du changement climatique et à la sortie de la dépendance aux énergies fossiles, et associé à Carbone 4, cabinet de conseil indépendant dans les enjeux énergie et climat.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marc Jancovici prête serment.

Avant de vous céder la parole, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Jean-Marc Jancovici. - À titre personnel, je n'ai ni action ni obligation chez Total. À titre professionnel, Carbone4 a travaillé pour TotalEnergies, mais ce n'est vraiment pas un client significatif chez nous. Carbone4 a travaillé également pour Engie et EDF. Mais rien de tout ça n'est significatif ou dominant dans notre chiffre d'affaires. Enfin, TotalEnergies n'est pas mécène de Shift Project à ma connaissance.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

Je vous laisse la parole.

M. Jean-Marc Jancovici. - Je suis là pour répondre à vos questions et je n'ai pas particulièrement de propos introductif à vous présenter.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous l'avez compris, notre sujet c'est de voir dans quelle mesure la stratégie et les investissements de TotalEnergies sont compatibles avec les objectifs que se fixe la France en matière climatique et aussi en matière de politique étrangère. Vous avez beaucoup travaillé sur les stratégies de décarbonation des entreprises. Est-ce que vous pouvez nous dire, au regard des dernières déclarations d'investissement de TotalEnergies, si vous considérez qu'au fond, la stratégie TotalEnergies peut être compatible avec l'Accord de Paris de 2015, d'abord en matière d'investissement sur les énergies fossiles ? Concernant la stratégie de décarbonation, nous avons reçu Mme Véronique Masson-Delmotte et d'autres responsables du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) qui nous ont expliqué que tout ce qui était prévu en termes de compensation, notamment à travers la séquestration du carbone, dans les puits de carbone et dans les forêts, était totalement irréaliste, sur-comptabilisé.

Ma deuxième question porte sur le gaz naturel liquéfié (GNL). On observe aujourd'hui une stratégie assez massive d'investissement dans le GNL, y compris dans le gaz de schiste. Comment jugez-vous cette stratégie d'investissement dans le GNL ? Est-on dans un scénario qui nous enferme un peu plus dans le dérèglement climatique et dans les émissions de dioxyde de carbone (CO2) ?

Enfin, quelles sont les solutions à mettre en avant pour casser le niveau extraordinairement rentable de cette économie du pétrole qui là aussi nous enferme dans nos émissions de gaz à effet de serre (GES) pour des années, voire des décennies ?

M. Roger Karoutchi, président. - J'ai une question, qui va compléter celle du rapporteur. La question de notre rapporteur porte sur TotalEnergies ou l'économie pétrolière. Pourriez- vous globaliser votre réponse au regard de votre expérience internationale ? Est-ce que les autres grandes entreprises énergétiques, européennes ou mondiales, ont des politiques sensiblement différentes de celles de TotalEnergies ? Peut-on faire évoluer l'ensemble ? Existe-il une capacité mondiale à faire évoluer l'ensemble ou, comme il n'y a pas de réel organisme international qui maîtrise le tout - l'Agence internationale de l'énergie (AIE) n'étant pas compétente -, la concurrence n'est-elle pas rendue extrêmement difficile ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Est-ce que la stratégie de TotalEnergies est compatible avec l'Accord de Paris ? Non, mais aucune grande entreprise n'a de stratégie compatible avec l'Accord de Paris pour une raison assez simple qui est le rythme de baisse des émissions planétaires que cet accord impose. Le changement climatique est causé notamment par le CO2 présent dans l'atmosphère dont la quantité augmente. Le CO2 étant un oxyde, c'est une espèce chimiquement stable qui n'a pas de processus d'épuration tant qu'elle est dans l'air. La seule façon dont le CO2 peut s'épurer de l'atmosphère, c'est en revenant au contact du sol, et à ce moment il peut se passer deux choses. Soit il y a un équilibrage de pression partielle avec l'océan, appelé la dissolution, c'est-à-dire un processus de reprise du CO2 par l'océan qui ne fonctionne que tant que les pressions partielles ne sont pas équilibrées. Soit apparaît un processus qui est la photosynthèse mais qui est limité par la disponibilité en eau et par le fait que la végétation qui photosynthétise reste dans les bonnes plages de température et plus généralement de conditions climatiques là où elle se trouve, ce qui est évidemment non garanti pour l'éternité. Du fait de la très grande stabilité du CO2 dans l'atmosphère, une fois qu'on l'y a mis, il y a une notion de budget carbone. L'élévation de température qu'on aura en 2100 dépend essentiellement de la quantité totale de CO2 qu'on met d'ici là dans l'atmosphère. Peu importe quand on va l'y mettre. Ce qui compte, c'est essentiellement de l'y avoir mis. Et le budget carbone qui reste à notre disposition si on veut limiter le réchauffement planétaire à 1,5° C, c'est quelques centaines de milliards de tonnes, c'est-à-dire, en ordre de grandeur, entre le quart et le huitième de ce qu'on a déjà mis sur le siècle écoulé. Et si on veut se limiter à 2° C, on est un peu plus lâche. On a droit à un millier de milliards de tonnes, mais ça fait quand même entre la moitié et 40 % de ce qu'on a mis sur le siècle écoulé. Dans ce dernier cas, il faudrait que les émissions planétaires baissent de 5 % par an à partir de demain matin. Je vais vous donner un plan pour permettre de baisser les émissions planétaires de 5 % par an. L'année 1, on laisse l'économie dans l'état post-Covid. L'année 2, on supprime l'appareil industriel de l'Allemagne, du Japon et d'Italie, qui représente près de 5 % des émissions planétaires, puis il faut une idée pour l'année 3. Donc je ne sais pas si vous visualisez le rythme auquel il faudrait baisser les émissions pour y arriver, compte tenu du fait que les énergies fossiles sont le moteur du système industriel et du système économique modernes. Baisser les émissions de CO2 de 5 % par an, ça revient au premier ordre à contracter le système économique, nonobstant le développement de l'efficacité énergétique, des énergies renouvelables... C'est ça qu'il faut avoir en tête. Est-ce que vous avez une grande entreprise cotée ou non, qui a aujourd'hui un plan qui soit compatible avec cette orientation générale ? Je ne le crois pas. Donc de ce point de vue, TotalEnergies n'est pas spécialement un cas isolé. C'est une entreprise qui a une activité qu'on assimile au diable parce que c'est elle qui extrait le pétrole, mais en fait le pétrole irrigue la totalité de l'économie mondiale et ni Carrefour, ni Michelin ni Danone n'ont de stratégie plus compatible ! J'aurais pu citer aussi Apple ou Nvidia. Il n'y a pas une entreprise cotée au monde qui ait aujourd'hui une stratégie compatible avec 5 % de baisse annuelle des émissions de GES.

Concernant la question sur le GNL, c'est une conséquence indirecte de la guerre en Ukraine. Avant cette guerre, l'Europe dépendait du gaz russe pour environ 40 % de ses approvisionnements en gaz. C'était le principal approvisionnement gazier de l'Europe par pipelines. Aujourd'hui, on ne veut plus de gaz russe. Nous avons deux options. Soit les gens se passent instantanément de 40 % du gaz, ce qui n'a pas été l'option suivie, parce que le gaz reste quelque chose d'important pour l'industrie, et pour la production électrique d'une bonne partie de nos voisins. Soit il faut trouver du gaz ailleurs. Les autres zones d'approvisionnement par pipelines pour l'Europe, c'est le Maghreb, mais le Maghreb et notamment l'Algérie sont en déclin gazier. Les autres pays ne sont pas des fournisseurs de gaz à la hauteur de ce qu'est la Russie, ils sont beaucoup plus petits. Reste le gaz liquéfié. On se met alors à construire des terminaux de gazéification partout et on commence à demander à nos fournisseurs de développer des trains de liquéfaction. Là-dessus, les Américains se réjouissent parce qu'ils ont du gaz pas cher, et en plus, ça les arrange d'en exporter pour équilibrer le prix du marché domestique américain avec le prix du marché à l'export. Les producteurs américains sont ravis d'en exporter une partie. Il faut bien voir que les exportations américaines de GNL au regard de la consommation domestique de gaz aux États-Unis, ne représentent pas grand-chose mais c'est économiquement très intéressant pour eux parce que ça fait monter le prix domestique du gaz. Pour les Européens, ça crée effectivement un effet de lock-in. On a bien documenté le sujet dans le cadre du Shift Project. Pour avoir du GNL, il faut signer des contrats de long terme, sur 15 à 25 ans, car il faut investir dans des trains de liquéfaction. Donc pour avoir du gaz l'hiver prochain, on se crée un lock-in fossile avec des contrats d'approvisionnement sur une beaucoup plus longue période. Il fallait y réfléchir avant de refuser le gaz russe. Je n'ai pas d'intérêt avec la Russie et ne suis pas en train de dire que ce qu'ils font est bien. Je dis juste que, si les Européens avaient bien compris ce qu'ils faisaient au moment où ils ont dit aux Russes qu'ils ne voulaient plus de leur gaz, ils auraient su que l'alternative se résumerait fatalement au GNL, ce dernier provenant des exportateurs de GNL et au premier rang desquels se trouvent les États-Unis. Ce gaz de plus en plus produit aux États-Unis est en fait du gaz de schiste, ou plus exactement, du gaz de roche-mère. Pour faire un tout petit peu de géologie pétrolière, le pétrole et le gaz se forment par une espèce de pyrolyse de résidus biologiques dans des sédiments qui sont enfouis sous terre. Dans les endroits où il y a des zones de subduction, où il y a de la sédimentation en provenance de la vie marine, vous avez des restes organiques mélangés à du sédiment minéral qui sont enfouis sous terre et la géothermie ainsi que la pression vont créer, dans la roche qui se forme à partir des sédiments, du pétrole et du gaz. Ce pétrole et ce gaz migrent parfois en dehors de la roche-mère. C'est comme ça que se forment les accumulations dans les roches réservoirs où on va forer le pétrole et le gaz. D'autres fois, ça reste prisonnier dans la roche-mère parce que la roche-mère n'est pas assez perméable. Dans ce cas, il faut la fracturer pour créer de la perméabilité et exploiter le pétrole et le gaz de schiste. Or, il se trouve que les Américains ont beaucoup de pétrole et de gaz de roche-mère. Ils exploitent et exportent le gaz de roche-mère. C'est particulièrement favorisé par le droit minier, qui fait que l'État n'intervient pas, puisqu'aux États-Unis le propriétaire du sol est propriétaire du sous-sol jusqu'au centre de la Terre. Il n'y a que des contrats bilatéraux et cela va très vite.

Comment casser la rentabilité de ce secteur ? Il faut savoir que la rentabilité du secteur Oil & gas ne se fait, pour un acteur comme TotalEnergies, absolument pas en France. Un acteur intégré comme TotalEnergies a trois activités. Tout d'abord, il y a ce qu'on appelle l'amont, c'est-à-dire l'exploration et la production. Il explore pour savoir où est le pétrole - là il perd de l'argent - et l'extrait - là il gagne beaucoup d'argent. Ensuite, il a une activité dite de raffinage, en France et en Europe, et enfin, une activité de distribution. L'activité de distribution et de raffinage rapporte peu dans le domaine pétrolier. L'activité qui rapporte le plus, c'est l'activité de production de pétrole. Celle-ci n'a pas lieu en France, donc en fait l'essentiel de l'argent que gagne un acteur comme TotalEnergies et ses concurrents, ça se fait dans des pays étrangers, là où le pétrole est extrait, en fonction des accords de partage de rentes. Sur le baril qui sort, on décide que le prix de marché est partagé entre le pays qui possède le gisement et l'opérateur qui l'a extrait. Il y a tout un tas de possibilités d'accords de partage, mais en général c'est un partage de la rente. Et il se trouve que la rentabilité sur capitaux investis de cette activité est extrêmement élevée, 20 à 25 %. C'est significativement plus élevé par exemple que pour les activités de développement des énergies renouvelables (EnR), qui ont beaucoup baissé en vingt ans. Pour faire baisser la rentabilité d'une activité qui est extrêmement rentable, il faut mettre des charges, il n'y a pas d'autres moyens. Ça peut baisser tout seul si les gisements deviennent tellement petits et les investissements pour exploiter deviennent tellement lourds que la rentabilité intrinsèque baisse. Sinon, la collectivité doit s'en mêler. Mais l'État français n'a pas la possibilité d'aller taxer des opérations situées au Nigeria, aux États-Unis ou en Russie. Il n'y a pas de manière directe d'abaisser la rentabilité de ces activités. En tout cas, cela ne peut pas passer par la fiscalité française. Cela étant, vous pouvez constater, qu'en ce moment, tous les opérateurs pétroliers rendent le cash à leurs actionnaires. Ils rachètent des actions, ils font des dividendes monstrueux, etc. Racheter des actions, c'est rendre le cash aux actionnaires. Et en général, quand les entreprises font ça, c'est souvent le signe qu'il n'y a plus de projet très rentable dans lequel investir. C'est un signe avant-coureur. Pour moi, c'est d'autant plus probable quand on regarde la production de pétrole dans le monde, le pic se situant en novembre 2018. Nous avons passé le maximum historique de la production de pétrole brut dans le monde. Je n'inclus pas les liquides de gaz - éthane, butane, propane -, qui viennent de champs de gaz et non de champs de pétrole, ni les agrocarburants. J'inclus juste ce qui sort comme pétrole à partir de C8 et les condensats à partir de C5. La quantité de pétrole, selon les statistiques de l'Energy Information Agency (EIA) américaine, est passée par un maximum en novembre 2018 et aujourd'hui on est à environ 4 millions de barils jour en dessous de ce volume-là. Sur le pétrole strictement conventionnel, donc en excluant les sables bitumineux du Canada et le pétrole de roche-mère des États-Unis, le maximum avait été atteint en 2008. L'AIE a publié cette information dans un rapport de 2018. Si on est au début du déclin de la production de pétrole qui, selon les travaux du Shift Project, doit de toute façon arriver dans la décennie qui se termine en 2030, il va y avoir de moins en moins de gisements à exploiter. Donc, il y aura de moins en moins de nouveaux investissements à faire. Donc, effectivement, le cash existant, on le rend aux actionnaires. Tout ça n'est pas incohérent. C'est peut-être ça qui est en train de se passer.

Sur la question de savoir si TotalEnergies fait mieux ou moins bien que ses concurrents, Carbone4Finance dispose d'une méthode qui compare les entités d'un même secteur. Carbone4Finance fournit des données aux acteurs du monde financier. Ces acteurs, que sont les investisseurs et les gestionnaires d'actifs, gèrent de l'argent qu'on leur a donné pour faire des investissements, pour de l'épargne, comme l'assurance vie et autres fonds de pension. Ils ont des règles d'allocations sectorielles qui font que pour l'essentiel d'entre eux aujourd'hui le secteur énergétique est un secteur d'investissement. L'ensemble de ces gestionnaires d'actifs mondiaux ne dit pas : on va sortir les énergies fossiles de nos investissements. Le fait est, qu'aujourd'hui, ils investissent dedans. C'est pour tous les secteurs dans lesquels ces gens-là investissent, qu'on leur propose un classement intra-sectoriel des entreprises par secteur. Tous les secteurs ne sont pas équivalents évidemment sur le sujet climatique. Il y a des secteurs dans lesquels on ne peut évidemment pas avoir de très bonnes notes. Le secteur pétrolier en fait partie. Mais on peut avoir une note moyenne, une mauvaise ou une très mauvaise note. TotalEnergies fait partie des acteurs qui sont plutôt du côté de la moyenne ; ils sont plutôt mieux notés que les autres. Globalement, le reste des autres acteurs de la planète sont plutôt pires. Ça ne veut pas dire que TotalEnergies soit un saint, ni un diable ; ce n'est pas comme ça qu'on juge. Ça veut juste dire que lorsqu'on fait un classement relatif avec des critères qu'on essaie d'objectiver, selon la méthode de Carbone4Finance, on constate que ce ne sont pas les pires.

M. Roger Karoutchi, président. - J'ai plusieurs demandes d'intervention.

M. Jean-Claude Tissot. - Quel est votre avis sur les bombes carbone ? Par ailleurs, j'aimerais avoir votre regard sur la question de la concurrence entre la production énergétique et la production alimentaire. On sait que le groupe TotalEnergies investit dans des projets d'agrivoltaïsme ou de méthanisation en France, en Europe et à l'étranger. Et sur la question de l'agrivoltaïsme, un décret est en cours de concertation qui pourrait permettre une couverture de 40 % des terres agricoles dans certains cas. Dans cette perspective de décarbonation de notre énergie, mais également d'évolution de notre mode agricole, quelle lecture faites-vous de cette situation ?

M. Jean-Marc Jancovici. - En fait, ce qu'on appelle les bombes carbone, ce sont des gisements identifiés de combustibles fossiles dont la quantité totale extractible dans le gisement dépasse, si ma mémoire est bonne, un milliard de tonnes de CO2 si on brûle la totalité de ce qui est extrait. Ce qui est sûr c'est que, nonobstant le fait que la production de pétrole dans le monde a probablement passé son pic ou s'en rapproche et va décliner pour de seules raisons géologiques, ça fait encore trop pour qu'on puisse extraire tout ce qui reste extractible et respecter la barre des 2 °C. Donc on est dans une situation entre deux eaux. Il y en a déjà plus qu'assez pour qu'on puisse compter sur une production croissante. Mais il y en a déjà trop pour que le climat ne dérive pas de façon extrêmement dangereuse si on extrait tout le reste. Et c'est encore plus vrai pour le charbon. En fait, il reste des quantités considérables de charbon sur Terre et on ne peut absolument pas se permettre d'attendre la limite géologique en ce qui concerne le charbon. Même si on atteint la limite géologique sur le pétrole et le gaz, on dépasse les 2 °C. Ça renvoie à la question posée sur l'action de l'État français. Peut-il faire quelque chose ? Dans la mesure où ces gisements ne sont pas situés sur le sol français, l'État français peut seulement essayer d'assécher la demande. Mais il ne peut pas tellement jouer sur l'offre. Patrick Pouyanné, PDG du groupe TotalEnergies, n'a pas complètement tort lorsqu'il dit que, pour l'Ouganda et la Tanzanie, si ce n'est pas nous, ce sera d'autres ! En l'état actuel, il n'a pas tort. Et ça ne dépend pas de nous de toute façon. Ça dépend du Gouvernement ougandais... Il nous répondra à nous Français qu'il veut des hôpitaux et des routes qui ne peuvent être payées sans extraire de pétrole. Donc, ce n'est pas simple. Encore une fois, je ne suis pas en train de dire que TotalEnergies a raison de faire ce qu'il fait. Je dis juste qu'on ne peut pas leur dire vous avez toutes les cartes en main, êtes maître du monde et le monde va évoluer en fonction de ce que vous décidez vous.

Il n'y a pas de maître du monde, c'est bien le problème. Il y a de temps en temps une loi du plus fort. Elle a existé dans le passé avec l'armée américaine. Elle existe aujourd'hui avec la monnaie américaine.

M. Jean-Claude Tissot. - Ça veut dire que la limitation de 1,5 ou 2 °C, c'est de la science-fiction !

M. Jean-Marc Jancovici. - 1,5 °C, c'est mort. Et 2 °C, sauf chute de comète et effondrement économique, etc., c'est parti pour être mort parce que personne n'est candidat pour contracter délibérément l'économie de 3 ou 4 % par an pour réduire les émissions de 5 % par an.

Sur la question de la production alimentaire, il y a évidemment une concurrence dans l'usage des sols. Le sol peut être utilisé pour un certain nombre de choses. Vous pouvez l'utiliser pour l'agriculture. Vous pouvez l'utiliser pour la biodiversité. Vous pouvez l'utiliser pour le bois grâce aux forêts. Vous pouvez l'utiliser pour d'autres matériaux comme du chanvre, du lin, du miscanthus... Et enfin, vous pouvez l'utiliser pour de l'énergie. Ces cinq usages sont évidemment concurrents. Aujourd'hui, l'addition de ces cinq usages hors bois dépasse les capacités des sols puisqu'on n'arrête pas de déforester. Et après, toute la question est de savoir à quel usage vous allez imputer la déforestation. Qu'est-ce que vous considérez comme étant l'usage marginal qui provoque la déforestation ? Parmi les indices nous avons l'alimentation, les champs de soja, etc. Mais si ça se trouve, c'est à cause des biocarburants, parce que si on ne faisait pas de colza en France, on pourrait à la place faire des pois, des féveroles et de la luzerne et on n'aurait pas besoin d'importer du soja ! Donc, c'est très difficile de savoir à quelle culture vous imputez la déforestation. C'est une affaire d'organisation globale du système. Et là, la France a un peu plus la main sur ce qui se passe sur son sol, même si on est dans un système européen et que l'agriculture est une compétence européenne.

Donc je pense qu'on peut considérer les cultures à fins énergétiques comme étant celles qui causent la déforestation. C'est une affaire de point de vue. À titre personnel, je pense qu'on aurait été mieux inspiré de limiter drastiquement la consommation des voitures que de mettre tout le colza qu'on cultive dans les moteurs de voitures. C'est essentiellement à ça que ça sert. Le pouvoir politique européen a eu, d'une certaine manière, un certain courage en interdisant les moteurs thermiques à partir de 2035. C'est quand même une petite révolution pour les constructeurs. Mais il a jusqu'à maintenant manqué de courage sur la baisse de la consommation des véhicules neufs, où entre les normes qui ne correspondent à rien, les émissions de CO2 pondérées par le poids et autres entourloupes normatives, on se retrouve avec le constat que, hors véhicule électrique, la consommation du parc en fonctionnement a extrêmement peu baissé sur les dernières décennies. On a raté une marge de manoeuvre évidente. Je ne pense pas que ce soit une révolution sociale que les gens conduisent des voitures un peu plus petites. Ce n'est pas un monde fondamentalement différent de celui que l'on connaît. On risque bien pire. On a raté le coche.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'en profite pour vous remercier pour tout le travail que vous avez pu effectuer ces années pour nous éclairer. Vous aviez demandé que les élus visionnent une vingtaine d'heures de vidéos sur ce sujet-là, c'est ce que j'ai évidemment fait. On voit bien qu'on a quelque chose d'assez implacable et qu'on n'a pas de gouvernement mondial pour essayer de réguler tout ça, que personne n'est prêt à faire des efforts aussi terribles pour essayer de baisser notre impact carbone. Je voulais néanmoins savoir si vous aviez quand même quelques propositions et quelques motifs d'espoir. Malgré le déclin du pétrole, tout ça devient de plus en plus cher en termes d'investissement pour produire un baril de pétrole. Donc on peut imaginer que peut-être il se passera quelque chose demain. J'ai été maire de Cahors et vous aviez dit à l'époque que le bon modèle de ville en termes de densité, c'était Carcassonne et Cahors. C'était évidemment pour moi quelque chose sur lequel j'avais pu m'appuyer. Y a-t-il une perspective dans la baisse de la population, puisqu'on parle de réarmement démographique et j'ai envie de dire qu'on a plutôt intérêt à avoir l'inverse aujourd'hui ? L'espoir peut-il être dans le réaménagement de nos villes, de nos espaces, puisqu'on voit bien que les grandes villes très denses sont celles qui produisent le plus d'émissions de CO2 ? Est-ce que vous pourriez nous fixer quelques perspectives qui nous permettraient de dire que tout n'est pas perdu et qu'on a encore une chance de s'en sortir ?

M. Jean-Marc Jancovici. - On avait essayé de dessiner des perspectives dans le cadre d'un travail conséquent du Shift Project qui avait pris place avant les dernières élections présidentielles, qui s'appelait le Plan de transformation de l'économie française (PTEF), et qui, malgré ses 1 500 ou 2 000 pages, n'était qu'une esquisse.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'avais participé à la décarbonation des administrations et des collectivités justement.

M. Jean-Marc Jancovici. - Comme les combustibles fossiles sont, selon moi, à la racine de la totalité du monde moderne, il est difficile de détricoter tout ça dans la douceur, même en 2 000 pages ! Ou plutôt, on a du mal à le décrire ; on décrit juste les grandes lignes. Il y a bien sûr des choses à faire. La première des choses à faire est de comprendre la nature de ce que nous avons en face de nous, d'où les fameuses 20 heures que j'évoque partout. Il y a une petite dizaine d'années, j'avais écrit un livre dont le titre était Dormez tranquille jusqu'en 2100 et le sous-titre Et autres malentendus sur le climat et l'énergie. Ce dossier, aujourd'hui encore, continue à être l'objet d'énormément de malentendus, en particulier dans le monde économique qui n'a encore pas bien compris quel était le rôle absolument fondamental de l'énergie dans la civilisation moderne. On commence, mais ce n'est pas encore ça. On n'a toujours pas compris que les retraites et le pouvoir d'achat, c'était de l'énergie en fait, de même que tous les acquis sociaux. C'est compliqué. C'est absolument évident. Je ne crois pas qu'on ira très loin - ce qui n'est pas une attaque contre vous - en prenant les gens pour des imbéciles et en ne leur disant pas ce qui se passe. Je ne pense pas qu'on n'ira très loin en n'associant pas les gens, d'une façon un peu large, à la création et à la proposition. Quand on dit aux gens, prenez-vous par la main et faites-nous des propositions, ils sont plutôt plus audacieux que ce qu'on pourrait leur imposer vu d'en haut. Je ne crois pas qu'on ira très loin en faisant un refus d'obstacle, même si le déni peut durer un certain temps. Par contre, comme tout le monde devra y passer à un moment ou à un autre, je crois que c'est plutôt dans notre intérêt d'y aller de façon un peu résolue dans cette décarbonation. Même si je suis incapable de vous dire à l'avance que nous avons un plan pour réduire de 5 % par an nos émissions sur les trente ans qui viennent. Et cette baisse de 5 % ne doit pas se faire sur les émissions domestiques, il faut la faire sur l'empreinte carbone qui est représentative du niveau de vie des Français. Le plastique d'une bouteille ne vient pas de France, parce qu'il n'y a pas de pétrole dans ce pays. Même en faisant trois trous en Aquitaine, cela ne représentera pas grand-chose. C'est un non-débat sur l'approvisionnement pétrolier de la France. Nous avons proposé, au Shift Project, un plan d'ensemble qui permette d'avancer, ou plutôt un début de plan d'ensemble, parce qu'il y a encore des secteurs pas ou mal couverts. C'est l'oeuvre d'une vie d'y travailler. Jusqu'à maintenant, on a l'habitude de raisonner dans un monde dans lequel il n'y a pas de limites et qui est en expansion. Se dire que l'on ne raisonne pas dans ce monde-là, c'est l'oeuvre d'une vie car tout est à revisiter, à commencer par la loi de finances. Je n'ai pas de réponse simple à vous faire.

Pour en revenir à Cahors, je vais vous donner des explications qui intéresseront peut-être vos collègues. Quand vous regardez ce qui était le facteur limitant d'une ville avant l'époque de l'énergie abondante, c'était le surplus agricole qui était dégagé par la zone accessible à quelques jours de transport, c'est-à-dire avant que les denrées se périment. À cette époque-là, donc à l'époque du bas Moyen-Âge, la fin de l'Empire romain, Lutèce comptait 10 000 âmes. Seul Rome avait un million d'habitants parce que Rome pouvait s'approvisionner par la voie des mers en pillant la totalité de l'Égypte, et le blé, le vin et l'huile se conservaient assez bien le temps de la traversée de la Méditerranée. Aujourd'hui, le surplus agricole permis par les énergies fossiles a été multiplié par environ 10 à l'hectare, par rapport à cette époque-là. Ce qui est accessible à quelques jours de transport sans dépérissement, maintenant qu'on a des transports réfrigérateurs, c'est la planète entière ! N'importe quelle concentration humaine, n'importe où, peut être nourrie en pratique par la planète entière. Et aujourd'hui, quand il y a des problèmes de faim dans le monde, ce sont des problèmes de disruption de chaînes logistiques causées par des troubles politiques, des guerres... Ce n'est pas un problème de production mondiale. En France, vous avez un camion sur trois ou quatre qui transporte des denrées. Dans un monde dans lequel l'énergie redevient rare, on va se retrouver avec un double problème, auquel va s'ajouter le changement climatique. On va avoir une baisse des rendements agricoles, surtout si on essaie de préserver la biodiversité - je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire mais c'est une contrepartie -, et le transport va devenir moins facilement accessible. Cela met en cause la taille maximale des agglomérations qui peuvent être pérennes dans ce genre d'univers. Je fais partie des gens qui pensent que de continuer à faire grossir l'Île-de-France aujourd'hui est une bêtise. C'est la raison pour laquelle j'étais contre le Grand Paris, parce qu'aujourd'hui les grandes agglomérations sont totalement non durables dans un monde à l'énergie rare. Et ce n'est pas en une semaine qu'on va faire déménager des millions de gens, ni même en une année, ni même en une décennie. Dans nos démocraties court-termistes, il faudrait que l'urbanisme soit pensé à l'échelle du siècle et pour le moment on n'en prend pas le chemin.

M. Philippe Folliot. - Je vous remercie pour vos éclairages. Vous auriez pu citer Albi ou Castres, tout pareillement. Comment peut-on s'en sortir dans le cadre de cette décroissance que vous avez mise en avant ? Comment rendre compatible cette décroissance de 3 à 4 % par an avec l'augmentation de la population mondiale et avec l'aspiration - pas forcément illégitime - d'une bonne partie de cette population mondiale à vouloir sortir de la pauvreté ? On connaît certaines données, on va vers une population qui va atteindre les 10 milliards. Et le fait d'être pour nous plus raisonnable, plus sérieux dans l'utilisation, notamment de l'énergie, est-ce que ça va suffire pour résoudre cette équation ? Dans ce monde ouvert où il n'y a pas de patron, comment, par rapport à la stratégie du groupe TotalEnergies, rendre tout ceci compatible avec les objectifs que vous avez fixés ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Dans les 30 ou 40 prochaines années, l'élément crucial sera le facteur de pression à la hausse sur l'utilisation des ressources de toute nature, c'est l'aspiration des Indiens et des Africains à vivre comme des Européens et des Américains. Que l'on soit 8 ou 10 milliards dans 30 ans ne change pas grand-chose. Ça modifie juste l'utilisation des terres arables car la pression sur la biodiversité vient beaucoup plus vite avec la population qu'avec le niveau de vie. Mais, en ce qui concerne le changement climatique et la pression sur les ressources énergétiques et métalliques, la question est de savoir s'il y a une convergence des modes de vie des gens qui aujourd'hui consomment matériellement 10 fois moins que nous et nous, et à quel niveau se fait cette convergence. C'est un élément qui est beaucoup plus déterminant dans ce que sera la pression globale de l'humanité sur son environnement hors biodiversité que le fait qu'on soit 8 ou 10 milliards dans 30 ans. C'est juste arithmétique.

La question de la pauvreté est un débat sans fin, parce que la pauvreté est une notion qui est par définition relative. Les pauvres gagnent moins d'une fraction du revenu médian. Vous avez deux manières de résoudre le problème de la pauvreté. Soit tout le monde gagne la même chose. Mais tant que les gens ne gagnent pas la même chose, tant que vous avez une courbe de distribution des revenus, par construction vous avez des pauvres, puisqu'à la droite de votre courbe de distribution vous avez des gens qui gagnent moins qu'une fraction du revenu médian. La seule façon de supprimer la pauvreté au sens mathématique du terme, c'est que tout le monde gagne la même chose. Si supprimer la pauvreté, c'est de se dire, les gens qui aujourd'hui n'ont pas de maison veulent une maison avec salle de bain, vous, vous serez pauvre face aux gens qui auront un jet privé ! Aujourd'hui, il y a des gens en France qui se considèrent comme pauvres face aux classes moyennes, qui restent très riches face à ce qu'était un paysan du Moyen-Âge. La pauvreté est toujours une notion relative. Quel est l'exemple donné par les gens qui ont un mode de vie ordinaire ? Il n'y a pas d'autre chose à faire que de travailler là-dessus. Le ministre Brice Lalonde, qui a participé à toutes les COP, m'a dit un jour en parlant des négociations sur le climat que les pays riches venaient en pensant parler climat et que les pays pauvres venaient en pensant parler développement et que ce sont les seconds qui gagnaient toujours. Quel est le modèle ? Ma conclusion est que quand on fume 20 cigarettes par jour, c'est compliqué de dire à quelqu'un qui n'en fume que deux que ce n'est pas bien de fumer. L'unique pari pascalien qui a une chance de réussir est que nous fassions des efforts, et de compter sur le fait que, les hommes étant des animaux sociaux, le mimétisme fera sa part. Je ne vois pas d'autre pari gagnable. Pour revenir à mes hydrocarbures et à ma géologie, on a fait étudier au Shift Project la production à venir de pétrole des 16 premiers producteurs mondiaux, hors Brésil et Canada, qui sont par ailleurs les 16 premiers fournisseurs de l'Europe, d'ici à 2050, sous seule contrainte géologique. Nous avons accédé à une base de données non publique, que tous les pétroliers ont par ailleurs, fournie par I-stat Energy. On a demandé à trois personnes - l'ancien patron de l'exploration de TotalEnergies, l'ancien patron de l'évaluation des gisements de TotalEnergies et un ancien analyste pétrole et gaz de l'AIE -, de nous donner avec leur connaissance et sur la base de ces données, leur pronostic sur la production future de ces 16 pays, qui encore une fois sont les 16 premiers producteurs mondiaux. Leur conclusion est que, d'ici à 2050, leur production, sous seule contrainte géologique, est divisée par deux. Quand vous regardez des pays ou des zones dont la production est divisée par deux, leurs exportations, quand c'était des exportateurs, sont divisées par beaucoup plus de deux. Si vous prenez le Mexique, entre son pic de production qui a eu lieu en 2004 et 15 ans plus tard, leurs exportations sont passées de 50 % de la production à zéro. Pareil pour l'Égypte ou l'Indonésie. L'Afrique est aujourd'hui exportatrice nette de pétrole. Au train où vont les choses, dans 15 ans, ça sera fini. Une production de ces pays-là divisée par deux d'ici à 2050, ça veut dire que les importations européennes seront divisées entre 2 et 50. Donc, de toute façon, on est dos au mur. Notre intérêt égoïste rejoint le pari pascalien de décarboner aussi vite qu'on peut. C'est juste notre intérêt égoïste. Si on ne fait pas ça, avec la montée du populisme à laquelle on assiste aujourd'hui, ce n'est que le début de la plaisanterie. Nous n'avons pas de plan B en ce qui nous concerne, ce qui a, au moins, le mérite de nous éviter des états d'âme.

Si le nucléaire est une partie intéressante de la solution, il est très loin d'être la totalité de la solution car aujourd'hui le nucléaire ne produit que de l'électricité et donc pour que ce soit une solution à des usages du pétrole, du gaz ou du charbon, il faudrait électrifier ces usages ou les hydrogéner. Pour la sidérurgie, ça veut dire les hydrogéner, mais il faut un réacteur nucléaire pour remplacer, par exemple, un gros haut fourneau à Dunkerque de l'usine ArcelorMittal. Et ils disposent de cinq hauts fourneaux qui, il est vrai, ne sont pas tous de la même taille. Ça vous donne une idée de ce qui est nécessaire pour faire de l'hydrogène pour réussir la réduction directe du minerai hors charbon. Concernant les voitures, ça veut dire qu'il faut électrifier les voitures. Et aujourd'hui, avec la fraction des voitures électriques qu'on a, il n'y a pas de problème de réseau. Si vous aviez 40 millions de véhicules électriques en France avec 50 kWh de batterie, il y aurait des problèmes de charge. Personnellement, je n'y suis pas favorable. Je pense qu'on a beaucoup trop de voitures, électriques ou pas. Concernant les logements, c'est pareil, il faut faire passer des chaudières à fioul et à gaz à la pompe à chaleur. Mais tout ça représente des appels supplémentaires d'électricité par rapport à ce qu'on a aujourd'hui. Et un réacteur, c'est long à construire. Les Chinois qui vont vite mettent quand même cinq ans, et nous qui allons particulièrement lentement, on met plutôt 15 ans. Reste à savoir si avec le modèle qu'on a choisi, on ira beaucoup plus vite, parce que le réacteur pressurisé européen (EPR), conçu selon un design franco-allemand, est très compliqué, avec ceintures et bretelles dans tous les sens. Ce n'est peut-être pas le meilleur cheval pour déployer du nucléaire rapidement. Peut-être qu'un déploiement rapide serait tout simplement de faire ce qu'on a déjà, l'EPR n'apportant pas de rupture technologique majeure. En disant cela, je dis peut-être des horreurs. Le vrai nucléaire durable, de toute façon, c'est celui de la quatrième génération. C'est celui qui est capable d'exploiter autre chose que l'uranium 235 parce qu'il n'y en a pas assez dans le monde pour que le nucléaire remplace de manière durable une fraction significative des centrales à charbon. Donc le nucléaire est intéressant si on passe très vite à la quatrième génération. Or, pour le moment on nous a donné le signal inverse en France. Il faut, en outre, être capable de déployer des réacteurs raisonnablement rapidement pour concourir à la production d'électricité décarbonée. Mais ça n'évitera absolument pas un effort massif de sobriété. C'est la priorité des priorités pour moi aujourd'hui parce que cela demande de travailler les esprits de façon beaucoup plus forte que de leur offrir une marge de manoeuvre technologique. La marge de manoeuvre technologique ne demande pas un travail sur soi aussi important que le travail sur soi qui est lié aux codes sociaux, aux codes de réussite, etc. Changer le fait que la grosse voiture est un symbole de réussite, c'est un travail plus difficile que de dire aux gens que l'électricité sera amenée par une centrale B au lieu d'une centrale A. Le travail est quand même moins dur globalement. Pour en finir sur le volet de la décroissance, la France est massivement importatrice d'un certain nombre de biens manufacturés. C'est à la fois une chance et un malheur. C'est un malheur dans la situation économique actuelle. Mais à chaque fois que vous remplacez un gros objet importé par un plus petit objet fait localement, vous avez la chance d'être dans la configuration dans laquelle vous pouvez gagner à la fois économiquement et carboniquement. Autrement dit, si on remplace les voitures à essence importées par des vélos électriques fabriqués de A à Z en France - qui coûteront plus chers que les vélos importés mais moins chers que les voitures importées quand même -, vous vous retrouvez dans un contexte dans lequel vous avez à la fois du produit intérieur brut (PIB) et de la décarbonation. Il existe des marges de manoeuvre dans certains domaines dans lesquels on peut agir.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Pour revenir sur le GNL, on est d'accord que ça ne peut pas être considéré comme une énergie bas-carbone, y compris venant des États-Unis comme une énergie de transition, parce que c'est un des éléments qu'on nous renvoie ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Les premiers à avoir évoqué le gaz comme énergie de transition, c'était les anti-nucléaires qui voulaient faire de l'éolien et du gaz, en disant que le gaz était une énergie de transition. Ce n'est absolument pas bas-carbone. C'est d'ailleurs pourquoi cette option, moi, m'a toujours gêné. Le GNL américain n'est particulièrement pas bas-carbone en raison des émissions fugitives aux États-Unis associées à l'extraction et au transport du gaz. L'Energy Institute, ancien BP Statistical Review a publié des statistiques qui m'ont éberlué. Les émissions fugitives et de process liées au gaz représenteraient 4 milliards de tonnes équivalent CO2 par an dans le monde. C'est absolument considérable. Si on impute au gaz ces émissions-là, globalement, par unité d'énergie, il se situe au-dessus du pétrole, si ces chiffres sont exacts bien entendu. Les émissions fugitives sont des fuites à l'extraction, au transport et à la distribution. Par ailleurs, vous avez des émissions de liquéfaction qui sont des émissions significatives parce qu'il faut de l'énergie pour liquéfier, pour abaisser très fortement la température. Enfin vous avez également de l'énergie au moment de la regazéification. Les fuites dans les réseaux de gaz se manifestent malheureusement par le fait que, de temps en temps, vous avez des explosions. Mais heureusement tous les réseaux de gaz qui fuient n'explosent pas, mais ça entraîne quand même des fuites de méthane. Une publication de Carbone4 intitulée GNL, tous les crus ne se valent pas avait essayé de quantifier les émissions fugitives par nature et par provenance. Et le gaz de schiste est un mode d'extraction du gaz qui est un peu plus fuyard que les autres modes puisqu'il y a énormément de puits.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie infiniment professeur pour votre intervention.

Audition à huis-clos de Mme Marie-Anne Barbat-Layani,
présidente de l'Autorité des marchés financiers (AMF)
(ne sera pas publié)
(Jeudi 15 février 2024)
Audition de Mme Lucie Pinson, directrice générale et fondatrice,
et M. Antoine Laurent, responsable plaidoyer France, de Reclaim Finance
(Jeudi 15 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui Mme Lucie Pinson, directrice générale et fondatrice de l'association Reclaim Finance, et M. Antoine Laurent, responsable plaidoyer de ladite association.

Cette dernière a été fondée en 2020 et est affiliée aux Amis de la Terre. Son objectif est de mettre les acteurs financiers - banques, assurances, investisseurs - au service du climat, notamment en oeuvrant au désinvestissement des énergies fossiles.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif global d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande.

Je rappelle, en outre, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Madame Pinson, monsieur Laurent, je vous invite maintenant à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Lucie Pinson et M. Antoine Laurent prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

Mme Lucie Pinson, directrice générale et fondatrice de Reclaim Finance. - À titre personnel, non.

En revanche, Reclaim Finance détient une action chez TotalEnergies et chez Engie, pour le secteur énergétique.

M. Antoine Laurent, responsable plaidoyer France de Reclaim Finance. - Non.

M. Roger Karoutchi, président. - Pour la bonne information de la commission d'enquête, pouvez-vous également nous indiquer si vous avez été amenés à engager des actions à l'encontre de TotalEnergies ou bien si vous avez publié des travaux - articles, livres, interviews... - en lien avec le groupe TotalEnergies et, le cas échéant, la teneur de ces travaux ?

Mme Lucie Pinson. - Oui, nous suivons de près la stratégie climatique des majors pétroliers et gaziers, notamment TotalEnergies.

Nous avons, à cette fin, publié plusieurs informations qui analysent la stratégie à l'aune de plusieurs critères, comme les dépenses d'investissement (capital expenditure ou Capex), leur allocation, la part des énergies renouvelables et fossiles dans ces dépenses, la trajectoire de production qui sera suivie par TotalEnergies dans les futures années, etc.

M. Antoine Laurent. - Oui, dans le même cadre : j'ai participé à des interviews sur le groupe lui-même.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je vois, sur votre site internet, qu'il y a, parmi la cinquantaine de membres de votre équipe, quelqu'un qui est chargé d'une campagne Defund TotalEnergies. Ce ne sont donc pas juste des travaux d'analyse que vous avez publiés : vous êtes engagés pour « defund » TotalEnergies, il s'agit d'une campagne ! Cet engagement est légitime, c'est votre droit, mais nous avons besoin d'en être informés, pour mettre les choses au clair.

Mme Lucie Pinson. - J'ai fondé Reclaim Finance il y a quatre ans. Cette association vise à accompagner la transformation de nos économies au travers du levier financier. La majeure partie de notre activité consiste donc à émettre des recommandations auprès des différents acteurs du secteur financier, qu'ils soient des acteurs financiers privés
- les banques, les assureurs, les investisseurs -, ou des instances normatives, comme les gouvernements, les autorités nationales et européennes ou encore les autres initiatives d'acteurs qui participent à influencer le comportement des acteurs financiers.

Notre périmètre d'action est international et principalement concentré sur le secteur énergétique.

Notre expertise est, je pense, reconnue aujourd'hui par la majeure partie du secteur financier. Pour ne donner que quelques exemples, nous siégeons à la commission Climat et finance durable et à la commission consultative Épargnants de l'Autorité des marchés financiers. Nous siégeons aussi dans les groupes d'experts sur les acteurs pétroliers et gaziers et sur les acteurs financiers de l'initiative Science Based Targets, qui certifie les cibles de décarbonation de nombreuses entreprises, y compris des acteurs financiers.

Cette activité de recherche et d'analyse permet à Reclaim Finance d'émettre des recommandations, que nous portons auprès des différentes parties prenantes du secteur.

Bien entendu, en tant qu'ONG, notre rôle est aussi d'interpeller sur l'urgence à agir, à transformer les modèles économiques et financiers pour répondre à l'objectif de contenir le réchauffement à 1,5 degré Celsius - autrement dit, pour répondre aux objectifs climatiques français, européens et internationaux.

Dans ce cadre, nous jouons, en effet, un rôle de coordination de plusieurs parties prenantes de la société civile, dans une campagne qui s'appelle Defund TotalEnergies. Le coordinateur de cette campagne est hébergé à Reclaim Finance et cette campagne vise particulièrement à mobiliser le secteur financier dans la transformation du groupe TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Quelles formes prend cette campagne ?

Mme Lucie Pinson. - Cela peut prendre différentes formes.

La première est l'information sur les pratiques de TotalEnergies partout dans le monde. Il y a donc un travail de réseau, notamment avec les communautés ou associations directement mobilisées sur le terrain dans différents pays, en lien avec des projets pétroliers et gaziers portés par TotalEnergies.

Il y a aussi un enjeu de coordination : ces personnes sont régulièrement accueillies pour rencontrer les différentes parties prenantes de TotalEnergies, à commencer par les acteurs financiers, en France, mais également au niveau européen - on reviendra sur la part des banques européennes dans le financement de TotalEnergies.

Cela peut aussi prendre la forme d'informations, prises en main par différentes parties prenantes pour se mobiliser sur cette question du financement des énergies fossiles.

Cela prend aussi la forme de notes. On explore, par exemple, la possibilité d'informer, demain, les agences de notation, qu'elles soient extrafinancières ou non, non seulement sur les impacts de TotalEnergies sur l'environnement et le climat, mais aussi sur les risques financiers liés à l'absence de transformation du modèle économique de TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Très bien. Comme convenu, je vous laisse procéder à votre propos introductif. Vous répondrez ensuite à nos questions.

Mme Lucie Pinson. - J'entrerai tout de suite dans le vif du sujet.

Je reviendrai d'abord sur le rôle joué par les acteurs financiers dans les activités menées par TotalEnergies, puis, plus largement, dans l'évolution du secteur énergétique, pour finir sur une présentation des pistes d'action à la portée des pouvoirs publics au niveau financier.

Rappelons pour commencer les principaux indicateurs susceptibles d'évaluer la stratégie de TotalEnergies dans le contexte d'urgence climatique que nous connaissons.

Vous l'avez souvent entendu lors des précédentes auditions, TotalEnergies n'est pas en transition - je le dis d'entrée de jeu. C'est non pas une opinion, mais une affirmation étayée par des arguments scientifiques.

Pourquoi ? Il est totalement fondé de parler d'une diversification des activités de TotalEnergies : l'entreprise développe en effet de nouvelles activités, au-delà de la production d'hydrocarbures, notamment dans le segment « Power » ou production d'électricité, qui comprend les énergies renouvelables, également des énergies qualifiées de soutenables. Toutefois, ce segment ne comprend pas que les énergies renouvelables, mais aussi la production d'électricité à partir de gaz. S'il y a bien une diversification, il en faut cependant davantage pour parler de transition.

Reclaim Finance a réalisé un travail d'analyse comparative de vingt-six cadres méthodologiques publics liés à la conception et à l'évaluation des plans de transition. Nous avons identifié les indicateurs indispensables pour garantir la crédibilité de ces plans, ainsi que les mesures dont l'absence disqualifie automatiquement ces plans. Tous indiquent la nécessité de diminuer les émissions de manière cohérente avec l'objectif d'une réduction de près de 50 % des émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030 - ce que ne fait pas TotalEnergies. Pour rappel, TotalEnergies ne prévoit de baisser ses émissions de scope 3 - qui représentent la majeure partie de ses émissions - que de 2,5 % entre 2015 et 2030. L'objectif de baisse des émissions est donc presque nul par rapport à l'année de référence de 2015, et est en réalité supérieur au niveau d'émissions de TotalEnergies en 2022 ou en 2023.

Cela s'explique notamment par le fait que TotalEnergies n'entend pas réduire sa production d'hydrocarbures dans les prochaines années, contrairement à des entreprises comme BP ou Equinor, qui sont ses concurrents directs. TotalEnergies entend au contraire l'augmenter de 2 % à 3 % par an jusqu'en 2028, ce qui fait de cette entreprise la deuxième major occidentale, européenne et étasunienne, à prévoir une telle hausse, après Eni.

Nous sommes donc très loin des projections de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), dont le scénario visant à limiter le réchauffement à 1,5 degré prévoit une réduction de plus de 21 % de la production de pétrole et de plus de 18 % de la production de gaz d'ici à 2030.

De nombreux cadres de transition, en particulier ceux qui portent sur les acteurs financiers, soulignent aussi la nécessité de stopper l'expansion des hydrocarbures. Cela n'a rien de surprenant : au contraire, cette préconisation est totalement cohérente avec les projections du scénario de l'AIE pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, et a fortiori avec les conclusions du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) qui indiquent que les réserves actuellement en exploitation contiennent déjà assez de carbone équivalent pour dépasser le budget carbone autorisé pour limiter le réchauffement à 1,5 degré.

Or TotalEnergies est la sixième entreprise mondiale en termes d'expansion à court terme dans les énergies fossiles. Elle est même en tête du classement si l'on s'en tient aux entreprises cotées, c'est-à-dire celles qui ne sont pas détenues par l'État, loin devant des entreprises comme ExxonMobil, Shell ou toute autre major européenne et étasunienne.

Vous en avez parlé dans cette commission : TotalEnergies est aussi la onzième entreprise mondiale parmi les entreprises développant le plus de nouveaux terminaux d'exportation de gaz naturel liquéfié (GNL). Comme les nouveaux champs, ces projets de GNL n'ont pas leur place dans le scénario Net Zero Emissions (NZE) de l'Agence internationale de l'énergie. Selon ce scénario, ils ressortent comme non-nécessaires pour répondre aux besoins énergétiques à l'échelle internationale.

J'en profite pour souligner que les « bombes carbone », dont vous avez aussi beaucoup parlé au cours des auditions précédentes, ne couvrent qu'une petite partie des projets portés et développés par TotalEnergies.

Voilà donc le profil de TotalEnergies.

Tournons-nous maintenant vers les acteurs sans lesquels TotalEnergies ne saurait opérer : les acteurs financiers.

Rappelons tout d'abord que l'article 2 de l'accord de Paris mentionne la mobilisation de la finance en vue d'atteindre les objectifs climatiques et de développement. Afin de vous présenter le tableau le plus clair possible dans un temps que je sais réduit, je vous propose de revenir sur les principales conclusions que nous tirons de nos travaux d'analyse, à l'échelle nationale et internationale. Nous serons ravis d'apporter des éléments plus détaillés pendant la discussion ou à l'issue de cette audition, notamment pour préciser les spécificités propres à chaque métier. En effet, une banque, un assureur ou un investisseur n'agit pas de la même manière. Nous pourrons également revenir sur l'état des lieux des différents engagements à l'échelle française, européenne et internationale.

Premièrement, il faut noter que les acteurs financiers fournissent des services sans lesquels TotalEnergies, comme toute autre entreprise, ne saurait fonctionner. Il ne s'agit pas uniquement de fournir de nouveaux capitaux et services destinés à soutenir le développement de nouveaux projets - que ces projets soient dans le secteur des énergies fossiles ou dans le secteur favorable à la transition, notamment les énergies soutenables. Il faut aussi prendre en compte les services qui facilitent les opérations quotidiennes, comme les instruments de couverture ou de gestion des liquidités. Par ailleurs, il existe aussi des services qui permettent à TotalEnergies et à d'autres entreprises d'investir dans les projets existants.

Deuxièmement, tous ces services financiers ne doivent pas faire l'objet du même traitement. Pour simplifier, de manière générale, s'il faut arrêter ceux qui soutiennent le développement de projets qui n'ont pas leur place dans une trajectoire permettant de limiter le réchauffement à 1,5 degré, il convient de massifier les financements et les soutiens favorisant le développement de solutions et la réduction des émissions liées aux opérations existantes, notamment les émissions de méthane.

Autrement dit, puisque l'on ne va pas sortir du pétrole et du gaz du jour au lendemain, les services financiers au secteur doivent demeurer ; mais cela ne justifierait en aucun cas la mise en place de nouveaux services financiers qui iraient nourrir l'expansion des énergies fossiles. Il est tout à fait à la portée des acteurs financiers - banques, assureurs et investisseurs - d'opérationnaliser ce filtrage.

Troisièmement - et c'est tout l'intérêt de se pencher sur les acteurs financiers au cours de cette commission d'enquête -, les financements dont bénéficie TotalEnergies sont très concentrés : seules vingt banques étaient à l'origine de 97 % des financements de la major entre 2016 et 2023. En outre, les trois premiers financeurs mondiaux de TotalEnergies sont des banques françaises : Crédit Agricole, BNP Paribas et la Société Générale représentent à elles seules 41 % des financements fournis depuis 2016.

Cette concentration renforce bien entendu le caractère stratégique du levier financier pour influencer l'entreprise. TotalEnergies prétend souvent pouvoir se passer des acteurs financiers qui seraient trop exigeants. Cet argument me laisse personnellement très perplexe : la relation entre une entreprise et des banques met en effet des années à se construire. Il est difficile, au vu de la concentration des financements, d'envisager la possibilité pour TotalEnergies de se passer rapidement de ses banquiers historiques, d'autant plus que les premières places sont occupées par des banques françaises.

Enfin, les actions que pourrait mener le Gouvernement en France, en Europe et à l'international n'influenceront pas uniquement les acteurs financiers français, mais également leurs pairs à l'échelle européenne et internationale. De nombreux outils sont accessibles au niveau européen : rapidement déployables, ils permettraient de couvrir, au travers des seules banques européennes, 66 % des financements à TotalEnergies.

Il faut aussi noter que toute mesure portant sur les acteurs financiers atteindrait TotalEnergies, mais aussi l'ensemble des entreprises du secteur pétrolier et gazier de leur portefeuille - donc, également, les concurrents de TotalEnergies.

J'en viens à l'intervention des pouvoirs publics. Pourquoi est-elle indispensable si ces derniers souhaitent atteindre les objectifs climatiques ?

Il faut d'abord reconnaître que la maturité des questions climatiques et financières a énormément progressé depuis la COP21. Cela fait plus de dix ans que je travaille sur cette question : je constate que la teneur des débats actuels a fortement évolué depuis 2013 ou 2015.

Cependant, on note malheureusement un ralentissement dans la quantité et la qualité des mesures prises par les acteurs financiers pour lutter contre l'expansion des énergies fossiles. Pour nous en tenir à la France - nous pourrons revenir ultérieurement sur les autres acteurs financiers, si vous le désirez -, les acteurs financiers ont globalement rendu leur copie sur le secteur du charbon, mais on ne peut pas du tout en dire autant pour le secteur du pétrole et du gaz.

Quand bien même le consensus scientifique, notamment sur la nécessité d'arrêter l'expansion pétrolière et gazière, est aujourd'hui reconnu par les plus grands acteurs de la place financière, y compris par les grandes banques françaises, les mesures adoptées témoignent globalement d'une absence totale de considération pour les risques liés au gaz naturel liquéfié. Certes, de nombreux acteurs ont adopté des mesures, mais celles-ci sont encore très insuffisantes pour exclure tout soutien financier qui irait à l'expansion des énergies fossiles.

Prenons l'une des politiques des plus ambitieuses du seul secteur bancaire, celle du Crédit Agricole. Celle-ci donne un aperçu de l'insuffisance même des meilleures politiques. Le Crédit Agricole exclut les financements de projets. Or, il faut le rappeler, les financements de projets ne représentent qu'une toute petite partie des financements alloués au secteur énergétique. Pour le secteur pétrolier et gazier, ce n'est que 4 % des financements totaux ; le Crédit Agricole se situe certainement dans cette moyenne - nous n'avons pas d'exemple de cas de transactions de projets opérées par le Crédit Agricole à de nouveaux projets pétroliers et gaziers au niveau de l'extraction. Par ailleurs, la politique laisse la porte ouverte à des transactions avec des acteurs qui agiraient dans le secteur, mais qui ne sont pas nécessairement les premiers développeurs.

Sont aussi exclus de cette politique les financements aux entreprises dites indépendantes. Or ces entreprises ne représentent que 18,7 % de la production de pétrole et de gaz en 2022 et 19,6 % de l'expansion. Autrement dit, même le Crédit Agricole peut encore soutenir jusqu'à 80 % de l'expansion pétrolière et gazière au travers de ses services financiers fournis au niveau des entreprises...

Enfin, comme beaucoup de banques, le Crédit Agricole a adopté une cible de baisse des émissions financées liées à son portefeuille pétrole et gaz. Cette cible peut être ambitieuse. D'ailleurs, le Crédit Agricole a déjà atteint une réduction de 40 % des émissions liées à ce portefeuille ces deux dernières années. En revanche - nous reviendrons sur la mécanique de ces cibles -, cela n'a pas empêché le Crédit Agricole de soutenir à vingt et une reprises douze des entreprises qui sont soit à l'avant-garde de l'expansion fossile, soit des majors pétrolières et gazières. Ces cibles ne garantissent donc vraiment pas un arrêt des financements à des entreprises qui continuent d'ouvrir de nouveaux projets pétroliers et gaziers.

En conclusion, les acteurs financiers reconnaissent le problème et sont conscients que l'enjeu n'est pas seulement de sauver le climat, mais aussi, pour eux, de maintenir les conditions d'opération et de profitabilité dans un marché économique et financier stable. Malheureusement, ces mêmes acteurs n'arrivent ni à se projeter ni à prendre des décisions sur un horizon de long terme. Autrement dit, ils savent que la situation n'est pas du tout pérenne à terme, que leurs activités immédiates sont source de risques financiers, mais ils continuent malgré tout d'opérer et de prendre des décisions sur le court terme qui favorisent les soutiens à l'expansion des énergies fossiles - et notamment, qui sont extrêmement rentables.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que la bonne volonté des entreprises ne produira pas les effets escomptés dans le laps de temps imparti pour limiter le réchauffement à 1,5 degré. Il est donc impératif de réguler. À ce titre, il est important de dépasser l'approche qui domine depuis la COP21, laquelle consiste principalement à adopter des mesures en matière de transparence et de reporting ; si elles sont un préalable, elles ne garantissent pas l'action par les acteurs financiers.

Il faudra donc instaurer des réglementations qui permettent à la fois d'influencer le comportement des acteurs financiers - des normes comportementales -, et des mesures susceptibles de les aider à sortir de cette tragédie des horizons dans laquelle ils se trouvent. Pour le dire simplement, il s'agira de rendre plus chères les activités qu'il faut laisser derrière nous, et, surtout, d'aider ces acteurs à investir et à massifier leur soutien financier aux solutions.

Trois mesures types peuvent être déployées.

Il s'agit d'abord des mesures contraignantes. Une discussion est en cours à l'échelle européenne sur l'adoption de plans de transition par les entreprises et les acteurs financiers. L'étape suivante consistera à s'assurer que ces plans contiennent des critères minimums fondés sur la science et, bien entendu, qu'ils fassent l'objet d'un contrôle par les régulateurs. Les plans de transition sont en effet des outils extrêmement utiles pour les différents régulateurs ou les banques centrales, dans une logique de gestion du risque financier et de maintien de la stabilité financière sur les marchés.

Ensuite, il existe des mesures de dissuasion et d'incitation. Le Président de la République Emmanuel Macron a parlé à deux reprises ces derniers mois de l'importance de mettre en place des taux différenciés. Il s'agit là d'agir au niveau de la Banque centrale européenne (BCE), pour commencer. Celle-ci peut en effet mettre en place des prix qui permettront de davantage piloter les portefeuilles financiers, en les incitant notamment à se diriger de plus en plus vers les énergies renouvelables qui sont aujourd'hui affectées par la remontée des taux. Bien entendu, un grand nombre de mesures de dissuasion peuvent être mises en place à l'échelle nationale, notamment en agissant sur l'épargne, sans que cela coûte un centime à l'État français.

Enfin, il y a beaucoup de mesures de facilitation, qui concernent là encore l'épargne. En effet, nous constatons un écart entre ce que demandent les investisseurs - institutionnels ou épargnants - qui souhaitent investir dans la transition écologique, et ce que leur permettent de réaliser les différents produits, en raison notamment de la manière dont ils sont commercialisés. De très nombreuses mesures peuvent être mises en place pour faciliter l'accès des consommateurs à ces produits qui accélèrent la transition.

Pour conclure, au-delà des mesures affectant directement les acteurs financiers, les pouvoirs publics ont la responsabilité d'agir au plus haut niveau de l'État. Or nous sommes inquiets de voir la diplomatie française soutenir le développement de projets d'énergie fossile par TotalEnergies. Il est pour nous grand temps de faire l'inverse et de mobiliser les différents canaux de l'État au service du développement de projets qui sont bons pour la transition, de projets d'énergies renouvelables, qu'ils soient portés par TotalEnergies ou d'autres entreprises. Cela fait notamment écho à l'initiative portée par le Président de la République Emmanuel Macron au niveau de la Banque mondiale, annoncée à la dernière COP, visant à massifier les financements aux solutions dans le secteur énergétique dans les pays du Sud global, qui, malheureusement, peinent à attirer les investissements nécessaires.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez évoqué la part essentielle que jouent les acteurs financiers dans l'économie du pétrole et du gaz. Vous avez parlé du Crédit Agricole : pouvez-vous dresser un panorama des banques françaises, mais aussi étrangères ?

Certaines ont-elles des stratégies beaucoup plus actives de sortie des énergies fossiles, mais aussi, au-delà, d'accompagnement vers la transition énergétique ?

S'agissant du débat autour de la sincérité des plans de décarbonation, en particulier de TotalEnergies, que pouvez-vous nous dire de la fiabilité des données disponibles - que ce soit pour les actionnaires ou pour l'ensemble des acteurs qui s'intéressent à ces entreprises ?

Dans la mesure où il existe désormais un débat au sein des assemblées générales de TotalEnergies, que pouvez-vous dire des résolutions Say on Climate ? Certes, TotalEnergies interdit pour l'instant ce type de résolution. Après votre travail au sein de la commission Climat et finance durable de l'AMF, que recommandez-vous en la matière ?

M. Antoine Laurent, responsable plaidoyer France de Reclaim France. - S'agissant des banques françaises et du secteur financier français, ces enjeux sont pris en compte depuis de nombreuses années : d'abord sur le charbon à l'époque de la COP21, et cela progresse concernant le pétrole et le gaz.

Progressivement, nombre d'acteurs financiers s'engagent à prendre des engagements à moyen et à long terme de décarbonation de leurs portefeuilles, de financement de projets plus ou moins vertueux sur le plan écologique, en particulier au travers des green bonds, ou de financement vert, dont la définition reste malheureusement très floue.

Concernant les énergies fossiles, cela reste très lacunaire. Depuis un ou deux ans, on commence à voir émerger des engagements s'agissant du financement des projets. Malheureusement, ces derniers ne représentent que 10 % à 20 % de la masse d'argent qui irrigue aujourd'hui les nouveaux projets pétrogaziers. L'essentiel des acteurs financiers, qu'ils soient français ou étrangers, continuent de financer ou d'investir - à travers leurs filiales d'investissement, de gestion d'actifs ou assureurs - dans des compagnies comme TotalEnergies, qui sont les contributeurs de cette expansion, et ce sans aucune condition.

Nous plaidons auprès de ces acteurs, que nous rencontrons régulièrement, en leur demandant d'utiliser leur pouvoir d'influence pour contraindre les majors à adopter une trajectoire plus conforme à l'accord de Paris puisque, comme dit précédemment, ces entreprises ne sont pas en transition.

Mme Lucie Pinson. - Au-delà des acteurs bancaires, d'autres acteurs mènent des politiques très intéressantes : ils pilotent différemment les services financiers qu'ils fournissent à l'industrie du pétrole et du gaz.

On peut citer par exemple CNP Assurances, qui a cessé d'acheter des nouvelles obligations des entreprises développant de nouveaux projets pétroliers et gaziers, considérant que de nouvelles obligations contribueront automatiquement à l'intégralité des activités portées par les entreprises et donc à l'expansion pétrolière et gazière - ce qui est incompatible avec les engagements climatiques de CNP Assurances, comme cela est incompatible avec les engagements climatiques de la quasi-totalité des acteurs financiers.

En revanche, CNP Assurances demeure actionnaire de TotalEnergies et d'autres entreprises, notamment pour exercer une influence au cours de l'assemblée générale à travers une politique de vote.

TotalEnergies refuse le dépôt de résolutions climatiques portées par des actionnaires. En revanche, l'entreprise a consulté à plusieurs reprises ses actionnaires sur son propre plan climat - ce qu'on appelle un Say on Climate. Ceci ne change pas grand-chose : aujourd'hui, nous avons quelques années d'expérience pour être lucides sur ce que permet l'initiative collective Climate Action 100+ lancée en 2017 après le One Planet Summit organisé en France. On trouve au sein de ce projet des centaines d'investisseurs engagés collectivement pour transformer un peu plus de 100 entreprises, y compris des entreprises du secteur pétrolier et gazier comme TotalEnergies. Les résultats sont cosmétiques, voire nuls, si l'on considère l'impact matériel de cet engagement sur le niveau d'émissions de gaz à effet de serre.

Les progrès, s'ils existent, sont de l'ordre de la transparence. Ainsi, TotalEnergies rend une copie de plus en plus détaillée sur sa stratégie climatique. Toutes ces entreprises se sont engagées à long terme sur une neutralité carbone à l'horizon 2050. En revanche, on n'observe aucune inflexion concernant la stratégie dans les hydrocarbures, qui est celle qui impacte le niveau d'émissions de gaz à effet de serre à terme.

À l'heure actuelle, TotalEnergies n'est pas réceptif à ce type de pratiques. En effet, après un vote historique en France lors de sa dernière assemblée générale, au cours de laquelle 30 % des actionnaires de TotalEnergies ont demandé un plus grand engagement en faveur du climat, l'entreprise a annoncé qu'elle relevait son objectif de production pétrolière et gazière. Par conséquent, des mesures beaucoup plus robustes seront nécessaires pour pousser les acteurs financiers actionnaires de TotalEnergies à plutôt copier des politiques comparables à celles qui ont été adoptées par CNP Assurances, c'est-à-dire s'assurer qu'il n'y ait plus de nouvelles obligations, de nouveaux investissements et de nouveaux services financiers venant alimenter directement de nouveaux projets fossiles - ou alimentant des entreprises qui développent de nouveaux projets d'énergies fossiles lorsque les services financiers sont corporate, c'est-à-dire qu'ils soutiennent toute l'entreprise. Cela n'empêche pas de maintenir des soutiens fléchés vers les projets dont il faut accompagner le développement. Comme je le disais, TotalEnergies a besoin de nombreux services financiers pour opérer : certains doivent être maintenus voire développés pour soutenir les solutions.

Concernant les investisseurs, qui n'investissent plus, il faut se poser la question d'un encadrement de leurs dividendes. Pour revenir sur la tragédie des horizons, on observe qu'à l'heure actuelle, sur le court terme, les actionnaires doivent maintenir des objectifs de rentabilité et demeurent donc quelque peu captifs de TotalEnergies et des majors pétrolières, qui leur versent énormément de dividendes ou, plus largement, permettent un fort niveau de redistribution au travers du rachat d'actions.

Le fait d'imposer un Say on Climate sur un périmètre plus large, comme cela a été fait en Suisse, pourrait être intéressant, pas tant pour TotalEnergies, qui est déjà assez avancée en termes de transparence - même s'il peut toujours être intéressant de chercher de nouvelles informations - mais surtout pour poser le sujet climatique à l'agenda des autres entreprises nationales.

M. Roger Karoutchi, président. -Si les actionnaires n'avaient plus de dividendes, je ne sais pas si l'économie libérale pourrait survivre. Mais on peut toujours dire que le système économique ne nous convient pas !

M. Philippe Folliot. - Vous avez dit, madame Pinson, que votre périmètre d'action était international. Vous avez dit également que vous souhaitiez agir au niveau européen. L'Union européenne, au travers de ce qu'on appelle la taxonomie, a affirmé que le nucléaire et le gaz étaient des « énergies écologiques de transition ». Pourtant, dans votre action, vous ne faites aucune différence entre charbon, pétrole et gaz.

Par ailleurs, outre TotalEnergies et les compagnies occidentales, quelles actions concrètes menez-vous s'agissant des majors russes, des pays du Golfe ou de Chine ?

En effet, une action menée en faveur de la transition énergétique uniquement dans la sphère occidentale risque d'entraîner un certain nombre de distorsions. En tout état de cause, cela ne résoudra pas le problème global.

Mme Brigitte Devésa. - Madame Pinson, vous dites que vous exposez publiquement les acteurs financiers qui freinent les régulations en matière climatique et dont les pratiques violent les droits humains et détruisent l'environnement.

Ma question est très simple. Afin d'assurer l'exécution de votre mission, possédez-vous une charte, un règlement ? Jusqu'où pouvez-vous aller pour dénoncer les contrevenants ? J'aimerais comprendre votre fonctionnement.

Mme Lucie Pinson. - La taxonomie intègre en effet certaines centrales à gaz pour ce qui concerne la production d'électricité. Votre question, monsieur le sénateur, est sans doute fondée sur l'idée que le gaz serait une énergie de transition dont il faudrait soutenir le développement. Cet argument est en partie fondé. En effet, le gaz, pour ce qui concerne la production d'électricité, émet deux fois moins qu'une centrale à charbon. En revanche, dès lors que l'on considère l'impact du gaz en termes d'émissions de gaz à effet de serre, non pas au niveau de la production d'électricité mais sur l'ensemble de la chaîne de valeur, on constate que son bilan est bien plus lourd, notamment en raison des émissions résultant des processus de transformation et de transport. Et je ne parle pas du gaz de schiste, qui multiplie les points d'extraction, ou encore du gaz naturel liquéfié, qui implique un processus lourdement consommateur d'énergie.

L'idée selon laquelle la taxonomie justifierait de nouveaux champs gaziers ou de nouveaux terminaux de gaz naturel liquéfié n'est pas fondée sur la science. Un certain nombre d'acteurs financiers le reconnaissent et ont fait des déclarations en ce sens. Ainsi, BNP Paribas, le Crédit Agricole, la Société Générale ont cessé de fournir des services financiers directs pour le développement de nouveaux champs gaziers. Ils n'ont pas encore pris de telles mesures pour les centrales à gaz.

Cependant, ces services financiers ne représentent qu'une petite partie des financements au secteur dans son ensemble. Il est tout à fait possible, pour une entreprise, de développer un nouveau champ gazier en utilisant les financements qui lui sont fournis au niveau de l'entreprise.

J'en viens à votre deuxième question, monsieur le sénateur. Bien entendu, il faut transformer toutes les entreprises.

Les banques françaises, les acteurs financiers français, ne sont pas seulement les financeurs de TotalEnergies. Ce sont des banques internationales : le secteur bancaire français est l'un des plus importants au monde. Crédit Agricole et BNP Paribas comptent parmi les 10 premières grandes banques au niveau international. Les acteurs financiers français sont également présents dans les classements internationaux : on peut citer Amundi pour les gestionnaires d'actifs ; Axa pour les assureurs. Par conséquent, lorsque la France agit au travers du levier financier, elle a bien un impact international au-delà de TotalEnergies et des autres entreprises nationales.

Par ailleurs, sans doute serait-il intéressant de pousser TotalEnergies à développer massivement des solutions, à savoir des projets d'éolien et de solaire. Généralement, dans les pays du Sud global, les projets sont portés par TotalEnergies, mais en partenariat avec les entreprises locales. Cela signifie qu'une inflexion de la politique menée par TotalEnergies entraînerait aussi une inflexion des activités des entreprises locales, en permettant une montée en compétences s'agissant du développement des énergies renouvelables.

Madame la sénatrice, concernant les moyens d'action, Reclaim France n'a qu'une seule règle. La pression que nous opérons sur les acteurs financiers, au-delà de notre travail d'accompagnement, de recherche et de discussion, se fait principalement par la communication publique. Nous mettons en relief l'écart entre les engagements pris et la réalité des pratiques. Nous pouvons également mettre en concurrence certains acteurs.

Nos interlocuteurs n'ont jamais de mauvaise surprise, dans la mesure où nous discutons avec eux et qu'ils sont les premiers informés de nos communications.

Mme Brigitte Devésa. - Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question. Certaines données sont exposées. Avez-vous une charte ou un règlement encadrant la divulgation de celles-ci et précisant vos missions ?

Mme Lucie Pinson. - En tant qu'ONG, notre travail est en effet fondé sur des bases de données permettant de comprendre précisément l'exposition des acteurs financiers, ainsi que les activités des entreprises du secteur énergétique. Cela nous engage en termes des données que nous sommes en capacité de communiquer : cela relève de contrats avec des fournisseurs de données, lesquels travaillent également avec ces mêmes entreprises et acteurs financiers.

M. Pierre Barros. - La transition énergétique implique de mettre un terme à tous les projets fossiles existants ou envisagés. Or ce n'est pas tout à fait la trajectoire actuelle. Cela fait écho à l'audition de M. Jean-Marc Jancovici, qui a souligné que les entreprises pétrolières iraient jusqu'au fond des réserves de pétrole avant d'entamer progressivement une sortie des énergies carbone. Ces entreprises, dont TotalEnergies, ont un argument bien rodé à mettre en avant pour le justifier : le risque de créer des actifs échoués. Leurs titres pourraient s'effondrer du fait de la mise en place de mesures climatiques plus contraignantes. Les montants en jeu sont considérables. TotalEnergies connaît ce risque, mais continue à développer de nouveaux projets d'exploitation et d'extraction d'énergies fossiles pour les prochaines années.

Pourquoi le secteur financier tarde-t-il à prendre en compte la question des actifs échoués ? C'est ce retard qui rend ingérable la résolution de ce problème. Une étude publiée par le Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab) rappelle pourtant que les actifs échoués sont détenus en grande partie par les personnes les plus riches de la planète. Leur perte ne représenterait pas plus de 2 % de la richesse totale. On est loin de l'effondrement de l'économie capitaliste ! Il y aura peut-être seulement un petit effort à faire par quelques-uns pour sortir de l'inertie des banques et des entreprises sur le sujet.

M. Roger Karoutchi, président. - Quelle est votre question ?

M. Pierre Barros. - L'argument des actifs échoués est opposé à la transition énergétique. Mais ces actifs échoués ne conduiront pas à l'effondrement du système ; cela n'affectera que quelques acteurs. Cet effort est donc peut-être tout à fait supportable...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Votre PME fondée en 2020 connaît une croissance rapide. Quel est le montant de votre budget ? Quelle est sa structure ? Quelle part pour les dons de particuliers ? Percevez-vous des subventions ? (M. Yannick Jadot proteste.) Je veux savoir qui l'on auditionne, monsieur Jadot, et je n'ai pas trouvé l'information sur le site internet !

Des personnes morales financent-elles votre association, ou des acteurs bancaires, financiers, ou relevant du secteur de l'énergie ?

M. Roger Karoutchi, président. - Toute question est possible, toutes les réponses le sont aussi.

Mme Lucie Pinson. - Nous sommes une équipe de 40 personnes pour un budget avoisinant les 4 millions d'euros. Nous sommes financés à plus de 98 % par des fondations, dont la Fondation européenne pour le climat, que vous connaissez certainement. La quasi-intégralité des fondations peuvent être trouvées sur la page « Qui sommes-nous ? » de notre site internet. Le reste est intégré dans notre rapport d'activité. Nous n'avons pas d'acteur financier partie prenante.

M. Antoine Laurent. - Une des premières raisons pour lesquelles les acteurs financiers se soucient des enjeux climatiques est liée à l'intégration de paramètres extrafinanciers à leurs préoccupations financières. Par exemple, pour ce qui est des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), l'idée est de faire en sorte que les fonds d'investissement calibrent bien les risques financiers auxquels ils s'exposent lorsque les risques climatiques augmentent ou lorsqu'ils sont liés à des secteurs dont les activités sont susceptibles de décliner ou de perdre de la valeur. Pour faire leur devoir fiduciaire au service de leurs clients, qui sont soucieux de voir leur argent fructifier, ils ont besoin d'intégrer et de bien anticiper ces risques.

Cela fait appel à la notion de tragédie des horizons qu'évoquait Lucie Pinson. Les risques climatiques auxquels s'expose l'ensemble de l'économie, dont le secteur fossile, sont notamment des risques dits de transition : ils font que ce secteur devra se transformer de manière assez brutale. Les acteurs financiers se soucient pour l'instant d'un horizon de quelques années et essaient d'évaluer dans quelle mesure leurs portefeuilles ou leurs activités bancaires sont exposés à ces risques. Malheureusement, ces risques sont attendus d'ici dix, quinze, vingt ans ou encore au-delà. Les acteurs peuvent donc se dire que d'ici là, leurs expositions seront réduites et qu'il y aura possiblement une socialisation des pertes - les pouvoirs publics devant prendre la main pour amortir le choc en cas de transition rapide.

Il y a donc une nécessité, pour les acteurs financiers, d'aller au-delà de ce que l'on appelle « l'approche risque » : chacun doit se demander quelle est sa responsabilité dans cette transition, comment il peut agir pour qu'elle se fasse non seulement rapidement, mais aussi de manière maîtrisée et pour que les risques auxquels s'expose l'économie soient les plus atténués possible, et comment accompagner financièrement les entreprises.

M. Pierre Barros. - Une rencontre a eu lieu hier soir, dans le cadre du groupe d'étude Forêt et filière bois, sur l'organisation de la filière bois à horizon 2050. La colonne vertébrale de ce rendez-vous était le réchauffement climatique, son impact sur la production de la filière bois et ses conséquences sur le marché. Je m'étonne de voir cette filière autant à l'avance sur ce sujet, alors que les entreprises pétrolières et les banques sont en retard ! Dès aujourd'hui, cette filière a pris en compte la question du risque lié au changement climatique.

M. Roger Karoutchi, président. - Je connais bien la filière bois. Elle n'a franchement rien à voir avec la filière des hydrocarbures. Elles ne sont pas du tout organisées de la même façon. Ce n'est pas du tout le même sujet.

Mme Lucie Pinson. - La meilleure manière d'éviter des actifs échoués est d'agir dès maintenant. D'où la nécessité de se doter de plans de transition dont les critères minimaux, à trouver, soient imposés par le régulateur, à l'échelle nationale et européenne, et d'assurer un contrôle de leur qualité. Beaucoup de cadres méthodologiques existent. L'AMF a récemment publié un avis sur le contenu des plans de transition. Nous avons les outils pour agir, avec des impératifs d'arrêt de l'expansion et d'organisation de la sortie.

Plus on tarde, plus ce sera compliqué. Le cas du charbon est parlant. Il existe actuellement des milliers d'unités de production d'électricité à partir de charbon dans le monde. Or la majorité des centrales à charbon devront être fermées d'ici à 2030. En France, nous avons des difficultés pour fermer deux centrales ! Il y a là un enjeu, d'autant qu'en Indonésie, par exemple, ces centrales sont rentables. Elles font l'objet de mécanismes d'achat d'électricité par lesquels les entreprises les font fonctionner et gagnent de l'argent, quand bien même le fonctionnement de ces centrales existantes coûte plus cher, d'un point de vue macroéconomique, que le développement d'alternatives soutenables.

Il faudra développer des mécanismes innovants soutenus par les pouvoirs publics. Le gouvernement français en parle au CTA, le Coal Transition Accelerator, lancé à la COP - en espérant qu'il ne reste pas une coquille vide.

On doit rassembler autour de la table les banques de développement et les autres institutions internationales. Toutefois, les financements privés devront être mobilisés, parce qu'ils doivent représenter 80 % des financements pour la transition, à l'échelle nationale, européenne ou internationale. On le sait, cela ne se fera pas sans intervention des régulateurs, et des pouvoirs publics plus largement.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci. Nous nous retrouvons le lundi 26 février pour notre prochaine audition.

Le devoir de vigilance
Audition de Mme Marie-Anne Frison-Roche, professeure d'université, M. Grégoire Leray, professeur d'université,
Mme Charlotte Michon, avocate
et M. Jean-Baptiste Racine, professeur d'université
(Lundi 26 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la Commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. Dans le cadre d'une table ronde sur le devoir de vigilance des sociétés-mères, nous entendons aujourd'hui mesdames Marianne Frison Roche et Charlotte Michon et messieurs Grégoire Leray et Jean-Baptiste Racine.

Madame Frison Roche, vous êtes professeure d'université, spécialisée en droit de la régulation et de la compliance, notamment directrice du Journal of Regulation & Compliance et fondatrice des Masters de droit des affaires à Paris-Dauphine et de droit économique à Sciences Po.

Madame Michon, vous êtes avocate, spécialiste du devoir de vigilance, ancienne déléguée générale de l'association Entreprise et Droits de l'homme.

Monsieur Leray, vous êtes professeur de droit privé, spécialiste en droit de l'environnement et, notamment, directeur du Centre d'études et de recherche en droit des procédures à l'Université Côte d'Azur.

M. Racine, vous êtes également professeur de droit privé à l'Université Paris-Panthéon-Assas, vous êtes directeur adjoint du Centre de recherche sur la justice et vous codirigez le Master 2, Contentieux arbitrage et modes amiables de résolution des différends. Vous êtes par ailleurs directeur scientifique du Journal du Droit international.

Avant de vous laisser la parole, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera naturellement l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434, 13, 14 et 15 du Code pénal qui peuvent aller de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Mesdames et Messieurs, je vous invite maintenant successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Les auditionnés prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou chez l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participation en des cénacles financés par les énergéticiens. Compte tenu de vos fonctions, vous pouvez également nous indiquer dans quelle mesure vous avez été ou vous êtes parties à des contentieux dans le secteur de l'énergie.

Mme Marie-Anne Frison-Roche. - En tant que directrice du Journal of Regulation & Compliance, nous avons un partenariat scientifique avec Enedis, qui donne lieu à une rémunération de 10 000 euros par an.

M. Jean-Baptiste Racine. - Je tiens simplement à préciser que j'ai été auditionné comme amicus curiae dans l'affaire Les Amis de la terre contre TotalEnergies, qui a donné lieu au jugement du 28 février 2023 du tribunal judiciaire de Paris.

Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Ce fut également mon cas et cela n'a donné lieu à aucune rémunération, tout comme pour Jean-Baptiste Racine.

M. Grégoire Leray. - Dans l'affaire évoquée par Marie-Anne Frison-Roche et Jean-Baptiste Racine, j'ai rédigé une consultation juridique pour les requérants, pour laquelle j'ai perçu une rémunération.

Mme Charlotte Michon. - J'accompagne des clients du secteur de l'énergie dans le cadre de mon activité de conseil de cabinet d'avocat sur le devoir de vigilance. Avant cela, j'ai travaillé pour EDF de 2008 à 2011 dans le cadre d'une Convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE).

M. Roger Karoutchi, président. - Je sais que vous vous êtes réunis et avez préparé cette table ronde en vous répartissant les prises de paroles. À vous quatre, vous interviendrez pendant 30 à 35 minutes avec un ordre logique que vous avez défini. En premier lieu, Mme Charlotte Michon interviendra sur les pratiques des entreprises, puis M. Jean-Baptiste Racine sur les contrats internationaux, l'extraterritorialité et la transterritorialité. M. Grégoire Leray consacrera ses développements aux demandes adressées au juge, tandis que Mme Marie-Anne Frison-Roche interviendra sur l'office du juge.

Mme Charlotte Michon. - J'évoquerai, au cours de ma présentation, les retours d'expérience des entreprises françaises dans la mise en oeuvre de la loi française sur le devoir de vigilance de 2017 en me focalisant plus spécifiquement sur les aspects de prévention. Pour leur part, les autres intervenants se concentreront sur les recours juridiques et la responsabilité.

La loi de 2017 instaure une nouvelle obligation juridique en demandant aux plus grandes entreprises françaises d'établir, de mettre en oeuvre et de publier un plan de vigilance, qui est une démarche d'identification, de priorisation et de gestion des risques d'impacts négatifs sur les droits humains et l'environnement. De tels impacts seraient causés par les activités de l'entreprise elle-même, mais aussi par celles de ses filiales directes et indirectes en France et à l'étranger, et par les activités de certains de ses sous-traitants et fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie.

Finalement, le devoir de vigilance constitue une nouvelle responsabilité qui interroge la responsabilité de l'entreprise en tant que société-mère. Depuis son entrée en vigueur, nous constatons que la loi a entraîné un effet positif puisqu'elle a permis d'accélérer les démarches liées aux droits humains et à l'environnement dans les entreprises.

Cela étant, les grandes entreprises étaient déjà assujetties à des démarches liées à l'environnement, à la santé-sécurité et aux droits humains. Pour autant, la loi de 2017 a permis de professionnaliser ces démarches et de systématiser un certain nombre de processus. En premier lieu, la loi a eu pour effet de mobiliser de plus en plus d'acteurs en interne. Précédemment, les Directions des Ressources Humaines (DRH), les directions de la responsabilité sociétale et environnementale (RSE), les acheteurs étaient déjà mobilisés sur ces enjeux. Depuis l'entrée en vigueur de la loi, les responsables de la Conformité et de l'Éthique pilotent, dans les entreprises, la coordination du devoir de vigilance. De même, les juristes ont pris en charge ces sujets de vigilance et d'éthique, notamment pour contrôler les pratiques des filiales. Enfin, les responsables de l'audit et du contrôle interne interviennent également.

Aujourd'hui, dans les entreprises les plus matures, une véritable gouvernance du devoir de vigilance s'est installée. Des comités inter-directionnels rassemblent l'ensemble des acteurs précités avec la charge de formaliser, suivre le plan de vigilance et en rendre compte à l'externe. Une obligation de publication du plan pèse en effet sur les entreprises.

Le deuxième effet de la loi réside dans la systématisation de l'identification des risques, même si certaines démarches existaient déjà précédemment. L'identification et la gestion des risques interviennent notamment par la cartographie des risques prévue par la loi française sur le devoir de vigilance, qui représente la première étape. Une telle cartographie vise à identifier les différentes activités et relations commerciales sur tout le périmètre de l'entreprise où ses activités risquent d'entraîner des impacts négatifs sur les droits humains, l'environnement et la santé-sécurité. Cet exercice assez conséquent pour les entreprises nécessite une mobilisation de ses ressources internes et externes, et exige de définir des méthodologies spécifiques pour se conformer à la loi française sur le devoir de vigilance. Pour autant, dans la mesure où il n'existe à l'heure actuelle aucune autorité de suivi, guide ou recommandations pour accompagner les entreprises sur ces sujets, chacune a dû s'approprier l'exercice de cartographie des risques.

À l'heure actuelle, les enjeux liés au devoir de vigilance, les droits humains et l'environnement sont beaucoup plus intégrés dans les systèmes d'évaluation des tiers. Ainsi, les comités d'investissements des entreprises leur permettent d'identifier les risques liés à leurs activités pour prendre une décision en connaissance de cause, et éventuellement diligenter les actions appropriées. Concernant les relations commerciales, des outils nouveaux ont été développés à l'instar des due diligences et des évaluations des fournisseurs avant d'entrer dans la relation. Les clauses contractuelles sont précises sur les obligations à remplir par les fournisseurs en termes de respect des droits humains, ce qui donne lieu à des audits pour vérifier les pratiques et le respect des engagements pris en la matière.

En définitive, la loi de 2017 a été de nature à faire avancer les pratiques.

S'agissant des enjeux qui restent liés à l'application de cette loi française sur le devoir de vigilance, on constate une diversité assez grande en termes de niveaux de maturité des entreprises sur les démarches de vigilance. En effet, les plans de vigilance publiés traduisent des décalages très importants entre les entreprises, tant sur le fond et le périmètre des démarches que sur les moyens mis en place pour l'effectivité de ces démarches. En réalité, en l'absence de guides et de recommandations, il n'existe aucune information précise sur le contour exact de l'obligation de vigilance telle qu'envisagée par la loi, ainsi que sur les pratiques de prévention des risques à adopter. De ce fait, les entreprises s'approprient le sujet chacune à leur manière, ce qui pose aussi des questions de sécurité juridique.

Enfin, la majorité des entreprises intègre dans les plans de vigilance publiés la question climatique et l'enjeu du climat sous le chapeau « cadre du devoir de vigilance », par renvoi à leur plan de transition et à leur stratégie climatique développés par ailleurs, le tout s'inscrivant dans la déclaration de performance extra-financière. En tout état de cause, ce n'est pas la loi sur le devoir de vigilance qui a poussé les entreprises à développer ces plans de transition, mais plutôt les attentes des investisseurs.

Je conclurai par un point de prospective. Les pratiques relatives au reporting extra-financier et au plan de transition vont changer avec la directive européenne sur le reporting extra-financier, la CSRD, qui doit être appliquée l'année prochaine par les plus grandes entreprises françaises. Par conséquent, une transparence supplémentaire sera imposée concernant les plans de transition climatique.

Il convient, par ailleurs, de porter un point d'attention sur la future directive européenne sur le devoir de vigilance. À ce stade, un accord a été trouvé sur le texte, qui a été mis à l'ordre du jour du Conseil. Il existe encore une incertitude sur le vote de cette directive avant les élections européennes, qui reprend dans son article 15 l'obligation de plan de transition climatique de la CSRD pesant sur l'entreprise. Ainsi, il appartiendrait à cette dernière d'établir ce plan et de le mettre en oeuvre, avec la supervision d'une autorité de suivi sur le devoir de vigilance et sur le plan de transition climatique.

M. Jean-Baptiste Racine. - J'évoquerai les aspects internationaux et transnationaux du devoir de vigilance.

La volonté de responsabiliser les entreprises en matière de droits humains et d'environnement est globale. Elle se reflète dans un certain nombre de textes : le pacte mondial de l'ONU de 2000, les principes de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales de 2011, les principes directeurs de l'ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme de 2011 (dits principes Ruggie) et la norme ISO 26 000 sur la responsabilité sociétale des entreprises. Il existe par conséquent un environnement de droit international intéressant, sachant que l'ensemble de ces textes relève du droit souple, c'est-à-dire du droit non obligatoire.

À l'inverse, la loi française sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017 a créé de véritables obligations légales. C'est du droit contraignant. Le devoir de vigilance oblige les entreprises assujetties à détecter et à prévenir les risques que créent leurs activités dans trois domaines : les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes et l'environnement. J'ajoute que la loi climat du 22 août 2021 y a inclus la lutte contre la déforestation. De fait, la loi française est intéressante dans la mesure où elle a créé une véritable dynamique. La France a été le premier pays en Europe, et même dans le monde, à créer des obligations légales, ce qui a entraîné d'autres pays à faire de même. Par exemple, l'Allemagne, le 16 juillet 2021, a adopté une loi régissant le devoir de diligence des entreprises dans les chaînes d'approvisionnement. D'autres exemples existent dans les États européens. La proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance est en cours de discussion. Si le droit français est appelé à évoluer, il le fera en application de cette directive. Si elle est adoptée, il s'agira d'une directive d'harmonisation minimale, ce qui implique que la France aurait la possibilité d'aller plus loin que le texte même de la directive, à condition bien sûr que soit présente une volonté politique dans ce sens.

Dans les aspects internationaux et transnationaux, la première question est de connaître le champ d'application dans l'espace du devoir de vigilance, c'est-à-dire à quelles entreprises, spatialement, le devoir de vigilance s'impose et s'applique. La loi ne l'indique pas expressément. Cependant, le Conseil constitutionnel dans sa décision relative à la loi a dit - et c'était implicite - que le devoir de vigilance s'adresse aux sociétés dépassant un certain seuil, dont le siège social est situé en France. Néanmoins, si la loi française devait évoluer, il serait possible de prévoir une application à la fois territoriale, mais également extraterritoriale pour les sociétés dont le siège est à l'étranger, mais réalisant une part d'activité significative en France. C'est le sens de la proposition de directive, qui a un champ d'application extraterritoriale. Cette directive s'appliquerait donc aux entreprises dont le siège est en dehors de l'Union Européenne mais qui réalisent un chiffre d'affaires important sur le territoire de l'Union Européenne.

En tout état de cause, la loi sur le devoir de vigilance ne présente que peu d'intérêt dans un contexte purement interne. C'est dans un contexte transnational que la loi a vocation à déployer ses effets. En effet, les valeurs défendues par le devoir de vigilance sont à la fois les valeurs auxquelles la France est attachée, mais il s'agit également de valeurs universelles. La référence aux droits humains inclut naturellement les droits internationalement reconnus et protégés, notamment par des conventions internationales. La difficulté, s'agissant des droits humains, est que leur liste est quasi infinie. L'on pourrait même dire que « les droits humains, c'est le droit tout court ».

Afin de connaître précisément les droits humains concernés par le devoir de vigilance, la première démarche serait de se tourner vers les entreprises au titre de la cartographie des risques. Aux termes de celle-ci, l'entreprise identifie les risques qu'elle crée au regard de certains droits humains. Or toutes les entreprises ne sont pas exposées aux mêmes droits humains et aux mêmes risques d'atteinte. Par exemple, l'interdiction du travail des enfants ne concerne pas tous les secteurs. La deuxième réponse serait de donner une liste des droits humains couverts. Ainsi, la proposition de directive inclut une annexe qui liste les conventions internationales et les droits humains concernés, ce qui apporte une plus grande sécurité juridique puisque les entreprises auraient accès aux droits humains listés dans le référentiel. Pour autant, si la France a ratifié la plupart des conventions internationales en matière de droits humains, elle ne l'a néanmoins pas fait pour toutes. Par exemple, la convention OIT 169 relative aux peuples indigènes et tribaux de 1989 n'a pas été ratifiée par la France. En conséquence, lorsqu'on invoque le droit des peuples autochtones devant un tribunal français au titre du devoir de vigilance, la convention de l'OIT n'est pas formellement applicable.

Une autre difficulté réside dans la définition même de l'environnement dans le devoir de vigilance prévu par la loi du 27 mars 2017. La question pourrait paraître spécieuse, mais elle est en réalité prégnante puisqu'il s'agit de savoir si l'environnement inclut le climat avec les problématiques de changement climatique. La plupart des commentateurs estime que la réponse est positive. Bien entendu, environnement et climat sont extrêmement liés, mais il me semble qu'il serait nécessaire, pour des raisons de clarté, de l'écrire explicitement pour évacuer les débats parasites. Par conséquent, l'ajout exprès dans le périmètre du devoir de vigilance de l'impact des activités des entreprises sur le climat serait une autre piste d'amélioration. Il en ressort que le champ d'application du devoir de vigilance est vertigineux puisque c'est le monde entier. C'est à la fois de la transnationalité et de la transterritorialité.

Concrètement, les entreprises assujetties au devoir de vigilance ont une activité globalisée, c'est-à-dire qu'elles interviennent dans tous les pays du monde, dont certains ont un droit sinon défaillant du moins ineffectif. Pour éviter que les entreprises profitent d'une forme de dumping normatif, le devoir de vigilance les oblige à prendre les mesures appropriées à la place des États dans lesquels elles opèrent. C'est donc un relais de la normativité publique par de la normativité privée, ce qui renvoie directement aux clauses du contrat. Concrètement, le devoir de vigilance est mis en oeuvre par des contrats de droit privé. La chaîne de valeur globale intègre de multiples acteurs, des fournisseurs et de la sous-traitance en cascade. Pour s'assurer du respect du devoir de vigilance, les clauses de durabilité et les clauses RSE intégrées dans les contrats assujettissent le cocontractant à des obligations en termes de droits humains, d'environnement, de sécurité. Ces contrats de droit privé, le plus souvent internationaux, permettent une mise en oeuvre concrète du devoir de vigilance avec une cascade contractuelle, car les clauses sont répliquées de contrat en contrat tout au long de la chaîne.

Pour éviter le risque de cosmétique juridique et assurer l'effectivité du devoir de vigilance, ce qui constitue la majorité des contentieux actuels, je citerai une idée qui n'est pas la mienne, mais celle d'une auteure australienne : il s'agit de se référer à la notion de « méta-régulation », qui est une régulation de l'autorégulation. En d'autres termes, lorsqu'il est demandé aux entreprises de s'autoréguler en adoptant un plan de vigilance avec une cartographie des risques, des mesures de suivi, des lanceurs d'alerte, il est en outre nécessaire d'y ajouter un regard extérieur. Ainsi, la méta-régulation serait exercée par une autorité indépendante, une autorité de contrôle, ce qui constituerait véritablement une piste d'amélioration. Cette autorité aurait le pouvoir de contrôle et guiderait aussi les entreprises. J'insiste sur ces deux notions car contrôler implique aussi guider, c'est-à-dire d'accompagner et de pratiquer un suivi. Il s'agit d'ailleurs de l'une des recommandations du rapport d'information Dubost et Potier. Sur ce modèle, l'Agence française anticorruption fonctionne de façon satisfaisante. L'autorité de contrôle est également prévue par la proposition de directive sur le devoir de vigilance. En définitive, cette solution pourrait être envisagée par la loi française, sachant néanmoins que l'autre question fondamentale est celle de l'intervention et des pouvoirs du juge.

M. Grégoire Leray. - Effectivement le rôle du juge est absolument déterminant, dans la mesure où la loi de 2017 tient, en vérité, sur une page A4 pour un enjeu qui est abyssal. La contrainte réelle portée par le texte pourra être véritablement identifiée au fur et à mesure que la jurisprudence précisera les contours des obligations liées au devoir de vigilance.

En effet, à l'heure actuelle, aucune décision au fond en matière climatique n'a encore été rendue. Pourtant les actions climatiques se développent dans le sillage de celles dirigées contre les États, et désormais contre les entreprises. Toutes, en France, ont pour fondement, au moins partiel, le devoir de vigilance. J'en évoquerai deux que vous connaissez sans doute, l'une dirigée contre TotalEnergies, l'autre contre BNP Paribas. Il sera très éclairant de scruter avec attention ces affaires pour y voir plus clair, dans les années à venir, sur lien entre climat et devoir de vigilance.

Avant d'évoquer la question posée au juge dans ces affaires, il est nécessaire d'apporter une précision préalable liée à l'intensité des obligations imposées par le devoir de vigilance. La loi ne précise pas cette intensité, de sorte qu'il convient de déduire de la rédaction et des travaux parlementaires l'intensité attachée à ces obligations. On recense en premier lieu une obligation de résultat. La société mère, débitrice des obligations liées au devoir de vigilance, doit mettre en place un plan de vigilance, le publier et enfin assurer le caractère effectif du déploiement de ce plan de vigilance. En outre, cette obligation de résultat est assortie d'une obligation de moyens dans la protection des intérêts couverts par le plan de vigilance. En d'autres termes, la société mère n'est pas responsable de la survenue d'une atteinte aux droits humains, à la santé-sécurité et à l'environnement si elle parvient à démontrer que toutes les mesures propres à anticiper ces atteintes ont été mises en oeuvre de manière effective dans le plan de vigilance.

Si l'on revient à la question posée au juge dans les contentieux sur le devoir de vigilance en matière climatique, les requérants exigent des orientations ambitieuses de décarbonation au nom de la loi sur le devoir de vigilance et d'autres textes. Dans leurs écritures, les requérants établissent en premier lieu qu'il existe un consensus scientifique fondé, notamment, sur les positions de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) et du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), qui attestent de l'urgence climatique. La démonstration est souvent orientée vers l'existence d'un budget carbone qui nous est alloué et qu'il nous revient de ne pas dépasser pour respecter les objectifs de l'Accord de Paris. Dans un deuxième temps de leurs écritures, les requérants tirent le constat qu'une obligation de vigilance climatique s'impose aux entreprises du fait de l'existence de ce consensus scientifique en matière climatique. Enfin, les requérants listent des mesures concrètes à prendre.

De plus, deux orientations complémentaires sont prises dans ces contentieux. La première vise à organiser des contentieux de trajectoire, comme c'est le cas à propos des contentieux dirigés contre les États. Ainsi, il est demandé aux entreprises de se doter de plans de décarbonation suffisamment ambitieux, qu'il reviendra éventuellement au juge de vérifier tous les deux ou trois ans pour s'assurer que la trajectoire annoncée est bien suivie par l'entreprise concernée. En second lieu, les requérants attendent des mesures d'injonction de la part du juge, visant à faire cesser le développement de nouveaux projets extractifs. Avec assez peu d'espoir, il est ainsi demandé au juge d'interdire l'ouverture de tout nouveau site à la prospection et la prospection de projets futurs.

Après plus de six ans d'application du texte, aucune décision au fond n'a encore été rendue, ce qui s'explique par des blocages procéduraux dont je ferai une brève synthèse.

Le premier blocage apparaît au stade de la mise en demeure. Dans le texte de la loi de 2017, il est imposé, avant toute action devant le juge, que les requérants mettent en demeure la société de respecter ses engagements relatifs au devoir de vigilance et, passé un délai légal de trois mois, menacent de poursuites judiciaires l'entreprise concernée. Pour l'heure, le contentieux est assez fourni en la matière. L'objectif de cette mise en demeure est tout à fait louable en tant que tel, puisqu'il s'agit d'aviser une dernière fois la société d'avoir à exécuter ses obligations climatiques avant d'introduire une action devant le juge. Dans les jugements d'ores et déjà rendus, une position assez délicate se dégage. Ainsi, trois jugements, en matière de devoir de vigilance en général et pas uniquement en matière climatique, imposent une nouvelle mise en demeure pour chaque plan de vigilance. Or dans la mesure où les plans de vigilance sont mis à jour tous les ans, l'action initiale est condamnée à la caducité puisque la mise en demeure ne concerne que le plan d'une année. Partant, il existera une impossibilité de traiter ces affaires au fond.

Par exemple, si une société est mise demeure en 2021 de se conformer à ses obligations climatiques à propos de son plan de vigilance 2021, compte tenu du délai judiciaire, l'affaire ne sera pas traitée au fond en 2021. Il faudra peut-être, l'année suivante, une nouvelle mise en demeure et encore une fois, compte tenu des délais d'instruction de ces affaires, le fond ne sera jamais abordé.

Une autre difficulté, aujourd'hui en grande partie résolue, est celle de l'identification du juge compétent. Tant que le sujet n'était pas tranché, le traitement au fond des affaires était retardé. Finalement, il a fallu attendre 2022 pour identifier que le tribunal judiciaire de Paris et non le tribunal de commerce était compétent en la matière.

Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Je vais évoquer le rôle du juge. D'abord dans la loi sur le devoir de vigilance, le juge est seul, sans régulateur. Jean-Baptiste Racine, dans sa méta-régulation, a visé un superviseur, une autorité administrative qui examinerait la façon dont l'entreprise s'organise. Pour l'instant, du fait de la volonté du législateur de 2017, le juge est sans régulateur, ni superviseur. Par conséquent, que la directive soit adaptée ou non, vous législateur pourriez mettre un régulateur ou un superviseur. Pour autant, cette mesure n'est pas obligatoirement nécessaire si le juge dispose des moyens adéquats pour appliquer la loi de 2017.

Le juge dispose de la possibilité d'adapter au cas par cas une loi dont les termes sont généraux, de surcroît s'il en a les moyens procéduraux et la puissance requise pour satisfaire la volonté du législateur. Pour l'heure, une obligation générale de moyen pèse sur les entreprises. Les entreprises sont obligées de faire leurs meilleurs efforts, mais pas d'atteindre des résultats. Puis, selon leurs activités et leurs objectifs, les entreprises sont tenues de démontrer les actions qu'elles ont entreprises en termes de droits humains, en fonction de certains traités internationaux signés par l'État français. À l'heure actuelle, une seule juridiction, en l'occurrence le tribunal judiciaire de Paris, connaît de ce contentieux. L'enjeu considérable pour mener à bien cette mission réside dans la compétence technique - en matière de climat, d'environnement et de droits humains - et la connaissance des enjeux politiques des juges qui composent le tribunal judiciaire de Paris, pour trouver les solutions adéquates.

Ces solutions procédurales au fond devront convenir à la fois aux parties prenantes, aux populations, aux entreprises et à l'État français. À ce stade se pose la nécessité de prévoir une procédure adaptée. Pour l'heure, tel ne semble pas encore être le cas, mais les jurisprudences ne se font pas en un jour. La Cour d'appel de Paris, qui elle aussi dispose d'une compétence exclusive, puis la Cour de cassation finiront par rendre leurs arrêts. Dès lors, il sera nécessaire de s'interroger sur l'opportunité de donner de nouvelles armes ou un nouvel office au juge. Telle est la première question à résoudre pour vous, législateur. Devez-vous donner au juge des armes spéciales pour ce droit si spécial que serait le droit de la vigilance ? Ou au contraire, le droit commun de la procédure, le droit commun des contrats et le droit commun de la responsabilité pourraient-ils suffire ? Faudra-t-il insérer des règles spécifiques dans ces droits communs précités ?

En l'état actuel du droit, que peut faire le juge ? Ici encore, nous disposons fort heureusement de quelques informations grâce au petit nombre de procès en cours. Il est heureux, en effet, que des parties prenantes, des ONG et des syndicats saisissent le juge, ce qui lui donne les moyens d'intervenir. Heureusement aussi que des entreprises en défense invoquent leurs arguments. En d'autres termes, le conflit n'est pas nécessairement mauvais. Alors que la culture française n'est pas appétente pour recourir au juge, on pourrait dire que, grâce au débat contradictoire, les parties prenantes, les syndicats ou les ONG et, d'autre part, les entreprises disposent d'un moyen de se parler. D'ailleurs dans les affaires que nous connaissons, la première décision du juge a été de préconiser une médiation car, sans doute, les difficultés apparues dans le plan de vigilance pourraient être imputables à un manque de dialogue.

Dans la loi de 2017, le plan de vigilance doit être établi par l'entreprise en concertation avec les personnes concernées, c'est-à-dire dans un dialogue. S'agissant de la mise en demeure, n'est-ce pas ce dialogue-là qu'il faudrait favoriser en vertu d'une politique de l'amiable ?

Chacun mesure l'ampleur des enjeux climatiques, avec la difficulté de mettre en place des solutions, notamment des solutions juridiques en raison du caractère international et global de ces enjeux. L'une des possibilités procédurales serait de poser le principe selon lequel aucune partie n'aurait tous les droits tandis que l'autre n'en aurait aucun. L'une des notions clés en droit est celle de remédiation, qui s'attache à la recherche d'une solution pour mettre un terme à un dysfonctionnement. De ce fait, l'office du juge consisterait à trouver une remédiation, c'est à dire à réparer. Or dans l'office classique du juge en matière de contrat et de responsabilité, le juge est plutôt entraîné à condamner et sanctionner plutôt qu'à réparer. Dans les premiers jugements prononcés sur le devoir de vigilance, dans les possibles appels que nous attendons, il serait intéressant que le juge demande d'abord aux parties de se rapprocher. Pour ce faire, le juge pourrait intervenir dans des procédures spéciales afin de favoriser un rapprochement des deux parties. Les solutions ainsi trouvées ne contenteraient pas totalement l'une ou l'autre des parties, mais pourraient les contenter partiellement. Ce faisant, le juge du fond mènerait un travail de réparation (réparer un peu le plan, réparer un peu le contrat...), ce qui lui permettrait de participer au grand dessin politique.

C'est peut-être ainsi que l'on pourrait concevoir un nouvel office du juge, d'autant que la Cour d'appel de Paris vient de créer une chambre spécialisée dans le pôle économique, dénommée la chambre des contentieux émergents et du devoir de vigilance. Cette nouvelle chambre aura à connaître du devoir de vigilance qui a été rapproché de la CSRD, c'est à dire de tout le contentieux qui naîtra de l'information extra financière. Les magistrats de cette chambre seront spécialement formés pour comprendre techniquement la dimension systémique de tout ce qui concerne le devoir de vigilance, à savoir ses dimensions globale, climatique et énergétique auxquelles le magistrat judiciaire n'est pas spécifiquement formé. Par de telles pratiques, la Cour d'appel de Paris, avec l'aide éventuelle du législateur, favoriserait l'émergence d'un juge plus rodé à toutes les ambitions de la vigilance.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci à chacun d'entre vous. Je rappelle à mes collègues, mais également à nos intervenants que nous n'avons, naturellement, pas le droit d'entrer dans le détail des contentieux en cours. Soyons bien clairs de ce côté-là, chacun ses pouvoirs et ses compétences.

J'entends bien vos quatre interventions qui, finalement, demandent au juge d'effectuer le travail. Or il me semble que le devoir de vigilance relève d'abord du travail du législateur. Personne ne sait à ce jour si la directive européenne sera votée. Si elle est adoptée, chacun l'appliquera. Si elle n'est pas votée, devrons-nous en conclure que la France continuera d'appliquer un texte de 2017 finalement assez peu contraignant ? Dans quelles conditions ? Et par rapport à nos concurrents ou voisins qui eux, ne disposeraient pas d'un texte similaire, ne créerions-nous pas des obligations qui s'imposeraient uniquement à nos entreprises, mais pas à celles des pays voisins ?

Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Nous sommes sur la même ligne parce que le droit nous réunit.

Par exemple, la Cour de cassation a rendu un arrêt indiquant que lorsqu'une entreprise n'applique pas les obligations découlant de la loi de 2017, elle commet un acte de concurrence déloyale au détriment de l'entreprise qui, elle, l'applique. Cette solution extrêmement innovante de la part de la chambre commerciale et économique de la Cour de cassation, favorise les entreprises vertueuses.

De même, la directive a été prise, selon l'exposé des motifs, pour aider les entreprises vertueuses qui supportent les coûts des mesures de prévention, en en faisant bénéficier la totalité à des entreprises qui, elles, ne supportent pas le moindre coût. Ensuite, toutes se retrouvent en compétition à l'occasion des appels d'offres. Finalement, il me semble que le législateur peut, sans nécessairement viser le devoir de vigilance, aider à une bonne compréhension de l'ampleur de ce devoir de vigilance, notamment à travers l'ensemble des textes entourant l'information extra-financière et le droit financier.

M. Jean-Baptiste Racine. - Les entreprises sont en attente de l'intervention de l'État, de l'autorité publique pour fixer des règles et un cahier des charges sur le devoir de vigilance et la cartographie des risques. Actuellement, elles sont démunies car elles doivent trouver les outils elles-mêmes.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Raison de plus pour que la France fasse son travail dans les négociations européennes sur le devoir de vigilance, ce qu'elle ne fait pas aujourd'hui.

Vous avez toutes et tous évoqué toutes les difficultés d'opérationnalité du devoir de vigilance et, au fond, que ce soit pour les entreprises ou pour les magistrats, la difficulté à mettre en oeuvre une loi qui est aujourd'hui très faible du point de vue de ses contours pratiques. D'une certaine façon, vous nous avez renvoyé la responsabilité de préciser les contours et le cadre pour une mise en oeuvre plus forte.

Lorsque nous auditionnons des experts du climat et de l'énergie, ils nous disent que la trajectoire de TotalEnergies pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre ne correspond pas à la nécessité de l'Accord de Paris et qu'elle n'est pas sincère, d'une certaine façon. Les critères extra-financiers et le devoir de vigilance ne nous permettent pas d'agir pour pousser une entreprise à entrer dans le cadre fixé par les politiques publiques. Par conséquent, je souhaiterais que vous reveniez sur les mesures qui permettraient, du point de vue opérationnel, à ce devoir de vigilance de s'appliquer. Vous avez mentionné une autorité administrative qui rassemblerait l'ensemble des plans de vigilance pour s'assurer de leur conformité à un cadre qu'il nous revient de préciser. En revanche, vous n'avez pas mentionné la charge de la preuve.

J'étais il y a quelques semaines encore au Parlement européen pour évoquer la question du travail forcé. Dans certains cas, il existe une inversion de la charge de la preuve puisqu'il appartient à la partie prenante de prouver qu'il y a un manquement de la part de l'entreprise. Or on peut imaginer, par exemple, dans la région Ouïgour, que ce n'est pas aux parties prenantes de prouver le manquement. Enfin, sur la question du climat, il existe de nombreux cas dans le monde. La Cour du district de La Haye a pris une décision très lourde dans l'affaire Shell, imposant à ce groupe - pas simplement au niveau national, mais au niveau extraterritorial - de réduire de 45 % ses émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030, y compris dans le scope 3, c'est-à-dire sur l'usage qui est fait des produits vendus par Shell. D'autres décisions de même nature sont rendues en Nouvelle-Zélande et ailleurs.

J'aimerais que vous évoquiez davantage ce dialogue des juges. En fait, des décisions sont rendues dans le monde entier, mais nous n'avons pas le sentiment qu'elles fassent corps pour que la justice, dans son ensemble de règles, puisse contraindre des entreprises à être responsables.

M. Grégoire Leray. - Je rejoins la remarque du Président sur laquelle vous avez rebondi à l'instant, l'intérêt de la diplomatie et de l'action de la France au niveau européen, devant l'OMC et devant les Nations Unies. Une telle action est sans doute la clé de l'acceptabilité sociale et économique de ces mécanismes.

On se souvient que lors de l'élaboration du texte, votre Chambre avait pointé le risque de perte de compétitivité des entreprises françaises si la France faisait cavalier seul. Alors, soyez rassurés, elle ne fait pas cavalier seul, en premier lieu parce que l'Allemagne a pris une loi équivalente. La plupart des pays de l'OCDE se dotent de mécanismes sectoriels. Nous devons donc attendre un effet d'entraînement de ces nouveaux textes.

Je crois qu'il ne faut pas considérer la loi de 2017 comme une mauvaise loi. C'est une loi courte, mais qui pose un standard général dont l'application revient au juge, conformément à son habitude. La nouveauté pour le juge dans le domaine du devoir de vigilance, est d'avoir à traiter de sujets de contentieux objectifs. On demande au juge judiciaire de protéger l'intérêt général en contrôlant la manière dont les acteurs économiques rendent compatible leur objet social avec ces enjeux. Évidemment, on pourrait souhaiter une intervention du législateur pour préciser les choses, mais à trop rajouter à la loi, le risque serait de la rendre plus complexe encore.

Sur la question climatique, la loi s'applique de manière non sectorielle car il serait aussi délicat qu'illusoire d'avoir un texte par secteur. Un décret d'application avait été évoqué en 2017, mais il n'a jamais été préparé. En définitive, le juge n'a que la loi de 2017 à laquelle se raccrocher au niveau français. Pour autant comme l'a indiqué le professeur Racine, des textes internationaux permettent d'identifier le standard et de donner des pistes de comportements attendus en matière de protection des droits humains, d'environnement et de lutte contre le changement climatique.

Votre dernière question est évidemment passionnante. Le dialogue des juges existe, il passe par des réflexions académiques, des réflexions propres, mais aussi par la mise en place de cercles de réflexion dédiés à ces sujets-là. Vous avez évoqué l'affaire Shell. Effectivement, en France, on trouve très souvent un fondement complémentaire aux actions basées sur le devoir de vigilance : c'est celui de la responsabilité civile. L'affaire Shell a été rendue dans un État dont le Code civil ressemble beaucoup au nôtre, notamment en matière de responsabilité civile. De nombreux requérants sont persuadés qu'une décision équivalente pourrait avoir lieu en France. Une partie des observateurs est persuadée que les outils juridiques existent en France, comme dans les pays de droit continental, de tradition civiliste, pour rendre des décisions équivalentes. Nous partageons tous l'espoir que le juge fasse preuve d'audace en la matière. Ce propos n'est pas teinté de militantisme, mais est simplement conduit par l'espoir de voir le texte donner lieu à des décisions au fond, qui pour l'instant nous ont échappé.

Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Pour ma part, je trouve que la loi 2017 est très satisfaisante car elle est très générale, ce qui permet au juge de l'adapter au cas par cas. Ce sont ces lois qui durent le plus longtemps. Concernant la charge de la preuve, il ne faut surtout pas poser de présomption de culpabilité ou de présomption de manquement. C'est extrêmement dangereux. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision sur la loi de 2017, a invalidé des dispositions qui allaient aussi loin. En revanche, il est possible d'obliger l'entreprise à démontrer qu'elle a consenti ses meilleurs efforts.

Enfin, le dialogue des juges est permanent. D'ailleurs, le fait que la Cour d'appel de Paris ait placé cette nouvelle chambre en face de sa chambre internationale m'apparaît comme un indice très fort.

M. Jean-Baptiste Racine. - Outre le renversement de la charge de la preuve, la responsabilité du fait d'autrui est une autre piste sur le terrain de la responsabilité civile, c'est-à-dire la responsabilité de la société-mère du fait de ses filiales.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous allons passer au questionnement de nos collègues, même si je ne rentre pas dans le débat permanent ici, moi qui fus ministre chargé des relations avec le Parlement. Les parlementaires doivent-ils faire des lois plus précises prêtant moins à interprétation, ou doivent-ils rédiger des textes généraux laissant l'interprétation aux juges ? Les deux positions existent, mais ce n'est pas le débat de ce soir.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous avez évoqué des lois d'autres pays qui sont très sectorielles. A-t-on déjà un premier bilan ? Je pense notamment à une loi du Royaume-Uni de 2015 sur l'esclavage et à une loi américaine interdisant l'importation de certains types de biens obtenus par recours à l'esclavage.

En outre, vous n'avez pas évoqué les mécanismes de régulation internationaux. C'est une piste qui avait été ouverte par l'OIT au moment des déclarations sur les multinationales. D'autres pistes existent avec l'OCDE et les points de contact nationaux. Ne serait-il pas opportun d'approfondir ces mécanismes puisque nous pourrions progresser dans cette voie avec des instruments internationaux ?

M. Jean-Baptiste Racine. - Pour répondre à votre deuxième question, les points de contact nationaux interviennent en application des principes de l'OCDE et fonctionnent plutôt bien. Il s'agit d'espaces de médiation au sens très large, mais sans pouvoir coercitif. Des solutions très concrètes peuvent être trouvées grâce à ces médiations.

L'autre piste est le projet de traité contraignant à l'ONU sur les « entreprises et droits de l'homme », actuellement en discussion, mais faisant l'objet d'énormes résistances, notamment des pays développés et des pays européens. De ce fait, il n'est pas sûr qu'un texte adopté serait ratifié massivement. Globalement au niveau international, le droit souple a toujours été privilégié, c'est-à-dire le droit non contraignant qui est plus consensuel qu'un droit contraignant non ratifié. Mais la France n'est pas isolée et peut s'enorgueillir d'avoir été pionnière, même si la loi pourrait être éventuellement améliorée.

Mme Charlotte Michon. - On commence à avoir un retour d'expérience sur la loi allemande qui a été adoptée l'année dernière en instaurant une autorité de suivi. C'est la différence fondamentale avec la loi française, qui a édicté des guides et interroge directement les entreprises via des questionnaires. Je constate que dans les entreprises, la loi allemande a entraîné beaucoup d'évolutions pour les filiales allemandes, mais qui restent sur le périmètre allemand. C'est pourquoi de votre côté, il pourrait être recherché comment rendre la loi française plus opérationnelle.

En ce qui me concerne, je pense qu'un autre regard que celui des seuls juges est nécessaire. En effet, même si les juges sont aptes à juger, force est de constater qu'il existe actuellement 13 contentieux sur le devoir de vigilance portés par des ONG, pour environ 250 entreprises soumises. Je ne prétends pas que la totalité de celles-ci devraient être en contentieux, mais il existe un manque d'harmonisation sur les démarches de prévention de plans de vigilance indépendamment de tout dommage. Toutes ces questions pourraient être traitées par une autorité de suivi.

M. Roger Karoutchi, président. - Vous seriez donc plutôt favorable au fait de préciser la loi de 2017 de manière parlementaire.

M. Jean-Claude Tissot. - J'ai plusieurs interrogations, tout d'abord sur la directive européenne sur le devoir de vigilance dont les négociations sont malheureusement bloquées en Europe. Plusieurs juristes ont publié une tribune dans Le Monde et, je les cite, ils ont appelé à voter cette directive en expliquant qu'elle ne créerait pas de nouvelles obligations inconnues aux entreprises ou de nouveaux concepts. Partagez-vous ce constat ? Est-ce que cette directive est avant tout une harmonisation des dispositions nationales au niveau européen, ou alors apporterait-elle un nouveau volet plus normatif ?

À travers nos échanges, nous constatons aussi les véritables enjeux du devoir de vigilance. Pensez-vous que les géants des énergies fossiles qui nous occupent, comme TotalEnergies, sont suffisamment transparents pour pouvoir être encadrés par ce devoir de vigilance ? Comment pouvons-nous rendre réellement contraignant le devoir de vigilance au niveau international ? Quels peuvent être les intérêts à mettre en place ce devoir de vigilance pour les États qui souhaitent avant tout se développer économiquement ?

Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Je pense que la directive ne révolutionnera pas le droit français, qui a été très innovant et mature. Nous en sommes désormais, en quelque sorte, à la prévente de la loi, à savoir l'attente d'une jurisprudence. À mon sens, cela suffira.

M. Jean-Baptiste Racine. - La directive permet d'harmoniser toutes les législations et d'égaliser les conditions de la concurrence entre les entreprises européennes. Si l'on prend le modèle du Règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), qui a été copié par de nombreux États, ce règlement européen s'est imposé comme une norme. Je pense par conséquent que, dans le même esprit, une directive européenne sur le devoir de vigilance peut s'imposer comme un modèle. Globalement, l'Union européenne porte un modèle qui reconfigure le rôle de l'entreprise. C'est un modèle qui est adressé au monde entier. Par conséquent, outre les dispositions techniques sur lesquelles on peut discuter, il existe une dimension symbolique très forte.

M. Grégoire Leray. - L'un des intérêts de la directive est d'adresser la question du climat, puisque son article 15 offrirait un traitement particulier au sujet.

Mme Charlotte Michon. - L'article 15 reprend les exigences de la CSRD, qui oblige les entreprises soumises à la future directive européenne sur le devoir de vigilance à élaborer des plans de transition climatique et à les mettre en oeuvre de manière effective sur l'ensemble des scopes 1, 2, 3 avec la supervision de l'autorité de suivi. Ce dispositif est exclu du devoir de vigilance général où l'on retrouve la responsabilité civile. S'il existe une obligation pour les entreprises de mettre en place un plan de transition climatique, le contrôle sera plutôt efficace par une autorité de suivi. L'article 15 prévoit que les entreprises doivent s'assurer d'une mise en oeuvre effective et cite, par exemple, le fait que les critères de rémunération des dirigeants puissent être associés aux objectifs de ce plan de transition climatique.

Mme Sophie Primas. - Qui sont les membres du comité de suivi en Allemagne Les parlementaires sont-ils associés ? Est-ce que les entreprises sectorielles concernées sont associées ? Parce que, si j'ai bien compris, il y a des référentiels par secteur d'activité. Donc ça, c'est ma première question, je pose juste la deuxième. Je voulais savoir s'il existe en fait un modèle, puisque vous nous dites que nous servons de modèle à l'Europe et que l'Europe sert de modèle pour le monde.

Existe-t-il de tels modèles aux États-Unis, en Chine, en Inde et en Russie, qui sont les plus grands émetteurs ?

M. Jean-Baptiste Racine. - Je répondrai très rapidement à la deuxième question : non.

Mme Charlotte Michon. - Pour répondre à la première question, le comité de suivi est un département qui dépend du ministère des affaires économiques, composé d'une soixantaine de personnes. Il s'agit donc de fonctionnaires.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci à toutes et tous pour la qualité de cette audition.

Audition de MM. Paul Mougeolle, doctorant en droit climatique, juriste, et Brice Laniyan, docteur en droit public, juriste en charge
de la réglementation des multinationales, à Notre affaire à Tous
(Lundi 26 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui Messieurs Brice Laniyan et Paul Mougeolle de l'association Notre Affaire à tous, une association créée en 2015 par d'anciens responsables écologistes et dont l'objectif est de recourir au droit pour préserver le climat.

Monsieur Laniyan, vous êtes docteur en droit public et juriste chargé de la réglementation des multinationales au sein de Notre Affaire à tous.

Monsieur Mougeolle, vous êtes docteur en droit climatique, conseiller juridique et porte-parole de Notre Affaire à tous. Vous êtes notamment chargé des activités de contentieux et de précontentieux contre des entreprises multinationales, dont TotalEnergies. Vous représentez également Notre Affaire à tous dans son action judiciaire en responsabilité contre l'État au titre du préjudice écologique.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Messieurs, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Les auditionnés prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

Enfin, pour la bonne information de la commission d'enquête, pouvez-vous nous indiquer si vous avez été amenés à engager des actions à l'encontre de TotalEnergies ou bien si vous avez publié des travaux - articles, livres, interviews... - en lien avec le groupe TotalEnergies et, le cas échéant, la teneur de ces travaux ?

M. Paul Mougeolle, doctorant en droit climatique, juriste. - Au titre de Notre affaire à tous, nous sommes engagés dans deux contentieux contre TotalEnergies : l'un qui s'appuie sur la loi relative au devoir de vigilance, l'autre sur les pratiques commerciales trompeuses. Nous avons également publié des rapports qui concernent l'entreprise, notamment un rapport qui visait à interpeller Total sur ses obligations climatiques avant le lancement du contentieux.

M. Roger Karoutchi, président. - En quelle année ?

M. Paul Mougeolle. - En 2018.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

Pour orienter votre propos introductif, je souhaiterais que vous reveniez sur votre action concernant le devoir de vigilance des sociétés mères : quels sont les critères développés par votre association pour évaluer le degré de vigilance dite « climatique » d'une société ? Sont-ils plus ambitieux que la loi du 27 mars 2017 ? Concernant les actions en justice menées par votre association, comment s'articulent les contentieux à l'égard de l'État d'une part, et les contentieux à l'égard de sociétés privées d'autre part ?

Je n'allongerai pas davantage la liste de mes questions, qui seront approfondies par le rapporteur et par nos collègues. Je rappelle qu'un questionnaire écrit vous a été transmis, pour lequel le rapporteur et moi-même attendons des réponses écrites en complément de cette audition.

M. Paul Mougeolle. - Merci beaucoup pour votre invitation. C'est un honneur pour nous d'être présents.

Nous allons essayer de répondre à la question qui nous a été posée, à savoir les différentes pistes juridiques disponibles pour établir la responsabilité des multinationales en matière de climat. Avant d'arriver à la réponse à la question, quelques propos liminaires, en particulier pour présenter l'association de Notre Affaire à tous, créée en 2015 et qui vise à utiliser le droit pour protéger l'environnement. Notre Affaire à tous s'inscrit en particulier dans le paysage des contentieux climatiques. C'est un mouvement mondial. Et en France, nous avons été à l'initiative de « L'affaire du siècle », lancée entre 2018 et 2019 et ayant abouti à la condamnation de l'État devant le tribunal administratif, en parallèle de l'affaire Grande-Synthe devant le Conseil d'État. Le soutien public a été très important puisqu'une pétition en ligne a été signée par environ 2,3 millions de personnes.

En parallèle de cette action contre l'État, nous avons également lancé entre 2018 et 2019 cette affaire contre TotalEnergies basée sur le devoir de vigilance, dans un premier temps dans un cadre extrajudiciaire. Nous avions interpellé initialement TotalEnergies avec quatre autres associations et treize collectivités territoriales de bords politiques divers. Bien que nous ayons gagné sur la compétence des tribunaux judiciaires entre 2021 et 2022, l'affaire est aujourd'hui en cours d'examen sur la recevabilité auprès de la Cour d'appel de Paris. Et ceci, six ans après avoir interpellé TotalEnergies de manière extrajudiciaire et quatre ans après avoir introduit l'assignation en janvier 2020.

J'évoquerais aussi les contentieux climatiques dans lesquels Notre affaire à tous s'inscrit. Depuis le jugement Urgenda aux Pays-Bas contre l'État néerlandais en 2015, qui a abouti à une victoire, de nombreux cas similaires ont été lancés. Aujourd'hui, la base publique de l'Université Columbia de New York recense entre 2000 et 3000 contentieux climatiques, à la fois contre les États et les acteurs privés. Selon un autre rapport de la London School of Economics établi par Joanna Setzer, qui est également autrice au Giec, environ 500 cas de contentieux qu'elle a analysés débouchent sur des victoires. Par conséquent, nous constatons un véritable effet d'entraînement contre les entreprises depuis le jugement Shell aux Pays-Bas en 2021. Le Giec lui-même a reconnu l'impact des contentieux climatiques sur la gouvernance mondiale.

Nous pouvons donc former l'hypothèse que le contentieux climatique permet de combattre le réchauffement, mais aussi les passagers clandestins qui ne respectent pas leurs obligations en la matière. Pour autant, malgré les efforts en matière de contentieux et de législation, les résultats restent insuffisants. Nous ne sommes pas sur la bonne voie pour tenir les objectifs de l'Accord de Paris. En ce qui concerne les contentieux, les juridictions acceptent aujourd'hui, en majeure partie, d'exécuter les objectifs inscrits dans la législation. Or ces objectifs sont bien souvent insuffisants, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas alignés avec la trajectoire 1,5° de l'Accord de Paris. Ils sont par ailleurs inéquitables vis-à-vis des pays du Sud.

D'autres affaires sont en cours à l'échelle internationale devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans ces affaires, la France est visée aux côtés d'une trentaine d'autres États afin de les voir notamment réglementer les multinationales. Une décision de la Grande Chambre est attendue cette année, de sorte qu'il s'agira d'une décision finale. Des affaires sont pendantes devant la Cour internationale de justice et le Tribunal international du droit de la mer. Ces procédures donnent lieu à des avis consultatifs et ont vocation à renforcer la mise en oeuvre de l'Accord de Paris.

Je cède la parole à mon collègue Brice Lanyan, qui expliquera comment nous pouvons caractériser la faute à partir du droit commun de la responsabilité en France.

M. Brice Laniyan, docteur en droit public, juriste en charge de la réglementation des multinationales. - Il existe en droit français un principe de responsabilité individuelle de l'entreprise. Le fait que d'autres entreprises commettent également des actes fautifs illégaux n'est pas une cause exonératoire de responsabilité. Lorsque ce principe leur est rappelé, les représentants de l'industrie fossile, en France et ailleurs, objectent que tant que ce n'est pas interdit, c'est permis. Et les mots qui suivent généralement sont, « si nous avons des pratiques illégales, qu'on nous condamne en justice ». Ces mots auraient pu être prononcés par n'importe quel représentant de l'industrie fossile. En l'occurrence, ils sont ceux de Christophe de Margerie, qui fut le président de Total de 2010 à 2014.

Les collectivités territoriales, les États américains, les ONG, les personnes physiques qui sont à l'origine de ces recours climatiques se sont donc contentés de prendre au mot les représentants de l'industrie fossile et de saisir les tribunaux pour qu'ils se prononcent sur la responsabilité climatique des majors du carbone, sachant que les objectifs climatiques des États ne seront jamais atteints sans le concours plein et entier du secteur privé.

À l'occasion du lancement d'un recours climatique contre une entreprise, la voie royale est le droit commun de la responsabilité, le droit délictuel qui, dans tous les systèmes juridiques, prévoit une obligation de prudence, un « duty of care ». Cette obligation de prudence repose sur le principe selon lequel nul ne doit nuire à autrui et à l'environnement. La présence de cette obligation de prudence dans tous les systèmes juridiques signifie que, même en l'absence de normes indiquant explicitement que telle ou telle action est interdite, une entreprise doit faire preuve de prudence, agir de manière raisonnable et éviter tout comportement fautif ou négligent susceptible de créer des risques d'atteinte grave aux droits humains et à l'environnement. Pour apprécier si une entreprise se conforme ou pas à son devoir de prudence, le juge va pouvoir s'appuyer sur un standard de comportement. Un standard de comportement est une norme ouverte, ce qui lui donne une certaine souplesse et plasticité pour s'adapter aux évolutions de la société, de la technique et de la science.

En France, le droit, la responsabilité civile s'est déjà adaptée aux nouveaux risques survenus avec la révolution industrielle et il nous semble logique qu'elle s'adapte aujourd'hui aux conséquences de cette révolution sur le climat, l'environnement et les droits humains. Par conséquent, pour caractériser l'existence d'un défaut de prudence imputable à une entreprise, le juge peut en premier lieu s'appuyer sur le lien entre les activités de l'entreprise et l'existence d'un danger ou d'un risque, en l'occurrence le réchauffement climatique. En deuxième lieu, le juge prend en compte la période pendant laquelle l'entreprise a eu connaissance des impacts négatifs liés à ses activités. Troisièmement, le juge examine la probabilité et la gravité que le danger se produise effectivement et ce, malgré sa relative incertitude. Et enfin, sera prise en compte la capacité de l'entreprise à atténuer ses impacts négatifs et à engager sa transition énergétique. Aux Pays-Bas, c'est en suivant ce raisonnement que le tribunal de district de La Haye a condamné l'entreprise Shell - donc une pétro-gazière similaire à TotalEnergies - à réduire ses émissions de 45 % sur l'intégralité de sa chaîne de valeur d'ici 2030.

En France, la jurisprudence Distilbène a reconnu la possibilité de se fonder sur les anciens articles 1382 et 1383 du Code civil pour engager la responsabilité civile d'un laboratoire fabricant et distributeur de médicaments pour défaut de vigilance dans sa gestion de risques connus, et dans l'identification sur le plan scientifique d'un produit dangereux pour la santé. Il est donc possible qu'en se fondant sur cette jurisprudence, un juge puisse caractériser un manquement à un devoir de prudence en matière climatique d'une pétro-gazière comme Shell, en prenant en compte le constat posé depuis de nombreuses années par le GIEC des dangers et risques liés à un réchauffement à 1,1°C. De ce fait, chaque dixième degré supplémentaire compte. Alors que les énergies fossiles constituent le premier poste d'émission de gaz à effet de serre, la science, l'Agence internationale de l'énergie et l'ONU indiquent qu'une entreprise qui continue de développer de nouveaux projets fossiles compromet fortement nos chances de limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C. Il se trouve que certaines entreprises, depuis les années 70, contribuent fortement à l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre en recourant massivement aux énergies fossiles. Pourtant, ces majors du carbone ont préféré investir dans le lobbying anti-climat plutôt que de faire évoluer leur modèle économique en développant de nouvelles capacités d'énergies renouvelables.

L'ensemble de ces éléments permet de caractériser la faute d'une entreprise pétro-gazière en se fondant sur le droit commun de la responsabilité. Il faut en outre noter que ces actions en justice jouissent d'une forte légitimité et d'un soutien d'institutions telles que la Banque centrale européenne, qui doit gérer des risques systémiques et financiers intimement liés à la capacité des institutions financières et de leurs clients à engager leur transition énergétique et cesser le développement de nouveaux projets fossiles.

Par ailleurs, il faut être conscient que les juges dialoguent. Ainsi, toutes les grandes cours suprêmes, que ce soit la Cour de cassation, le Conseil d'État ou le Conseil constitutionnel, sont dotées de départements de droit comparé. Ces juges se rencontrent lors d'événements réguliers. Ainsi, il y a quelques semaines au Conseil constitutionnel, se tenait une réunion internationale de tous les plus grands présidents de cour suprême sur la question des droits des générations futures.

Enfin, l'inaction climatique a un coût. Pour le moment en Europe, les recours climatiques contre les entreprises et les États sont essentiellement des recours de nature civile, des recours en injonction, donc des recours plutôt préventifs. On peut également imaginer que demain, des recours indemnitaires puissent être introduits en se fondant sur le droit pénal.

En synthèse, pour répondre plus directement à la question qui nous était posée sur les différentes pistes juridiques disponibles pour établir la responsabilité des multinationales en matière de climat, je citerai le droit commun de la responsabilité civile, mais également la loi relative au devoir de vigilance, qu'on peut présenter sans exagération comme la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de notre temps. Cette loi permet d'exiger des entreprises qu'elles contribuent à la limitation de la température globale à 1,5°C par des actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves.

M. Paul Mougeolle. - À l'occasion de la publication de notre rapport annuel sur la vigilance climatique des multinationales, nous constatons que des progrès effectifs sont accomplis, mais qui sont encore largement insuffisants. En effet à l'heure actuelle, aucune entreprise ne parvient à se conformer à nos critères.

Parmi les autres pistes ou fondements que nous pouvons mobiliser pour rechercher la responsabilité des acteurs privés, notamment les entreprises multinationales, la Charte de l'environnement est un outil intéressant. L'article 1er reconnaît à chacun le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. L'article 2 oblige toute personne à prendre part à l'amélioration de l'environnement. Le Conseil constitutionnel, dans une jurisprudence de 2011, la jurisprudence Michel Z, a reconnu que chacun est tenu à une obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement qui pourraient résulter de son activité. Cette obligation, qui fait écho notamment au devoir de vigilance des multinationales, peut être invoquée avec le préjudice écologique. Précisons que le préjudice écologique a été reconnu dans la jurisprudence Erika de la Cour de cassation, dans laquelle TotalEnergies a été condamné en 2010.

Pour sa part, le législateur a intégré les principes de la réparation et de la prévention du préjudice écologique dans le Code civil en 2016. Le jugement de « l'Affaire du siècle » en 2021 a reconnu que ces principes étaient applicables en matière climatique, en condamnant la France à compenser le budget carbone qui avait été dépassé.

L'argument des pratiques commerciales trompeuses, qui découle du Code de la consommation, peut également être invoqué. Le Code de la consommation interdit aux entreprises de diffuser des publicités et des allégations publiques qui peuvent induire le consommateur en erreur. Or il existe pléthore d'allégations de neutralité carbone aujourd'hui dans le monde, y compris en France, émanant des producteurs d'énergies fossiles mais aussi d'autres entreprises. Pourtant, quasiment aucune entreprise n'est aujourd'hui capable de démontrer que ses objectifs à court et moyen terme sont compatibles avec l'objectif de neutralité carbone en 2050. De ce fait selon nous, prétendre qu'une entreprise est capable d'être neutre en carbone en 2050 est une pratique commerciale trompeuse puisqu'elle laisse croire que la trajectoire est compatible avec l'Accord de Paris. Or tel n'est pas le cas, comme cela a été reconnu au plus haut niveau par des instances de l'ONU. L'urgence climatique nous oblige à intervenir rapidement pour faire cesser ces pratiques.

Le règlement de l'AMF oblige aussi chaque entreprise cotée en bourse à divulguer des informations précises, exactes et sincères. Aujourd'hui, nous estimons que tel n'est pas le cas, dans la mesure où il existe de nombreuses contradictions, inexactitudes et imprécisions dans la divulgation des informations climatiques destinées aux investisseurs et au public.

Enfin, le droit pénal a été mobilisé dans une plainte assez récente en invoquant la mise en danger de la vie d'autrui, infraction inscrite dans Code pénal depuis 1994. Il est en effet indiscutable que le changement climatique met en danger la vie humaine, comme l'ont reconnu le GIEC et les organes en charge de la protection des droits de l'homme. Nous pouvons donc parfaitement imaginer une plainte sur ce fondement. De même, l'homicide involontaire ou la nouvelle infraction de l'écocide - qui a été intégrée dans le Code pénal en France mais qui se trouve en cours de discussion à l'échelle européenne - peut être invoqué.

Pour finir notre intervention, nous souhaitons vous recommander certaines évolutions législatives pour renforcer le droit existant.

Certaines manoeuvres dilatoires des entreprises, certes légales mais qui empêchent le débat au fond dans les procès en cours, pourraient utilement être empêchées par des réformes législatives pour garantir l'état de droit. De telles réformes sont également nécessaires pour faire en sorte que la France se conforme à son obligation de réguler les entreprises multinationales, qui est aujourd'hui ineffective. Pour ce faire, nous recommandons une mesure principale, à savoir opérationnaliser le principe de responsabilité, le devoir de vigilance ou le devoir de prudence pour faire face aux besoins d'atténuation et de réduction des gaz à effet de serre. Sont également concernés les besoins d'adaptation et de réparation du préjudice. Aujourd'hui, aucune disposition n'oblige les entreprises à contribuer à des fonds spéciaux affectés à l'indemnisation des pertes et préjudices liés au réchauffement climatique ou à l'adaptation.

En ce qui concerne la réduction des gaz à effet de serre ou l'atténuation du réchauffement climatique, il nous paraît primordial que le Sénat et le gouvernement français utilisent tous les moyens pour faire en sorte que la directive européenne sur le devoir de vigilance soit bien adoptée au sein des institutions européennes. Il nous paraît aussi absolument fondamental de faire en sorte que la loi Hulot, qui a été adoptée en France, soit élargie à l'échelle extraterritoriale. La France a déjà démontré par le passé qu'elle était capable de prendre les devants et d'entraîner d'autres pays dans son sillage, comme avec la loi sur le devoir de vigilance. La France est dotée de tous les moyens d'impulser les changements qui sont nécessaires à l'échelle internationale.

M. Roger Karoutchi, président. - Quel optimisme ! Merci à vous. Je ne sais pas si la France a ce pouvoir mais nous verrons prochainement si la directive est adoptée a minima, c'est-à-dire avec peu d'effet sur notre droit, ou pas du tout.

Nous avons cru comprendre de manière certaine que pour le moment, la loi de 2017 sur le devoir de vigilance laissait beaucoup de marges de manoeuvre au juge mais qu'elle était assez peu contraignante.

Vous introduisez des contentieux avec vos critères qui sont tout à fait respectables, ce n'est pas le sujet. Pour autant dans la pratique en France et en Europe, en dehors d'un tribunal de district néerlandais, est-ce que vous pouvez citer des exemples précis, à un haut niveau et non en première instance mais de manière définitive, de condamnations fortes d'entreprises sur la notion du devoir de vigilance ? Mme Frison Roche évoquait une jurisprudence à éclairer et à mettre en place.

Et pardon de vous le dire, mais vous êtes au Parlement, au Sénat. De ce fait, même si j'ai un profond respect pour les magistrats, lorsque vous évoquez l'existence d'un colloque de l'ensemble des présidents de Cour suprême, il me semble qu'il appartient plutôt aux différents Parlements nationaux de légiférer, conformément à leur pouvoir constitutionnel.

M. Paul Mougeolle. - Il me semble que vous avez posé trois questions ou que vous avez formulé trois observations.

Dans un premier temps, ce n'est pas qu'une pensée, c'est un fait. La France, en tant qu'État, a la capacité d'édicter des législations avec une portée extraterritoriale. Le Conseil constitutionnel a autorisé le législateur à adopter une telle loi. Il existe également, en termes de protection internationale des droits de l'homme, une véritable obligation pesant sur les multinationales. Par conséquent, il ne s'agit pas d'une possibilité mais d'une véritable obligation.

En ce qui concerne la jurisprudence, au Royaume-Uni, le duty of care qui est le pendant du devoir de prudence ou du devoir de vigilance, est une obligation purement prétorienne en Common Law. Le duty of care a permis d'aboutir à des décisions devenues définitives et à des condamnations de sociétés-mères pour des faits ayant eu lieu en Afrique du Sud en 2012. C'est l'affaire Chandler, qui a été jugée par la Cour d'appel de Londres et n'a pas fait l'objet d'un appel devant la cour suprême. Récemment, la cour suprême du Royaume-Uni a rendu des décisions sur la possibilité de tenir responsable l'entreprise Shell pour des faits commis à l'étranger à l'occasion d'une marée noire au Nigeria. De même, l'entreprise Vedanta a été condamnée pour des faits ayant eu lieu au Zimbabwe, pour me semble-t-il des infractions au droit du travail. Aux Pays-Bas, Shell a été condamné par la Cour d'appel de La Haye, non dans le cadre de l'affaire climatique précédemment mentionnée mais dans une affaire similaire à celle examinée par la juridiction suprême britannique. Ainsi, une obligation de résultat a été imposée à la société-mère pour mettre un terme à toute marée noire au Nigeria. Enfin, en Nouvelle-Zélande, la Cour suprême, il y a quelques semaines, a énoncé que le duty of care s'appliquait en matière climatique.

Par conséquent, le dialogue des juges est indirect. Selon moi, s'il n'appartient pas au juge de décider de l'avenir de la planète, le juge a en revanche un devoir d'interprétation de la loi. De même, le juge est tenu de respecter la séparation des pouvoirs. Pour autant, comme de nombreux précédents le démontrent, il est possible de trouver un équilibre entre le respect de la séparation des pouvoirs et l'interprétation de normes générales telles que le devoir de prudence, pour aboutir à des décisions de condamnation d'entreprises et impulser un véritable changement.

M. Brice Laniyan. - Comme vous l'avez indiqué, le texte sur le devoir de vigilance est en devenir. Notre vocation n'est pas d'attaquer en justice chaque entreprise sur sa responsabilité climatique.

Je me permets de rebondir sur l'opposition entre le pouvoir des élus et celui des Cours suprêmes. Je ne pense pas qu'il faille opposer les deux. Mais justement, il appartient au législateur de prendre ses responsabilités et de légiférer pour forcer les entreprises à apporter leur contribution. Il m'apparaît que le juge et les élus sont complémentaires. Le Conseil constitutionnel a posé le principe selon lequel la protection de l'environnement était le patrimoine commun de l'humanité. Il en a dérivé une autorisation pour le législateur de légiférer sur les impacts extraterritoriaux des produits vendus par les entreprises françaises. Vous pourriez vous saisir de cette notion et légiférer pour, à nouveau, contraindre les entreprises à faire leur contribution.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Quel serait le résultat concret pour Shell si la décision de la Cour de justice de La Haye était strictement appliquée ? Quelles sont ses responsabilités et quelles peuvent être les sanctions en cas de non-respect de cette décision ?

En second lieu, à l'occasion du débat avec les juristes de la table ronde précédente, la question a été posée de la part à construire par les juges et celle à prendre en charge par le législateur. La loi sur le devoir de vigilance n'a donné lieu qu'à peu de décisions sur le fond, en tout cas sur les questions climatiques. Faudrait-il aller au-delà ? Quelle serait notre responsabilité de législateur ? L'idée d'une autorité indépendante a également été évoquée.

S'agissant de la charge de la preuve, pourrait-on améliorer l'existant ?

Enfin, au-delà du devoir de vigilance, avez-vous des propositions de modification de notre droit pour permettre que TotalEnergies s'acquitte davantage de ses obligations climatiques. De nombreuses auditions ont en effet conclu que cette multinationale ne respectait pas ses obligations en la matière.

M. Paul Mougeolle. - En ce qui concerne les possibles conséquences pratiques de la décision de La Haye, le juge a laissé une marge d'appréciation à l'entreprise pour atteindre la trajectoire posée. Néanmoins, si l'entreprise n'atteint pas cette trajectoire, on peut imaginer des amendes civiles, des condamnations pour réparation de préjudice, des actions intentées par des personnes privées, des organisations ou des personnes morales. Un appel est en cours.

M. Brice Laniyan. - La décision concernant Shell est exécutoire. Elle a déjà eu un impact concret puisque la société Shell a déplacé son siège social à Londres. Cela étant, il me semble que l'impact va bien au-delà de Shell car cette décision crée un précédent et inspirera d'autres actions dans le monde, avec l'idée de ne pas se focaliser simplement sur une entreprise ou un État. Il est nécessaire de viser tout un secteur qui est problématique.

Pour répondre sur la part du juge et du législateur, je pense que le législateur doit être extrêmement attentif à ce qui se passe devant les juridictions. Par exemple, les questions de recevabilité sont permanentes sans que le fond puisse être évoqué, parce que la loi de 2017 ne précise pas suffisamment les questions de procédure. Par conséquent, les entreprises se sont engouffrées dans la brèche pour faire durer les débats. Dans d'autres exemples, le Parlement a repris dans la loi des principes établis par une décision de justice. Je pense notamment au préjudice écologique, à l'origine une création jurisprudentielle avant que le législateur ne l'introduise dans le Code civil. De la même manière, on pourrait estimer qu'il revient au Parlement d'allouer des « budgets carbone » individuels pour les entreprises les plus contributives en France. C'est une proposition, mais nous avons certainement d'autres.

M. Paul Mougeolle. - Il y a un devoir du législateur puisque le juge ne peut pas tout faire.

M. Roger Karoutchi, président. - Il n'y a pas de devoir du législateur. Il y a un droit du législateur.

M. Paul Mougeolle. - Pardonnez-moi de vous contredire respectueusement. En matière de hiérarchie des normes, la Cour européenne des droits de l'homme se situe au-dessus du législateur, qui doit se conformer à certains objectifs de protection internationale des droits de l'homme mais aussi de protection constitutionnelle des droits de l'homme ou de l'environnement. C'est la pyramide des normes.

En ce qui concerne le devoir de vigilance, nous convenons qu'il est trop général et qu'il existe une incertitude sur son interprétation en matière climatique. Je pense en tant que thésard sur cette question, que le législateur doit se saisir de sa compétence pour préciser de la manière la plus fine possible quelles sont les obligations climatiques pour chaque entreprise de chaque secteur, et ce afin de limiter les débats devant les juridictions. De plus, une autorité publique indépendante, si elle devait être compétente telle que le législateur européen le propose, pourrait surveiller directement la mise en oeuvre de ces législations et de ces objectifs. Le Haut Conseil pour le Climat effectue cet exercice pour la France, ce qui est extrêmement utile dans le contentieux pour savoir si la France respecte bien sa trajectoire de décarbonation. Nous pensons qu'un mécanisme similaire doit être imposé.

Par ailleurs, la justice patine sur le devoir de vigilance des entreprises multinationales. En effet, elle fait face à un engorgement mais aussi à des questions extrêmement complexes. Nous pensons qu'une compétence pleine doit être attribuée à la justice avec une formation adéquate des juges, pour traiter ces enjeux de la manière la plus rapide possible. La Cour européenne des droits de l'homme a mis en oeuvre un traitement accéléré des requêtes. Nous pensons qu'un système similaire doit être mis en oeuvre pour la loi sur le devoir de vigilance.

Au-delà du devoir de vigilance, nous pensons que la loi Hulot devrait être extraterritorialisée, c'est-à-dire qu'aucune entreprise ne devrait avoir la possibilité de développer des projets d'extraction fossile dans le monde entier. Le législateur a l'obligation de le mettre en oeuvre. Le juge européen examine à l'heure actuelle la requête Duarte-Agostinho contre 32 États européens, dont la France, et déterminera si cette obligation a été respectée.

Enfin, il existe un véritable problème lié aux « loss and damages », c'est-à-dire les pertes et préjudices et les coûts d'adaptation, qui ne sont aucunement provisionnés. Or il est indispensable de prévoir ces coûts en faisant en sorte que les entreprises y participent, en particulier les entreprises qui sont responsables du réchauffement climatique. TotalEnergies est concernée en raison de sa responsabilité historique, telle que cela a été démontré par Christophe Benoît et Pierre-Louis Choquet.

M. Roger Karoutchi, président. - Lorsque vous demandez une autorité judiciaire unique, le tribunal judiciaire de Paris et la Cour d'appel de Paris sont aujourd'hui seuls compétents. Par ailleurs, vous souhaitez une autorité indépendante, mais il nous a été indiqué qu'en Allemagne cette autorité était constituée de 60 fonctionnaires attachés au ministère de l'économie pour veiller au devoir de vigilance. Est-ce que vous accepteriez une autorité de ce genre ?

M. Paul Mougeolle. - Pourquoi pas une autorité indépendante ?

M. Roger Karoutchi, président. - Ils ne sont pas indépendants puisqu'ils sont fonctionnaires.

M. Pierre Barros. - À l'issue des condamnations qui ont pesé sur certaines entreprises, notamment au Zimbabwe, celles-ci ont été condamnées à une obligation de résultat sur la mise en oeuvre d'actions concrètes. Quel a été leur comportement hormis faire appel de la décision ? Les entreprises expliquent généralement qu'elles plieront bagage pour s'installer ailleurs si les conditions d'exploitation se durcissent. D'autres poursuivent malgré tout leur exploitation malgré la condamnation. Dans l'audition précédente sur la question du devoir de vigilance, une obligation de moyen a été évoquée. C'est certainement un changement à opérer au vu de l'urgence climatique, pour mettre peut-être en place une obligation de résultat. Il s'agirait d'une arme quasiment létale mais nous serons éventuellement contraints d'y parvenir un jour.

M. Brice Laniyan. - Le premier problème que vous avez évoqué est celui du risque de substitution, qui fait partie des débats judiciaires. Si une entreprise sanctionnée se retire du marché, d'autres prendront le relais. Face à cette situation, deux questions se posent, l'une juridique et l'autre économique. La question juridique est celle de la responsabilité individuelle de l'entreprise. Se pose ensuite la question économique, à savoir si des marchés peuvent être repris directement et si une substitution parfaite peut s'opérer. Nous ne sommes que des juristes, et je vous invite donc à poser la question à des économistes, qui réfléchiront notamment à l'élasticité de la demande. Finalement, il reste à mener une réflexion sur l'impact des décisions de justice.

Enfin, je ne suis pas sûr qu'une entreprise installée depuis longtemps dans un pays, puis le quittant pour un autre plus propice à faire des affaires, trouve ailleurs le même soutien de l'État pour sceller des contrats à l'étranger. Par conséquent, cette menace de substitution est théorique pour des entreprises très ancrées nationalement. En tout état de cause, le contentieux climatique est devenu global quel que soit le pays. Il n'est donc pas possible d'y échapper facilement.

M. Paul Mougeolle. - Le dernier point essentiel qui se dégage des contentieux climatiques est que chacun doit faire sa part. De ce point de vue, le risque de substitution est amoindri. À la suite de la condamnation prononcée aux Pays-Bas pour les dommages causés au Nigeria, Shell a payé des indemnités, se conformant en cela à son obligation. Pour autant, les dommages causés au Nigeria sont monstrueux.

Il existe en effet une différence notoire en pratique entre l'obligation de moyen et l'obligation de résultat. En revanche, même une obligation de moyen qui découle généralement du droit commun de la responsabilité et du devoir de vigilance peut s'apparenter à une obligation de résultat. En effet, le devoir de vigilance exige, dès lors que le risque est très sérieux en termes de dommages, que les mesures de prévention soient proportionnées au risque.

M. Philippe Folliot. - Vous avez indiqué que votre association et son réseau avaient un rayonnement mondial et je suppose transversal à certains égards. Dans les énergies fossiles, il existe une certaine « hiérarchie » en ce sens que le charbon est l'énergie fossile la plus polluante, suivie du pétrole et enfin du gaz. Quelles sont les actions concrètes que vous menez avec votre réseau mondial à l'encontre de grandes entreprises qui extraient du charbon aux Etats-Unis et en Australie de même qu'à l'encontre du Canada qui extrait du pétrole lourd avec un impact très important pour l'environnement ? Il y a quelques années à Düsseldorf en Allemagne, a été inaugurée la plus importante centrale à charbon, conséquence directe de la sortie du programme nucléaire allemand. Avez-vous mené des actions contre l'entreprise qui porte ce projet ?

Enfin puisque le problème du réchauffement climatique est mondial, menez-vous des actions avec votre réseau à l'encontre de pays tels que la Russie, la Chine et l'Arabie Saoudite ? Quels en sont les résultats ?

M. Brice Laniyan. - Nous ne sommes à la tête d'aucun réseau même si nous discutons avec des associations impliquées dans des contentieux similaires. J'évoquais plutôt un réseau des présidents de cours suprêmes qui dialoguent. Pour autant, en tant que législateur, si vous nous donnez les moyens d'agir de manière extraterritoriale et de poursuivre ces entreprises, notamment celles impliquées dans le charbon, nous le ferons avec un grand plaisir.

Concernant la Russie et la Chine, un rapport publié par la London School of Economics indique que ces États sont également visés par des actions climatiques. En réalité, chacun le fait dans son pays avec ses propres armes. Les règles de droit international ne permettent pas toujours de poursuivre les acteurs situés à l'étranger.

M. Jean-Claude Tissot. - En 2020, à la veille de l'Assemblée générale du groupe TotalEnergies, vous aviez interpellé l'Autorité des marchés financiers (AMF) à propos, je cite, de « potentielles contradictions, inexactitudes et omissions dans les documents financiers et les récentes communications publiques d'une entreprise pétrolière en matière de risques climatiques. »

Pourriez-vous nous dire quelle a été la réponse et l'action de la part de l'AMF ? Vous vous êtes appuyés sur la loi de 2017 dans plusieurs de vos actions contre TotalEnergies. Pensez-vous qu'une législation européenne changerait la donne ?

M. Paul Mougeolle. - Nous avons en effet effectué deux signalements à l'AMF en 2020 à la suite de notre assignation. J'en suis l'un des coauteurs. Nous n'avons eu aucun retour de l'AMF. La seule indication pertinente à mes yeux, est que le directeur juridique de Total est devenu membre de la commission des sanctions en 2021.

M. Roger Karoutchi, président. - N'entrons pas dans ce débat, nous ne sommes pas un tribunal. Restez-en à des éléments objectifs.

M. Paul Mougeolle. - En ce qui concerne le devoir de vigilance, la base légale française est effectivement prometteuse tout comme l'est la directive européenne. À certains égards sur le plan climatique, cette législation pourrait représenter une amélioration, un statu quo ou un recul. Certains points de la directive, notamment la question de la compétence des tribunaux, ne sont pas encore éclaircis par la directive. Selon nous, il est essentiel que les tribunaux conservent une compétence pour juger les entreprises en cas de manquement à leurs obligations climatiques.

M. Gilbert Favreau. - L'Inde, la Chine et les États-Unis sont à eux trois producteurs de 60 % du CO2 au niveau mondial. Avez-vous envisagé des actions contre ces États ?

M. Paul Mougeolle. - Nous sommes impliqués dans l'affaire Duarte Agostinho, que je mentionnais tout à l'heure, devant la Cour européenne des droits de l'homme. La Russie en fait formellement partie. Or la Russie rejette la compétence de la Convention européenne des droits de l'homme, ce qui est absolument regrettable pour cette affaire comme pour toutes les autres.

La Chine est également hors de notre portée. À ma connaissance, il est difficile d'exercer un recours juridique dans ce pays mais je pense qu'il existe. L'application et la bonne mise en oeuvre des objectifs définis par le gouvernement sont susceptibles de faire l'objet de procédures d'exécution.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je voulais réagir pour appuyer la question qui a été posée sur les réseaux de votre association. Il m'avait semblé, en lisant vos productions sur internet, que concernant certaines actions, notamment contre une entreprise brésilienne impliquée dans le scandale de la déforestation, vos actions ne se limitent pas au seul champ que vous avez évoqué. De plus, vos financements sont internationaux car ils émanent d'une liste de fondations internationales, elles-mêmes financées par d'autres, etc. Par conséquent au vu de ces éléments, les questions qui vous ont été posées ont leur pertinence.

M. Brice Laniyan. - Je ne comprends pas la question.

Mme Sophie Primas. - Je vais reformuler ce qui vient d'être dit car vous avez quelque peu balayé la question de notre collègue en indiquant que vous n'êtes pas dans le groupement des juges. Telle n'était pas la question. Lorsqu'on consulte votre site, on constate que le Climate Action Network vous soutient. La question de mon collègue était donc pertinente puisque vous faites partie d'un réseau. Avez-vous connaissance des résultats des actions menées à l'étranger ? Cette question vous a peut-être paru étrange mais elle était directement motivée par les informations publiées sur votre site, qui font effectivement état d'un réseau. Il n'y avait aucune dimension accusatoire.

M. Brice Laniyan. - Je n'avais pas bien compris la question. Lorsque vous mentionnez le Climate Action Network, cela fait beaucoup plus sens.

M. Paul Mougeolle. - Cela ne fait pas partie du domaine de nos compétences personnelles au sein de notre association. Effectivement, nous avons noué des partenariats et des financements avec des associations lançant des contentieux climatiques dans le monde entier. En Europe, nous avons aussi un partenariat avec Climate Action Network et bien d'autres associations, y compris des relations informelles. De nombreuses actions sont menées dans les pays développés occidentaux comme le Canada et les Etats-Unis en se fondant sur les conventions climatiques internationales. Selon leurs termes, il est expressément prévu que les pays développés doivent faire davantage que les pays en développement, prendre les devants et même porter assistance aux pays du Sud. Finalement, dans les pays disposant d'un système juridique développé, les actions sont nombreuses.

Il m'est difficile de communiquer des informations précises.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci pour cette audition.

Audition de M. Didier Migaud, président
de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)
(Jeudi 29 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Monsieur Migaud, vous avez été député pendant plus de vingt ans, président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, puis, pendant près de dix ans, premier président de la Cour des comptes. Vous êtes depuis quatre ans président de la HATVP, autorité administrative indépendante chargée notamment d'assurer le contrôle des mobilités public-privé, la prévention des conflits d'intérêts des décideurs publics et la régulation du lobbying.

Avant de vous céder la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant, monsieur Migaud, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Migaud prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Est-ce le cas, monsieur Migaud ?

M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). - Non, monsieur le président.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie de votre réponse.

M. Didier Migaud. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation, même si, à la lecture de l'objet de votre commission d'enquête, chacun comprendra bien que la Haute Autorité n'est pas votre principale interlocutrice sur le sujet, puisqu'elle n'est compétente en matière ni de politique climatique ni de politique étrangère.

Considérant les objectifs d'information que vous poursuivez, j'expliquerai la façon dont nos contrôles peuvent toucher directement ou indirectement TotalEnergies, en vous présentant deux de nos missions qui me semblent les plus pertinentes dans le contexte de vos travaux : le contrôle des mobilités public-privé et la régulation de la représentation d'intérêts.

Je ferai état pour chacune d'entre elles de nos constats concernant le groupe TotalEnergies et je vous indiquerai les pistes d'amélioration que nous avons identifiées pour renforcer les dispositifs en vigueur et l'efficacité de nos contrôles.

Avec le contrôle des déclarations d'intérêts et de patrimoine, notre mission de contrôle des mobilités professionnelles constitue le coeur historique de nos activités, car nous l'exerçons depuis 2013, même si elle a été réformée en 2019. Elle vise à prévenir les risques de conflits d'intérêts lors de la conversion professionnelle d'agents publics vers le privé et inversement.

La HATVP exerce trois sortes de contrôle : les contrôles préalables à la nomination dans les fonctions publiques, si une activité dans le secteur privé a été exercée au cours des trois années précédant la nomination ; les contrôles de la mobilité vers le secteur privé ; les contrôles de cumul d'activités, pour création ou reprise d'entreprise. Environ 15 000 agents sont concernés par ces dispositions.

Les contrôles peuvent aboutir à des avis de trois sortes : compatibilité, compatibilité avec réserve déontologique ou pénale, ou incompatibilité. L'examen se fait au regard du risque de la compromission du fonctionnement, de l'indépendance et de la neutralité du service public et du risque de méconnaissance des principes de dignité, d'impartialité et d'intégrité, auxquels l'agent est tenu.

Le contrôle a également pour objet d'évaluer si l'agent risque de se trouver en situation de prise illégale d'intérêts. En 2023, la HATVP a rendu plus de 400 avis sur des projets de mobilité, et plus de 1 800 depuis février 2020. Suivant les années, la part des avis de compatibilité avec réserve se situe entre 75 % et 80 % du total, ce qui illustre la recherche d'équilibre entre différents intérêts, à laquelle s'astreint la Haute Autorité. Permettre des passages entre le secteur public et le secteur privé peut être opportun, tant pour les activités et les individus concernés que pour le secteur public, qui doit pouvoir attirer des profils divers et compétents.

Les avis d'incompatibilité restent très minoritaires et concernent principalement les mobilités vers le secteur privé, soit entre 5 % et 7 % selon les années. Ils sont adoptés lorsqu'aucune mesure de précaution n'est susceptible de présenter des garanties suffisantes pour la personne concernée et pour l'administration, ou lorsque le risque pénal est avéré.

Les avis rendus par la Haute Autorité sont contraignants. Ils peuvent entraîner de lourdes, mais nécessaires conséquences. Ils doivent être suivis d'effets. Ils peuvent mettre fin au contrat de l'individu qui aurait déjà pris des fonctions jugées incompatibles, sans préavis ni indemnité. Ils peuvent également conduire à des signalements au parquet judiciaire.

Pour la bonne conduite du contrôle des mobilités, la HATVP fait face à deux enjeux majeurs : le suivi des défauts de saisine et le suivi du respect des avis.

Le suivi des défauts de saisine est par définition difficile à appréhender. Il apparaît toutefois qu'il relève le plus souvent d'un défaut de formation des agents et anciens agents sur leurs obligations. Il est important que les administrations communiquent bien ces obligations à leurs agents et qu'elles s'assurent de leur respect. Nous menons un travail de veille, s'agissant de responsables et agents publics sensibles entrant dans le champ de la saisine obligatoire. Nous avons le pouvoir de nous autosaisir dans le cas où un rappel ne serait pas suivi d'effets, ce qui est plutôt rare.

J'en viens au suivi du respect des avis. Les avis rendus lient l'administration et s'imposent à l'agent public. Assurer un suivi est donc nécessaire pour garantir l'efficacité des contrôles de la Haute Autorité et la protection des personnes et de l'administration. Or cet impératif peut se révéler compromis, sous l'effet notamment de la forte hausse des activités de la Haute Autorité ; des outils supplémentaires, des outils d'investigation dédiés et adaptés semblent donc indispensables pour mener à bien ce suivi, qui fait partie intégrante de notre mission de contrôle. Sans ce suivi, la subsistance du risque de conflit d'intérêts et d'atteinte à la probité et à l'intégrité ne saurait être complètement écartée, du moment où l'on formule des réserves. Si l'on ne suit pas la stricte application de ces réserves, notre mission ne serait pas pleinement exercée.

Le nombre de projets de mobilité examinés par la HATVP en lien avec le groupe TotalEnergies est faible. Depuis 2020, neuf projets ont été examinés, lesquels concernent seulement sept personnes distinctes, un agent ayant changé de fonction au sein du groupe et un autre, qui avait par le passé exercé des fonctions, ayant été nommé à de nouvelles fonctions publiques. Ces projets concernent exclusivement des agents publics, à l'exception des responsables publics, des membres du Gouvernement, des membres d'un collège d'une autorité administrative indépendante ou des chefs d'exécutif local.

Cela ne signifie pas que seuls neuf projets en lien avec TotalEnergies ont existé depuis 2020 dans toute la fonction publique. En effet, le contrôle déontologique des mobilités professionnelles est partagé entre l'autorité hiérarchique de l'intéressé - le premier niveau - et la Haute Autorité, pour un public déterminé, à savoir les 15 000 agents et responsables publics dont j'ai parlé plus tôt, et à titre subsidiaire, lorsque le premier niveau conserve un doute sérieux sur les dossiers qu'il examine. Je n'exclus donc pas l'hypothèse qu'un plus grand nombre de mobilités ait été examiné, mais nous ne disposons pas d'informations sur ce point.

Parmi les neuf dossiers examinés par la HATVP, quatre dossiers de nomination ont concerné des agents en provenance du groupe TotalEnergies et cinq dossiers ont concerné la mobilité d'anciens agents publics vers le groupe. Tous ont fait l'objet d'un avis de compatibilité avec réserve. Dans l'un des cas, nous avons décidé d'une réserve sectorielle, portant sur tout le secteur de l'énergie, compte tenu des fonctions particulières exercées par la personne. Cela étant dit, nous n'avons pas de constat particulier à formuler sur les projets de mobilité qui concernent ce groupe.

La seconde mission de la HATVP est l'encadrement et la régulation des représentations d'intérêts. C'est seulement depuis la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II, entrée en vigueur en 2017, que cette activité est devenue l'une des prérogatives de la HATVP. Elle vise à encadrer les activités de lobbying et à renforcer la transparence de la prise de décision publique. Elle vise également à participer à la diffusion d'un cadre déontologique commun à la profession.

Ces objectifs s'appuient sur un répertoire des représentants d'intérêts, dont la tenue est confiée à la Haute Autorité, lequel recense les personnes morales ou physiques exerçant une activité de représentation d'intérêts à l'égard d'un responsable public, en vue d'influencer une décision publique. Elles sont tenues de déclarer annuellement leurs activités et les moyens qui y sont consacrés, si elles remplissent les critères fixés par la législation et la réglementation.

Plus de 3 000 entités sont inscrites sur ce répertoire, lesquelles ont déclaré plus de 70 000 fiches d'activités et leurs déclarations sont publiées sur le site de la HATVP et consultables par tous les citoyens. Ce système a connu deux évolutions récentes : l'extension du répertoire à de nouvelles catégories de responsables publics, notamment à l'échelon local, intervenue en juillet 2022 ; la mise à jour des lignes directrices du répertoire, définies par la Haute Autorité, entrée en vigueur en octobre 2023. Par exemple, est désormais imposée la déclaration d'une action de représentation d'intérêts menée pour le compte d'une puissance étrangère. C'est un sujet sensible.

En dépit de ces évolutions, le dispositif d'encadrement de la représentation d'intérêts continue de souffrir de plusieurs faiblesses et d'un bilan en demi-teinte. Certes la loi Sapin II a permis de réaliser des avancées incontestables, mais des insuffisances persistantes nuisent à la transparence de la décision publique et, d'une certaine façon, à la pertinence du dispositif mis en place. L'information contenue peut apparaître comme biaisée, en raison d'un cadre législatif et réglementaire trop complexe, qui affaiblit le dispositif. Ce constat est quasi unanime, il est partagé depuis des années par les associations anticorruption, les responsables publics, les représentants d'intérêts, les évaluateurs internationaux et les parlementaires.

Des propositions de loi transpartisanes, dont l'une cosignée par tous les membres du comité de déontologie parlementaire du Sénat, présidé par M. Arnaud Bazin, ont été déposées pour améliorer le dispositif. Au sein d'une partie de l'administration, cette unanimité n'existe pas, ce qui explique la frilosité du Gouvernement, qui ne souhaite sans doute pas que le Parlement puisse se saisir à nouveau de ces sujets.

Pour être opérationnel, un dispositif doit être simple, lisible, et compréhensible par tous. La révision du dispositif français nous paraît urgente pour le sécuriser et pour permettre à la HATVP de mener ses contrôles de manière efficace, en suivant l'esprit du législateur. Mais les nombreuses possibilités de contourner cette réglementation remettent en cause la pertinence du dispositif.

Huit sociétés du groupe TotalEnergies sont inscrites sur le répertoire et déclarent des activités touchant à des thématiques diverses : TotalEnergies SE, TotalEnergies Électricité et Gaz France, TotalEnergies Raffinage Chimie, TotalEnergies Renouvelables France, TotalEnergies Raffinage France, TotalEnergies Petrochemicals France, TotalEnergies Marketing France, TotalEnergies Marketing Services.

Toutes les entités se sont inscrites en 2017, à l'exception de TotalEnergies Renouvelables France, inscrite en 2021. L'ensemble des entités déclarent des activités, à l'exception de Total Énergie Petrochemicals France, qui réalise une déclaration de non-activité depuis 2019. Les entités TotalEnergies Raffinage Chimie et TotalEnergies Raffinage France ont déclaré une fiche identique pour chaque exercice déclaratif.

Les sujets sont plutôt larges et d'actualité : les déchets, les biocarburants, les énergies renouvelables, le tarif du kilowattheure d'électricité et les mécanismes d'aides.

Les moyens déclarés par la maison-mère TotalEnergies SE s'inscrivent dans la fourchette haute des déclarations qui nous sont faites, entre 1 million et 1,25 million d'euros avec une équipe variant de 7 à 11 personnes selon les années ; quatre entités déclarent des moyens supérieurs à 200 000 euros et trois en dessous de 100 000 euros.

Le dispositif souffrait jusqu'en juillet 2022 d'une carence dans l'étendue des acteurs concernés par les obligations déclaratives. Jusqu'à cette date, en effet, les actions menées à l'échelon local n'entraient pas dans le champ du répertoire. Pour toutes les entreprises menant des stratégies d'influence territoriales, y compris en parallèle de stratégies nationales, cette carence représentait un angle mort, qui entravait l'objectif de transparence du répertoire. Cette carence est désormais corrigée, et les cabinets de lobbying territorial doivent eux aussi s'inscrire et déclarer leurs activités, selon les mêmes règles que les représentants d'intérêts oeuvrant à l'échelon national. C'est le cas du cabinet de conseil Stan, qui conseille TotalEnergies pour son action territoriale, lequel est inscrit depuis le 31 mars 2023 dans le répertoire.

Cette réforme a accru la transparence dont doivent faire preuve les entreprises et offre une vue d'ensemble de leurs activités d'influence, à tous les échelons.

En revanche, le répertoire des représentants d'intérêts reste confronté à une autre difficulté, qui entrave l'ambition de disposer d'une vue d'ensemble. Il s'agit de l'impossibilité d'exiger des groupes de sociétés une déclaration commune consolidée au niveau du groupe des actions de représentation d'intérêts. Cette carence entraîne une multiplicité d'inscriptions de personnes morales dans le répertoire pour un seul et même groupe. Pour le cas de TotalEnergies, huit sociétés du groupe sont inscrites et déclarent des activités liées à des thématiques diverses.

Cette multiplicité expose les représentants d'intérêts, et la HATVP a des problèmes de recoupement, ce qui ne contribue pas à la clarté des déclarations. Plusieurs entités peuvent effectuer des déclarations identiques et pointées vers une même équipe. Cela pose la question du rattachement d'une action de représentation d'intérêts à une entité plutôt qu'à une autre.

La répartition des frais et le calcul conséquent des moyens engagés pour une action se voient également complexifiés. L'addition de ces éléments crée nécessairement quelques incohérences et entrave l'objectif de lisibilité que la Haute Autorité poursuit, dans le respect de l'esprit du législateur.

Le critère de l'entité à l'initiative de l'action est une source de difficulté, alors même qu'il s'agit d'un paramètre essentiel de l'obligation déclarative. Une société mère peut être à l'initiative d'une action, mais charger sa filiale de la mener, laquelle pourrait, dès lors, ne pas la comptabiliser sous prétexte qu'elle n'en serait pas à l'origine. Nous incitons chacun à être le plus transparent possible, mais cela dépend de la bonne volonté de chaque filiale.

La vision fragmentée qui résulte de cette carence concerne non seulement TotalEnergies, mais également d'autres grands groupes, qu'il s'agisse de Bayer-Monsanto, BlackRock, Danone, Sanofi, ou encore la SNCF, pour ne citer qu'eux.

Les conséquences de la non-consolidation des déclarations sont multiples, qu'il s'agisse de l'inscription éclatée entre plusieurs entités ou de l'éparpillement des déclarations. Le risque d'occultation des déclarations est également prégnant, du fait de la simplicité des montages juridiques. Ces modalités d'inscription et de déclaration sont sources de lourdeurs administratives, à la fois pour les déclarants et pour la HATVP, et donc sources d'erreurs.

Nous faisons un certain nombre de propositions pour corriger ce défaut, afin de parvenir à une plus grande lisibilité et transparence dans les déclarations d'intérêts de grands groupes, tels que TotalEnergies. À ce titre, le registre de l'Union européenne, qui fonctionne sur le modèle de l'enregistrement unique, pourrait constituer une source d'inspiration et de discussion.

Nos constats à l'égard du groupe TotalEnergies sont valables pour toute grande entreprise française qui lui serait comparable par sa taille et par l'internationalisation de ses activités.

M. Roger Karoutchi, président. - Les moyens consacrés au lobbying par les grandes entreprises s'élèvent à environ 2,5 millions d'euros aussi bien pour TotalEnergies que pour Engie ou le Crédit agricole.

Si nous comparons ces montants à ceux des entreprises actives au Royaume-Uni ou en Allemagne - et je n'évoque pas les États-Unis -, ne constaterions-nous pas qu'ils sont bien plus faibles ? Et ma question ne vise pas à inciter à plus de lobbying !

Selon vous, compte tenu de l'activité de représentation d'intérêts des grandes entreprises en France, la réglementation ou le contrôle devraient-ils être différents ? Considérez-vous que d'autres mesures devraient être prises, sachant qu'au Parlement européen la réglementation est encore plus stricte que dans les parlements nationaux ?

On dit souvent que le lien entre les grands groupes et les pouvoirs publics n'est pas toujours transparent. Or vous nous avez dit que, depuis 2020, la HATVP a examiné seulement neuf projets, concernant sept personnes distinctes ; cela ne donne pas l'impression que la mobilité public-privé soit très considérable !

Considérez-vous que les allers et retours entre les cabinets ou l'administration et le privé sont source de conflits ouverts ou que, compte tenu du niveau d'encadrement, ils peuvent être aisément jugés compatibles ?

M. Didier Migaud. - Il est difficile de comparer les montants, chaque dispositif national exigeant des informations différentes. Les moyens déclarés par TotalEnergies se situent dans la fourchette plutôt haute des moyens consacrés au lobbying par les grands groupes, selon notre répertoire.

Les insuffisances des dispositifs mis en place ne permettent pas de disposer d'une vue précise des dépenses engagées en faveur d'actions d'influence sur la décision publique par un groupe comme TotalEnergies.

La première de ces insuffisances est liée au critère de l'initiative. Seules les initiatives prises par les représentants d'intérêts doivent figurer sur le répertoire, et non celles qui viennent des pouvoirs publics eux-mêmes. Or compte tenu de l'importance d'un groupe comme TotalEnergies, l'initiative peut venir des pouvoirs publics ; cela n'est pas pris en compte, c'est dommage !

Nombre de pays ne prennent pas en compte le critère de l'initiative dans leur contrôle de la transparence, car il ne permet pas d'avoir une vision d'ensemble des actions d'influence que peut réaliser un groupe.

Nous avons déjà pointé cette difficulté ; elle est bien identifiée et le constat est partagé. Le Sénat et l'Assemblée nationale ont fait un travail important sur cette question. Les propositions qui sont formulées sont totalement consensuelles parmi les parlementaires. Pourquoi, dès lors, cela n'avance pas ? Ce n'est pas à moi de répondre à cette question.

Par ailleurs, en France, le contrôle des mobilités me semble plutôt efficace. J'ai d'ailleurs présenté notre dispositif mardi dernier à l'occasion d'une réunion organisée par la vice-première ministre et ministre de la fonction publique de la Belgique, dans le cadre de la présidence belge de l'Union européenne, qui a souhaité réunir l'ensemble des ministres de la fonction publique des États membres. Notre dispositif est plutôt une référence à l'échelle de l'Union européenne. Il nous permet d'encadrer les mobilités. Ces mouvements sont souhaités, voire encouragés, le plus souvent par les pouvoirs publics, mais ils doivent se faire dans un certain cadre et dans le respect d'un certain nombre de principes.

La HATVP, chargée des contrôles pour les 15 000 emplois publics sensibles évoqués, apprécie deux choses. Premièrement, elle veille au risque pénal, qui peut être très élevé, en vérifiant l'absence de prise illégale d'intérêts. L'agent public ne doit pas avoir pris de décisions concernant l'entreprise qu'il souhaite rejoindre. D'ailleurs, il ne s'agit pas que de décisions : le juge pénal prend aussi en considération les avis et les conseils exprimés.

Deuxièmement, la HATVP se préoccupe du risque déontologique en tenant compte de la préparation par un agent public de son départ vers le privé, dans le cadre de ses fonctions. Elle veille également à l'indépendance et à la neutralité de l'administration qu'un projet de reconversion professionnelle dans le secteur privé peut venir remettre en cause.

Dès lors qu'une personne a exercé une activité privée dans les trois années précédant sa nomination dans une fonction publique, notamment dans les cabinets ministériels, la HATVP doit obligatoirement exprimer un avis de prénomination, ce qui peut parfois l'amener à imposer un déport. De toute évidence, un agent public qui exerçait auparavant au sein du groupe TotalEnergies devra se déporter de toute décision le concernant.

De même, les agents publics occupant un emploi sensible qui souhaitent rejoindre le secteur privé doivent, dans les trois ans qui suivent la cessation de leurs fonctions, saisir la Haute Autorité. Pour rappel, le législateur a ramené le délai de saisine de la HATVP de cinq à trois ans, ce qui semble être un bon équilibre, surtout par rapport aux exemples étrangers de l'encadrement des mobilités.

Bien entendu, les emplois moins importants d'un point de vue stratégique que les 15 000 que j'ai cités appellent également le contrôle de l'autorité hiérarchique. Si celle-ci a un doute, elle doit saisir la Haute Autorité.

Que faire des personnes qui oublient de nous saisir ? Cela interroge notre capacité à rattraper les dossiers. En la matière, les choses ne sont pas évidentes ; il faudrait notamment pouvoir disposer d'une cellule de veille. Mais il arrive parfois que nous recevions quelques signalements.

Les rattrapages de situation sont lourds de conséquences pour les entreprises et les personnes concernées : l'incompatibilité éventuelle prononcée par la Haute Autorité implique la nullité et la cessation du contrat sans préavis ni indemnité.

Le suivi des réserves que nous exprimons est un défi tout aussi essentiel. Là encore, les choses ne sont pas simples, d'autant que la HATVP dispose de moyens contraints. D'ailleurs, je plaide pour que ceux-ci soient régulièrement augmentés, mais, pour l'heure, nous sommes très loin du compte. Nous interpellons régulièrement les personnes concernées par nos réserves et nous nous efforçons de recouper les informations, ce qui demande une certaine disponibilité et des moyens adéquats.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Dans votre propos introductif, vous avez affirmé, de façon extrêmement modeste, que la HATVP n'était pas une interlocutrice importante de cette commission d'enquête. Pour ma part, je pense le contraire : tout l'objet de notre commission est de savoir si l'appareil d'État défend pleinement l'intérêt général dans le cadre de l'action climatique et diplomatique de la France, d'autant que les déclarations publiques appellent à sortir des énergies fossiles. Cela peut se faire au détriment de l'intérêt privé de TotalEnergies. C'est précisément là que vous entrez en scène.

Arnaud Suquet, ambassadeur de France au Kenya, a profité du programme de mobilité du ministère affaires étrangères. Il est ainsi entré à la direction des affaires publiques de TotalEnergies, qui est un espace de construction d'influence et de lobbying. En quittant le programme de mobilité, M. Suquet est devenu conseiller pour l'Afrique du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, M. Le Drian.

De même, Hélène Dantoine, que nous entendrons dans quelques instants, dirige notre diplomatie économique alors qu'elle vient, elle aussi, de la direction des affaires publiques de TotalEnergies.

Clément Léonarduzzi, qui a fait l'objet d'un avis de la Haute Autorité, a été conseiller du Président de la République. Or, selon les enquêtes journalistiques, il serait désormais responsable chez Publicis de la stratégie d'influence de TotalEnergies. Certes, vous avez rendu une décision qui l'empêche de discuter avec ses anciens collègues conseillers à la présidence de la République, mais l'influence qu'il est amené à exercer dans le cadre de son actuel emploi va bien au-delà de ses anciens collègues.

Quant à Jean-Claude Mallet, il alterne régulièrement entre cabinets ministériels et direction des affaires publiques de TotalEnergies,

Bref, ces cas nous conduisent à nous interroger sur l'existence d'un écosystème qui assurerait l'influence du groupe TotalEnergies au sein de l'appareil d'État, nous empêchant ainsi d'atteindre nos objectifs en matière climatique et diplomatique. Comment arrivez-vous à contenir ce phénomène, notamment au travers des déports que vous prononcez ?

Au fond, l'État ne soutiendrait-il pas des activités qui sont contraires à nos objectifs climatiques ? Ne conviendrait-il pas de réduire, voire d'interdire certaines portes tournantes entre l'administration et le secteur des énergies fossiles ?

Vous avez évoqué les registres de transparence. Ne faudrait-il pas intégrer les activités de lobbying et les stratégies d'influence dans le reporting extra-financier des entreprises ? Cette proposition est notamment formulée par Transparency International.

Les rendez-vous des représentants de TotalEnergies à l'échelle nationale sont déclarés. En est-il autant de ceux qui sont pris dans les ambassades ou nos représentations à l'étranger ?

Enfin, considérez-vous que le programme de mobilité du ministère de l'Europe et des affaires étrangères devrait être mieux encadré ? Le fait que notre diplomatie serve nos entreprises n'est, en soi, pas un problème, excepté si elle s'avère contraire à nos objectifs climatiques et diplomatiques.

M. Didier Migaud. - En effet, le fait que la volonté de la puissance publique ne soit pas respectée peut poser problème. Mais c'est à elle d'établir des règles pour que la volonté exprimée par le Parlement soit observée.

La loi Sapin II reconnaît les activités de lobbying - c'est une bonne chose de reconnaître des activités dont on sait parfaitement qu'elles existent.

Qu'une grande entreprise veuille déployer une stratégie d'influence me semble normal. Mais cela doit se faire en toute transparence et dans un cadre régulé. Or la transparence et la régulation, telles qu'elles sont prévues dans notre législation, sont-elles suffisantes ? Je suis plutôt enclin à penser que non, vu le bilan en demi-teinte que nous dressons de notre dispositif. C'est pourquoi plusieurs propositions de loi sont sur la table et je plaide pour qu'elles soient enfin discutées.

Les insuffisances pointées par Transparency International et les commissions parlementaires démontrent l'existence de « trous » dans nos dispositifs de transparence et de régulation qu'il conviendrait de combler. Bref, je partage votre souhait d'un meilleur encadrement des activités de lobbying.

Sachez que toute initiative prise par un responsable public n'a pas à faire l'objet d'une déclaration : seules celles qui sont prises par les représentants d'intérêts doivent être inscrites sur notre répertoire. Cela fait partie des insuffisances du dispositif en place.

Une partie de notre administration n'a sans doute pas suffisamment tenu compte des exigences de transparence. Ceux qui pensent qu'il faut cacher certaines relations avec les grands groupes semblent vivre au siècle passé. Ils ont tort par rapport aux principes et au fonctionnement de notre démocratie. L'administration a toujours intérêt à assumer ses relations avec les groupes. Il est même essentiel que ces relations existent : le décideur public doit être le plus éclairé possible et les porteurs d'intérêts doivent pouvoir les défendre. Mais c'est bien au décideur public qu'il revient, in fine, de faire les arbitrages nécessaires.

La régulation du passage entre le privé et le public se situe dans des périodes bien définies, dont nous ne pouvons pas nous départir. Au-delà du délai de trois ans que j'ai décrit tout à l'heure, la Haute Autorité ne peut plus exercer son contrôle. Bien entendu, les avis que nous rendons sont susceptibles de pourvois en justice : le Conseil d'État ne manquerait pas de les annuler s'ils allaient au-delà de la réglementation en vigueur.

Comme je l'ai dit tout à l'heure, la HATVP doit identifier le risque pénal. C'est assez simple parce que les règles sont précises et que la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation est bien connue. En outre, la définition de la prise illégale d'intérêts et du conflit d'intérêts est plutôt large dans notre pays. Le risque déontologique est, quant à lui, plus difficile à cerner. En l'espèce, ce sont des règles de droit souples qui s'appliquent et elles sont susceptibles d'une plus grande interprétation.

Le législateur a souhaité que la HATVP préserve l'indépendance et la neutralité de l'administration. Ainsi, au travers des déclarations qui lui sont transmises, elle surveille la non-préparation des départs de la fonction publique vers le privé et les agents qui ont pris des décisions favorables à l'entreprise qu'ils souhaitent rejoindre.

Le fait que la HATVP soit une autorité administrative indépendante et collégiale est essentiel dans la considération de ces situations. C'est bien un collège qui prend les décisions, et non une seule personne. Celui-ci est composé de plusieurs représentants du Conseil d'État, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes et de personnalités désignées par les présidents des assemblées et le Gouvernement. Notez que celles qui sont nommées par le Gouvernement ne sont qu'au nombre de deux, sur un total de treize. En outre, les membres de la Haute Autorité sont indépendants et titulaires de mandats non révocables et non renouvelables.

Il ne faut jamais hésiter à appeler notre attention sur telle ou telle situation. Je constate que les entreprises sont très attentives à la transparence, ayant elles-mêmes développé ces dernières années un certain nombre de règles de compliance. C'est pourquoi elles vérifient que les personnes qu'elles embauchent ont bien sollicité l'avis de la Haute Autorité, et des personnes qui ont oublié de nous saisir reviennent ainsi vers nous, nous permettant ainsi de mener une instruction.

Notre dispositif pourrait sans doute être ajusté, tenant compte des observations que vous avez formulées. Nous devrons en faire le bilan, d'autant qu'il est récent pour les agents de la fonction publique : il a été mis en place le 1er février 2020. Mais il a au moins le mérite d'exister et il s'avère très intéressant par rapport à ce que pratiquent d'autres pays. En témoignent les 1 800 avis rendus, les réserves exprimées et les quelques incompatibilités prononcées. Un certain nombre de recours ont été engagés devant le Conseil d'État, mais aucun n'a prospéré.

Nous rendons publics nos avis sur les anciens ministres, les anciens élus et les anciens membres des cabinets ministériels ou de la présidence de la République. Mais nous ne publions pas tous les avis émis à l'encontre des hauts fonctionnaires, tels que les ambassadeurs, sauf si le dossier a connu une certaine ampleur médiatique.

Une chose est sûre : la HATVP et les ministères, notamment celui de l'Europe et des affaires étrangères, doivent continuer à faire connaître ce dispositif. Voilà qui nous permettra d'éviter un certain nombre d'anomalies. Nous pouvons au moins nous satisfaire d'une diminution, au fil des ans, du nombre de personnes qui oublient de nous saisir et que nous devons rattraper.

M. Gilbert Favreau. - Lors de l'invasion de l'Ukraine par les troupes russes, le Gouvernement a demandé aux entreprises françaises installées en Russie de cesser un certain nombre de leurs relations. Or le président de la République n'a pas obtenu satisfaction auprès de M. Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, le groupe ayant continué à exercer là-bas ses activités pendant plusieurs mois.

La HATVP est-elle concernée par ce genre de situations ? Il me semble que non, mais je souhaitais m'en assurer auprès de vous.

M. Didier Migaud. - Je vous confirme que la HATVP n'est pas du tout compétente en la matière. Toutefois, l'exécutif conduit une réflexion sur les sujets d'ingérence et d'influence étrangère sur les décisions politiques et l'opinion publique française. Dans ce cadre, la Haute Autorité, en lien avec l'OCDE, devrait être en mesure de soumettre des propositions au Gouvernement et au Parlement dans le courant de l'année.

Dans nos directives, nous avons introduit la nécessité de procéder à des déclarations lorsqu'un cabinet de lobbyistes intervient pour le compte d'une puissance étrangère. Bien entendu, il serait très utile que le législateur clarifie les choses et impose un certain nombre de déclarations dans ce genre de situations, à l'image des États-Unis.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Votre proposition concernant l'obligation de consolidation des actions de représentation d'intérêts relève du bon sens. Quels arguments y oppose-t-on ?

Vous avez affirmé tout à l'heure que les dépenses de la maison-mère de TotalEnergies se situaient dans une fourchette haute. Est-elle haute par rapport au chiffre d'affaires de l'entreprise ou par rapport à celui des autres énergéticiens ?

Par ailleurs, assurez-vous une veille spécifique sur les salariés du privé qui oublient de saisir la HATVP lorsqu'ils migrent vers la fonction publique ?

Quelques mots enfin sur les enjeux relatifs aux ingérences étrangères. La loi est-elle bien appliquée concernant les déclarations de représentation d'intérêts des think tanks et des ONG profitant d'un rayonnement international ? On imagine aisément que les tentatives d'influence ne passent pas uniquement par des cabinets de conseil institutionnalisés qui ont pignon sur rue...

M. Didier Migaud. - Aucun argument n'est opposé à la proposition que nous formulons sur les groupes consolidés. Lorsqu'on en discute avec les entreprises ou les représentants du Mouvement des entreprises de France (Medef), cela ne présente aucune difficulté. C'est bien le critère de l'initiative qui soulève le plus d'objections de la part d'une fraction de notre administration ; cela bloque même tous les autres sujets.

Il est assez surprenant de raisonner à partir d'une interprétation de la loi et de personnes physiques pour mesurer les actions entreprises par les uns et les autres. Ce qui compte, c'est la personne morale. C'est pourquoi des propositions de loi prévoient de corriger ces défauts bien identifiés depuis la mise en application de ce dispositif en 2017.

La fourchette haute que j'évoquais au sujet de TotalEnergies est sans rapport avec son chiffre d'affaires ou celui des autres énergéticiens : elle est évaluée à partir des déclarations qui nous sont transmises. Mais on peut toujours se poser la question de savoir si tout nous est bien déclaré. Encore une fois, il existe des trous dans la législation et la réglementation.

Sur l'oubli des saisines, nous essayons d'identifier ceux qui devraient être inscrits sur la liste et qui ne le sont pas, mais notre efficacité sur ce point est limitée par nos moyens : sept ou huit personnes suivent cette mission à la HATVP. Je suis conscient du ridicule de ce chiffre au regard des moyens consacrés à cette mission par nos homologues étrangers... Notre équipe est certes très motivée, mais notre législation présente certaines lacunes et les moyens qui nous sont accordés n'ont pas suivi l'extension de nos missions.

Concernant la question des liens entre think tanks et influence, nous avons été confrontés à une réserve de leur part sur le fait d'être regardés comme des représentants d'intérêts, car certains considéraient qu'ils défendaient l'intérêt général. Pour autant, le législateur n'a pas opéré de distinction et nous sommes convaincus que ces organismes font partie des entités devant être inscrites dans ce répertoire ; il me semble important qu'ils le soient. Tous s'y sont finalement pliés, à l'exception d'un seul qui continue à résister à coups de recours devant le Conseil d'État. Nous attendons une décision importante à ce sujet au cours de l'année qui vient. D'une manière générale, nous devons obtenir que la transparence se fasse quant aux moyens de financement des uns et des autres : think tanks et associations peuvent disposer de financements de fondations à l'étranger dans le but d'influencer les politiques publiques. Cette question est traitée dans les propositions de loi que j'évoquais, avec l'objectif d'améliorer la qualité des informations demandées aux représentants d'intérêts. Sans être trop intrusifs, nous devons mesurer la stratégie d'influence d'entités étrangères. Si ces financements existent, autant qu'ils soient connus et que nous puissions évaluer la part qu'ils représentent dans le budget des organismes concernés ; sur ce point il reste des marges de progression. Des évolutions sont en cours au niveau européen, mais elles n'ont pas encore abouti ; s'il est certes important d'y réfléchir, il faut néanmoins que des décisions soient prises.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Envisagez-vous une extension du champ de vos compétences vers la recherche publique ? Le secteur reçoit aujourd'hui énormément de fonds privés qui compensent la raréfaction des financements publics. Ainsi, TotalEnergies entretient des liens de ce type avec quasiment la moitié des instituts de recherche publics s'intéressant aux hydrocarbures. Comptez-vous aborder ce sujet, afin de garantir que cette recherche serve l'intérêt public et non des intérêts privés ?

M. Didier Migaud. - Cette question ne relève pas de nos compétences ; pour autant, la transparence sur les financements reçus par les instituts de recherche me semble de nature à lui apporter une réponse : elle permet d'agir et de prendre des décisions éclairées.

Dès lors qu'elle connaît des limites - en matière de défense nationale, par exemple -, elle est très utile et elle contribue à la confiance des citoyens. Ainsi, lors des dix ans de la HATVP, des chercheurs du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et d'autres organismes ont repris les enquêtes menées sur la défiance des citoyens vis-à-vis des responsables publics. Celle-ci reste très forte, et ne correspond pas du tout à ce qu'indiquent nos contrôles : les deux tiers de nos concitoyens considèrent que les élus sont corrompus. C'est une fausse image, mais ce qui a été mis en place par les pouvoirs publics en matière de transparence et de contrôle reste mal connu. Un point positif, toutefois : dès lors que les citoyens sont mieux informés, la défiance diminue. Dans l'ensemble, les responsables publics ne parlent pas assez de ces dispositifs de façon positive ; ils ne les abordent souvent qu'au travers de leurs manquements. Or si les progrès ne sont pas considérés par nos concitoyens, c'est parce qu'ils ne sont pas connus. Je considère, quant à moi, que, contrairement à la petite musique selon laquelle ces contrôles seraient des entraves à l'attractivité de la fonction publique comme de la fonction politique, la transparence est utile pour améliorer la confiance de nos concitoyens, dès lors que les équilibres sont respectés.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le président, je vous remercie de vos éclairages particulièrement intéressants.

Audition de Mme Hélène Dantoine,
directrice de la diplomatie économique
à la direction générale de la mondialisation, de la culture,
de l'enseignement et du développement international
au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
(Jeudi 29 février 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui Mme Hélène Dantoine, directrice de la diplomatie économique au ministère de l'Europe et des affaires étrangères.

Madame Dantoine, vous êtes inspectrice des finances ; vous avez exercé pendant sept ans, à partir de 2011, des responsabilités au sein du groupe TotalEnergies. Vous avez été directrice de projet Affaires nouvelles, directrice logistique et de soutien aux opérations de la branche exploration et production, directrice Afrique des filiales d'exploration et directrice des affaires publiques du groupe, avant de devenir, en 2019, directrice générale adjointe de l'Agence des participations de l'État puis directrice de la diplomatie économique. Ce dernier service coordonne et mobilise l'ensemble des outils pour servir la promotion des intérêts économiques français à l'étranger.

Il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Madame la directrice, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Hélène Dantoine prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser les relations d'intérêts de toute nature que vous entretenez ou avez entretenues avec le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents. Votre réponse sera mentionnée au compte rendu.

Mme Hélène Dantoine, directrice de la diplomatie économique à la direction générale de la mondialisation, de la culture, de l'enseignement et du développement international au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - J'ai été salariée du groupe Total SA entre le 1er octobre 2011 et le 31 janvier 2019. Je détiens des titres TotalEnergies qui, d'une part, faisaient partie de ma rémunération en qualité d'employé de Total SA - attribution d'actions gratuites, plan d'attribution d'actions - et, d'autre part, que j'ai acquis à l'occasion des opérations menées par TotalEnergies pour favoriser l'actionnariat de ses salariés.

Je dispose également d'actifs de support d'épargne salariale et d'épargne retraite, acquis lorsque j'étais salariée de la société.

Le détail de ces avoirs peut être adressé à la commission d'enquête à sa demande. Ces actifs ont fait l'objet d'une déclaration à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) le 28 avril 2019, lorsque j'ai rejoint l'Agence des participations de l'État (APE). Je n'ai procédé à aucune transaction depuis l'acquisition de ces actifs, à l'exception de la vente de treize titres en 2019, condition indispensable pour permettre leur gestion sans droit de regard, et qui a été faite en informant la HATVP.

Je voudrais en premier lieu, si vous me l'autorisez, expliciter les conditions de mon déport, de manière à cadrer l'ensemble des informations que je pourrais vous apporter par la suite sur les activités de TotalEnergies dont j'ai eu connaissance dans mes fonctions au sein de la sphère publique.

J'ai quitté le ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, dont je suis un agent titulaire, pour rejoindre le groupe Total, au 1er octobre 2011, en position de disponibilité et avec l'accord de la commission de déontologie. J'ai démissionné de Total SA le 31 janvier 2019 pour rejoindre le ministère de l'économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique pour devenir chef de service, directrice générale adjointe de l'Agence des participations de l'État au 1er mars 2019. Afin de prendre toutes les précautions nécessaires, une mesure de déport a été alors mise en place à l'APE, qui s'est poursuivie lorsque j'ai été détachée le 17 août 2020 auprès du ministère des affaires étrangères. J'y ai été nommée chef de service directrice de la diplomatie économique.

J'ai rempli une déclaration d'intérêt en date du 20 juillet 2020, avant même mon arrivée au ministère, qui se clôt par un engagement de déport. Je me suis ainsi engagée sur l'honneur à ne pas être chargée dans le cadre des fonctions que j'exercerai dans la sphère publique, de la surveillance ou du contrôle financier, technique ou administratif des entreprises ou de l'entreprise au sein desquelles j'ai exercé ; à ne pas être chargé dans le cadre de ces fonctions de conclure des contrats de toute nature avec l'une de ces entreprises ou de formuler un avis sur de tels contrats ; à ne pas être chargée de proposer directement à l'autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par l'une de ces entreprises ou formuler un avis sur de telles décisions.

Au titre de cette mesure de déport, j'ai veillé à ne pas recevoir d'informations concernant Total SA puis TotalEnergies et, à plus forte raison, à ne pas traiter de dossiers relatifs à Total SA puis à TotalEnergies. Lorsque des personnes non informées de mon déport m'ont sollicitée, j'ai pris soin de répondre que j'étais déportée et demandé à être exclue des communications relatives à la société.

Cette mesure de déport a pris fin en février 2022, un peu plus de trois ans après que j'ai quitté le groupe Total, une durée correspondant au délai fixé par l'article L. 124-7 du code général de la fonction publique. En conséquence de ce déport, je n'ai pas eu connaissance, dans le cadre de mes fonctions, d'information relative à TotalEnergies avant février 2022.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous venons d'entendre M. Didier Migaud, au sujet des déclarations à la HATVP en matière de mobilité entre public et privé, et de prévention des éventuels conflits d'intérêts qui en résulteraient ; concernant la règle des trois ans, les choses sont donc claires.

Pour autant, durant cette période, comment cela fonctionnait-il ? TotalEnergies a continué d'exister et d'entretenir des liens avec le ministère. Qui s'en occupait quand vous étiez en situation de déport ?

Après la fin de ces trois années, c'est-à-dire durant les deux dernières années, vous avez, par définition, reçu des demandes ou noué des contacts avec TotalEnergies. Comment cela se passe-t-il ?

Mme Hélène Dantoine. - La direction de la diplomatie économique compte environ quatre-vingts collaborateurs et est organisée en trois sous-directions et deux missions : une sous-direction chargée du commerce extérieur et de la coopération économique, une autre chargée des secteurs stratégiques, dont l'énergie, une troisième des sanctions, des normes économiques et de la lutte contre la corruption ; en outre, une mission s'attache à l'attractivité et au rayonnement économique, une autre, en voie de constitution, au numérique et à l'intelligence artificielle.

Le rôle de la direction de la diplomatie économique est fixé par l'arrêté du 28 décembre 2012 relatif à l'organisation de l'administration centrale du ministère. Avec les directions du ministère et les autres administrations concernées, la direction contribue, pour le compte du ministère, à la définition et à la mise en oeuvre coordonnée de la diplomatie économique de la France. Elle pilote, à ce titre, le suivi sectoriel des entreprises à l'export et assure la tutelle des opérateurs qui interviennent en matière de diplomatie économique - parmi lesquels Business France fait l'objet d'une cotutelle exercée avec d'autres ministères. Elle participe au renforcement de l'attractivité de la France pour faire connaître ses atouts et contribuer à attirer des investissements créateurs d'emplois sur le territoire ; elle contribue à l'analyse économique de la mondialisation, à la définition de sa régulation et de sa gouvernance - essentiellement par la production de notes d'analyse sur les sujets à composantes économiques d'intérêt géopolitique - ; elle participe, pour le compte du ministère, aux instances relatives au financement à l'export - cette question a fait l'objet d'une interrogation qui m'a été adressée, j'y reviendrai. Enfin, elle entretient, toujours pour le compte du ministère, des relations avec les acteurs français de soutien à l'internationalisation des entreprises : conseillers du commerce extérieur de la France, collectivités territoriales, fédérations professionnelles, associations dédiées à la promotion de l'internationalisation des entreprises, chambres de commerce et d'industrie, voire Bpifrance.

Au sein de la direction, la sous-direction des secteurs stratégiques participe à la concertation interministérielle - actuellement trimestrielle - sur certains grands contrats dans les secteurs dits stratégiques, sous la responsabilité de la conseillère pour le commerce extérieur à la présidence de la République et à Matignon. La direction élabore la stratégie de la France en matière de coopération économique au service de la politique étrangère et des intérêts économiques nationaux, en liaison avec les directions géographiques ; cette mission irrigue l'ensemble de nos autres fonctions, mais nous ne disposons pas d'un document d'ensemble qui décrirait la stratégie de coopération économique de la France.

Cette sous-direction comprend un pôle énergies, composé de sept collaborateurs, sous la direction de la responsable de pôle : un chargé de mission senior sur le nucléaire civil et deux collaborateurs chargés de la politique en la matière et des relations avec les industriels ; deux personnes chargées des minéraux stratégiques et de la transition écologique, qui travaillent en appui du délégué interministériel Benjamin Gallezot sur les questions de métaux critiques et de minerais stratégiques ; une personne chargée du suivi des marchés et des entreprises des secteurs pétrolier et gazier et de la géopolitique de l'énergie - le poste est vacant depuis septembre 2023 - ; une personne chargée des énergies renouvelables, de l'Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena), de la géopolitique de la transition énergétique sur certaines zones géographiques et une dernière travaillant sur des sujets connexes : nouveaux systèmes énergétiques, énergies renouvelables, efficacité énergétique, batteries, réseaux électriques intelligents, électrification, interconnexion électrique, hydrogène décarboné et géopolitique de la transition énergétique.

Une précision : l'expression « secteurs stratégiques » ne couvre pas l'ensemble des secteurs véritablement stratégiques pour notre commerce extérieur. Elle correspond à une appellation héritée, datant de la création de la direction. Ainsi, nous ne traitons pas certains sujets importants : luxe et cosmétiques, grande distribution, automobile, par exemple. Nous travaillons sur la santé, l'agroalimentaire, les infrastructures urbaines, les transports maritime et aérien, les innovations technologiques, certaines industries du numérique, l'armement - dans ses volets industriels ainsi que sur sa promotion et son exportation -, l'aéronautique, l'espace, l'industrie extractive et le nucléaire, particulièrement sous l'angle énergétique.

Le ministère partage ses analyses sur la situation politique, économique et sociale d'un pays, et la direction de la diplomatie économique met régulièrement en contact les entreprises qui la sollicitent avec nos collègues des directions géographiques, ainsi qu'avec les ambassades. Ainsi, les entreprises bénéficient d'un briefing sur la situation économique, politique et sociale d'un pays qui les intéresse ; en retour, les diplomates entendent ce que les entreprises ont à en dire, car celles-ci savent beaucoup de choses sur le monde et les relations internationales, sous un angle très différent du nôtre et qui nous intéresse beaucoup. Nous offrons donc un service public en partageant des informations non confidentielles, tout en écoutant la rumeur du monde.

Nous organisons régulièrement des réunions pour des entreprises, dans différents formats. Ainsi, nous avons récemment invité certaines d'entre elles à rencontrer l'envoyé spécial pour l'aide et la reconstruction de l'Ukraine, M. Pierre Heilbronn. En outre, la secrétaire générale du ministère propose régulièrement à des représentants d'entreprises et à d'autres personnalités d'échanger avec un ambassadeur de France de passage à Paris. La dernière réunion s'est tenue avec l'ambassadeur de France en Chine. Nous tenons également une rencontre trimestrielle avec le conseil national des conseillers du commerce extérieur (CNCCE). Depuis que j'ai pris mes fonctions, je veille à ce qu'un de nos collègues d'une direction géographique y soit toujours invité, de manière à pouvoir évoquer des sujets concernant un continent ou une zone d'intérêt pour lesdits conseillers et, inversement, écouter ce que ceux-ci ont à nous dire sur la zone concernée.

Nous attirons occasionnellement l'attention des entreprises étrangères sur des législations susceptibles de les concerner et, à l'inverse, nous entendons également des entreprises évoquer les législations étrangères qui les concernent et qui nous auraient échappé. Nous préparons des programmes, nous accompagnons des délégations d'investisseurs étrangers désireux de mieux connaître l'offre française - ce fut récemment le cas dans le domaine ferroviaire. Nous organisons des séminaires et des réunions qui permettent aux administrations et aux entreprises de se rencontrer et de s'informer sur des sujets d'intérêts communs - agriculture, métaux critiques, santé à l'export, infrastructures numériques, etc.

Nous prêtons une attention particulière aux entreprises des territoires ultramarins. L'an dernier, nous avons ainsi aidé l'ambassade de France en Nouvelle-Zélande à préparer la venue d'une délégation venue de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. Nous aiderons les entreprises de ces mêmes territoires à venir en Australie cette année.

Il nous arrive d'engager des démarches - de manière autonome, mais en toute impartialité - pour valoriser l'offre française à l'étranger. Dans l'hypothèse où plusieurs entreprises françaises seraient en concurrence pour l'obtention d'un même marché, nous valorisons l'offre française dans son ensemble.

Il est de bonne pratique que notre soutien ne se concrétise qu'en réponse à la demande d'une entreprise, sans excéder sa volonté, et dans des termes bien pesés par celle-ci. En principe, nous ne prenons pas l'initiative : ce serait une erreur de notre part d'aider une entreprise qui ne nous a rien demandé, parce que l'on ne peut préjuger de ses intentions et parce qu'il est important de ne pas s'immiscer dans son approche commerciale de manière intempestive ou maladroite.

Nous soutenons également les entreprises par le biais de Business France, dans le cadre de notre cotutelle. Business France contribue, avec toute la Team France Export, à informer les entreprises sur les marchés étrangers et à les préparer à la projection de leurs activités à l'étranger. Nous avons, par exemple, contribué à l'élaboration du plan Osez l'export. Nous sommes particulièrement intéressés par le volet de formation aux activités d'export.

C'est le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique qui est compétent en matière de financement des exportations. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères y est, quant à lui, associé. C'est à ce titre qu'un représentant de la direction de la diplomatie économique siège dans les instances concernées. Son intervention est attendue avant tout sur des sujets ayant une dimension géopolitique et sécuritaire.

Nous recueillons les avis de toutes les directions concernées pour formuler ce point de vue, notamment celui du Centre de crise et de soutien (CDCS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui livre des éléments ayant trait à la sécurité d'un pays donné, ce qui peut complexifier les choses, puisque certaines zones sont classées en rouge dans les fiches de conseils aux voyageurs. L'obtention de financements pour une telle zone serait un message difficile à entendre et quelque peu incohérent.

Nous contribuons également à structurer les relations de nos collègues des ambassades avec les entreprises. Nous sommes donc associés aux instructions aux ambassadeurs avant leur départ en poste.

Nous insistons sur la féminisation des conseillers du commerce extérieur, sur l'importance de tenir régulièrement des conseils économiques, structures à géométrie variable, qui permettent de réunir, avec le secrétariat du conseil économique, et autour de l'ambassadeur, les entreprises ou les acteurs économiques sur des ordres communs, ce qui est une manière de s'assurer que les ambassades restent le plus souvent possible en contact avec les entreprises.

Cette démarche a pris de l'ampleur : selon une étude désormais assez ancienne, les ambassadeurs peuvent consacrer 30 % à 40 % de leur temps à des questions économiques.

Conformément à des instructions datant de 2013, nous insistons aussi sur la nécessité de définir, pour chaque ambassade, des projets de diplomatie économique prioritaires. La nature de ces projets est vaste : rester informé ou soutenir un projet très important, s'intéresser à l'évolution des normes ou d'une législation locale, s'intéresser à l'évolution d'un contentieux, etc. Toutes ces actions ont en commun d'avoir une composante économique.

Nous avons développé une activité de lutte contre la corruption dans le cadre de laquelle nous nous efforçons de systématiser la collecte et la remontée d'informations concernant tant les entreprises françaises que des entreprises étrangères, puisque la loi pénale française s'applique, s'agissant de corruption et de trafic d'influence d'agents publics étrangers, à toute personne résidant habituellement ou exerçant tout ou partie de son activité économique sur le territoire français, en vue de signalements éventuels par le service juridique de notre ministère au parquet, au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.

Une circulaire du garde des sceaux, qui précise l'application de la loi Sapin II, nous invite à considérer la notion de « personne exerçant tout ou partie de son activité économique » de manière assez large. La présence d'un établissement, même dépourvu de personnalité juridique, suffit à satisfaire les conditions d'application de la loi française.

Il me tenait à coeur de montrer combien des signalements peuvent concerner les entreprises françaises comme étrangères. À cet égard, nous nous employons à sensibiliser le personnel des ambassades à cette préoccupation importante, tant la corruption relève d'une problématique éthique, morale, criminelle, mais aussi de gouvernance et de compétitivité.

Nous nous référons fréquemment aux analyses des entreprises sur les secteurs qui les concernent ; celles-ci alimentent notre compréhension des enjeux. Nos analyses s'appuient également sur les rapports des postes, la lecture de la presse spécialisée et de toutes sortes d'informations dont nous faisons notre miel.

M. Roger Karoutchi, président. - À titre personnel, je considère qu'il est tout à fait normal que le gouvernement français, et donc votre ministère, soutienne les entreprises françaises à l'étranger. C'est du reste bien le moins que l'on puisse attendre d'un gouvernement s'il veut créer de la richesse, des emplois et, finalement, servir l'intérêt général.

Vous venez de nous indiquer que le ministère des affaires étrangères fournissait des recommandations, au travers de ces fiches voyageurs : dans les pays classés en rouge, dans l'hypothèse où votre direction accompagnerait des entreprises françaises - TotalEnergies en l'espèce -, comment faites-vous pour concilier votre démarche de soutien économique et le nécessaire respect des obligations climatiques de notre pays, conformément à ce que le Parlement et l'exécutif ont décidé ?

Considérez-vous, par exemple, que le risque de concurrence étrangère - selon un raisonnement du type « si ce n'est pas une entreprise française qui emporte le marché, ce sera la société d'un autre pays » - est un critère qui vous autorise à soutenir un projet qui se fera quoi qu'il arrive ? À l'inverse, recommandez-vous la prudence à l'ensemble du ministère dans ce type de situation ? Je m'interroge, par exemple - même si cela me semble tout à fait logique et normal -, sur le comportement qu'ont pu adopter les personnels de votre direction lorsque le ministre de la défense s'est récemment rendu en Arménie, accompagné d'industriels de l'armement français.

Mme Hélène Dantoine. - La France n'a pas une doctrine en matière de diplomatie économique qui diffère de notre politique en matière climatique ou en matière de droits de l'homme ; la diplomatie économique n'est pas à l'origine d'un moins-disant dans ces domaines : nous ne soutiendrions pas des projets illicites, c'est-à-dire contraires aux orientations que le Parlement a votées, si une entreprise française risquait de perdre un marché ou de ne pas l'obtenir face à une entreprise étrangère. À titre personnel, je ne suis pas favorable à ce que l'on recoure à des arguments de cette nature.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - C'est ce que l'on appelle le principe d'exemplarité !

Mme Hélène Dantoine. - C'est en tout cas ainsi que je raisonne et que je parle à mes collaborateurs depuis que je suis à la tête de cette direction.

Je le redis, il n'y a de notre point de vue aucune difficulté à ce que nous soutenions des entreprises sur des projets licites, qui peuvent contribuer à sécuriser notre approvisionnement énergétique, puisque nous visons des objectifs, en la matière, à la fois de court, de moyen et de long terme.

Depuis février 2022, nous nous préoccupons des conséquences de l'agression russe en Ukraine sur nos approvisionnements énergétiques, ce qui nous a conduits à mener des activités visant moins à soutenir nos entreprises qu'à nous enquérir des volumes de gaz disponibles chez les fournisseurs de la France autres que la Russie. C'est une activité à laquelle la direction que je dirige et moi-même, personnellement, avons contribué. Nous étudions toutes les possibilités d'acheminer des quantités supplémentaires de gaz qui permettraient de se substituer à nos achats actuels auprès de la Russie, d'autant que nous savions que les livraisons de gaz depuis ce pays risquaient d'être perturbées - elles l'ont d'ailleurs été.

Nous avons travaillé à la sécurisation de nos approvisionnements dans une période où l'on entrevoyait bien le risque que nous courions d'être privés de volumes significatifs de gaz russe qui, jusqu'ici, étaient acheminés vers l'Europe par gazoduc. Notre stratégie s'inscrit donc parfaitement dans la politique globale du Gouvernement.

Concernant les décisions prises sur le verdissement des financements à l'export, je signale que la sous-direction des secteurs stratégiques doit également suivre les questions relatives au secteur de l'énergie, des industries extractives et les négociations dans ce domaine, à l'exception de celles qui sont liées au changement climatique, lesquelles sont traitées par une autre direction. Cette séparation démontre que la position que nous adoptons en matière de changement climatique n'est pas dictée par des considérations liées à notre diplomatie économique.

M. Roger Karoutchi, président. - Madame la directrice, pourriez-vous revenir quelques instants, je vous prie, sur ce qui s'est passé lors de votre déport ?

Mme Hélène Dantoine. - Les dossiers desquels je me suis déportée ont été traités par mon adjoint à la direction de la diplomatie économique et par le sous-directeur chargé des secteurs stratégiques, lesquels se sont directement référés, sur des sujets qui nécessitaient une approbation hiérarchique, au directeur général de la mondialisation de l'époque.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci pour cette présentation. Pour entrer dans le détail et être davantage concret, vous avez mentionné que votre direction n'intervenait qu'à la demande des entreprises et que, lorsque certaines d'entre elles ne souhaitaient pas votre appui, vous n'interveniez pas. Pouvez-vous nous dire s'il y a eu, ces dernières années, des demandes explicites de soutien de la part de TotalEnergies ? Le cas échéant, sur quel type de projet, dans quels pays ou régions ?

Vous avez évoqué la tutelle partagée de Business France et de votre direction. Business France continue-t-il d'organiser des voyages d'affaires à travers le monde pour aider les entreprises du secteur des hydrocarbures - pétrole et gaz - à obtenir des contrats ? Si tel est le cas, la liste de ces voyages organisés est-elle publique ?

Lors de notre précédente audition, il a été question du programme de mobilité du ministère des affaires étrangères. Intervenez-vous dans ce programme, notamment pour définir les secteurs ou les entreprises dans lesquels les diplomates peuvent travailler ? Déconseillez-vous certains secteurs, précisément parce que l'activité des entreprises concernées contrevient à notre diplomatie climatique ou aux principes que nous défendons ?

Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, s'est récemment déplacé au Qatar, en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis : de quelle façon intervenez-vous dans ce type de déplacement ? Participez-vous, d'une manière ou d'une autre, à la valorisation d'un certain nombre d'entreprises ? Je pense bien évidemment à TotalEnergies...

Vous avez évoqué les difficultés d'approvisionnement en hydrocarbures de la France. Chacun sait que TotalEnergies a signé des contrats avec l'Azerbaïdjan quelques jours avant le début de l'épuration ethnique décidée par le président Aliyev dans le Haut-Karabakh : votre direction est-elle intervenue dans ce cas précis ? A-t-elle participé à la mission du président de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, dans ce pays ? Au fond, la diplomatie française est-elle un promoteur actif de ce type de démarche ?

Enfin, vous nous avez parlé des pays déconseillés, des « zones rouges » définies par le ministère des affaires étrangères. Or le Mozambique fait partie des zones non sécurisées aujourd'hui et, pourtant, chacun voit bien que la diplomatie française, que ce soit à travers le Mozambique, la Tanzanie ou le Rwanda, intervient pour peser sur la relance d'un immense projet gazier : vous-même ou votre direction êtes-vous intervenus pour favoriser la reprise de ce projet ou les intérêts français, au travers de TotalEnergies, dans la région ?

Mme Hélène Dantoine. - Monsieur le rapporteur, à ma connaissance, depuis la fin de mon déport, TotalEnergies n'a envoyé qu'une seule demande de soutien au ministère : l'entreprise sollicitait notre appui pour un projet d'énergies renouvelables au Kazakhstan. D'ailleurs, le groupe mentionne lui-même cette initiative dans ses déclarations de représentation d'intérêts auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Ce projet a été traité par l'ambassade de France au Kazakhstan et son service économique, en lien avec la direction de l'Europe continentale du Quai d'Orsay. La direction de la diplomatie économique n'y a donc pas participé.

Par le passé, avant mon entrée en fonction ou pendant mon déport, il est en revanche possible que TotalEnergies ait sollicité le ministère à certaines occasions. Je m'engage devant vous à me rapprocher des services du ministère, afin de vous répondre dans les délais les plus brefs.

Vous m'avez également demandé si Business France continuait d'organiser des voyages de soutien aux industriels du secteur des hydrocarbures. Je l'ignore ; je ne savais pas que Business France organisait des voyages de cette nature ; ou plutôt, je ne sais pas si cet organisme prend ou a pris ce type d'initiative dans le passé. Cette question n'a jamais été portée à la connaissance du conseil d'administration de Business France depuis que j'y siège. Je pourrai, là encore, apporter une réponse plus précise à votre question, si vous le souhaitez.

En ce qui concerne la politique de mobilité du ministère des affaires étrangères, ma direction n'intervient pas pour déterminer les secteurs où les diplomates peuvent aller ou les leur déconseiller. Je ne suis pas informée de l'existence d'une politique de mobilité qui fixerait ce genre d'orientations. Je crois savoir qu'a priori les candidatures sont libres, que les collègues concernés répondent à des offres d'emploi ou se portent candidats à des postes qui peuvent les intéresser, mais je ne suis pas certaine qu'il existe une politique incitant ces collaborateurs à multiplier les échanges avec le secteur privé. Je peux également approfondir cette question et tâcher d'y apporter une réponse.

Autre point, je n'ai pas été associée au déplacement de M. Le Maire dans le Golfe. Personne ne m'a sollicitée pour fournir des informations en vue de ce déplacement ou préparer les dossiers du ministre. Je n'ai pas eu connaissance du programme de ce déplacement. J'ajoute qu'il est fréquent que ma direction ne soit pas informée du programme des voyages effectués par les différents membres du Gouvernement, ce qui ne me semble pas du tout choquant. Les ambassades de France concernées l'ont cependant certainement été et leurs services économiques ont pu contribuer à la préparation du programme.

Je précise aussi que je ne suis intervenue en aucune manière dans le déplacement de M. Pouyanné en Azerbaïdjan. Je n'en ai même pas été informée. À ma connaissance, la direction n'y a pas été associée.

Enfin, là encore, je ne suis pas intervenue, non plus que ma direction, dans le projet gazier que TotalEnergies souhaite relancer au Mozambique.

M. Roger Karoutchi, président. - Madame la directrice, je vous remercie infiniment pour le temps que vous nous avez consacré.

Audition de MM. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance,
et de François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export
(Jeudi 7 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui MM. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, et François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export.

Pour la bonne information de notre commission d'enquête, il a été indiqué que seul M. Lefebvre pourra s'exprimer et répondre aux questions concernant les garanties publiques à l'exportation que Bpifrance gère pour le compte et sous le contrôle de l'État. M. Dufourcq pourra quant à lui s'exprimer et répondre aux questions de notre commission pour les autres activités de financement et d'investissement de Bpifrance.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes à vous deux, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois ans à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Messieurs, je vous invite maintenant successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Nicolas Dufourcq et François Lefebvre prêtent serment.

Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Pas d'intérêt.

M. François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export. - Je dispose d'un plan d'épargne d'entreprise, lequel investit dans des OPCVM qui répliquent l'évolution d'Euro Stoxx 50 et du CAC 40, ce qui implique vraisemblablement des actions de TotalEnergies, indirectement.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera mentionnée au compte rendu.

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de vous rappeler les métiers de Bpifrance, ainsi que les possibles points d'adhérence avec le groupe TotalEnergies, pour que les choses soient parfaitement claires. Notre métier consiste à financer les entreprises françaises, de la petite jusqu'à la très grosse, en étant prêteur, actionnaire ou garant. Nous intervenons en matière de crédit, d'investissement en fonds propres direct et d'investissement indirect, c'est-à-dire dans des fonds qui investissent eux-mêmes dans des entreprises, ce qu'on appelle les « fonds de fonds ».

Nous sommes également un fonds de garantie, c'est-à-dire que nous garantissons les banques françaises sur leurs crédits domestiques les plus risqués ou sur leurs crédits exports. C'est l'assurance-crédit pour le compte de l'État, dirigée par François Lefebvre.

Nous sommes aussi une grande société de conseils pour les PME, lesquelles n'avaient pas, auparavant, accès au conseil. Nous avons donc comblé cette faille du marché.

Nous avons enfin une grande activité d'accompagnement à la création d'entreprises, en France, pour tous les créateurs dans les territoires.

Nous sommes la banque du climat, ce qui signifie que toutes nos actions sont colorées par un militantisme en faveur du climat. À ce titre, nous sommes en train de lancer la garantie verte, en vertu de laquelle la commission de garantie sera plus faible si le crédit garanti revêt une dimension positive pour la transition climatique.

En matière de crédit, nous sommes l'un des plus gros prêteurs français de la transition énergétique : nous intervenons donc dans les secteurs du photovoltaïque et de l'éolien. Nous sommes constamment appelés par la place en cofinancement dans des pools permettant de financer les parcs français.

Par ailleurs, Bpifrance Assurance Export, ex-Coface, garantit des crédits exports importants sur des parcs éoliens à l'étranger, le plus gros d'entre eux ayant été Dogger Bank. Ces opérations figurent au bilan de l'État ; Bpifrance intervient seulement en tant qu'opérateur.

Nous sommes également la banque qui fait un porte-à-porte de masse auprès de 20 000 PME, pour les accompagner dans leur décarbonation. Le code génétique de Bpifrance est de faire des porte-à-porte de masse, pour décarboner, conformément aux impératifs de politique publique de transformation du tissu productif français.

Nos collaborateurs, qui sont sur le terrain dans 55 agences locales, vont à la rencontre des entrepreneurs, à qui ils proposent des diagnostics, des bureaux d'études et des prêts verts, qui sont des prêts sans garantie. En effet, l'État finance le risque au travers de fonds de garantie dotés par le programme 134 de la mission « Économie ».

Nous avons fait plus de 2 milliards d'euros de prêts verts, lesquels sont conditionnés à l'accomplissement par l'entrepreneur d'un diagnostic. Nous lançons ainsi le parcours personnel de l'entrepreneur vers sa propre décarbonation.

Nous finançons l'innovation dans le domaine climatique, ce qu'on appelle les Green Tech, par des subventions, des avances remboursables, des obligations convertibles, des prêts à l'innovation et à l'amorçage financés par l'Europe. Nous investissons également des fonds propres dans les start-ups de la transition énergétique française.

En fonds propres, nous investissons aussi auprès des développeurs, en particulier Eren, ce qui nous a amenés à entrer en contact avec TotalEnergies puisque nous avons vendu Eren à TotalEnergies. Eren avait été créé par Pâris Mouratoglou, qui avait fondé EDF Énergies Nouvelles avant de redevenir entrepreneur pour son compte propre. Nous sommes donc entrés au capital d'Eren, entreprise qui possède des activités éoliennes et photovoltaïques dans le monde entier, ce qui nous a permis de réaliser de très belles plus-values puisque TotalEnergies l'a racheté très cher.

Nous avons aussi investi en fonds propres dans Neoen, société cotée, dans Quadran, dans DirectEnergie.

Outre les grands noms d'entreprises connues, nous avons investi dans de petites entreprises des territoires, moins connues, au travers du FIEE, le Fonds d'investissement dédié aux entreprises des secteurs de la transition écologique.

J'en viens à l'accompagnement : il s'agit de tous les consultants qui travaillent pour nous, sur des questions de décarbonation, d'adaptation, de biodiversité, en fonction de diagnostics que nous avons construits avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), notre partenaire frère, et que nous envoyons dans les entreprises. Ainsi, nous construisons nos offres avec l'Ademe, puis Bpifrance intervient comme réseau de vente massive en « porte-à-porte » auprès des entreprises.

Quelles sont donc nos relations avec TotalEnergies dans ce contexte ? Nous sommes actionnaires, à hauteur de 7 %, du capital de Stellantis, qui a créé ACC, entreprise à l'origine de la gigafactory de batteries électriques de Douvrin, avec TotalEnergies et le groupe Daimler. Les choses ont évolué, puisque TotalEnergies se désengage progressivement de ACC. La dernière augmentation de capital les a dilués : aujourd'hui, Daimler doit représenter environ 40 % du capital d'ACC, Stellantis environ 40 % tandis que TotalEnergies a dû descendre à 20 %.

ACC est né de la stratégie lancée par TotalEnergies lorsqu'elle a racheté SAFT, dont l'usine est située à Nersac près d'Angoulême : c'est là qu'est née la ligne pilote qui a ensuite permis de construire dans des temps records la gigafactory de Douvrin.

Par ailleurs, je le rappelle, ACC a levé une très grosse dette, menée par BNP Paribas, qui a été garantie par l'État, à hauteur de 80 %, au titre de projet stratégique. Cette garantie a donc été instruite par les services de Bpifrance Assurance Export, sur bilan de l'État. En outre, ACC a bénéficié de 685 millions d'euros de subventions par le biais de France 2030 pour l'établissement de l'usine de Douvrin, qu'il convient de comparer aux subventions accordées à ProLogium (plutôt 1 milliard et demi) et à Verkor, qui a aussi reçu un très gros volume de subventions.

Bpifrance a également une adjacence indirecte au travers de Technip Energies, dont nous détenons 10 % du capital. C'est une société magnifique et le premier ingénieriste français. Or TotalEnergies est l'un des clients de Technip Energies, pour ce qui concerne, essentiellement, la capture de CO2, au travers de trois contrats.

Technip Energies représente aujourd'hui la grande participation Oil & Gas de Bpifrance. Nous étions actionnaires de Vallourec ; nous en sommes sortis, de même que CGG - dans les deux cas avec de lourdes pertes. Or Technip Energies a fusionné avec le grand groupe américain FMC, ce qui a donné TechnipFMC. Son siège social a été transféré à Londres. La tour Technip est restée à Paris, ainsi qu'une grande partie des centres de pouvoir, tandis que la direction financière est partie à Houston.

Entre-temps, Donald Trump est arrivé au pouvoir. Or TechnipFMC avait de gros contrats à Yamal, dans l'Arctique, en territoire russe. Le patron américain de TechnipFMC a considéré qu'il était désormais trop risqué de faire des affaires en Russie. Il s'est donc déclaré favorable au fait de rescinder TechnipFMC. Nous avons profité de cette occasion pour rapatrier les activités historiques d'ingénierie à Paris. Technip est ainsi devenu Technip Energies Nouvelles, TEN, coté à Paris. Seule l'activité Coflexip est restée dans le giron américain.

Nous accompagnons cet ingénieriste dans sa transition vers les énergies nouvelles, en particulier pour ce qui concerne l'hydrogène et la capture de carbone.

Technip réalise 50 % de son chiffre d'affaires sur du gaz naturel liquéfié (GNL), qui constitue à nos yeux une énergie de transition importante. Certes, elle est carbonée, mais beaucoup moins polluante que les autres. À ce stade, cela ne nous pose pas de problème d'avoir 10 % du capital d'une telle société qui conçoit des trains de GNL pour 50 % de son chiffre d'affaires. L'assurance-crédit de Bpifrance a couvert, jusqu'au 31 décembre 2022, les unités de liquéfaction du gaz de Technip. À partir du 1er janvier 2023, l'assurance-crédit publique française sur compte d'État ne peut plus financer de projets gaziers à l'étranger, sauf exception que mon collègue vous expliquera. Ainsi Technip se finance-t-il désormais auprès d'autres assureurs de crédits européens, qui sont nos concurrents - Euler Hermes, SACE, UK Export Finance, etc.

Concernant TotalEnergies, j'ai évoqué une adhérence par le biais de ACC, de Total Energies Nouvelles, à qui nous vendons nos actifs d'énergies nouvelles, et de Technip. Il existe une quatrième adhérence, qui est d'ordre financier. Bpifrance a levé, auprès d'acteurs privés, un très gros fonds, le fonds Lac, de 5 milliards d'euros, dans lequel nous avons mis un milliard d'euros. Nous avons levé le reste auprès d'acteurs privés.

Ce fonds a vocation à amplifier l'action d'investissement de Bpifrance dans les grandes multinationales cotées françaises, pour les ancrer en France et lutter contre les fonds activistes. Ce fonds a investi dans EssilorLuxottica pour empêcher son départ vers l'Italie, dans Arkema au moment où il était attaqué par Elliott, dans Alstom, dans SPIE, grand acteur de la transition énergétique dans le bâtiment, dans Elis, numéro un mondial de la blanchisserie. Il s'agit de grands groupes français mondiaux, dont le capital était un peu dilué, donc fragile. L'objectif pour Bpifrance est de rentrer au capital et au conseil d'administration de ces entreprises. De nombreuses grandes entreprises françaises ont investi dans ce fonds, qui permet de disposer d'un instrument remplaçant les fonds de pension et, accessoirement, de gagner beaucoup d'argent.

Le fonds Lac tire son nom d'un grand acteur anglo-saxon, Silver Lake. Le nom de code de ce fonds est donc « lac d'argent ». TotalEnergies a investi 30 millions d'euros dans le fonds Lac, qui représente 5 milliards d'euros au total, je le redis. TotalEnergies est donc un limited partner (LP) de Bpifrance pour 30 millions d'euros sur les 5 milliards d'euros du fonds Lac.

M. François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export. - Bpifrance Assurance Export est une filiale à 100 % de Bpifrance : nous faisons partie du groupe et nos services juridiques, informatiques ou des ressources humaines sont les siens. Nous sommes garants et Bpifrance est prêteur et actionnaire ; il y a donc deux processus de décision différents afin d'éviter les conflits d'intérêts. Pour ce qui est de son fonds propre et des activités qu'il mène pour le compte de l'État, Bpifrance a son conseil d'administration ; pour ce qui est des garanties publiques, qui sont l'unique mission de Bpifrance Assurance Export, il existe un processus de décision autonome.

En ce qui concerne les garanties publiques, il faut distinguer deux types de décisions.

Les premières, les plus importantes, sont prises par l'État, c'est-à-dire par le ministre, après délibération d'une commission interministérielle dite commission des garanties ; dans ce cadre, Bpifrance Assurance Export a un rôle de conseil auprès du ministre et de la commission : nous présentons des analyses crédit, des analyses sociales et environnementales. Les projets comme Yamal LNG et Coral South FLNG relèvent de ce type de décisions.

Second type de décisions : celles que nous prenons en délégation, pour des seuils inférieurs, qui dépendent du « risque pays ». Dans pareils cas, c'est Bpifrance Assurance Export qui prend directement un risque sur le compte de l'État afin de soutenir les exportations.

Bpifrance Assurance Export s'engage pour soutenir les exportations des entreprises françaises : pour que nous intervenions, dans le cadre de l'Arrangement de l'OCDE, il faut un contenu français, soit au moins 20 % de biens ou de services produits en France.

Nous intervenons en subsidiarité du marché, c'est-à-dire si le marché privé ne peut intervenir, ce qui ne veut pas dire qu'il s'agit de subventions : l'assurance-crédit dégage depuis vingt-cinq ans des excédents annuels, de l'ordre de 400 millions d'euros cette année, qui sont intégralement reversés au bénéfice de l'État. Il s'agit donc d'une activité économique : cette politique d'accompagnement des entreprises rapporte des revenus à l'État.

Depuis le 1er janvier 2023, et dans le cadre de tout ce que fait le Gouvernement pour soutenir la transition énergétique, Bpifrance Assurance Export ne soutient plus les « opérations ayant pour objet direct l'exploration, la production, le transport, le stockage, le raffinage ou la distribution de charbon ou d'hydrocarbures liquides ou gazeux ainsi que la production d'énergie à partir de charbon, à l'exception des opérations ayant pour effet de réduire l'impact environnemental négatif ou d'améliorer la sécurité d'installations existantes ou leur impact sur la santé, sans en augmenter la durée de vie ou la capacité de production », en application de l'article 152 de la loi de finances pour 2023.

Une telle disposition est unique au monde : l'État français, via Bpifrance Assurance Export, est le seul État à avoir fait figurer cette interdiction dans la loi. Les mesures analogues prises par nos partenaires européens relèvent des politiques internes de leurs agences d'assurance-crédit.

Tout cela, c'est le « bâton », la partie restrictive.

Pour ce qui concerne les incitations, nous tâchons d'accompagner davantage d'entreprises exportatrices dans le domaine de la transition énergétique, via le bonus climatique pour l'assurance-crédit. Nous mobilisons également l'assurance prospection verte : nous aidons des entreprises qui ont des démarches de transition énergétique et des produits à proposer dans ce secteur, en augmentant l'assurance que nous pouvons proposer dans leurs démarches de prospection. Nous avons enfin, avec la garantie interne et la garantie des projets stratégiques, des outils domestiques, cette fois, permettant d'aider les entreprises en France à investir dans la transition.

Toutes nos opérations de catégorie A, notamment celles qui concernent le Oil & Gas, sont mentionnées sur notre site internet pendant trente jours avant la décision définitive d'octroi de soutien public ; cette publication s'assortit de celle de l'analyse environnementale et sociale du projet concerné, conformément aux engagements de la France auprès de l'OCDE. Toutes nos opérations font également l'objet d'une obligation de transparence ex post.

La France, via le ministre de l'économie ou Bpifrance Assurance Export, encourage d'autres États à prendre les mêmes engagements ; ce fut le cas avec la réforme de l'Arrangement de l'OCDE entérinée l'été dernier, qui a conduit à l'interdiction du financement des centrales thermiques à charbon - mesure adoptée par la France dès 2015 - qui ne sont pas dotées d'une technologie de capture du carbone. La France a par ailleurs été à l'initiative, avec dix autres États européens, de la création de la coalition « Export Finance for Future » (E3F), chargée de promouvoir davantage de restrictions dans le secteur du financement export des projets d'hydrocarbures. Bpifrance Assurance Export a été, à la demande de l'État, le premier assureur-crédit à adhérer au principe de Poséidon, qui définit des trajectoires d'atteinte de la neutralité carbone pour le secteur maritime. Nous soutenons évidemment toutes les démarches diplomatiques entreprises par l'État français dans le cadre de l'OCDE et de l'Union européenne pour inciter nos partenaires à nous suivre dans cette voie.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie. Vous avez dit que nous avions adopté le projet de loi de finances pour 2023 ; or, je tiens à le rappeler, le PLF 2023, comme le PLF 2024, a été « considéré comme adopté » après activation de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution - ainsi va la vie...

Vous avez bien expliqué que nous étions les seuls au monde à avoir introduit dans la loi le principe de la fin des garanties publiques à l'export pour les hydrocarbures, ce qui devrait faire plaisir au rapporteur : en l'espèce, nous sommes exemplaires !

Auriez-vous de vous-mêmes renoncé à la garantie export pour les projets d'énergie fossile ? Le fait qu'une telle interdiction figure désormais dans la loi a-t-il eu des conséquences, financières ou autres, sur Bpifrance ?

M. Nicolas Dufourcq. - Nous lavons plus blanc que blanc : nous sommes l'agence de crédit export la plus exigeante de l'OCDE. Le prix à payer pour cela, c'est que la petite centaine de PME industrielles de la chaîne de sous-traitance ne peut plus se couvrir avec l'assurance-crédit française, lorsqu'elle participe à des projets à l'export. Soit ces entreprises se réorientent vers d'autres activités, soit elles sollicitent de l'assurance-crédit italienne, britannique ou allemande ; mais l'activité de ces agences étrangères obéit à des règles de parts nationales : elles n'acceptent de couvrir un projet qu'en contrepartie de l'installation dans leur pays d'un petit atelier de production, par exemple...

L'interdiction a donc bel et bien des conséquences.

Nous étions inquiets, disons-le, quand la décision a été prise, car la défense des PME est notre combat principal. Un an plus tard, on constate que cette mesure a eu un impact sur environ soixante PME.

M. François Lefebvre. - Quelque soixante-huit entreprises nous ont dit qu'elles auraient aimé bénéficier, au cours de l'année 2023, d'une couverture que nous n'avons pas pu leur accorder.

M. Nicolas Dufourcq. - Technip, première société française d'ingénierie Oil & Gas, a seulement un projet en cours avec Total : il s'agit d'un projet de réalisation d'unités pour la production de biocarburant aérien (biojet fuel, ou sustainable aviation fuel, SAF) à Grandpuits, en Seine-et-Marne. Elle a par ailleurs trois projets en cours avec des entreprises dont Total est actionnaire non majoritaire : il s'agit de projets de capture de carbone en précombustion sur des parcs de production de gaz naturel liquéfié (GNL) au Qatar.

M. François Lefebvre. - Je précise que Bpifrance Assurance Export - la même remarque vaudrait pour Bpifrance - ne tire aucun bénéfice du volume d'assurance-crédit que nous réalisons : notre rémunération est complètement indépendante. Si conséquence financière il y a, elle est donc pour le budget de l'État, auquel est reversée l'intégralité des primes.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je vous remercie de vos présentations. Que la loi aille dans le sens de la cohérence avec nos engagements climatiques et avec les discours que nous tenons sur la sortie programmée des énergies fossiles, c'est tant mieux.

La garantie des crédits export est interdite pour les projets d'énergies fossiles depuis le 1er janvier 2023, c'est entendu ; mais que se passe-t-il pour les projets qui ont été décidés avant cette date ? Je pense par exemple au projet Ichthys, projet de production de GNL en Australie, dont TotalEnergies détient 26 % des parts et dans lequel vous êtes engagés à hauteur de 156 millions d'euros.

Je souhaite par ailleurs lever une confusion : les crédits export ne peuvent plus garantir les projets de production de gaz - nous sommes d'accord -, mais Bpifrance considère que le GNL est une énergie bas-carbone, ce qui ne signifie pas une énergie renouvelable. Je n'ai pas bien compris où était la cohérence en la matière : Bpifrance cesse-t-elle aussi toute participation au financement de projets de production de GNL ? De manière générale, comment évaluez-vous le caractère bas-carbone du GNL ? Plusieurs experts du pétrole nous l'ont dit, le GNL peut être extrêmement polluant, notamment quand il est issu du gaz de schiste.

Vous avez mentionné vos participations dans les entreprises. Quel bilan faites-vous de votre action en tant que banque du climat et de votre apport stratégique, du point de vue de la transition, dans les entreprises dans lesquelles vous avez des participations ?

On compte également, parmi vos activités, l'évaluation des risques pays. Je prends l'exemple de l'Ouganda : vous considérez qu'il s'agit d'un pays assez « safe ». Comment analysez-vous les polémiques qui sont nées autour du projet Eacop (East African Crude Oil Pipeline, ou oléoduc d'Afrique de l'Est) et des projets de forage qui se développent dans cette région ? Le respect des droits humains, notamment, suscite des inquiétudes ; il suffit de prendre connaissance des récentes lois promulguées en Ouganda sur le sujet de l'homosexualité pour se convaincre que le gouvernement de ce pays ne saurait être considéré comme totalement respectueux des droits humains. Comment construisez-vous vos indicateurs d'évaluation des risques pays ?

Comment intervenez-vous dans le champ de la coopération économique à l'étranger ? Il y a un an, le ministre délégué chargé du commerce extérieur s'est rendu en Tanzanie pour signer des contrats de coopération économique trois jours après que ce pays a accordé son feu vert au projet Eacop, qui est pour le moins contesté. Jouez-vous un rôle dans ce type d'accords de coopération économique sur des projets à l'étranger ?

M. Nicolas Dufourcq. - Pour ce qui est du GNL, ni notre doctrine climat ni notre politique de gestion des risques ne conduisent à en écarter le financement : nous n'allons pas vendre notre participation dans Technip au motif que Technip fait 50 % de son chiffre d'affaires dans le GNL. Nous sommes très actifs sur ces sujets-là : nous avons fait travailler tout un pool d'experts et le consensus est large autour de l'idée selon laquelle, comme énergie carbonée dans la période de transition qui nous mène vers la décarbonation totale, le GNL est une énergie importante.

Du reste, il existe en ce domaine toute une filière française, qui comprend énormément de PME et que Bpifrance accompagne. Autrement dit, notre doctrine nous autorise à continuer d'investir dans une société comme Technip ou dans les PME de la même filière. Je me suis moi-même rendu à Yamal - c'était une autre époque, avant le covid...

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je n'ai pas le droit d'en parler !

M. Nicolas Dufourcq. - J'ai vu ce que les ingénieurs français étaient capables de faire dans le Grand Nord, le projet Yamal LNG ayant été couvert par Bpifrance Assurance Export. En revanche, je le précise, nous ne sommes présents ni en Ouganda ni en Papouasie Nouvelle-Guinée. Quant au projet Arctic LNG 2, le successeur de Yamal LNG, auquel participait Technip et qui a été lancé après les déclarations du Président de la République au One Planet Summit dédié aux enjeux de protection de la biodiversité, nous ne le couvrons pas non plus, en dépit d'une demande très forte des banques françaises : la décision rendue a été négative. Depuis, Technip s'est retiré totalement de Yamal, mais aussi du projet Arctic LNG 2. Ce dernier retrait a d'ailleurs été difficile à gérer, tant les volumes financiers étaient considérables.

Je vous remercie de m'interroger sur la Banque du climat, qui nous occupe beaucoup. Nous sommes actionnaires en direct de près de 900 entreprises, dont beaucoup de grandes entreprises multinationales cotées. Quand nous sommes actionnaires, nous siégeons toujours au conseil d'administration. Nous ne faisons pas de gestion d'actifs comme Amundi ou la Caisse des dépôts et consignations : nous faisons de l'investissement actif. Nous sommes donc toujours dans la gouvernance, ce qui nous donne des capacités d'influence importantes sur le sujet climatique.

Dans la gouvernance des entreprises cotées dans lesquelles nous sommes actionnaires, nos représentants au conseil d'administration sont les plus actifs sur la question climatique. Au sein de notre division « Fonds propres », nous avons créé une équipe dédiée qui revoit tous les documents consacrés à l'ESG (Environnement, Social et Gouvernance), à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et au climat, documents de plus en plus techniques, donc de plus en plus difficiles à comprendre pour les membres des conseils d'administration - c'est un monde à part !

Nos équipes travaillent ainsi sur ces documents en amont des conseils d'administration et préparent nos représentants de manière que l'on soit non pas dans la liturgie - chose que l'on déteste à Bpifrance -, mais dans l'opérationnel absolu.

Nous avons aussi demandé - et obtenu, dans la plupart des cas - la création de comités climat dans les conseils d'administration : à titre d'exemple, il y en a un à STMicroelectronics, dont je suis le président.

Je siège au conseil d'administration de Stellantis. Nous passons énormément d'heures sur la question climatique, sur des présentations de plus en plus complexes, avec des acronymes et des référentiels normatifs dans tous les sens, surtout pour ces entreprises de taille mondiale. Heureusement que nous avons construit cette très bonne équipe de spécialistes pour nous aider à être actifs autour de la table ! Nous sommes les seuls à faire cela.

Dans les PME, nous sommes les actionnaires militants.

Enfin, quand nous investissons indirectement, en « fonds de fonds », nous demandons à ces fonds privés - avec de plus en plus d'exigence - de pousser d'eux-mêmes l'agenda climatique et de décarbonation, puisque ce sont eux qui vont être au contact des entreprises finales.

Bien que nous essayions d'embrasser ces nombreux enjeux - eau, biodiversité, adaptation...-, nous avons une ligne directrice pour 2024 : l'électrification de l'industrie française. Dans le plan stratégique, nous allons investir, lors des quatre prochaines années, 35 milliards d'euros sur le climat et 35 milliards d'euros sur l'industrie, une industrie en renaissance, nativement verte.

Nous sommes actionnaires de beaucoup d'entreprises industrielles, et il nous semble qu'une priorité absolue est d'électrifier l'industrie. C'est un dossier que nous suivrons de plus en plus, ce qui pose parfois des problèmes technologiques.

Vous m'avez également interrogé sur la construction des indicateurs d'évaluation du risque pays : c'est l'État, via la Direction générale du trésor qui prend sa décision.

M. François Lefebvre. - Exactement. Chaque année est rédigée la politique de financement export, qui est le fruit d'un travail interministériel, conduit notamment avec le ministère de l'économie, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, la direction du budget et les ministères compétents pour chacun des secteurs - la direction générale de l'aviation civile (DGAC) pour l'aviation civile, la direction générale de l'armement (DGA) pour l'armement...

Ensuite, pour chaque projet, une analyse sociale et environnementale est réalisée afin de vérifier que le projet respecte les standards de la Banque mondiale et de la Société financière internationale. Il y a ainsi une analyse du respect des droits humains.

Pour répondre sur Ichthys et, de façon générale, sur les projets qui figurent dans notre portefeuille, nous ne vendons pas notre portefeuille actuellement, en accord avec l'État. Si nous cédions ces expositions de manière forcée, nous serions perdants puisque cette cession interviendrait à un prix défavorable.

Pour vous donner un ordre de grandeur, le projet sera amorti dans quatre ans, en 2028 : or il reste 90 millions d'euros d'exposition. L'objectif est d'obtenir le remboursement afin de ne pas rendre la prime pour ce projet - et de façon générale, pour les projets hydrocarbures que nous avons encore dans notre portefeuille.

M. Nicolas Dufourcq. - Ces projets vont se terminer assez rapidement.

M. François Lefebvre. - Sur la Tanzanie, nous ne faisons pas partie du projet Eacop.

M. Nicolas Dufourcq. - Et on ne nous interroge absolument pas sur la définition d'une politique de coopération par pays.

M. Jean-Claude Tissot. - Il y a quelques semaines, nous auditionnions M. Sylvain Waserman, Président de l'Ademe, qui est manifestement un partenaire de Bpifrance. Il nous indiquait que son agence soutenait chaque projet selon la pertinence de ce dernier en écartant les questions de rentabilité et d'aide à des acteurs privés qui font des bénéfices. Cette approche est-elle semblable à la vôtre ? Vous avez parlé de la garantie verte. Une priorisation est-elle faite sur certains points ? Ne pensez-vous pas que l'impact sur la biodiversité de l'entreprise ou du projet devrait être prioritaire ? Le développement garantie verte est-il prioritaire par rapport à d'autres actions ?

Ensuite, toujours devant cette commission d'enquête, Valérie Masson-Delmotte et François Gemenne ont affirmé que les majors pétrolières gagneraient à s'affirmer comme des leaders de la décarbonation. Est-ce un axe d'accompagnement développé par Bpifrance ?

Enfin, je souhaiterais avoir une réponse très claire à propos du projet Yamal, qui, vous l'avez dit, est l'un plus grands projets au monde de GNL. Pouvez-vous me confirmer que Bpifrance n'est plus du tout dans le projet ?

M. Nicolas Dufourcq. - Nous sommes une institution financière ; nous ne pouvons donc pas faire de crédits à des entreprises incapables de les rembourser.

Cela dit, nous sommes aussi - c'est la beauté de notre démarche - un instrument de transformation, raison pour laquelle nous avons créé cette grande direction du conseil, du consulting, qui nous permet d'accompagner des entreprises auxquelles nous ne pouvons pas faire de crédit.

Environ 1 500 consultants travaillent pour nous, dont beaucoup sur la question climatique, de même qu'une cinquantaine de bureaux d'études. Parmi les 20 000 PME auprès desquelles nous avons lancé le « porte-à-porte », de nombreuses PME ne pourraient pas être clientes des produits financiers de Bpifrance, mais nous les accompagnons tout de même dans leur décarbonation. Nous sommes devenus une force de projection de l'action publique en matière de décarbonation du tissu productif.

Les PME paient ce service de conseil partiellement - il est subventionné. Elles ne pourraient pas payer la totalité du prix - c'est d'ailleurs bien pour cela que nous l'avons développé. En revanche, leurs équilibres de bilan sont trop fragiles pour que l'on puisse leur accorder du crédit.

Depuis le début, nous répétons - notre gouvernance nous a bien soutenus sur ce point - que le rôle de Bpifrance n'est pas d'avoir les plus beaux ratios climatiques : ce serait très simple, il suffirait d'exclure les PME « marron » - à l'instar d'une école qui sortirait tous les mauvais élèves. Or nous sommes une école de la république, nous prenons tous les élèves, même les décrocheurs. Notre mandat d'institution financière républicaine est de soutenir toutes les entreprises, y compris celles qui n'ont pas compris, celles qui sont débordées, celles qui restent au fond de la salle...

Notre trajectoire de décarbonation sera donc forcément en cloche. Nous avons jusqu'en 2050 pour nous décarboner ; mais si vous nous demandez d'accélérer trop vite, tout de suite, nous allons abandonner un nombre important de PME de nos territoires. Ce n'est pas ce que l'on demande à la banque publique d'investissement. Étant banque climatique de la République, nous prenons tout le monde.

Notre métier est d'accélérer la transition des entreprises : lorsque nous allons voir, par exemple, un fabricant de valves en aluminium en région Auvergne-Rhône-Alpes, nous faisons travailler nos consultants, nos bureaux d'études pour voir comment son activité pourra pivoter dans la durée.

On peut par exemple commencer par étudier les flux d'eau, d'électricité, pour voir comment faire des économies - d'ailleurs, les gains peuvent être rapides : il suffit par exemple d'un diagnostic de deux jours pour économiser en moyenne 14 % de consommation d'eau ! Ensuite, d'autres transitions sont beaucoup plus difficiles, supposent parfois de l'écoconception, voire des changements stratégiques plus radicaux qui prennent plusieurs années.

Concernant le projet Yamal, Bpifrance n'a jamais été en direct autrement qu'au travers de la garantie à l'export accordé aux crédits des banques qui faisaient partie du pool de financement - dans lequel on retrouvait Entrepose, Vinci, Technip et TotalEnergies comme sponsor et actionnaire de la société cliente.

M. Gilbert Favreau. - Votre capital est à 100 % public, si ma mémoire est bonne ?

M. Nicolas Dufourcq. - À 98 %.

M. Gilbert Favreau. - Avez-vous, au nom de votre politique climatique, interrompu brutalement les contrats en cours, en demandant, par exemple, le remboursement des prêts que vous aviez consentis - ce qui, juridiquement, aurait été difficile ?

M. Nicolas Dufourcq. - Non.

M. Gilbert Favreau. - Ne prenez-vous plus aujourd'hui aucun contrat susceptible d'affecter les engagements français sur le climat ?

À combien évaluez-vous la perte, pour vos actionnaires, liée au changement de votre politique, à la cessation d'un certain nombre de crédits nouveaux et à l'extinction des crédits en cours ?

M. Nicolas Dufourcq. - C'est dans l'assurance-crédit qu'il y a eu une rupture, liée au vote de la loi de l'année dernière. C'est donc l'assurance-crédit Bpifrance Assurance Export, pour le compte de l'État, qui ne peut plus garantir des prêts.

En revanche, les anciennes polices continuent de garantir les anciens crédits. Mais il reste peu de choses à rembourser ; tout ceci va s'éteindre dans quelques temps.

L'impact de ce changement de politique est seulement sur le bilan de l'État, pas celui de Bpifrance.

En revanche, sur le bilan de Bpifrance, nous continuons à être actifs sur le GNL - en réalité, nous ne faisons rien au-delà de la participation dans Technip. Répliquer ce qui a été décidé sur l'activité de Bpifrance Assurance Export sur l'ensemble du portefeuille de Bpifrance nous obligerait à nous en séparer : ce n'est pas ce que nous recommandons car notre participation dans Technip nous semble stratégique pour le pays, d'autant plus que Technip est en train de devenir un grand acteur de l'ingénierie de la transition énergétique.

Mme Sophie Primas. - À moins de le vendre à l'Agence des participations de l'État (APE) !

M. Nicolas Dufourcq. - Sauf que je pense que l'APE serait « contaminée » par la même règle ! Nous sommes très contents que Technip ait les contrats de carbon capture du Qatar, par exemple. Au reste, Technip est en transition : il est en train de devenir un grand acteur de l'hydrogène français.

M. Gilbert Favreau. - Quid de la perte que représente cette nouvelle politique pour la société ?

M. Nicolas Dufourcq. - La perte est pour le bilan de l'État. Bpifrance Assurance Export reçoit un remboursement de frais d'instruction des dossiers et n'est donc pas affectée par la réduction de l'activité d'assureur de l'État.

L'État, de son côté, voit son activité d'assureur baisser, ce qui lui fait perdre des commissions bien tarifées sur des contrats. Je ne peux évaluer combien cela représente.

M. Gilbert Favreau. - Qu'en est-il sur les contrats de prêt ordinaires ?

M. Nicolas Dufourcq. - Il n'y a aucun impact.

M. Gilbert Favreau. - Les contrats en cours sur les activités présumées coupables vont se terminer. À combien s'élève la perte, pour vous, de ces marchés spontanés, au profit d'autres prêteurs aux entreprises ?

M. Gilbert Favreau. - Pardon d'insister, mais que représente ce changement de politique pour les entreprises que vous accompagniez ?

M. François Lefebvre. - Il est difficile de quantifier le nombre d'entreprises qui auraient pu arriver à nous si nous n'avions pas changé de politique.

Nous avons une des politiques les plus exigeantes parmi les agences de crédit export, y compris au niveau européen. L'Italie, via son agence de crédit export Sace, continue de financer des activités dans le domaine du gaz naturel.

Au niveau mondial, ni les États-Unis, ni le Japon, ni la Corée du Sud - les principaux pourvoyeurs de garanties publiques - n'ont pris d'engagements. La Chine, la Turquie, le Brésil, non plus.

M. Nicolas Dufourcq. - En ce qui concerne ses financements directs en crédit, Bpifrance dispose de 62 millions d'euros d'encours sur des acteurs au code NAF « Oil and gas » sur son encours total de crédit de 45 milliards d'euros. Parmi ces 62 millions d'euros, 70 % sont des prêts verts pour aider ces entreprises à se décarboner. Restent quelques millions d'euros, qui sont par exemple pour un acteur de l'Oil & Gas qui s'appelle Axel, sur lequel on fait un crédit-bail immobilier. C'est cela qui va disparaître. C'est dérisoire.

M. Michaël Weber. - Ma question porte sur la labellisation Greenfin qui est une de vos initiatives. Accompagnez-vous des investisseurs engagés dans les énergies renouvelables lorsqu'ils sont aussi engagés dans les énergies fossiles ?

M. Nicolas Dufourcq. - Oui : ce qui compte, c'est le projet.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Dans son rapport de 2023, la Cour des comptes déplore « un alignement stratégique imparfait » entre Bpifrance et ses ministères de tutelle pour ce qui concerne l'ambition climatique française. Faut-il en déduire que vous faites plus que les ministères ou que vous résistez à leurs injonctions ?

M. Nicolas Dufourcq. - Je ne me souviens absolument pas de ce paragraphe du rapport de la Cour des comptes.

En vertu de notre gouvernance, l'État est très largement représenté, dans sa diversité, au conseil d'administration de Bpifrance. Le ministère de la transition écologique y dispose ainsi d'un siège, à ma demande. J'ai souhaité qu'il y soit : le ministère des finances avait beaucoup de représentants dans cette instance, je l'ai prié de bien vouloir lui faire cadeau d'un de ses sièges. Nous sommes la banque du climat : le ministère de la transition écologique devait absolument être présent. Le siège dont il s'agit est occupé par Diane Simiu.

Notre plan stratégique, toute notre doctrine et toutes nos actions sont validés par le comité climat du conseil, qui mène un travail de fond, sur la base d'une vaste documentation. C'est une instance importante de la gouvernance.

À mon sens, la case de l'alignement sur l'État est cochée par notre mode de gouvernance. Cela étant, je vais relire ce paragraphe pour tenter de comprendre ce qu'il veut dire et dans quel contexte il s'inscrit.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Rêvez-vous parfois de détenir 10 % du capital de TotalEnergies, pour déployer pleinement votre stratégie en faveur du climat et faire évoluer ce groupe ?

M. Nicolas Dufourcq. - Honnêtement, non.

En revanche, je me félicite que Bpifrance soit un incubateur, un développeur d'acteurs éoliens et photovoltaïques, que nous revendons ensuite à Total - car c'est bien ce que nous faisons. Nous avons mené un certain nombre de transactions de cette nature. Nous faisons grandir ces entreprises, nous les développons, puis nous les vendons à TotalEnergies Renouvelables. C'est un rôle assez gratifiant pour Bpifrance.

M. Pierre-Alain Roiron. - Devant notre commission d'enquête, M. François Gemenne a affirmé que TotalEnergies avait raté l'occasion de réinvestir massivement ses profits vers le déploiement des énergies renouvelables. Qu'en pensez-vous ?

M. Nicolas Dufourcq. - Je ne veux pas m'élever au-dessus de ma condition : je ne connais pas le plan stratégique de TotalEnergies, pour être très franc.

Je crois me souvenir d'avoir lu dans la bonne presse, comme n'importe quel citoyen, que TotalEnergies avait affiché ses objectifs de proportion d'énergies renouvelables dans son mix et que ces objectifs étaient ambitieux. J'ai tendance à me réjouir quand je lis dans la même presse que cette entreprise remporte de très gros contrats d'équipement en photovoltaïque ici ou là et fait des acquisitions très significatives permettant d'atteindre cet objectif. Je pense que si cette entreprise pouvait aller plus vite, elle irait plus vite.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci d'avoir répondu à nos questions.

Audition de MM. Philippe Brassac, directeur général
du groupe Crédit Agricole, Xavier Musca, directeur général délégué
du groupe Crédit Agricole et directeur général de Crédit Agricole CIB, Jean-Jacques Barbéris, directeur du pôle clients institutionnels et corporate d'Amundi, et Éric Campos, directeur de l'engagement sociétal
du groupe Crédit Agricole
(Jeudi 7 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons à ce titre plusieurs responsables du Crédit Agricole.

Monsieur Brassac, vous êtes directeur général du groupe Crédit Agricole SA.

Monsieur Musca, vous êtes directeur général délégué du groupe Crédit Agricole et directeur général de Crédit Agricole CIB (corporate investment banking), la banque d'investissement et de financement du Crédit Agricole.

Monsieur Barbéris, vous êtes directeur du pôle clients institutionnels et corporate d'Amundi, gestionnaire d'actifs et filiale du Crédit Agricole.

Enfin, Monsieur Campos, vous êtes directeur de l'engagement sociétal du groupe Crédit Agricole.

Il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera bien sûr l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Messieurs, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable devant les commissions d'enquête, MM. Brassac, Musca, Barbéris et Campos prêtent successivement serment.

Avant de vous céder la parole, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou chez l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Philippe Brassac, directeur général du groupe Crédit Agricole SA. - Je confirme que ce n'est pas le cas.

M. Xavier Musca, directeur général délégué du groupe Crédit Agricole SA et directeur général de Crédit Agricole CIB. - Non plus.

M. Jean-Jacques Barbéris, directeur du pôle clients institutionnels et corporate d'Amundi. - Non.

M. Éric Campos, directeur de l'engagement sociétal du groupe Crédit Agricole. - Non.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous cède à présent la parole pour un propos introductif global d'une vingtaine de minutes.

M. Philippe Brassac. - Je vais tenter de vous expliquer en quinze minutes l'action du groupe Crédit Agricole dans cette transition nécessaire entre les énergies carbonées d'une part et, de l'autre, les énergies renouvelables (ENR) et bas-carbone.

Nous avons pour vocation de nous engager dans les grandes transformations sociétales : c'est l'ADN du groupe Crédit Agricole. Ce qui pourrait être un slogan corporate est, en fait, une réalité historique.

Il a fallu une véritable potion magique pour transformer la minuscule caisse locale de crédit agricole créée à Salins, dans le Jura, en 1885, en ce qui allait devenir la plus grande banque au monde en 1981 ; et c'est grâce à nos prédécesseurs que nous sommes aujourd'hui la dixième plus grande banque au monde.

Quelle fut la recette de cette potion magique ? Tout d'abord, nous avons accompagné les nécessaires transformations de l'agriculture tout au long du XXe siècle. Ensuite, nous avons bancarisé les ménages modestes, qui, en France, ne l'étaient toujours pas dans les années 1950 et 1960, ménages appartenant à ce que l'on nommerait probablement aujourd'hui la France périphérique. Enfin, dans les années 1980 et 1990, nous avons tenu à proposer au plus grand nombre l'accès à la propriété du logement. Nous sommes donc, depuis lors, les leaders du crédit immobilier dans notre pays ; en tout cas, nous représentons la plus grande part de marché en la matière.

Ce sont ces faits historiques et ces grandes transformations sociétales qui nous ont permis de devenir la première grande banque du financement de l'économie en France. Accessoirement - et nous en sommes très fiers -, nous sommes aussi le premier contributeur fiscal et social en France, du fait de nos résultats et du travail accompli par l'ensemble de nos collaborateurs.

Par ce propos introductif, je tiens à souligner clairement que, pour nous, la responsabilité sociétale et environnementale (RSE) est un puissant moteur de développement, a minima à long terme et sur le plan stratégique.

Nous le répétons à l'envi pour chasser toute ambiguïté : la responsabilité ne doit pas être ajoutée après-coup à l'activité, plaquée sur le business. Elle doit y être intégrée, car elle fait partie, au fond, des éléments qui permettent et solidifient le développement. Notre groupe en est l'illustration concrète.

J'en viens à la transition énergétique de notre action. Il s'agit de passer d'un monde où les énergies carbonées sont très importantes à un monde où les énergies renouvelables et bas-carbone sont beaucoup plus présentes.

Si je n'avais qu'un seul message à faire passer - mais nous en aurons probablement d'autres -, ce serait le suivant : on ne doit pas confondre « verdir son bilan » et « verdir l'économie ». Ces deux objectifs ne sont pas incompatibles, mais ils sont bel et bien distincts.

Verdir son bilan bancaire, c'est relativement simple : il suffit pour cela de pratiquer des exclusions immédiates. Pour un groupe comme le nôtre, ce serait peu coûteux. Ce serait à la fois tentant et facile. Ces chiffres sont vérifiables : les revenus directs que nous procurent les activités liées au pétrole et au gaz - l'oil and gas - représentent une part minime des revenus globaux du groupe Crédit Agricole, lesquels représentent un peu plus de 35 milliards d'euros. L'oil and gas constitue moins de 1 % de ces revenus directs. S'agissant de l'entreprise qui fait l'objet de votre commission d'enquête, je le signale sans trahir le secret bancaire : les revenus développés par notre relation commerciale avec TotalEnergies ne dépassent pas 0,1 % des revenus du groupe. Pour nous, sur le plan stratégique, la question n'est donc absolument pas celle de nos revenus financiers liés à l'exploitation de l'oil and gas, en France ou ailleurs sur la planète.

Verdir l'économie, c'est autre chose, même si les deux actions sont complémentaires. C'est prendre des risques très importants en volume, et de plus en plus grands, vers les énergies renouvelables. Or, paradoxalement, nous sommes peu interrogés sur le financement des énergies renouvelables ; nous le sommes beaucoup plus sur le financement de l'oil and gas. C'est aussi accompagner les transitions de tous les acteurs qui souhaitent évoluer en ce sens, qu'il s'agisse des entreprises ou des ménages. C'est investir dans les ENR et les énergies bas-carbone pour accompagner la transition de nos sociétés, notamment la société française, sans créer de laissé-pour-compte.

Sur cette base, notre plan de transition s'organise en trois axes complémentaires et ordonnés.

Le premier axe nous paraît le plus important - c'est une question de logique : comment accélérer la venue des énergies renouvelables et bas-carbone, autrement dit des solutions de remplacement ?

Le deuxième axe est souvent sous-estimé, car nous sommes une banque universelle, une banque de proximité, et il s'agit d'une mission peu spectaculaire : accompagner la transition de tous, l'équipement de toutes les entreprises, des plus grandes sociétés internationales aux professionnels de proximité, et de tous les ménages, des plus fortunés aux plus modestes. Or le cycle de l'équipement n'est pas exactement celui de l'innovation. Il va falloir, pendant de nombreuses années, accompagner de multiples rééquipements pour transformer la société française, notamment dans l'univers des énergies renouvelables et bas-carbone.

Le troisième et dernier axe, que nous n'entendons absolument pas éluder, est la conséquence du succès des deux premiers : c'est notre propre trajectoire de sortie du financement des énergies carbonées. En résumé, nous avons pris des engagements pour qu'in fine les actions engagées au titre des deux premiers axes nous conduisent bien à réduire radicalement le financement des émissions de carbone.

Permettez-moi de détailler succinctement chacun de ces axes.

Au titre du premier axe, je rappelle que nous sommes le premier financeur privé - nous ne pouvons pas nous comparer à l'État ou aux diverses structures publiques - d'actifs productifs des énergies renouvelables. Nous portons dans nos bilans 13,1 milliards d'encours sur les actifs dédiés à la production d'énergies renouvelables ou bas-carbone. Le chiffre est peu connu, mais, dans nos propres bilans, ces encours sont désormais supérieurs à ceux des actifs productifs du secteur de l'oil and gas, qui s'élèvent, eux, à 10,4 milliards d'euros. Je précise que ce second chiffre ne cesse de baisser.

Au cours des cinq dernières années, nous avons accompagné un grand nombre de projets - à ce jour, on en compte précisément 412 -, dont 65 % en France. Dans les processus de décision de crédits, les grands projets pèsent souvent 5 à 10 milliards d'euros ou de dollars. Lorsque nous prenons ce risque, nous n'en finançons généralement que le cinquième - le financement de ces projets est très souvent réparti en trois, quatre, cinq, parfois même dix banques. Ensuite, nous distribuons ce crédit et nous gardons dans notre bilan grosso modo un dixième des financements auxquels nous avons participé. Les 13,1 milliards d'euros que j'évoquais correspondent ainsi à des projets qui ont mobilisé 110 milliards d'euros. C'est l'équivalent de 110 gigawatts de projets d'ENR.

Nous sommes, ensuite, le premier investisseur privé en France : notre filiale d'assurance vie, Crédit Agricole assurances, qui est la plus grande compagnie d'assurance vie en France, a d'ores et déjà investi plus de 5 milliards d'euros dans les énergies renouvelables. Les projets dont il s'agit cumulent 13,5 gigawatts, soit l'équivalent de la consommation énergétique de 5 millions de foyers français. C'est encore peu, mais c'est significatif au regard des enjeux dont on parle.

En outre, par le truchement d'une structure que nous avons créée, intitulée Crédit Agricole transitions & énergies, nous avons décidé de devenir nous-mêmes producteurs d'énergies renouvelables. Nous le sommes d'ores et déjà un tout petit peu. Nous pensons qu'en 2028, Crédit Agricole transitions & énergies sera producteur en propre de 2 gigawatts, soit l'équivalent de deux réacteurs nucléaires « basiques » ou « classiques », si l'on peut employer de tels termes en la matière.

Pour nous, ces chiffres recouvrent à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.

La bonne nouvelle, c'est que le mouvement est désormais d'ampleur et qu'il s'accélère. Je le dis sans acrimonie particulière : les accusations de greenwashing dont nous sommes souvent l'objet sous-estiment cet effort. De nombreux projets d'énergies renouvelables sont désormais financés. Ils ne sont plus du tout négligeables ; on ne peut pas qualifier ces actions de greenwashing. Au total, deux tiers des projets auxquels nous avons participé ont été lancés au cours des cinq dernières années.

La mauvaise nouvelle c'est que, suivant les conclusions de la vingt-huitième conférence des parties (COP28), le rythme de transformation demeure insuffisant pour notre planète. Ce rythme n'est pas compatible avec les accords de Paris.

À cet égard, je tiens à faire passer un message de nature pragmatique : pour l'heure et pour un certain temps encore, la question prioritaire pour les énergies renouvelables n'est pas le financement - nous sommes dans un milieu concurrentiel et beaucoup de banques internationales se mobilisent en ce sens -, mais le nombre de grands projets, de projets rentables, qui mériteraient à ce jour d'être accélérés. Vous le savez mieux que moi, ces projets sont longs à mettre en oeuvre. Pour le solaire, on parle de deux années ; pour l'éolien, on parle de six, sept voire huit ans. L'accélération est un enjeu. Ce domaine fait face à des difficultés qui ne sont évidemment pas de notre ressort, mais qui doivent sans doute être regardées de très près.

Au titre du deuxième axe, que faisons-nous concrètement pour accompagner les transitions de tous ? Au total, 60 % du portefeuille de crédits de l'ensemble du groupe Crédit Agricole est très concerné par le financement des émissions carbonées. Nous avons déterminé dix secteurs et, au titre des trajectoires net zéro pour 2050, nous avons publié des engagements sectoriels assortis de points de passage en 2030.

Ces objectifs ne sont pas de simples opérations de communication extra-professionnelle : ils nous engagent juridiquement. Nous sommes tenus de rendre compte de nos engagements net zéro, notamment pour cette entreprise cotée qu'est Crédit Agricole SA.

Je ne citerai qu'un exemple, qui me semble parlant : pour ce qui concerne les véhicules que le groupe Crédit Agricole finance de façon générale, nous nous sommes engagés à ce qu'entre 2020 et 2030, le portefeuille financier passe de 188 grammes de CO2 par kilomètre - c'est ce que nous constations en 2020 - à 94 grammes de CO2 par kilomètre. Nous nous y engageons secteur par secteur. Nous n'avons pas conclu à ce jour dans deux secteurs importants : l'immobilier résidentiel et l'agriculture, sur lesquels nous pourrons vous apporter des précisions.

À l'attention des particuliers, notamment pour la rénovation thermique, nous avons lancé une plateforme gratuite d'accès : J'écorénove. Elle n'est pas la seule - il y en a même beaucoup sur le marché -, mais elle permet à tout un chacun d'estimer le coût d'une rénovation thermique et de repérer l'ensemble des aides accessibles. Cela fait de nous le leader des éco-prêts à taux zéro (PTZ), pour des volumes qui, néanmoins, nous paraissent encore insuffisants, car ils restent assez faibles, compte tenu des enjeux. En effet, le déclencheur, à savoir les décisions des propriétaires, est encore difficile à actionner à grande échelle.

Au titre du troisième et dernier axe, en termes de trajectoire de sortie des énergies carbonées, nous suivons un objectif de type scope 3 : que les émissions carbonées que nous finançons baissent de 75 % entre 2020 et 2030. Cet objectif paraît très ambitieux, mais il est atteignable : à ce jour, nous sommes déjà à - 63 %. Le nombre de mégatonnes de CO2 émises et financées est passé de 24,3 à 9,1. Avec l'accélération que nous constatons, nous sommes maintenant à un rythme deux fois plus rapide que la trajectoire « net zéro » fixée par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) et c'est évidemment un point positif.

Comment y parvient-on ? Par des politiques qui se sont accumulées et qui ont évolué.

Nous avons probablement été l'une des premières banques au monde à annoncer, par ma voix, lors de la COP21, sa sortie progressive des financements du charbon. Depuis, ces derniers ont totalement pris fin. Aujourd'hui, une telle mesure paraît banale, mais en 2015 nous avons été les premiers à aller dans cette voie.

Par la suite, nous nous sommes engagés à exclure - c'était d'ailleurs une réalité de facto - le financement des hydrocarbures non conventionnels, c'est-à-dire les pétroles et gaz de schiste, ainsi que les sables bitumineux. Nous avons exclu la zone arctique pour des raisons que je n'ai probablement pas besoin d'expliciter à cet instant.

À la fin de l'année 2023, donc tout récemment, suivant les conclusions de la COP28, nous avons pris deux décisions plus radicales encore.

Tout d'abord, il s'agit de concentrer nos financements « projets » sur les seuls projets d'énergies renouvelables et bas-carbone, compte tenu de l'importance des volumes qui nous attendent pour les années qui viennent. Je souligne que nous n'excluons aucun projet d'ENR ; nous n'écartons donc pas les projets des énergéticiens, ce qui nous vaut diverses critiques. Certains estiment en effet qu'en finançant de tels chantiers l'on permet aux énergéticiens de financer leurs autres activités ; c'est probable. Mais notre politique, menée de manière transparente, est de ne passer à côté d'aucun projet de financement d'énergies renouvelables.

Ensuite, pour ce qui concerne les financements corporate non-affectés des énergéticiens, nous assumons, nonobstant les critiques, de décider en fonction des plans de transition et notamment de leur crédibilité. Nous avons ainsi rompu radicalement avec les indépendants spécialisés, qui ne font que de l'oil and gas et n'ont tout simplement pas de plan de transition. Le groupe Crédit Agricole n'a plus aucune action, ni en projet ni en corporate, avec ces acteurs-là.

Nous considérons que le plan de transition de TotalEnergies est l'un des plus ambitieux, chez les énergéticiens que nous connaissons.

Nous poursuivons les financements corporate, mais, pour résumer, nous finançons les projets d'énergies renouvelables et sommes principalement sur l'émission d'obligations vertes, c'est-à-dire des obligations qu'il est possible de tracer vers le verdissement de l'énergie et de l'économie.

Pour terminer sur notre relation avec TotalEnergies, nous ne finançons aucun projet d'extraction de pétrole, ni aucun projet d'extraction de gaz qui ait été décidé après 2019-2020, mais nous poursuivons le financement de certains projets que nous avions décidé antérieurement et qui sont toujours en cours. Sur dix ans, pour 1 euro de financement de projets d'extraction de gaz de TotalEnergies, nous avons parallèlement dépensé 1,8 euro en faveur des projets d'énergies renouvelables de ce groupe. Voici l'équation de la relation de travail que nous avons aujourd'hui avec TotalEnergies.

Nous partageons totalement, avec nos collaborateurs et nos clients, la conscience de l'urgence climatique. La vitesse actuelle de la transition n'est pas suffisante. Ce mois de février a encore battu un record, comme les neuf mois précédents. Nous écoutons beaucoup, y compris les ONG qui nous critiquent. Elles nous caricaturent, mais elles aussi sont caricaturées. Leur rôle de revendication radicale est nécessaire, car le mouvement serait probablement moins puissant sans elles. Je le dis sans démagogie. Nous acceptons les critiques, mais réaffirmons clairement que nos divergences ne sont pas liées à des intérêts stratégiques financiers. Nous affrontons la complexité qu'il y a à faire avec le présent tel qu'il est tout en préparant l'avenir tel qu'il doit être. Nous évoluons : ce que nous avons décidé en 2023 est différent de ce que nous faisions en 2022 ou en 2020, et nous modifierons probablement encore notre position. Nous n'avons pas de doctrine arrêtée sur cette transition énergétique et cette migration sociétale dont nous essayons d'être des acteurs.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci Monsieur le directeur général.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci, Monsieur le directeur général, de vos propos. Pour clarifier, vous distinguez souvent le pétrole et le gaz des énergies renouvelables et bas-carbone. Qu'appelez-vous « bas-carbone » ? Vous avez mentionné le gaz de schiste : Total en exploite, notamment en Amérique du Nord, et souhaite le faire en Argentine. Quel est votre dialogue avec TotalEnergies à ce propos ?

Vous avez mentionné la fin des financements de l'ensemble des projets d'extraction d'énergies fossiles. Vous n'avez pas mentionné les infrastructures de transport des énergies fossiles. Certains de vos concurrents ont pris des engagements, notamment sur les terminaux. Que pouvez-vous nous en dire ?

Vous avez évoqué la stratégie de décarbonation de Total. Il y a un questionnement assez lourd sur sa sincérité, notamment parce que jusqu'à maintenant, ce groupe évite de travailler en budget carbone. Mme Masson-Delmotte conteste cette stratégie, que vous, vous prenez comme telle. Ne faut-il pas que vous la réévaluiez ? Votre stratégie à vous, en lien avec le net zero de l'AIE, n'est plus crédible si celle des sociétés dont vous êtes actionnaire ne l'est pas.

Si on considère l'actionnariat direct ainsi que l'épargne salariale gérée par Amundi, vous êtes le premier actionnaire de Total, avec 10 % du capital. Comment envisagez-vous votre rôle ? En mai 2023, une résolution climatique a été déposée à l'assemblée générale du groupe par Follow This. Avez-vous participé au vote de cette résolution ? Comment vous situez-vous par rapport à cet actionnariat actif au sein de TotalEnergies ?

Vous ne participez pas au projet de TotalEnergies en Papouasie-Nouvelle-Guinée. En revanche, vous êtes bien partie prenante de son projet du Mozambique. Des djihadistes sévissent dans la région, qui connaît régulièrement des interventions militaires et n'est ni stabilisée ni sécurisée. Alors que TotalEnergies relance ses partenaires financiers, comment intervenez-vous ?

TotalEnergies émettra de nouvelles obligations en 2024. Comment interviendrez-vous dans ce tour de table ? Vous avez mentionné les obligations vertes. Participez-vous de façon globale, et donc à la recherche de davantage de pétrole et de gaz, qui est la stratégie de TotalEnergies dans les années qui viennent ? Ou avez-vous des exigences plus élevées pour TotalEnergies ?

M. Philippe Brassac. - Le gaz ne fait pas partie des énergies bas-carbone.

M. Éric Campos. - Les énergies renouvelables sont l'hydraulique, le solaire et l'éolien. Le bas-carbone inclut le nucléaire.

M. Philippe Brassac. - ... Nucléaire sur lequel on a peu d'encours.

M. Éric Campos. - Nous avons des activités sur la méthanisation, mais c'est une part très faible des énergies renouvelables.

M. Philippe Brassac. - Ensuite, concernant les activités liées au gaz de schiste, les choses sont extrêmement simples avec TotalEnergies : nous intervenons - si nous sommes choisis, puisque la concurrence est forte - sur les projets d'énergies renouvelables et bas-carbone. Les obligations vertes sont des obligations qui sont clairement traçables vers ces projets.

Rappelons que le bilan des banques ne recouvre qu'une partie des financements des projets puisque les marchés obligataires peuvent subvenir aussi à ceux-ci.

En tout cas, avec nos activités de financements de projets et obligataires, nous sommes clairement hors des activités que vous avez mentionnées, Monsieur le rapporteur.

M. Xavier Musca. - Les exclusions que nous respectons concernent les projets d'extraction d'oil and gas eux-mêmes, ainsi que les équipements qui y sont liés : nous ne finançons pas l'infrastructure construite pour assurer l'exportation du gaz ou du pétrole. En revanche, nous finançons les travaux de distribution de pétrole et de gaz en France, par exemple les stations-service. Ce sont des activités que nous pouvons légitimement financer car elles sont au service de l'ensemble de la population. On peut le regretter mais actuellement, on a encore besoin, dans nos sociétés, de pétrole et de gaz. Il nous semble également légitime de financer d'autres activités de Total telles que la pétrochimie, dont une partie importante sert à la médecine.

L'exclusion à laquelle nous procédons est cohérente avec celle des pouvoirs publics - en l'occurrence, de Bpifrance, qui s'est engagée à ne pas intervenir dans ces projets, et ce, postérieurement à nous.

M. Philippe Brassac. - Indépendamment de l'oil and gas, puisque nous nous concentrons sur l'accélération de l'avènement des énergies renouvelables, j'ose affirmer que le plan d'émergence des ENR de TotalEnergies est probablement le plus ambitieux de tous les plus grands énergéticiens. Son objectif est d'atteindre, en 2025, une capacité d'énergies renouvelables de 35 gigawatts, soit la moitié du potentiel actuel de la France dans ce domaine, et, en 2030, de 100 gigawatts, c'est-à-dire de figurer parmi les cinq plus grands producteurs mondiaux d'énergies renouvelables. Lorsque l'on compare les projets d'énergies vertes ou renouvelables des énergéticiens, Total est probablement best in class pour ce qui est des ambitions affichées.

Monsieur le rapporteur, vous nous qualifiez d'actionnaire de Total : Amundi est notre asset manager. Juridiquement, nous ne sommes pas actionnaire de Total. Amundi ne détient pas d'actions de Total. Ce qu'il détient, c'est la gestion des actions achetées par les fonds d'épargne ou par les clients, directement ou indirectement, et les droits de vote qui y sont liés. À ma connaissance, il n'y a pas d'asset manager, de réseau bancaire, qui ne distribue pas toutes les actions du CAC40. Amundi, comme les autres, propose les grandes actions de la place. Simplement, Amundi est le premier asset manager non américain au monde.

Amundi a la responsabilité de gérer les droits de vote d'environ 4 % des actions de TotalEnergies - l'épargne salariale n'est pas incluse car nous ne gérons pas les droits de vote des salariés. Nous devons écrire et formaliser nos politiques de vote et en rendre compte. A posteriori, nous publions nos votes. Amundi a voté favorablement à moins de 40 % des politiques climatiques des énergéticiens, ce qui signifie que nous sommes discriminants.

Effectivement, nous sommes toujours au Mozambique.

M. Xavier Musca. - Votre question sur le Mozambique, Monsieur le rapporteur, recouvre deux questions : le risque sécuritaire et la légitimité de la présence d'un groupe comme le nôtre dans le financement d'un projet LNG. La question de la sécurité au Mozambique est évidente. Ce projet a commencé il y a très longtemps et a été très longtemps mis en sommeil du fait des risques d'action djihadiste d'Al-Chabab dans le nord du pays. Aujourd'hui, ce risque apparaissant moindre, il est question pour Total de relancer ce projet. Si ce projet était lancé aujourd'hui, compte tenu de nos politiques, nous n'accepterions pas d'y participer. Mais nous nous y sommes engagés il y a très longtemps et notre engagement juridique nous lie.

Nous participons à ce projet avec la garantie de toute une série d'équivalents européens de Bpifrance, d'Italie, des Pays-Bas, du Royaume-Uni. Toute une série d'entités publiques européennes ont considéré ce projet comme intéressant et légitime. La Banque africaine de développement, banque publique dont la France est actionnaire, soutient également ce projet à hauteur de 400 millions de dollars. Nous ne pouvons pas, sauf à violer nos engagements juridiques, cesser de financer ce projet, dès lors que les conditions de sécurité seront réunies.

M. Philippe Brassac. - Je reconnais ne pas savoir répondre précisément à votre question sur les nouvelles obligations de TotalEnergies. Toutefois, je rappelle que notre politique de financement est dédiée aux projets d'énergies renouvelables et aux projets verts.

En tant qu'asset manager, Amundi précise régulièrement les fonds sur lesquels il est amené, y compris légalement, à investir. Si un ETF (Exchange Traded Fund) nous impose de tracer les obligations des principales entreprises du CAC40, on pourrait retrouver celles de TotalEnergies, mais je ne les connais pas précisément. Je préfère rappeler que notre politique de financement est très claire : nous ne ciblons que les obligations traçables vers des projets d'énergies renouvelables.

M. Jean-Claude Tissot. - Merci pour vos explications. Au printemps 2023, l'assemblée générale de TotalEnergies a été particulièrement animée, notamment lors du vote sur la stratégie climatique du groupe. Quelle a été la prise de position du Crédit Agricole lors de ce vote global ? Je ne parle pas du vote sur la résolution proposée par Follow This.

Votre importance au sein du groupe Total ne vous confère-t-elle pas une responsabilité pour l'orienter vers le respect de l'accord de Paris et influer sur ses investissements et ses projets ?

Le Crédit Agricole est très implanté dans mon département rural de la Loire. Les fonds d'investissements reconnus « investissements socialement responsables » (ISR) ne doivent plus, depuis le 1er mars, financer des projets liés aux énergies fossiles. Malheureusement, dans la pratique, une certaine opacité demeure sur l'orientation précise des fonds d'investissements. Certains acteurs pourraient en bénéficier sous couvert de développement d'énergies renouvelables. Il y a pourtant une vraie demande pour une autre finance, notamment chez les plus jeunes. En tant que banque de premier plan, comment offrir l'information la plus transparente possible à vos clients ?

M. Philippe Brassac. - Notre première responsabilité est de faire apparaître plus vite les solutions de remplacement. L'oil and gas et le charbon sont toujours utilisés sur la planète ; l'économie est encore beaucoup trop fossile. Nous devons d'abord accompagner les énergies renouvelables, même ce sur quoi on peut nous accuser de greenwashing, alors que c'est là que les risques sont les plus importants, puisque l'obsolescence technologique arrive vite ; c'est une révolution technologique à marche forcée. La question est donc : est-ce que tout le monde est présent dans la prise de risque sur les énergies renouvelables ?

L'assemblée générale a voté sur le suivi de la politique climatique, c'est-à-dire sur la réalisation des engagements pris par TotalEnergies.

M. Jean-Jacques Barbéris. - L'année dernière, sur l'ensemble des entreprises du secteur énergétique, Amundi a voté contre 60 % des stratégies climatiques présentées et pour 40 % d'entre elles. Deux items ont été présentés à l'assemblée générale de TotalEnergies concernant la stratégie climatique du groupe : la résolution minoritaire présentée par Follow This, que nous avons votée comme dans les cinq autres majors du pétrole et du gaz, et la résolution ex post sur le point d'étape de la stratégie climatique de Total, que nous avons également soutenue. Tous nos votes sont rendus publics un mois après l'assemblée générale.

Le label ISR a fait l'objet d'une révision récente. Le comité du label a défini de nouvelles règles, applicables à partir de mars 2025. Un certain nombre d'entreprises du secteur énergétique ne seront plus présentes dans les fonds labellisés ISR. Amundi offre la gamme de fonds ISR la plus large du marché, à ma connaissance, soit un peu plus de 200 milliards d'euros distribués en France. Amundi se conforme évidemment à l'ensemble du cahier des charges du label ISR, et se conformera, l'an prochain, à ses nouvelles règles.

M. Philippe Brassac. - J'ai vanté le Crédit Agricole comme le premier financeur de l'économie française. Mais il faut rester humble et pragmatique. Toutes les banques françaises ont décidé de sortir du charbon ; depuis lors, on n'a jamais autant consommé de charbon sur la planète. C'est toute l'économie mondiale qu'il faut transformer.

Il faut être acteur du changement. Tous nos financements de projets doivent être consacrés aux énergies renouvelables. C'est là que l'on peut agir. La finance ne gouverne pas l'économie, et c'est heureux. On nous prête un poids extrêmement important sur l'économie. Mais c'est le chien qui remue la queue et pas la queue qui remue le chien. Nous sommes l'appendice de l'économie, nous ne sommes pas l'économie.

Nous finançons les projets ; nous sécurisons l'épargne des clients. Pendant mes 42 années au Crédit Agricole, on m'a demandé de financer l'économie, telle qu'elle était réglementairement souhaitée. C'est notre responsabilité d'être un acteur engagé qui prend plus de risques dans un secteur nouveau comme les énergies renouvelables. Le Crédit Agricole, comme l'immense majorité des banques françaises, est plutôt en première ligne de la transformation de l'économie vers moins d'oil and gas.

M. Michaël Weber. - Rémy Rioux, président de l'Agence française de développement (AFD), nous a parlé, lors de son audition, de la volonté des pays en développement d'investir massivement dans les énergies renouvelables. Ces pays sont souvent les premières victimes du dérèglement climatique. Ils ont la volonté de sortir des énergies fossiles et de se tourner résolument vers les énergies renouvelables. Pourtant, ils rencontrent de vraies difficultés à obtenir des financements. Comment votre banque peut-elle répondre à leurs besoins ? Cela peut représenter une opportunité de réorienter vos activités et celles de TotalEnergies.

Vous avez quitté le projet de Papouasie-Nouvelle-Guinée alors même que votre banque est le conseil financier de TotalEnergies sur ce mégaprojet. Comment expliquer ce revirement ? Quel en est l'impact ? En parallèle, vous dites ne pas pouvoir vous désengager du projet au Mozambique : certes, la décision est bien plus ancienne, mais n'est-ce pas plutôt que vous ne le voulez pas ? Ne subissez-vous pas de pressions de vos clients pour sortir du financement de ces projets ?

M. Xavier Musca. - Les situations ne sont pas du tout les mêmes, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et au Mozambique. Dans le premier cas, nous avons pris un mandat de conseil sur la structuration financière du projet. Nous ne nous sommes pas engagés sur le financement du projet. Pour ne rien vous cacher, il est usuel que la banque qui conseille la structuration se charge du financement. Mais compte tenu du changement de politique opéré par le Crédit Agricole, nous avons prévenu Total que nous ne financerions pas le projet, en rupture avec les habitudes du marché. Nous assumons cette rupture.

Au Mozambique, la situation est différente : nous avons pris un engagement de financement. De l'argent a été versé. Juridiquement, la situation est différente. Nous avons signé un contrat de financement. Les premiers échanges remontent à 2014. Lorsque l'on signe un contrat, on l'honore. Ce n'est pas uniquement une question d'intérêt financier mais aussi de rigueur morale.

Nous tenons à votre disposition une carte des projets de financements d'énergies renouvelables du groupe Crédit Agricole, en France et dans le monde. Ces projets peuvent se situer dans des pays émergents. Les obstacles que nous y rencontrons sont surtout liés à l'instabilité politique ou aux risques sécuritaires, comme au Mozambique, sans compter les risques liés à la conformité. Dès lors que des projets de financement sont viables compte tenu de ces risques, nous y participons. Ainsi, nous accompagnons Total au large de Taïwan, sur un projet d'éolien offshore. Nous développons de nombreux projets de cette nature. Toujours avec Total, nous participons à un projet de production d'hydrogène au Chili. Nous travaillons avec l'ensemble des énergéticiens et des fonds d'infrastructures qui s'investissent dans ces projets. Il est vrai que les pays pauvres sont en retard. C'est un problème malheureusement plus global, qui ne tient pas seulement à notre position, mais qui tient à la sécurité dans ces pays-là, qu'il s'agisse du maintien de l'ordre ou de la stabilité financière.

M. Philippe Brassac. - Nous avons une grande pression réputationnelle, notamment du fait des actions des ONG. Il est difficile d'expliquer notre politique. Verdir son bilan, c'est facile ; verdir l'économie, c'est plus engageant. Cela suppose de prendre le présent tel qu'il est et de mettre des moyens. Nous avons décidé de diriger tous nos moyens de financements de projets vers les énergies renouvelables. Mais il n'est pas possible de ne financer que ce qui doit apparaître en 2030 en laissant tomber ce qui existe en 2024.

M. Philippe Folliot. - Je commence par une remarque de forme, Monsieur le directeur général. Nous sommes au sein d'une institution française et vous employez des mots tels que oil and gas et corporate : c'est surprenant, pour ne pas dire choquant.

Sur le Mozambique : vous avez expliqué vos engagements. Pour autant, concernant le gaz, une décision de l'Union européenne, dans le cadre de la taxonomie, a qualifié le gaz d'énergie écologique de transition, comme le nucléaire. Au vu de vos engagements, vous vous placez en opposition par rapport à cela. Cela pose-t-il un problème d'être ainsi en contradiction avec les orientations souhaitées par l'Union européenne ? Quels sont vos liens avec les autorités du Mozambique ? Quelles sont vos stratégies au regard des revenus liés à l'exploitation du gaz au Mozambique, pour financer des infrastructures - telles que des hôpitaux, des écoles, des infrastructures de transports - dont ce pays a besoin ?

M. Philippe Brassac. - Vous avez parfaitement raison, pour oil and gas. J'en suis désolé.

Nous ne nous sommes pas mis en opposition sur le gaz. Nous considérons que nous devons mobiliser prioritairement les moyens financiers sur le développement des énergies renouvelables. Nous ne portons pas de jugement sur les explorations de gaz. Nous savons que sur le plan géopolitique, les décideurs publics doivent assumer une stabilité des prix pour pouvoir remplacer le charbon et la qualité de l'approvisionnement. Nous nous mettons à l'endroit le plus difficile, à savoir le financement des énergies renouvelables. Nous n'avons aucune légitimité à dire ce qui est bien ou mal.

M. Xavier Musca. - Le projet au Mozambique a incontestablement une dimension de développement. C'est pour cela que la Banque africaine de développement le soutient. Nous avons besoin, dans les pays en développement, que des organisations internationales nous apportent leur appui. La présence de la Banque africaine de développement a été, à l'époque, un élément déterminant pour nous.

Rappelons qu'au Mozambique, Total ne dispose que de 26 % du champ. En général, le projet dans son ensemble comporte un projet d'infrastructure et un projet d'accompagnement. Ainsi, en Papouasie, Total essaie d'intégrer son projet dans une dimension plus globale.

Au Mozambique, nous ne menons pas, à ce stade, de projet de développement. Le montant global des engagements que nous avons pris est de 278 millions, donc l'argent que nous tirerons de cette opération ne sera pas très important.

Nous sommes préoccupés par des questions de développement et d'aide aux pays pauvres, au sein du Crédit Agricole. Nous avons une fondation, la Grameen Bank, qui construit des projets d'aide aux villageois pour développer, concrètement, ces économies. Mais c'est une activité séparée des grands projets tels que ceux que nous venons d'évoquer.

Mme Sophie Primas. - Pourriez-vous nous donner des informations sur les 412 projets que vous avez financés l'an dernier, dont 65 % sont en France ? Quelle est la typologie de ces projets ?

M. Xavier Musca. - Il s'agit de 412 projets financés au cours des cinq dernières années dont 65 % en France.

M. Éric Campos. - La taille des projets est variable. Par exemple, nous finançons un projet d'installation d'un champ éolien à Gruissan de taille moyenne. Nous sommes des partenaires de Tenergie, Valorem, Qair energy, qui sont les énergéticiens des territoires. Ils mettent en place des fermes solaires d'un hectare ou deux, des champs éoliens, ou encore développent la méthanisation - l'utilisation des résidus des agriculteurs.

Je rappelle que cela fait vingt-cinq ans que nous finançons des énergies renouvelables, au travers de notre filiale Unifergie. Nous travaillons avec tous les développeurs des territoires. Nous finançons près de 65 % de projets en France, le reste étant à l'étranger où il s'agit plutôt de grands projets.

M. Xavier Musca. - En France, nous finançons aussi de grands projets : notamment tous les projets d'éoliens offshore, à l'exception de deux, ou encore des projets de construction d'usines de batteries, actuellement examinés dans le Nord de la France.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Quelles sont les caractéristiques de vos engagements financiers dans le domaine du nucléaire ? C'est intrigant ! Sont-ils en France ou à l'étranger ? Pourraient-ils progresser si la relance du nucléaire était effective ?

M. Roger Karoutchi, président. - Cette question ne s'inscrit pas dans le périmètre de la commission d'enquête. Néanmoins, exceptionnellement, je vous prie de répondre à cette question, Monsieur le directeur.

M. Philippe Brassac. - Nous avons participé au carénage des centrales nucléaires à hauteur de 1 milliard d'euros pour EDF, à l'automne dernier. Nous sommes très peu présents dans ce domaine, qui relève du secteur public.

M. Xavier Musca. - À notre connaissance, aucun projet nucléaire ne nécessiterait à ce stade de financements privés. La nature même de cette activité est plutôt associée à des financements publics.

M. Didier Mandelli. - Considérez-vous que le livret de développement durable et solidaire (LDDS) et le futur plan d'épargne avenir climat (Peac), qui entre en vigueur au 1er juillet 2024, sont des outils suffisants pour drainer massivement l'épargne des Français vers des investissements liés à la transition écologique ? Faut-il revoir les plafonds ou encore créer d'autres outils ?

M. Philippe Brassac. - Je rappelle que l'utilité première d'une banque est d'opérer une transformation qui rend les épargnants étanches aux risques sur les crédits. L'essentiel des financements en crédit des banques se fait en massifiant l'épargne qui leur est confiée, sans la flécher, ni du point de vue des rémunérations ni du point de vue des risques. Un banquier ne dira jamais à un épargnant : « Pas de chance, ce crédit a mal tourné, vous serez donc moins rémunéré sur ce produit. ».

La transformation de l'épargne dans les bilans bancaires ne doit pas être fragmentée. C'est une fausse bonne idée de demander que l'épargne-bilan des Français soit saucissonnée. En effet, le fait que l'épargne, liquide, soit transformée en crédit à quinze ans ou à vingt ans, avec un certain taux et un certain niveau de risques, explique que moins l'épargne est fléchée dans le bilan des banques, plus la transformation est efficace.

L'asset management et l'assurance vie nous offrent des véhicules permettant aux clients d'orienter leur épargne. En asset management, les clients choisissent librement la manière d'orienter leur argent. C'est une règle explicite à laquelle nous sommes juridiquement tenus. C'est la même chose pour les unités de compte d'assurance vie.

Les derniers sondages montrent que, pour l'épargne classique, la première préoccupation des Français est la sécurité, et la deuxième le rendement. Moins de 20 % d'entre eux - ce n'est pas rien - sont préoccupés par la destination, notamment la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises (RSE).

Il ne faut pas abîmer un système qui marche très bien en France. L'épargne, liquide, de court terme, est retirable par tout un chacun à tout instant. Les banques la transforment en crédits à l'économie, parfois à très long terme, à taux fixe, en prenant le risque de liquidité et le risque de taux.

Tout ce qui fragmente l'épargne bilantielle rend la gestion actif-passif moins efficace. Surtout, cela présuppose que les banques ne le feraient pas d'elles-mêmes. Or je le répète, nous ne finançons pas les énergies renouvelables au motif que nos épargnants nous réclameraient de le faire.

Faire des crédits, c'est notre vocation, cela garantit nos revenus. Aussi, faire des crédits pour que la société fonctionne dans cinq ans ou dix ans est simplement notre intérêt, et il est partagé avec tous les acteurs.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - L'objectif de notre commission d'enquête est de travailler sur les outils des politiques publiques afin qu'ils permettent de sortir plus rapidement des énergies fossiles. À ce titre, le secteur financier a un rôle important à jouer.

Le Président Macron a évoqué l'idée d'instaurer des taux d'intérêt différenciés selon que les actifs soient bruns ou verts - c'est une forme de taxonomie. Qu'en pensez-vous ?

M. Philippe Brassac. - Spontanément, je dirais que l'on trouve plus d'idées pour nous punir de réaliser des financements bruns que pour nous inciter à réaliser des financements verts.

Sur le plan prudentiel, des mécanismes devraient être mis en place pour que les risques pondérés par les superviseurs puissent favoriser un green supporting, c'est-à-dire favoriser des financements verts plutôt que punir les financements bruns. De tels mécanismes n'existent pas de facto.

Pour les superviseurs, qui regardent les risques, les financements verts sont plus risqués que les financements bruns. Certes ils sont un poison pour la planète, mais ils sont moins risqués que les investissements verts.

C'est pourquoi je dis que, aujourd'hui, être un acteur de la transition écologique, c'est prendre des risques en investissant dans les énergies renouvelables et dans des technologies qui sont moins matures et donc plus risquées.

Selon nous, il serait bien que les autorités favorisent les financements verts, soit par des taux bonifiés, soit par des risques pondérés.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - La perspective d'actifs échoués n'est pas sanctionnée par le marché.

M. Philippe Brassac. - Les actifs qui pourraient s'échouer sont largement pris en compte par nos politiques de risques, et nous en tenons compte dans nos hypothèses relatives à la conjoncture.

Personne aujourd'hui ne finance des actifs en pensant que le niveau des activités pétrole et gaz pourrait être de plus en plus importante d'ici à 2060.

Vous pouvez vraiment faire confiance à nos superviseurs pour nous inciter à ralentir le plus possible nos financements de façon générale et pour ne pas soutenir ceux de nos financements qui seront les plus risqués à l'avenir. Nos superviseurs ne soutiendront pas nos investissements bruns.

M. Xavier Musca. - Nous sommes soumis à des stress tests mis en place par la Banque centrale européenne (BCE). L'objectif est de vérifier si notre bilan est soutenable au regard de l'évolution du prix du carbone, laquelle pourrait rendre un certain nombre d'actifs non rentables et qui deviendraient ainsi échoués. Cette mécanique de supervision nous contraint ou nous incite déjà à réaliser tel ou tel investissement.

Il existe d'autres mécanismes, résultant de décisions réglementaires. Par exemple l'interdiction de vente de véhicules thermiques dans l'Union européenne à partir de 2035 a été intégrée par les constructeurs et les financeurs. Du reste, ces derniers ont anticipé cette contrainte en resserrant le calendrier du verdissement de leur parc. Ainsi, nous sommes associés, en tant que financeurs, aux démarches entreprises par Stellantis, et nous suivons le même chemin que l'entreprise.

La taxation, la réglementation, la bonification des taux peuvent être de bons moyens pour accélérer la transition énergétique.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie.

Audition de M. Olivier Petitjean, co-fondateur et coordinateur
de l'Observatoire des multinationales (sera publié ultérieurement)
(Lundi 11 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Notre audition de ce jour s'inscrit dans le prolongement de l'audition de Didier Migot, le président de la HATVP, qui nous a permis d'évoquer les relations entre les entreprises privées et la sphère publique.

Nous entendons aujourd'hui M. Olivier Petitjean, co-fondateur et coordinateur de l'Observatoire des multinationales, un média en ligne qui se fixe pour objectif de « développer une information indépendante sur les grandes entreprises et plus généralement sur les pouvoirs économiques, ainsi que sur les relations entre pouvoirs économiques et le pouvoir politique ». Ce média, créé en 2013, était publié jusqu'en 2022 par l'association Alter-Médias. Il est depuis mi-2022 publié par l'association du même nom, « L'Observatoire des multinationales », qui promeut la « démocratie économique ».

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes en tout, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45000 à 100000 euros d'amende.

Monsieur, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Petitjean prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Olivier Petitjean. - À titre personnel, non. L'Observatoire des multinationales a déjà fait des prestations pour des organisations non gouvernementales (ONG) qui travaillent sur TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous laisse la parole pour une quinzaine de minutes.

M. Olivier Petitjean. - Je m'appelle Olivier Petitjean et je suis journaliste de profession. En 2013, j'ai participé à la création du média l'Observateur des Multinationales qui se donne pour mission d'alimenter un débat contradictoire démocratique sur les grandes entreprises alors que l'information ainsi que l'espace pour ce type de débat nous semblent manquer. Nous avons donc voulu créer cet observatoire dans un esprit qu'on qualifierait en anglais de « watchdog » ou de contre-pouvoir citoyen. Cela nous a amenés, depuis 2013, à travailler sur de nombreuses entreprises et pas seulement Total, même s'il s'agit d'un acteur difficile à éviter dans le paysage. Nous avons travaillé par le passé directement sur certains projets de Total et, comme vous le savez, depuis quelques années, il y a énormément de travaux d'ONG, de journalistes et autres sur ces projets, en particulier les plus controversés comme celui qui se situe en Ouganda.

Nous nous sommes donc également concentrés sur d'autres domaines que je vais vous exposer aujourd'hui. Il y a, d'une part, la question de l'influence de Total - en France, mais aussi au niveau européen et mondial - en matière de lobbying. D'autre part, dernièrement, nous avons été sollicités par l'ONG « 350 » qui mène une campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles et qui nous a demandé de réfléchir à ce que les pouvoirs publics - notamment à partir de l'exemple de la France et de Total - pourraient faire pour contraindre les grandes entreprises pétrolières et gazières comme Total à sortir des énergies fossiles. Nous avons réfléchi à ce sujet et mis les choses sur la table pour lancer un débat.

Avant de décrire très brièvement nos conclusions sur ces deux sujets, je crois utile de faire deux observations liminaires pour mieux situer notre vision des choses. La première est de rappeler pourquoi les entreprises pétrolières et gazières ainsi que tous les acteurs des énergies fossiles sont vraiment le noeud du problème en matière climatique. On entend beaucoup les dirigeants de Total et d'autres entreprises affirmer que celles-ci ne font que répondre à une demande, qu'elles sont totalement innocentes et ne méritent pas d'être stigmatisées. Bien entendu, personne ne nie que la consommation d'énergie fossile - qui est la première cause du réchauffement climatique - touche tout le fonctionnement de la société et pas seulement les acteurs économiques ; cependant, les majors pétrolières et gazières sont quand même le noeud du problème, à deux niveaux. D'abord parce que - c'est vérifié - elles sont plus riches et plus influentes que toutes les autres entreprises, y compris celles du secteur automobile, et ce depuis des décennies. De plus, il est bien documenté qu'elles ont été en pointe depuis les années 1950 en matière d'influence et de lobbying sur les questions climatiques, notamment pour retarder autant que possible, pendant toute une période, toute action climatique de la part des pouvoirs publics. De mon point de vue, c'est encore un peu le cas et on l'a vu lors des dernières COP où les ONG ont publié des chiffres sur le nombre de représentants et de lobbyistes des énergies fossiles présents dans ces instances et constaté la participation massive de Total de Shell et d'autres : ce n'est pas un hasard, car ce secteur reste un acteur critique en termes d'influence.

En second lieu, quand les majors prétendent qu'elles se contentent de répondre à la demande, cela semble doublement hypocrite. Si elles continuent à ouvrir massivement les vannes et à activer de nouveaux gisements de pétrole et de gaz, cela envoie le message à tous les autres acteurs selon lequel il continuera à y avoir du pétrole et du gaz pas chers, ce qui va inciter les autres acteurs de la chaîne à continuer leurs activités. Pour donner un exemple très concret, vous savez que le plastique est aujourd'hui largement fabriqué à partir de dérivés du gaz. Si l'on continue à avoir du gaz bon marché, alors les personnes ainsi que les industriels comme Coca-Cola ou autres qui utilisent du plastique vont continuer à privilégier le matériau le moins cher, à savoir le plastique vierge, sans essayer de le recycler ou de rechercher d'autres solutions alternatives. On pourrait faire la même démonstration pour l'automobile. Total et ses pairs envoient donc un message très clair en disant qu'ils ne vont pas arrêter d'ouvrir et d'exploiter de nouveaux gisements de pétrole et de gaz. C'est d'autant plus vrai que toutes ces entreprises, y compris Total, sont-elles mêmes présentes sur toute la chaîne de valeur, dans le cadre d'une concentration verticale par laquelle elles contrôlent les maillons de la distribution de leurs produits en investissant dans les raffineries, la distribution d'essence, la pétrochimie, y compris la production plastique ; depuis quelques années en France, Total investit même dans la distribution de gaz et d'électricité aux particuliers. Ces entreprises maîtriseront donc toutes les composantes de la chaîne et il semble dès lors un peu hypocrite de dire qu'elles se contentent de répondre à la demande puisqu'elles contribuent à la créer.

Mon second point liminaire est de se demander si cela a du sens de se focaliser seulement sur Total alors qu'il faudrait viser l'ensemble du secteur pétrolier et gazier. On constate au niveau des COP, de l'Union européenne et même au niveau des politiques nationales que les majors pétrolières et gazières - TotalEnergies, Shell, ExxonMobil, Esso, BP et toutes les autres - agissent en fait avec une stratégie d'influence largement coordonnée. Ce phénomène existe depuis longtemps et il est bien documenté : c'est dans le cadre d'associations professionnelles comme l'American Petroleum Institute (API) que les stratégies d'influence sur le climat ont été coordonnées. Ainsi, mon propos se concentre sur Total, mais, pour les raisons que je viens d'indiquer, il est valable pour le secteur pétrolier et gazier dans son ensemble. Il faut donc prendre des mesures qui s'adressent à toutes ces entreprises. J'ajoute que les actionnaires de ces firmes sont aussi largement les mêmes avec des fonds d'investissement du type BlackRock et autres. Cela n'aurait donc pas de sens de prendre des mesures ciblant spécifiquement Total, mais il serait illusoire de penser que Total pourrait avoir une stratégie très différente de celle que poursuivent par ailleurs Shell, ExxonMobil, BP et d'autres. Bien entendu, il y a des nuances, mais, sur les questions climatiques, Total ne va pas dévier drastiquement de la stratégie convenue dans le cadre de ce qu'on peut appeler un oligopole pétrolier.

En même temps, le groupe Total présente la spécificité d'être basée en France et y exerce une partie de son travail d'influence en agitant le levier selon lequel, en tant qu'entreprise française, elle a besoin d'un soutien particulier : ce mécanisme s'exerce, à mon sens, spécifiquement sur certaines questions de diplomatie ou éventuellement militaires et se manifeste à travers la présence dans les COP, certains médias ayant signalé que des représentants de Total faisaient partie de la délégation française à la COP. C'est vraiment là où se joue ce lien étroit et très ambigu entre le Gouvernement français et Total.

Je vais à présent résumer brièvement les conclusions de nos travaux. S'agissant du lobbying - qui est un terme très vague et c'est pourquoi nous préférons parler d'« influence » -, nous constatons, notamment à la lumière de l'audition à laquelle vous avez convié M. Didier Migaud, que, depuis peu en France et un peu plus longtemps au niveau européen ou aux États-Unis, on dispose d'outils de transparence du lobbying qu'on appelle les registres de transparence des représentants d'intérêts. Je note que c'est une avancée : jusqu'à présent ces registres étaient très lacunaires, mais ils vont être améliorés, semble-t-il à partir de cette année, puisque de nouvelles règles sont en train d'être mises en place. Cependant, il subsiste des trous assez béants qui permettent à une partie de ce travail d'influence mené par les entreprises de se dérouler sans contre-pouvoir et à l'abri des regards du public. Pour nous, il est évidemment normal qu'une entreprise comme Total, comme n'importe quelle autre entreprise ou acteur de la société, se fasse entendre, exprime son opinion et rappelle certaines réalités. Le problème se situe à partir du moment où ces échanges se déroulent de manière non contradictoire ; c'est une énorme difficulté quand on parle de très grandes entreprises opérant dans des secteurs très stratégiques où l'on constate des phénomènes qu'on peut qualifier d'« entre soi » sans débat contradictoire ou public, ce qui permet à Total de donner l'impression que son intérêt est le même que celui de la France en général. Je mentionnerai ici deux difficultés : la première est que contrairement, par exemple, à certaines bonnes pratiques qui existent au niveau européen, il n'y a ni publicité ni transparence sur les rendez-vous ou les contacts entre les décideurs et les entreprises ou leurs lobbyistes. Je signale qu'au niveau de la Commission européenne, la publicité des rendez-vous permet de savoir en temps réel quelles voix entendent les décideurs, et plusieurs ONG revendiquent la généralisation de cette pratique : elle existe en France puisque certains élus le font de manière volontaire, mais il y a vraiment un progrès à faire les rendant plus systématiques et obligatoires.

À mon sens, une autre lacune en France, par rapport à d'autres pays de l'Union européenne, le Royaume-Uni ou même les États-Unis, concerne l'« accès aux documents administratifs » - il s'agit là d'une formule un peu désuète et je préfère parler de « droit à l'information ». Notre loi sur l'accès aux documents administratifs de 1978 commence à dater très sérieusement et il est donc nécessaire de s'aligner sur les meilleures pratiques au niveau européen ou ailleurs. Une telle démarche de progrès appelle des procédures plus contradictoires pour accéder à certaines informations, car, pour l'instant, il est trop facile pour des décideurs publics ou des entreprises de s'abriter derrière diverses formes de secret pour ne pas dévoiler certaines informations pourtant importantes.

L'autre élément qui est à notre sens insuffisamment régulé concerne la problématique des mobilités public-privé que nous appelons « portes tournantes » parce que l'on constate que les mouvements vont dans les deux sens et sont devenus beaucoup plus systématiques que ce qu'on connaissait en France depuis des décennies sous le terme de « pantouflage ». Sur le volet lobbying, en travaillant sur l'influence de Total, on constate donc des trous béants, notamment aux deux niveaux que je viens de mentionner. Ce ne sont pas les seuls, car il faudrait y ajouter les enjeux de transparence de financement de la recherche, des industries culturelles, des médias, etc.

Dernier point : nous avons récemment travaillé sur la question de savoir ce qu'un pays comme la France pourrait faire concrètement afin de contraindre une entreprise comme Total à sortir des énergies fossiles. Dans le rapport que nous avons publié en décembre dernier, nous expliquons pourquoi il faut envoyer des signaux et ne pas laisser ces entreprises faire ce qu'elles veulent. On dit tout le temps qu'il faut laisser faire le marché, mais si on ne lui donne pas de signaux clairs, il ne s'orientera pas dans la direction souhaitable. On manque pour l'instant de tels signaux, car on constate qu'on fait désormais face à un mur : les entreprises ont accompli tout ce qu'elles voulaient bien faire de leur plein gré, mais cela ne suffit pas à faire baisser les émissions et n'entraîne pas un arrêt de l'exploitation des énergies fossiles. Il faut donc passer à autre chose et nous avons étudié diverses options en nous appuyant sur l'histoire. Nous n'avons pas de solution miracle et avons souhaité lancer un débat qui nous semblait manquer, car les pouvoirs publics, à notre sens, se restreignent à un outillage très restreint alors qu'il faudrait rouvrir un peu l'imagination et la palette d'outils politiques dont disposent les gouvernements et les autres acteurs publics. Je citerai trois pistes que nous étudions de près. La première est évidemment celle de la régulation, mais nous expliquons dans le rapport les raisons pour lesquelles réguler sans s'attaquer à l'influence de certaines entreprises et sans avoir une vision suffisamment globale des problèmes ne suffira jamais. Il faut donc non seulement réguler - en introduisant des règles plus strictes sur les trajectoires de décarbonation - mais aussi changer la gouvernance d'entreprise, changer les incitations financières des actionnaires, des fonds d'investissement et des dirigeants, en ayant recours à toute une gamme de mesures pour que ce soit vraiment efficace. Bien entendu, il faut également réguler le lobbying pour éviter qu'une influence indue des acteurs privés sur leurs régulateurs restreigne le potentiel d'action de ces derniers.

Enfin, nous envisageons l'hypothèse de la nationalisation qui constitue historiquement - depuis deux siècles - la solution classique pour un pays faisant face à un acteur privé qu'il veut contraindre et orienter dans un certain sens. La nationalisation peut apparaître comme un réflexe, mais, en étudiant l'histoire, on constate qu'il y a beaucoup de raisons différentes d'y avoir recours. Cela peut permettre de sauver une entreprise en crise, comme on l'a vu en 2008, de réagir à une situation de monopole ou au cas dans lequel une entreprise est « too big to fail ». Une grande partie des nationalisations effectuées après la Deuxième Guerre mondiale ont également répondu à des objectifs de développement national. Enfin, une nationalisation peut, plus largement, viser à satisfaire des objectifs de politique publique, et le climat pourrait rentrer dans cette catégorie. J'ajoute que certaines nationalisations ont un caractère pour ainsi dire « idéologique » et renvoient à des enjeux de redistribution des richesses. Il s'agit cependant d'un cas particulier, car les nationalisations font souvent l'objet d'un accord transpartisan, alors qu'aujourd'hui cette mesure semble reléguée à la marge du débat public. Ceci dit, la nationalisation, en soi n'est pas une solution suffisante : c'est une première étape pour reprendre le contrôle d'une entreprise et notre étude réfléchit aux actions qui pourraient être engagées par la suite. Nous analysons notamment les activités qui ont vocation à rester dans le domaine public et celles qui peuvent éventuellement revenir dans le secteur privé, sachant qu'à notre avis il y a quand même aujourd'hui une grande confusion entre le public et le privé - cette problématique étant au coeur des travaux de votre commission.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci à vous. J'entends bien vos propos et je ne vous cache pas qu'ils m'inquiètent un peu, car vous en arrivez à préconiser la nationalisation tout en ajoutant que, de toute façon, ce n'est pas une mesure suffisante. Je comprends le raisonnement qui consiste à dire que si les évolutions ne sont pas assez rapides ou pas assez efficaces, il faut que les pouvoirs publics interviennent. Cependant, on a un peu le sentiment qu'au-delà de la responsabilité de toutes les entreprises gazières ou pétrolières, vous pointez, en réalité, avant tout la responsabilité du Parlement puisque, par définition, nous légiférons, et si on veut décider de règles de transferts ou de contrôles supplémentaires, il faut des lois. Or il y en a eu un grand nombre depuis 15 ans sur l'énergie ou la transition écologique. C'est pourquoi je ne vois pas bien, à part votre idée de nationalisation, ce qu'on peut faire encore et encore. Nous sommes tous favorables à l'augmentation des moyens de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique qu'a d'ailleurs demandé à juste titre son président Didier Migaud. J'entends bien aussi le souhait de renforcer un certain nombre de contrôles, mais pardon de faire observer que tandis que nous cherchons des solutions pour améliorer la régulation, vous nous proposez de passer à un système économique totalement différent de celui que connaît notre pays. Certes, comme vous l'indiquez, il y a eu des nationalisations dans le passé, mais on a connu également une vague de privatisations. Je fais également observer que les nationalisations d'après-guerre sont de nature un peu différente, car certaines étaient guidées par un motif économique tandis que d'autres étaient plutôt de type politique, en particulier pour sanctionner ceux qui avaient collaboré. Compte tenu de ces éléments, il est difficile d'établir des comparaisons. Je souhaite, de façon peut-être un peu rudimentaire, vous demander quelle proposition forte vous pourriez formuler dans le cadre économique actuel -  donc en dehors de la nationalisation.

M. Olivier Petitjean. - Je précise à nouveau que notre étude ne défend pas une solution en particulier, mais nous estimons qu'il est important de rouvrir la gamme des options politiques. Ensuite, la nationalisation en elle-même n'est pas une solution miracle. Nous formulons des propositions compatibles avec le maintien du cadre économique actuel, avec un statut de société anonyme pour Total et un fonctionnement dans une économie de marché. Nos propositions se ramènent à créer un ensemble de régulations efficaces. Comme vous l'indiquez, il y a sans doute trop de lois, mais j'observe - et peut-être le contesterez-vous - que ce phénomène s'explique en partie parce qu'il y a également trop d'influence et de négociations des régulations, ce qui amène à rentrer dans des détails techniques excessifs - on le voit très bien au niveau européen. J'envisage donc plutôt une législation de type loi-cadre qui puisse agir, à travers les différents paramètres que j'ai énumérés, sur la trajectoire de décarbonation des entreprises produisant et utilisant des énergies fossiles avec une vraie expertise publique pour vérifier la mise en oeuvre concrète des mesures prises. Il y a en effet encore beaucoup trop de « poudre aux yeux » dans ce domaine avec une méthodologie un peu contradictoire et il est nécessaire de recourir à des outils d'incitation ou de sanction pour accompagner et forcer les entreprises à suivre le chemin vertueux de la décarbonation. Telle est la solution qui reste dans le cadre du système économique actuel. Cependant, il ne faut pas se cacher que, comme l'indique notre étude, on continuerait, dans cette hypothèse, à se situer à l'intérieur d'un rapport de force qui est ce qu'il est, et il ne faut donc pas s'imaginer qu'un État, à lui seul, sera capable de réguler tout le secteur des énergies fossiles sans que la puissance de celui-ci parvienne à atténuer ou à freiner la mise en oeuvre de ces régulations. D'autre part, à mon sens, il faut quand même se dire que si on prend au sérieux le dérèglement climatique, des changements structurels dans la manière dont fonctionne l'économie sont à terme inévitables, même sans aller jusqu'à la nationalisation. La question que nous soulevons est de faire en sorte que ces changements interviennent de manière ordonnée en évitant les menaces d'écroulement dans le secteur financier parce que tel ou tel paramètre qui maintenait la trésorerie et le cours de bourse d'une entreprise pétrolière ou fossile pourrait tout d'un coup faire défaut et entraîner un krach, ce qui n'est pas un scénario totalement à exclure dans la zone de turbulences potentielles que nous connaissons. Le sens de nos propositions n'est pas de venir jouer les justiciers pour tout remettre en ordre, mais de mettre au point des politiques ordonnées, et je pense que la question du contrôle ou de la contrainte de la stratégie d'entreprises comme Total se posera inévitablement. Là où on rencontre vraiment une difficulté - je l'admets bien volontiers - c'est qu'il faut parler non seulement de Total, mais aussi de tout le secteur pétrolier et gazier. Or la France, à son niveau, n'a que des moyens limités et donc pour que la démarche que j'ai tracée soit crédible, il faut a minima qu'elle soit coordonnée au niveau européen, voire à une échelle plus large.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci pour votre exposé et, pour rappel, on vient juste de nationaliser à 100 % EDF. Cela ne date donc pas du siècle dernier et, dans notre pays, on a considéré qu'EDF était un acteur stratégique de notre souveraineté énergétique. J'ajoute que nous avons reçu la semaine dernière le président de la BPI qui nous a expliqué comment des prises de participation au capital d'entreprises peuvent influencer la stratégie de ces dernières.

Vous avez mentionné la question des « portes tournantes » : nous avons effectivement entendu le président Migaud à ce sujet et un certain nombre de personnes qui ont travaillé à la direction des affaires publiques de Total et qu'on retrouve ensuite dans l'administration, ou qui ont fait le chemin inverse. Pourriez-vous nous donner plus de précisions sur les pistes de régulation et d'encadrement de ces portes tournantes ? Cette mobilité entre le secteur public et privé relève-t-elle, au fond, d'une réglementation ou d'une régulation générale ou peut-on considérer qu'il faut traiter de manière spécifique certains secteurs ? Je pense ici à la santé ou - dans la perspective de la protection du climat - à l'énergie, et je rappelle que l'OMS, quand elle a commencé à réguler l'industrie du tabac, a totalement interdit l'accès à la négociation sur l'encadrement du tabac au lobby de ce secteur. Faut-il dupliquer cet exemple ?

En deuxième lieu, nous allons recevoir dans quelques instants M. Léonarduzzi qui est chargé, entre autres, de la stratégie d'influence de Total au sein du groupe Publicis et le président Migaud a souligné qu'il faudrait aller beaucoup plus loin dans l'encadrement du lobbying. Avez-vous des propositions à ce sujet ?

Enfin, vous avez mentionné les difficultés que doivent surmonter les mesures d'encadrement du secteur du pétrole et du gaz - Total n'étant pas concerné par le charbon - et c'est un sujet de discussion qui revient en permanence au sein de cette commission d'enquête. On a vu la mise en place, après la crise financière, d'une meilleure régulation des entreprises du secteur bancaire et financier ; on adopte aujourd'hui des régulations spécifiques sur les Gafam parce que l'on considère que le numérique a une dimension de bien public de démocratie, et d'information : quelles mesures spécifiques pourrait-on prendre à l'égard du secteur des énergies fossiles ?

M. Olivier Petitjean. - Nous travaillons beaucoup sur le sujet des « portes tournantes » et effectuons en ce moment un suivi systématique pour prendre la mesure de ce problème. Nous préférons le terme de « porte tournante » à celui, plus classique de « pantouflage », car ces deux notions renvoient à des réalités un peu différentes. Traditionnellement, le pantouflage correspond au cas de fonctionnaires ou de diplômés de grandes écoles qui allaient travailler dans le secteur privé au début ou à la fin de leur carrière pour améliorer leur revenu. Cela existe depuis très longtemps et cela perdure, comme en témoigne par exemple le cas de Jean-Claude Mallet qui a travaillé en fin de carrière chez Total. On constate cependant, non seulement en France, mais aussi un peu partout et notamment aux États-Unis ou au niveau européen, un nouveau phénomène d'allers-retours entre public et privé, ce qui a conduit à forger des termes comme « rétro-pantouflage » auxquels nous préférons celui de portes tournantes. On constate globalement deux caractéristiques très importantes. Tout d'abord, on dit souvent les portes tournantes sont le signe d'une ouverture à la société civile, mais nos statistiques montrent que dans au moins trois quarts voire quatre cinquième des cas de portes tournantes, il s'agit d'aller travailler dans le lobbying, de créer des sociétés de conseil ou de conseiller des organismes professionnels en charge du lobbying. Cette mobilité ne contribue donc que très peu à créer une entreprise ni à lancer un produit ou un service ; il s'agit le plus souvent d'activités de conseil et donc de changer de place autour de la table de négociation en s'asseyant tour à tour du côté du secteur public et du privé.

Notre deuxième constat, que nous allons bientôt chiffrer, est celui des passages entre public et privé qui se déroulent dans un même secteur. Par exemple, les gens qui travaillent dans des services financiers à Bercy ou à la Commission européenne vont migrer dans des banques ou à la Fédération bancaire française. Il en va de même dans le secteur des télécommunications avec des mobilités entre les autorités de régulation des télécoms ou du numérique et des entreprises comme Orange ou Google, et je pourrais citer des cas analogues dans l'agriculture. Il y a quelques années, on a travaillé sur le cas de Total et on a constaté des portes tournantes très concentrées sur des fonctionnaires, principalement du ministère des affaires étrangères, du ministère des armées et éventuellement des conseillers de l'Élysée. Ce n'est pas un hasard puisque cela correspond, pour Total, à un véritable enjeu d'influence au niveau national. Ces portes tournantes sont, à notre avis, problématiques, essentiellement car elles contribuent à entretenir des phénomènes d'entre-soi, d'insuffisance du respect du contradictoire et de prises de contact non publiques. Tout ceci contribue à restreindre un peu le champ des possibles et de l'imaginaire si bien que, schématiquement, les décideurs publics sont amenés à n'entendre qu'un seul son de cloche, ce qui est contestable du point de vue démocratique. D'autre part, évidemment, embaucher quelqu'un qui vient d'un ministère et connaît bien, dans un secteur donné, les dossiers, les bons interlocuteurs et les contacts téléphoniques directs des décideurs constitue un avantage critique, tandis que les autres acteurs du débat démocratique - associations, syndicats, petites entreprises et collectivités locales, etc. - n'ont pas les mêmes facilités d'accès.

L'encadrement actuel des portes tournantes a progressé très lentement et il reste insuffisant : par exemple, dans 90 % des cas, la Haute Autorité émet un avis favorable ou favorable avec réserves sur les mobilités qui lui sont soumises. De plus ces réserves sont souvent très limitées et très faciles à contourner. Par exemple, un ancien ministre ou un ancien député qui va travailler pour un cabinet de lobbying n'aura pas le droit de rencontrer un ex-collègue, mais la personne qui travaille dans le bureau d'en face ne sera pas soumise à cette restriction. Ce dispositif apparaît donc en réalité largement conçu pour sauver les apparences. On a vu récemment, avec le cas de Cédric O, que beaucoup d'ambiguïtés subsistent et il nous semble problématique qu'un ex-ministre puisse créer une société de conseil qui elle-même travaille pour une entreprise privée et, dans ce cadre, soit amené à faire du lobbying ou à partager des tribunes avec d'anciens ministres. Il faut donc renforcer ces conditions restrictives. L'enjeu n'est pas tellement d'interdire aux gens de se livrer à d'autres activités, mais de protéger l'intégrité de la décision publique.

Je réponds par l'affirmative à votre question sur la nécessité de renforcer la réglementation dans des secteurs spécifiques. Plus le domaine est sensible et critique et plus on y a besoin de règles fortes. Comme vous l'avez mentionné, tel a été le cas quand l'OMS a imposé des règles très strictes sur la présence des lobbyistes de l'industrie du tabac et il me paraît légitime de se poser la même question pour les lobbyistes des énergies fossiles. J'ai mentionné à quel point ces derniers étaient présents dans les COP à l'échelle internationale, mais il faut aussi renforcer les règles au niveau européen et national. Les mesures restrictives, à mon sens, doivent prévoir à la fois des durées potentiellement plus longues de déport ou d'interdiction de contact avec d'anciens collègues, des réserves plus strictes ainsi que des moyens accrus alloués à la Haute Autorité pour vérifier l'application des règles, tout en réduisant les moyens de contournement qu'on observe actuellement, comme la possibilité pour d'anciens ministres ou députés de créer une société de conseil ou d'autres structures. De plus, il me paraît légitime, dans certains cas limités, mais justifiés, d'interdire purement et simplement, en tout cas pour une certaine durée, les mobilités.

S'agissant de l'encadrement du lobbying, je prolonge mes propos précédents en mentionnant le registre de transparence du lobbying qui existe au niveau européen et britannique : ce dispositif très utile est en train d'être amélioré et nous suivons attentivement cette évolution. Il manque deux éléments complémentaires, à commencer par l'obligation de divulgation des rendez-vous et des contacts avec les représentants d'intérêts. Pour citer un autre « scandale » - entre guillemets -, l'affaire des Uber leaks a permis d'accéder à la trace des archives établissant des contacts entre décideurs, conseillers ministériels ou autres, et intérêts privés. Il est donc important, dans de tels cas, pour éviter ces effets d'entre-soi et de débat insuffisamment contradictoire, d'instituer des règles minimales. Je sais qu'elles sont contraignantes pour les décideurs, mais c'est le prix à payer pour un fonctionnement démocratique transparent et pour protéger l'intégrité de la décision publique. Un certain nombre de députés de la majorité actuelle s'étaient engagés à respecter de telles pratiques ; ils ne l'ont pas fait une fois élus mais cela témoigne que les mesures que nous préconisons ne sont pas inédites. Elles sont dans le débat depuis longtemps et leur caractère souhaitable est assez largement partagé par une bonne partie de l'échiquier politique. En réponse à votre interrogation sur les progrès concrets à accomplir, ce dispositif d'encadrement du lobbying me paraît donc utile et facilement atteignable.

D'autres points d'amélioration relèvent de la prévention des conflits d'intérêts. On constate que des entreprises comme Total, BNP, Paribas, LVMH et d'autres, disposent de beaucoup de ressources ; elles peuvent financer beaucoup de choses et ont ainsi des liens avec des institutions culturelles, des collectivités locales, des organisations de recherche et des think tanks. Or l'arsenal de prévention des conflits d'intérêts reste, à ce stade, très limité en France. Cela renvoie aux obligations de déclaration de lien d'intérêt auxquelles sont déjà soumis les élus, mais il faudrait renforcer le dispositif et l'étendre à d'autres acteurs comme ceux qui interviennent dans les médias et les scientifiques. S'agissant de ces derniers, un rapport de Greenpeace a démontré que Total finance beaucoup de chaires et de structures de recherche en France. Je ne sais pas quelle proportion cela représente dans leurs budgets et, dans la plupart des cas, je suis certain que ça n'influe pas sur la qualité du travail des scientifiques ou des institutions, mais avoir plus de transparence dans ce domaine serait une règle de bonne conduite.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Pouvez-vous préciser les régulations spécifiques que vous préconisez à l'égard de certains secteurs ?

M. Olivier Petitjean. - J'ai déjà un peu mentionné les régulations spécifiques qui peuvent s'appliquer à des acteurs particulièrement sensibles. Cela a été fait pour le secteur après la crise financière de 2008 et j'ajoute que dans le cadre des réglementations européennes sur le numérique, on a créé la notion de « gardien des portes » (« gate keepers ») qui reprend l'idée selon laquelle les acteurs d'une importance systémique doivent être plus particulièrement surveillés. Instaurer ce type de statut spécial est une alternative à la prise de contrôle public directe et les règles supplémentaires ainsi créées se justifient par les risques générés par certains acteurs. Tel est le cas des entreprises pétrolières et gazières, et on ne peut pas non plus nier leur capacité à entraver les efforts de régulation existants grâce à leurs ressources et leurs moyens d'influence : leur imposer des règles plus strictes me paraît donc légitime.

M. Roger Karoutchi, président. - J'imagine que vous connaissez le statut que nous avons mis en place au Sénat pour encadrer l'activité des représentants d'intérêts ou lobbyistes. Vous paraît-il suffisant ou faudrait-il le rendre plus contraignant ?

M. Olivier Petitjean. - À mon sens, il pourrait être complété : par exemple, on pourrait demander aux entreprises de fournir une gamme plus large et plus détaillée d'informations - cela va être fait en partie conformément aux nouvelles règles applicables à leurs activités. Certaines associations plaident également, au-delà du lobbying stricto sensu, pour plus de transparence quand les entreprises financent avec leur budget des campagnes de communication ou de publicité. Ainsi, le statut que vous mentionnez a le mérite d'exister et il nous apparaît comme une brique sur laquelle on peut construire d'autres éléments.

Ensuite, sans vouloir offenser le Sénat, je constate que beaucoup de reportages journalistiques sur le lobbying se focalisent sur l'Assemblée nationale et le Sénat, mais on sait très bien que, dans un pays comme la France, ce n'est pas là où le pouvoir se déploie toujours le plus - même si tout dépend des sujets. Spontanément, je dirais que c'est plutôt du côté du pouvoir exécutif et des agences de régulation qu'on peut introduire des améliorations tangibles.

M. Roger Karoutchi, président. - Si vous suggérez qu'il faudrait renforcer les pouvoirs du Parlement, nous adhérons à vos propos...

M. Gilbert Favreau. - M. Petitjean, je note que vous êtes journaliste de profession, co-fondateur et coordinateur de l'Observatoire des multinationales dont on connaît par ailleurs l'origine des ressources. En qualité de coordinateur ou de fondateur de cet organisme, percevez-vous quelque argent que ce soit et, en particulier, avez-vous conclu avec celui-ci un contrat prévoyant de vous rémunérer ? Je rappelle que l'Observatoire, comme vous le savez, est très largement financé par des sociétés très proches de celles que vous venez de critiquer à l'instant, et notamment l'Open Society Foundation qui, de notoriété publique, est financée en très large partie par M. Soros, qui est un magnat bien connu du pétrole et d'autres activités.

M. Olivier Petitjean. - Pour répondre directement à votre question, je suis salarié de l'Observatoire des multinationales qui me verse une rémunération à ce titre. L'Observatoire est une association de 1901 et nous sommes financés en partie par les dons des lecteurs, des rémunérations au titre de prestations ponctuelles, comme des formations, et qui représentent une très faible part de notre activité ; s'y s'ajoute effectivement un socle de financements de fondations. Deux d'entre elles nous financent de manière continue : l'une est basée en France et l'autre est basée à moitié en France et à moitié en Suisse ; il s'agit de la Fondation « Un monde par tous » et de la Fondation Charles Léopold Mayer. En outre, effectivement, il nous est arrivé - directement dans le passé, mais pas directement en ce moment, dans le cadre d'un réseau européen d'observatoires des multinationales que nous avons créé - de percevoir de l'argent de la Fondation Open Society. Je vous invite à regarder nos comptes dont le détail est publié sur notre site : vous verrez que je ne suis pas payé très cher et donc que je ne suis pas « vendu » aux intérêts pétroliers. George Soros n'est pas un magnat du pétrole, mais plutôt et à l'époque où il a fait fortune - en tout cas dans les années 1980-1990 - un spéculateur financier. Ensuite il est passé à d'autres activités. C'est une contradiction pour nous - nous la gérons - et il n'est pas toujours satisfaisant de recevoir de l'argent de tels acteurs. Et en tout cas, quand nous avons touché directement cet argent, ce n'était pas du tout pour travailler sur le secteur pétrolier, mais - pour être totalement transparent - sur le secteur pharmaceutique, et ça n'était jamais - si c'est un peu le sous-entendu de votre question - pour cibler en particulier une entreprise française par rapport à d'autres ; c'était toujours pour travailler sur toutes les multinationales, quelles qu'elles soient, françaises, anglaises, chinoises, américaines, russes ou autres.

M. Gilbert Favreau. - Je me permets de dire que dans toutes les auditions que nous avons menées, on a l'impression qu'un certain nombre d'organismes qui s'acharnent sur la société TotalEnergies sont financés par des dons ou des fondations : je trouve que c'est un problème très important, ce qui explique mon interrogation à ce sujet.

M. Olivier Petitjean. - On entend beaucoup Total ou d'autres entreprises dire qu'elles seraient particulièrement ciblées par les ONG, les médias et les journalistes. Or il faut bien comprendre que la logique, en particulier des ONG, est de se focaliser sur des projets emblématiques qu'elles pensent pouvoir gagner. C'est tout de même de la responsabilité de Total si des campagnes récentes se sont multipliées, car ce groupe a lancé un projet en Ouganda qui présente plusieurs caractéristiques contestables : c'est d'abord un projet pétrolier, ce qui va à l'encontre de l'affirmation selon laquelle Total se concentre à présent sur le gaz qui est moins polluant que le pétrole ; de plus, ce projet est non pas offshore, mais se situe à l'intérieur des terres, dans une région où la biodiversité est très critique et ce projet menace les ressources en eau dans un pays où il n'y a jamais eu d'exploitation pétrolière. Ce projet est donc très problématique à de nombreux points de vue et risque de générer beaucoup d'émissions de gaz à effet de serre.

Pour ma part, je suis également très clair sur le fait que les ONG choisissent des cibles plus facilement atteignables et des actions comportant des chances de succès ; elles savent évidemment qu'il n'y en a aucune si elles attaquent la compagnie pétrolière chinoise qui est la partenaire de Total en Ouganda. Les ONG n'iront pas faire de campagnes contestataires en Chine et préféreront les mener en France avec plus de probabilité de succès. Le sentiment d'acharnement que vous mentionnez s'explique donc en partie par cette stratégie des ONG et par les activités relevant de la responsabilité de Total.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Sans revenir sur vos projets de nationalisation, ma demande de précision porte sur l'accès aux documents administratifs et le droit à l'information. Vous avez indiqué qu'il était, dans le droit en vigueur, trop facile de s'abriter derrière le secret : pourriez-vous être plus explicite sur ce qu'il faudrait changer ? Vous avez également évoqué, en chapeau de votre développement, l'existence de bonnes pratiques en termes d'influence, d'accès aux documents administratifs ou de gouvernance : pouvez-vous nous citer un pays ou deux qui font mieux que nous pour préserver l'intégrité de la décision publique dans tous les domaines, y compris bien entendu dans les plus sensibles ?

M. Olivier Petitjean. - Le « droit à l'information », selon le terme employé au niveau international, reste en France régi par la loi de 1978 sur l'accès aux documents administratifs, et celle-ci présente trois principales imperfections. Tout d'abord, elle date d'une époque ancienne et non numérisée, c'est-à-dire d'un autre univers ; de plus, sa conception du document administratif est très restrictive. En particulier, ce texte a créé non pas un droit à l'information, mais un droit d'accès à un document. La jurisprudence a heureusement évolué, mais jusqu'à très récemment, il suffisait que l'administration à laquelle on s'adressait déclare ne pas avoir une information sous forme de document pour ne pas la délivrer. Ensuite, les procédures telles qu'elles existent en France laissent à désirer. Pour rappel, tout citoyen peut faire une demande officielle à un organisme public ; si ce dernier refuse ou ne répond pas, on peut saisir la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) qui rend son avis ; ensuite la citoyenne ou le citoyen peut se retourner vers l'administration et éventuellement saisir le tribunal administratif, etc. C'est donc une procédure assez éloignée du droit commun, insuffisamment codifiée et pas assez contradictoire. D'autres pays ont institué un juge de l'information et une procédure qui se rapproche plus d'une procédure judiciaire normale. Cela s'entremêle à une question de fond qui est celle du secret. Disons que dans le cas de français, le secret est la règle par défaut et le droit à l'information est l'exception. Autrement dit, il y a tellement de cas de secret, comme le secret défense, qu'il est facile de choisir les invoquer, ou pas.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Dites-vous que dans la loi de 1978 sur l'accès aux documents administratifs, le principe, c'est le secret ?

M. Olivier Petitjean. - Je ne parle pas de ce qu'il y a dans la loi, mais de ce qu'on observe dans la pratique : la loi prévoit qu'on peut opposer un certain nombre de catégories de secrets et, dans la pratique, on voit que tel est le cas de manière quasi systématique. Tout en reconnaissant que certains secrets doivent bien entendu être protégés, nous estimons qu'il faudrait qu'un dispositif permette de vérifier s'ils sont invoqués de manière justifiée ou pas : tel est le problème. On nous oppose le secret défense, le secret de la vie privée, le secret diplomatique, le secret fiscal et, plus récemment on a introduit en plus le secret des affaires qui est venu corseter l'ensemble. Bizarrement, on observe que les organismes publics sont les premiers à opposer le secret des affaires dès qu'un acteur privé est concerné par nos demandes. Cela illustre cette tendance à l'invocation abusive du secret qu'il nous est difficile de faire reconnaître.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Quels sont les pays où cela vous semble mieux fonctionner ?

M. Olivier Petitjean. - Le Royaume-Uni, par exemple, applique une réelle procédure contradictoire et il y a un juge de l'information. Sauf erreur de ma part, une instance du Parlement peut évaluer si certains secrets en matière de défense ou de diplomatie sont invoqués de manière justifiée ou pas. La loi britannique permet également, même si l'autorité publique invoque à juste titre le secret défense, de passer outre en décidant que l'intérêt public prévaut. La jurisprudence permet ainsi, dans un cadre contrôlé et en veillant à ce que le secret en question ne soit pas levé avant que les choses ne soient tranchées, de dépasser ce type d'obstacle au droit à l'information. Or je précise à nouveau que les relations d'une entreprise comme Total avec l'État français se situent souvent dans la sphère diplomatique et sont reliées à un besoin de soutien pour tel ou tel projet, si bien que nos demandes d'information sont systématiquement rejetées au nom de ce secret diplomatique, ou autres.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Un commentaire à propos de la question qui est régulièrement posée sur les ressources du monde associatif dont j'ai moi-même fait partie. Je rappelle qu'en droit français la gouvernance et les financements d'une association doivent être totalement transparents : cette transparence est une exigence importante et elle s'applique parfois de manière moins évidente pour d'autres acteurs comme les entreprises.

J'ajoute que la défense de l'intérêt général ou d'une composante de celui-ci est souvent compliquée. Pour avoir été responsable de campagnes de Greenpeace en France, j'ai constaté que, bien souvent, quand on s'attaque au pétrole, on est financé par le nucléaire et vice versa ; quand on lance une action en France, on est financé par les Chinois et quand on la lance en Russie, on est financé par les Américains. À un moment donné, il faut simplement considérer la légitimité de l'action et l'intérêt général qui est poursuivi. Tout ceci crée des frictions dans la société, et surtout en France où l'État incarne la légitimité et l'intérêt général. Dans d'autres pays, il est plus facile de discuter de la nature de ce dernier contradictoirement. C'est d'ailleurs tout l'intérêt de nos auditions que de mettre en valeur et en scène toute une série de points de vue contradictoires.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Il est certain que notre pays a mis en place une bonne législation sur la transparence et la publication des comptes, mais en toute bonne foi, à l'occasion de plusieurs auditions organisées dans le cadre de cette commission d'enquête, j'ai, certes sans y passer un temps infini, tenté d'aller à la pêche aux informations sur les sources de financement de certaines associations ou entités militantes. J'ai constaté que, bien souvent, il n'y avait rien sur les sites internet concernés et que, quand il y avait quelque chose, c'était une palette de fondations avec un enchevêtrement qui donne le sentiment d'avoir affaire à des poupées russes qui s'emboîtent, si bien que c'est inintelligible. Certes, comme vous l'indiquez, la légitimité de la cause peut justifier un certain nombre de choses, mais il y a des limites...

M. Gilbert Favreau. - J'ajoute qu'effectivement, l'argent, où qu'il aille, reste de l'argent et qu'il faudrait quand même que vous pensiez à reconsidérer la question de vos sources de financements, en ayant à l'esprit l'hypothèse où, à un moment donné, un contributeur vous couperait, par exemple, les ressources que vous tirez de votre participation à une oeuvre dont je ne conteste pas la sincérité et l'honnêteté.

M. Olivier Petitjean. - J'estime que toutes les obligations de transparence que j'ai défendues doivent s'appliquer à tout le monde, y compris aux acteurs associatifs. Dans l'idéal, nous préférerions ne pas avoir besoin de faire appel ponctuellement à des fondations. Quand nous y sommes contraints, nous le faisons de manière transparente et dans des conditions qui nous semblent respecter notre indépendance, en tout cas sur le choix de nos sujets de travail.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie très sincèrement, M. Petitjean, pour cette audition.

Audition de M. Clément Léonarduzzi,
vice-président du groupe Publicis France
(Lundi 11 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons nos travaux et entendons maintenant M. Clément Léonarduzzi, vice-président du groupe Publicis France. Vous avez été conseiller spécial du Président de la République d'août 2020 à avril 2022. Vous exerciez déjà auparavant des fonctions au sein du groupe Publicis. En tant que spécialiste des stratégies de communication et d'influence, vous pourrez nous donner votre avis sur la manière dont de grands groupes défendent leurs intérêts auprès des pouvoirs publics.

Votre audition est aussi motivée par le fait que Publicis entretient depuis longtemps des liens étroits avec le groupe TotalEnergies, sur lesquels vous pourrez nous éclairer.

Cette audition est diffusée sur le site Internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux et consultable à la demande. L'audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

M. Clément Léonarduzzi, vice-président du groupe Publicis France. - Je le jure.

M. Roger Karoutchi, président. - Détenez-vous des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents du secteur de l'énergie ?

M. Clément Léonarduzzi. - J'ai un contrat de conseil en communication avec le groupe TotalEnergies. Je travaille pour un groupe, Publicis, qui assure des missions de conseil, de publicité et d'événementiel pour le groupe TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci. Je vous cède la parole pour un propos introductif.

M. Clément Léonarduzzi. - Merci de me donner l'occasion de parler de mon métier. J'ai été surpris par cette convocation. J'ai cru comprendre l'objet en revoyant de précédentes auditions, notamment, lorsque monsieur le Rapporteur indiquait que j'étais « le responsable chez Publicis de la stratégie d'influence du groupe Total ». Vous m'accordez beaucoup d'importance.

J'ai l'honneur de travailler dans le secteur de la communication depuis février 2003. J'ai exercé au sein de plusieurs agences de communication et en tant que directeur de la communication d'une fédération professionnelle. J'ai créé plusieurs entreprises. J'ai rejoint le groupe Publicis en septembre 2017, avant de le retrouver en juin 2022, après avoir eu la chance, l'honneur et la fierté d'être conseiller communication puis conseiller spécial du Président de la République pendant onze mois. J'ai ainsi 21 ans de carrière : 19 ans dans le privé, deux dans le public.

Je souhaite partager trois constats qui éclaireront les rapports qu'entretient Publicis avec le groupe TotalEnergies et mon travail.

Premier constat : Publicis est un grand groupe français, coté en bourse, bientôt centenaire et qui, comme d'autres, fait flotter notre drapeau sur tous les continents. Publicis emploie plus de 5 000 salariés en France, sur des métiers très divers. C'est un groupe engagé en matière de RSE, d'inclusion, d'égalité des chances, de lutte contre les discriminations ou encore de promotion du handicap. Ce n'est pas une posture. J'en veux pour preuve deux exemples : la journée de formation et d'enseignement dédiée à la communication responsable que nous organisons ce vendredi et le rapport Leroy-Bousquet, du nom d'Agathe Bousquet, présidente de Publicis en France, publié suite à la mission lancée par l'Ademe en 2021 sur les engagements du secteur de la publicité en matière de contrat climat et d'engagement responsable.

Le deuxième constat est que Publicis travaille pour plus de 200 clients en France. Certaines prestations durent depuis des années. Elles sont, je l'espère, le signe d'un travail de qualité et d'une exigence permanente. Les métiers du conseil, de la communication, de la publicité, sont extrêmement encadrés et contrôlés et soumis à une forte concurrence. Nous ne pouvons pas faire n'importe quoi, n'importe comment et pour n'importe qui.

Nous travaillons avec TotalEnergies depuis 2013. Nous intervenons sur plusieurs métiers, en tête desquels, la publicité. Nous accompagnons également le groupe dans les métiers du sport et ses activations digitales dans le cadre de la Coupe du monde de rugby ou du Top 14. Enfin, nous travaillons pour TotalEnergies sur des sujets d'événementiel, en organisant notamment son assemblée générale. Nous perdons aussi des appels d'offres. Je le déplore, mais cela fait partie du jeu. Nous ne sommes donc pas en situation de monopole ou de partenariat exclusif. Publicis et plusieurs agences ont accompagné le groupe Total dans son changement de nom, de marque et d'identité visuelle en 2021 pour devenir TotalEnergies.

Troisième constat : je suppose être devant vous plus spécifiquement en tant que vice-président de Publicis en France et président de Publicis consultant et Publicis live. Dans mes fonctions, j'accompagne depuis plus de 20 ans divers chefs d'entreprise. En tant que président de Publicis consultant, j'ai signé un contrat de prestation de conseil en communication avec Monsieur Pouyanné en janvier 2023. La lettre de mission comprend « l'accompagnement stratégique en communication et en communication de crise en France » du président-directeur général.

Je ne connaissais pas Monsieur Pouyanné auparavant. Je n'ai jamais eu de rendez-vous avec lui ou un membre de ses équipes lors de mes deux années à l'Élysée. Depuis, je n'ai pas accompagné Monsieur Pouyanné ou un membre de ses équipes à l'Élysée, à Matignon ou dans un ministère. C'est par le groupe Publicis que j'ai rencontré Monsieur Pouyanné. Néanmoins, j'ai été amené à travailler sur des sujets liés à l'énergie au cours de mes fonctions à l'Élysée, l'action du Président de la République sur ces thématiques ayant fait l'objet de nombreuses séquences de communication dont j'avais la charge.

Mon passage de l'Élysée au groupe Publicis a été soumis à la HATVP, qui a rendu un avis favorable (avis 2022-67 du 16 mai 2022).

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur Jadot a proposé votre audition parce que vous avez été conseiller du Président de la République. Monsieur Migaud nous a rappelé les modalités de contrôle par la Haute Autorité des passages du public vers le privé, en regrettant de ne pas disposer de moyens de contrôle supplémentaires. Considérez-vous que ces passages soient suffisamment contrôlés ? Même si vous n'avez pas travaillé sur les sujets d'énergie à l'Élysée, cette expérience a-t-elle une influence aujourd'hui ? La séparation de vos activités vous paraît-elle suffisante ? Faudrait-il que la HATVP soit plus encadrante ?

M. Clément Léonarduzzi. - C'est une immense question. Je vais rester à ma modeste place et évoquer ma situation personnelle.

La HATVP est-elle une bonne chose ? Oui. J'ai découvert cette procédure en rejoignant puis en quittant l'Élysée. Cela me semble être une bonne chose. La Haute Autorité et ses membres font un travail important. Il est légitime que son Président demande des moyens supplémentaires.

Il arrive aussi à la Haute Autorité de vérifier a posteriori que les engagements sont respectés. J'ai découvert dans la presse qu'elle avait réétudié et validé, en novembre 2023, que je me conformais strictement aux dispositions inscrites dans l'avis. Ce n'est pas le débat ici, mais j'ai trouvé étrange de ne pas en avoir été notifié personnellement.

J'espère que les compétences que j'exerce n'ont pas radicalement changé après mon passage à l'Élysée. J'ai retrouvé beaucoup d'entreprises pour qui je travaillais auparavant. Je n'ai pas la sensation d'être devenu un autre professionnel. Évidemment, une expérience à la présidence de la République apporte d'autres compétences. Vous regardez autrement votre métier. Dit autrement, je ne suis pas certain que Monsieur Pouyanné m'ait choisi parce que je suis passé par l'Élysée. Je ne l'espère pas. J'espère qu'il est venu me chercher parce que je travaille depuis plus de 20 ans pour des chefs d'entreprise. J'ose espérer que ma compétence a prévalu dans ce choix.

M. Roger Karoutchi, président. - Avec tout le respect que je vous dois, je pense que le Président de TotalEnergies a d'autres moyens pour accéder à l'Élysée.

M. Clément Léonarduzzi. - Je ne l'aurais pas dit moi-même.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Nous avons plus que des doutes sur la trajectoire carbone du groupe TotalEnergies. En tant que législateur, notre rôle est de voir comment les activités de Total peuvent s'inscrire davantage dans le discours et dans notre politique étrangère, dont les droits humains sont l'un des fondements.

En tant que vice-président de Publicis, vous êtes en charge du dossier TotalEnergies. Comment votre groupe intervient-il lorsque le Président de la République se rend en Papouasie-Nouvelle-Guinée, accompagné de Monsieur Pouyanné ? Intervenez-vous directement ? Comment s'articulent l'organisation, la valorisation en termes de communication et de contenus discutés lors de cette visite ?

Selon l'avis de la Haute Autorité, certains de vos contacts sont bloqués pendant trois ans. Comment cela fonctionne-t-il ? Intervenez-vous directement ou au travers de vos équipes auprès de vos contacts dans les ministères pour valoriser les activités de TotalEnergies ?

Je suis les engagements de Publicis en matière de neutralité carbone, de déontologie, d'éthique. Lors de l'audition de madame Masson-Delmotte, nous avons entendu une critique lourde du GIEC et des Nations-Unies sur la manière dont les groupes de communication et de publicité sont un obstacle à l'action climatique. Les publicités de TotalEnergies ne présentent jamais un puits de pétrole ou un champ gazier, mais des éoliennes et des panneaux photovoltaïques. À travers sa communication - que vous construisez -, Total peut être considéré comme un acteur engagé dans la transition énergétique. Or, la part des énergies renouvelables est extrêmement minime dans son activité. Comment intégrez-vous la neutralité carbone et les critiques des climatologues qui estiment que votre travail conclut à abîmer ou minorer l'action climatique, car il envoie un message tronqué - que certains appellent du greenwashing ?

M. Clément Léonarduzzi. - Les articles 10, 11 et 12 de l'avis de la HATVP indiquent : « Il ne ressort pas [...] que le projet de Monsieur Léonarduzzi serait, en soi, de nature à permettre un doute sur le respect par l'intéressé des principes déontologiques. [...] En revanche, Monsieur Léonarduzzi pourrait, dans le cadre de son activité au sein de Publicis, entreprendre des démarches auprès des pouvoirs publics. Dans ces conditions, il convient d'encadrer les futures relations professionnelles de l'intéressé afin de prévoir tout risque de mise en cause du fonctionnement normal de l'indépendance et de la neutralité de l'administration. A cet effet, Monsieur Léonarduzzi devra s'abstenir de toutes démarches, y compris de représentation d'intérêts, auprès des membres du cabinet du Président de la République qui étaient en fonction en même temps que lui et occupant encore des fonctions publiques [...] jusqu'à l'expiration d'un délai de trois ans ».

Voilà pour le cadre. En pratique, nous ne faisons aucune représentation d'intérêts pour le groupe TotalEnergies. Je n'interviens ni de près ni de loin dans le voyage que vous mentionnez - ni moi ni mes collaborateurs. Les activités que vous pointez sont de plus en plus encadrées pour faire face aux métiers dits de « lobbying ». La Haute Autorité oblige les groupes de communication, cabinets de conseil et agences d'intelligence économique à déclarer tous les ans les missions qu'ils exercent pour des groupes privés à destination des collectivités publiques puis elle contrôle et vérifie la justesse des déclarations. Nous ne réalisons pas de telles missions pour TotalEnergies.

Les contacts que j'ai pu avoir à l'Élysée ne font pas partie des missions qui me sont demandées par Monsieur Pouyanné et le groupe TotalEnergies. Le Président l'a dit : ce groupe n'a pas besoin de moi pour discuter avec tel ou tel élu.

Concrètement, qu'est-ce que travailler en communication avec un grand patron ? Vous rencontrez un grand patron qui, avec ses équipes, a élaboré une stratégie de communication et se fixe des objectifs de cible, de message, de contenus participant à la construction d'une image. Je réagis sur le wording d'un communiqué de presse ou sur une opportunité de rencontre avec un titre de presse. C'est un métier de conseil. Est-ce à dire que je suis l'idiot utile du village qui n'a aucune idée ? Je ne l'espère pas.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous jouez beaucoup sur l'humilité.

M. Clément Léonarduzzi. - Ce n'est pas une posture. On prête beaucoup de pouvoirs aux spin doctors. Mon métier est assez simple : une entreprise a des salariés, des engagements, une stratégie, des cibles ; je dois l'accompagner du mieux possible en matière de communication, pour valoriser et promouvoir des engagements ou pour réagir dans une communication sensible ou face à une crise. Je ne suis pas amené à intervenir sur la partie des pouvoirs publics.

Le secteur est très encadré, soumis à des contraintes de plus en plus fortes. Vous connaissez les contraintes qui s'imposent à un film publicitaire ou à un affichage. Je ne signerai pas la phrase selon laquelle la publicité est un outil absolu de greenwashing. Il n'y a pas de puits de pétrole dans les publicités de TotalEnergies fournies par Publicis. Pour autant, Publicis ne réalise pas toutes les publicités du groupe ni de tous les énergéticiens. J'ignore si vous trouverez aux États-Unis des publicités avec des images de forages.

Soyons humbles : nous sommes des prestataires de service. Lorsque les relations sont anciennes, nous sommes un peu plus partenaires et un peu moins prestataires.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je faisais le lien entre la stratégie de Publicis - qui communique beaucoup sur ses engagements sociaux, éthiques et environnementaux - et le travail que vous réalisez pour TotalEnergies. Comment intégrez-vous dans votre stratégie responsable votre travail pour un groupe qui intervient essentiellement dans le pétrole et le gaz ?

M. Roger Karoutchi, président. - Je ne vois pas bien où nous allons. Si les services internes de TotalEnergies souhaitent mettre en avant l'éolien ou le photovoltaïque, je ne vois pas bien en quoi Publicis peut dire : « Non, on veut montrer des puits de pétrole ». Si vous allez contre les choix de vos clients, ils ne sont plus vos clients. Il convient d'interpeller les services Communication de TotalEnergies sur ces questions.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je vous rejoins, monsieur le Président. Nous sommes hors du champ de la commission d'enquête. Je n'aime pas ce côté inquisitorial et explicitement sous-entendu. Je comprends que l'image soit importante. Il y aurait des choses à dire dans un échange avec Total ou d'autres énergéticiens. En revanche, interroger un prestataire sur sa cohérence propre avec le fait de travail pour Total dépasse le cadre de cette commission d'enquête.

M. Roger Karoutchi, président. - S'il n'y a pas d'autres questions, je vous remercie.

Audition de M. Rodolphe Saadé, président-directeur général
de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM)
(Jeudi 14 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. Rodolphe Saadé, président-directeur général (P-DG) de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM), qui est accompagné par M. Farid Trad, vice-président des soutes et de la transition énergétique.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je me permets de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur Saadé, monsieur Trad, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Rodolphe Saadé et M. Farid Trad prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM). - TotalEnergies est un partenaire historique et régulier du groupe CMA-CGM. Nous ne détenons pas de participation dans le groupe. Nous faisons partie, avec TotalEnergies, d'une coalition de dix-neuf membres cherchant à trouver des moyens pour décarboner le secteur du transport maritime.

M. Farid Trad, vice-président des soutes et de la transition énergétique de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM). - Je suis aussi en relation avec le partenaire historique qu'est TotalEnergies dans le cadre de mes fonctions, pour l'achat de carburant, qu'il soit fossile ou renouvelable, ainsi que dans le cadre des partenariats industriels que nous pouvons avoir avec lui. Cela vaut également pour Engie ou d'autres grands énergéticiens, dans la mesure où nous devons acheter du carburant pour nos navires.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

Monsieur le président, je vous cède la parole pour un propos introductif. Vous répondrez ensuite à mes questions, à celles du rapporteur et à celles de l'ensemble des membres de la commission d'enquête.

M. Rodolphe Saadé. - Je suis très honoré de m'exprimer devant la représentation nationale dans le cadre de cette commission d'enquête. Je tiens néanmoins à souligner que je ne pourrai m'exprimer qu'au nom du groupe CMA-CGM. Il m'est difficile de commenter les choix stratégiques d'une autre entreprise.

Mon intervention portera sur la stratégie de décarbonation du groupe CMA-CGM et la manière dont TotalEnergies, à l'instar d'autres énergéticiens, nous accompagne dans cette transition énergétique.

Permettez-moi, dans un premier temps, de vous présenter le groupe CMA-CGM. Nous sommes actuellement l'un des leaders mondiaux de solutions de transport et de logistique. Nous sommes un groupe familial français basé à Marseille et employons 16 500 collaborateurs dans notre pays. Notre coeur de métier est le transport maritime. Nous sommes le troisième opérateur de transport maritime mondial, avec une flotte d'environ 650 navires porte-conteneurs. Nous avons également développé une activité logistique et sommes devenus le numéro 5 mondial du secteur depuis le rachat de Bolloré Logistics, que nous avons finalisé il y a une quinzaine de jours.

En tant que leader mondial, nous avons un devoir d'exemplarité. Nous nous sommes donc fixé des objectifs ambitieux en matière de décarbonation, afin d'atteindre le Net Zero Carbone à l'horizon 2050 pour l'ensemble des activités du groupe. Nous avons été l'un des premiers du secteur à prendre un tel engagement, que nous avons renforcé en décembre dernier lors de la COP28 à Dubaï, en adoptant une trajectoire volontariste, à savoir diminuer de 30 % nos émissions de CO2 d'ici à 2030 et de 80 % d'ici à 2040, de manière à atteindre la neutralité carbone en 2050. Pour y parvenir, nous nous appuyons sur trois piliers.

Le premier pilier, c'est l'investissement.

Pour notre activité maritime, nous avons d'ores et déjà investi, depuis 2017, plus de 15 milliards de dollars dans la décarbonation de notre flotte. Ces investissements ont porté sur la modification de nos navires actuels et sur la commande de navires capables d'être propulsés à partir d'énergies décarbonées.

Pour notre activité logistique, nous travaillons sur deux axes principaux : l'électrification de notre flotte de véhicules - nous visons un objectif de 1 450 unités en 2025, contre 370 actuellement -, et l'équipement de nos entrepôts de panneaux solaires - nous couvrons une surface de 700 000 mètres carrés et souhaitons atteindre 2,1 millions de mètres carrés d'ici à 2025.

En parallèle, nous avons décidé de créer notre propre fonds d'investissement, Pulse, doté d'une enveloppe de 1,5 milliard d'euros. Ce fonds vise à accélérer la décarbonation de nos activités, ainsi que celles du secteur. Quelque 460 millions d'euros ont déjà été engagés dans des projets tels que HY24, qui a pour objectif de structurer la filière hydrogène française, Flexis, pour concevoir et produire des vans électriques en partenariat avec Renault et Volvo, ou encore Carbon, qui vise à installer des méga-usines photovoltaïques sur le port de Fos-sur-Mer.

Dans le cadre de ce fonds, nous avons également alloué 200 millions d'euros au soutien à la décarbonation de la filière maritime française. Nous considérons que, en tant que leader français, il est de notre responsabilité d'aider l'ensemble de la filière. Nous le ferons en partenariat avec Bpifrance. Le comité de pilotage sera prêt en avril. Dès lors, les premiers projets pourront être financés.

Le deuxième pilier repose sur notre stratégie de mix énergétique.

Nous ne croyons pas au recours à une seule énergie bas-carbone pour l'avenir. Nous sommes convaincus qu'il nous faudra utiliser un mix de différentes solutions. Nous avons été les premiers à choisir le gaz naturel liquéfié (GNL) comme énergie de transition pour limiter les émissions de polluants atmosphériques et réduire jusqu'à 20 % nos émissions de CO2.

À l'heure actuelle, nous disposons de 35 navires fonctionnant au GNL. Ce chiffre va presque doubler en 2024, puisque 20 nouvelles entrées en flotte interviendront. Ces navires pourront également fonctionner au biométhane et à l'e-méthane. Nous avons également commandé 24 navires propulsés au méthanol, dont les premiers seront livrés dès la fin de 2025. En 2028, ce sont 119 de nos navires qui pourront être propulsés à partir d'énergies décarbonées, soit 20 % de la flotte de CMA-CGM. Nous étudions en parallèle d'autres solutions de plus long terme - les piles à hydrogène, l'ammoniac, la captation et le stockage de carbone directement à bord du navire... -, même s'il faudra du temps pour que ces solutions soient applicables à un usage industriel.

Le troisième pilier est notre stratégie de collaborations et de partenariats.

Notre trajectoire de décarbonation est étroitement liée aux solutions énergétiques existantes. C'est pourquoi nous avons besoin d'énergéticiens comme TotalEnergies. Leur expertise technique et leur capacité à proposer des quantités suffisantes de carburants alternatifs à un prix compétitif sont déterminantes.

Pour vous donner un ordre de grandeur, nous avons acheté un peu plus de 500 000 tonnes de carburants alternatifs en 2023. En 2030, nous aurons besoin de près de 3 millions de tonnes de ces carburants pour tenir nos engagements. Aussi avons-nous conclu un partenariat avec TotalEnergies, qui illustre bien notre stratégie de mix énergétique. Depuis 2017, il prévoit la création d'une infrastructure de soutage de GNL pour nos navires en déployant une barge à Fos-sur-Mer, une autre à Rotterdam et, plus récemment, une autre à Singapour. Cela nous a permis de mettre en place une filière consacrée à cette énergie pour l'ensemble de notre secteur.

Notre partenariat avec TotalEnergies s'est ensuite logiquement étendu au biométhane. Nous avons conclu des accords similaires avec d'autres acteurs tels que Shell pour nous approvisionner en GNL, en biométhane et en e-méthane, ou encore Engie pour nous approvisionner en biométhane.

Enfin, TotalEnergies est, avec CMA-CGM, l'un des membres fondateurs de la coalition New Energies, qui réunit dix-neuf acteurs clés de la supply chain pour avancer sur des sujets de décarbonation du transport et de la logistique.

Les projets pilotes sur lesquels nous travaillons conjointement comportent des expérimentations sur un nouveau biocarburant produit à partir de déchets de bois pour le transport maritime, ou encore un prototype de capteur carbone embarqué à bord des navires.

Avant de conclure, permettez-moi, mesdames, messieurs les sénateurs, de vous faire part des principales difficultés que nous rencontrons et qui nécessitent le soutien des autorités publiques pour nous aider à accélérer la décarbonation de notre secteur.

Tout d'abord, nous pâtissons de l'absence de règles équitables pour tous. Dans la course à la décarbonation, il n'existe pas d'incitation à faire partie des pionniers. Par conséquent, CMA-CGM s'expose au risque de perdre un avantage compétitif vis-à-vis de ses concurrents qui ne font pas les mêmes efforts.

Ensuite, nous redoutons des problèmes de disponibilité des carburants décarbonés : nous anticipons une compétition entre les différents secteurs pour avoir accès à ces carburants verts en quantité suffisante.

Enfin, le prix de ces carburants peut poser problème, car ils entraînent un surcoût qui est entièrement supporté par les compagnies maritimes. Les États doivent s'engager à nos côtés. À cet égard, je souhaite vous faire part de trois besoins.

La France dispose d'un siège à l'Organisation maritime internationale (OMI), dont le rôle est d'oeuvrer à rendre équitables les règles du jeu à l'international. Cela suppose un cadre global incitatif applicable à tous les acteurs. Actuellement, l'Europe réglemente et taxe le carbone, ce qui n'est pas le cas ailleurs dans le monde.

Nous appelons à la création d'un mécanisme de bonus pour les énergies alternatives, applicable à l'échelle internationale, afin d'instaurer les conditions économiques nécessaires à l'accélération de leur utilisation. La filière maritime a besoin de cette visibilité pour continuer d'investir dans la transition énergétique. Comme je l'ai dit précédemment, le groupe CMA-CGM a investi depuis 2017 plus de 15 milliards de dollars dans une flotte de navires propulsés aux énergies vertes.

Nous devons également contribuer collectivement à faire émerger les filières dont nous avons besoin pour nous décarboner. Cela passe par des subventions à l'échelle nationale, mais aussi à l'échelle européenne. Quand je vois, par exemple, que le Fonds pour l'innovation européen a décidé de ne financer que deux projets en France, je me dis que l'Europe doit pouvoir faire mieux.

Nous avons lancé un projet avec Engie pour développer un centre de production d'e-méthane au Havre, que nos deux groupes financent en grande partie. Nous escomptions une aide du Fonds pour l'innovation européen ; malheureusement, notre demande a été rejetée.

Enfin, les ports français doivent devenir de véritables hubs énergétiques verts, afin que nous soyons en mesure d'importer des carburants décarbonés si nous n'en produisons pas suffisamment sur notre sol. Comme ils l'ont fait avec les énergies fossiles, les ports doivent jouer un rôle déterminant au service de la transition énergétique.

Pour conclure, le groupe CMA-CGM a été pionnier en décarbonant son activité. Il l'a fait en s'appuyant sur le savoir-faire d'autres partenaires, que ce soit TotalEnergies ou d'autres grands groupes internationaux. Nous sommes prêts à aller encore plus loin, et c'est ce que nous avons commencé de faire en décembre dernier, lors de la COP28 à Dubaï.

En étroite collaboration avec la diplomatie française, nous avons réussi à former une coalition réunissant cinq grands armateurs européens - CMA-CGM, le danois Maersk, l'italo-suisse MSC, l'allemand Hapag-Lloyd et le suédo-norvégien Wallenius Wilhelmsen - et trois pays - la France, le Danemark et la Corée du Sud - pour appeler notre secteur à prendre des engagements afin d'accélérer sa décarbonation. Cette démarche associant États et compagnies maritimes était inédite. Il s'agit à mon sens du bon chemin. Il nous appartient désormais de concrétiser cette belle annonce.

M. Roger Karoutchi, président. - Je suis sensible à votre intervention pragmatique et réaliste. Vous nous donnez des pistes tangibles en envisageant de nouveaux dispositifs.

Monsieur le président, vous avez évoqué le cadre de décision et de contrôle international. Comment faire, en somme, pour que les entreprises françaises qui veulent décarboner leur activité ne soient pas pénalisées par rapport aux entreprises chinoises ou russes, par exemple, qui ne seraient pas soumises aux mêmes règles ?

Vous avez évoqué notre siège permanent à l'OMI. Estimez-vous que nous pouvons réellement avancer à l'échelle mondiale pour établir un cadre commun à toutes les entreprises et éviter ainsi la distorsion de la concurrence ?

Par ailleurs, vous êtes en lien avec TotalEnergies, Engie et les autres grands énergéticiens. Avez-vous le sentiment que ceux-ci vont dans le même sens que vous ? Les sentez-vous réellement engagés dans une trajectoire de décarbonation ? Ont-ils besoin d'être sollicités pour que les choses bougent ?

M. Rodolphe Saadé. - Tout d'abord, je souligne le fait que les quatre plus grandes compagnies maritimes au monde sont actuellement européennes - dans l'ordre, l'italo-suisse MSC, le danois Maersk, CMA-CGM et l'allemand Hapag-Lloyd. Ces quatre compagnies pèsent 50 % du marché mondial. Il n'existe pas de grande compagnie maritime américaine ou anglaise. En revanche, il existe des opérateurs asiatiques : le numéro 5 mondial est chinois. L'Europe a donc un rôle majeur à jouer. L'initiative que nous avons prise lors de la COP28 montre que, si nous parvenons à travailler en bonne intelligence, nous sommes capables de faire beaucoup de choses.

En ce qui concerne TotalEnergies et Engie, je pense qu'ils sont en effet engagés pour trouver des solutions. La difficulté principale que nous rencontrons dans notre secteur, c'est que le carburant vert coûte cher. Il faut donc réfléchir aux moyens de trouver le carburant à la fois le plus vert possible et le moins coûteux possible. Au bout du compte, nous ne pouvons pas assumer seuls le coût de ces énergies vertes. Il doit être partagé avec nos clients. À cet égard, l'engagement de TotalEnergies, d'Engie voire d'autres grands groupes internationaux est réel.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le secteur des transports, dans son ensemble, ne parvient pas à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES), notamment parce qu'il utilise massivement du pétrole. À lui seul, le transport maritime représente 3 % des émissions, et celles-ci n'ont pas fini de croître.

Vous avez insisté sur l'évolution des carburants et des énergies que vous utilisez. Vous avez ainsi affirmé que 119 de vos navires fonctionneraient bientôt à partir d'énergies décarbonées. Le GNL, ce n'est ni une énergie renouvelable ni une énergie verte.

Valérie Masson-Delmotte, qui est sans doute la plus grande climatologue française, et Jean-Marc Jancovici, expert des énergies, ont dit devant notre commission d'enquête que l'on avait tendance à gravement sous-estimer l'impact climatique du GNL. Le rapport de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), paru hier, indique que les émissions de méthane liées aux énergies fossiles ont explosé à l'échelle mondiale. Compte tenu de ces éléments, pouvez-vous nous éclairer sur la façon dont votre flotte prend en considération le potentiel polluant et très émetteur du GNL ?

Au demeurant, je salue votre initiative d'une alliance, lancée à Dubaï, entre les armateurs et les énergéticiens, ainsi que votre participation à la Mediterranean and African Markets Initiative (MAMi), qui vise justement à réduire les fuites et les émissions de méthane dans le secteur du transport maritime. Pouvez-vous clarifier les choses ?

M. Rodolphe Saadé. - Je suis d'accord avec vous : le GNL n'est probablement pas l'énergie d'aujourd'hui et de demain, même s'il permet de réduire nos émissions de CO2 de 20 %. En parallèle, il y a le sujet que vous indiquez du methane slip. Mais que devons-nous faire ? Attendre pendant quinze ou vingt ans que quelqu'un décide quelle sera l'énergie de demain ou prendre dès maintenant des initiatives, financées par nous-mêmes, pour assurer la transition le temps de trouver une énergie meilleure ? Sachez que nous avons commandé des navires fonctionnant au méthanol qui, dès 2025, nous permettront de réduire nos émissions de CO2 de manière beaucoup plus significative, si nous parvenons à trouver du méthanol en quantité suffisante. En attendant, le GNL est la seule solution dont disposent les transporteurs maritimes. Il y a certainement mieux. Mais faut-il attendre ? Un navire utilisant du GNL nous coûte beaucoup plus cher qu'un navire propulsé au fuel conventionnel. Certains de nos concurrents ont décidé d'attendre que quelqu'un décide à leur place d'utiliser une meilleure énergie, mais ce n'est pas le style de la CMA-CGM.

Je ne saurai trop insister : le GNL n'est pas une solution définitive, ne réglera pas la question, mais il permet tout de même de réduire nos émissions de CO2 de 15 à 20 % - c'est un bon début ! Ce que nous souhaitons, c'est développer, avec les autorités et les grands énergéticiens, une seule et unique énergie. Mais pour l'heure, nous tâtonnons. Voilà pourquoi nous nous replions sur le GNL, le méthane, le méthanol, l'ammoniac et l'hydrogène. Quant à l'Union européenne, elle ne propose aucune solution au-delà des taxations.

M. Jean-Claude Tissot. - Je vous remercie pour votre clarté, qui n'a pas changé depuis que la commission des affaires économiques vous avait entendu en 2022 sur la stratégie de développement de votre entreprise.

Ma question est assez simple : connaissez-vous l'origine du GNL consommé par vos navires ? En est-il tenu compte dans les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et dans le cadre du devoir de vigilance ?

M. Farid Trad. - Le GNL est fourni à Rotterdam et à Fos-sur-mer par TotalEnergies, entre autres énergéticiens - il est surtout présent dans les terminaux de liquéfaction de Fos et de Gate. Il est difficile de tracer l'origine exacte de la molécule, car tout est mélangé dans les terminaux concernés.

Il existe des contrats extrêmement précis comportant des clauses de conformité au regard des réglementations internationales. Quant au régime de sanction, il est conçu avec la plus grande rigueur. Nous pouvons ainsi assurer que l'origine du GNL est conforme aux dispositifs européens et internationaux.

Vous nous interrogez sur le devoir de vigilance. Bien entendu, nous suivons de très près les grandes entreprises et nous nous posons des questions sur leur éligibilité.

Le phénomène de methane slip est très préoccupant. Aujourd'hui, l'analyse des cycles de vie est fondamentale. Elle consiste à mesurer le niveau d'émissions, depuis la production jusqu'à la combustion. Dans le cadre de cette analyse, nous tenons évidemment compte des émissions fugitives, afin de s'assurer que nous puissions les compenser dans notre effort de décarbonation.

Nous avons conscience des fuites de méthane. Aussi, nous y consacrons des ressources significatives en matière de recherche et développement (R&D), en lien avec nos motoristes, ce qui permettra au groupe CMA-CGM de respecter ses objectifs de décarbonation.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Distinguez-vous le GNL qui provient du gaz de schiste ?

M. Farid Trad. - Dans le cadre de l'analyse de nos émissions fugitives, nous tenons compte des standards internationaux sur lesquels nous devons nous appuyer, mais nous ne sommes pas énergéticiens. Il nous est donc difficile d'évaluer exactement l'origine du GNL.

La notion de substitution est fondamentale. Le GNL est aujourd'hui utilisé comme une énergie de transition : à terme, on y substituera du biométhane et du méthane de synthèse - dans un rapport d'un pour un puisqu'il s'agit de la même molécule -, dont la production sera beaucoup plus vertueuse que celle du gaz de schiste. L'exploitation du gaz de schiste est une réalité dans le monde, mais elle n'est pas le futur vers lequel nous tentons de diriger notre flotte, futur qui sera fait d'énergies alternatives et d'énergies vertes.

J'y insiste : avec les mêmes infrastructures portuaires, comme celles de Fos-sur-mer, et la même compétitivité, nous serons capables de remplacer le GNL fossile par du biométhane et plus tard du e-méthane. Notre flotte pourra ainsi être décarbonée de la meilleure manière possible.

M. Pierre Barros. - Les incitations à l'échelle internationale et les trois axes que vous avez décrits apporteront de la visibilité ; elle est essentielle pour les commerçants et les marchands.

Votre groupe doit inciter à développer de nouveaux carburants puisqu'il en consomme massivement. Si l'on se réfère à l'histoire de la marine marchande, le passage de la voile au moteur a modifié la forme et la taille des navires et a nécessité l'utilisation de nouvelles énergies. La force motrice a nécessairement transformé le type de transports préexistants.

Nous plaidons pour le recours à de nouveaux carburants - nous n'avons d'ailleurs pas le choix. Le changement d'énergie affectera-t-il le tonnage transporté ? De façon plus générale, quel est l'avenir de la marine marchande dans le cadre de la transition énergétique ? Les flux s'en trouveront-ils modifiés ? Va-t-on vers un rapprochement entre la production et le consommateur ? Bref, quels changements la fin du pétrole lourd entraînera-t-elle ?

M. Rodolphe Saadé. - La taille des navires a évolué avec la croissance mondiale. Plus la croissance s'est développée, plus la taille des bateaux a augmenté, notamment ceux qui, depuis l'Asie, naviguent vers l'Europe et les États-Unis. Tel est le modèle qui prospère depuis de nombreuses années. Toutefois, la mondialisation va évoluer, en particulier du fait du changement climatique.

Le secteur du transport maritime ne peut plus être indifférent aux énergies qu'il brûle pour assurer ses activités. C'est pourquoi des initiatives de transition et de transformation sur le long terme ont été prises, mais leur mise en oeuvre prendra du temps.

Les trafics régionaux, qu'ils soient intra-européens, intra-asiatiques ou intra-américains, vont continuer à se développer. À terme, nous serons sans doute moins dépendants de l'Asie pour certaines commodités.

Par ailleurs, nous avons participé à l'initiative de l'entreprise Neoline, qui a pour ambition de développer des navires propulsés à la voile entre les ports français et ceux de la côte Est des États-Unis. Il y a quelques années, j'aurais été très dubitatif, mais je comprends ce type d'initiative aujourd'hui. Pour autant, elle s'avère coûteuse. En outre, ces navires mettront bien plus de temps à relier New York depuis le Havre que les porte-conteneurs. Leur avantage, c'est qu'ils n'émettent aucun CO2.

Le client est-il prêt à attendre et à payer plus cher ? Ce n'est pas sûr : on revient toujours au même problème. Nous investissons massivement, mais nous ne pouvons pas être les seuls à le faire.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Comment parvenir à une meilleure répartition des coûts liés à l'expérimentation et à l'innovation ? En ce domaine, il serait facile de se mettre d'accord dans un cadre européen. Cela suppose-t-il de passer par des systèmes de taxation différenciée ou de revoir les conditions de financement ou de subvention ?

Par ailleurs, votre projet lancé avec Engie a été retoqué. Quelle est votre appréciation du niveau d'équipement des infrastructures portuaires françaises et européennes, du point de vue de la transition énergétique ?

M. Rodolphe Saadé. - Je ne sais pas vraiment pourquoi ce projet a été refusé. Nous le soumettrons de nouveau à la direction du fonds, dans l'espoir qu'elle change d'avis.

La difficulté, c'est que le projet est désormais arrêté. L'Europe doit nous aider : le cas échéant, nous n'irons pas demander à la Chine de financer un projet de décarbonation en France ; d'ailleurs, elle serait capable de nous donner un coup de main ! Ce n'est pas une question d'argent, mais de principe.

Les ports français et européens sont bien équipés pour la fourniture du GNL, ce qui n'est pas le cas pour d'autres énergies comme le nucléaire, l'hydrogène et l'ammoniac. Le groupe TotalEnergies, avec lequel nous avons conclu un partenariat pour la fourniture de GNL, met une barge à notre disposition à Fos-sur-mer et à Rotterdam. Depuis ces terminaux, nos navires peuvent s'approvisionner en GNL en quantité suffisante.

J'en viens à votre question sur une meilleure répartition des coûts. Il y a quelques années, les compagnies maritimes travaillaient seules. Elles en faisaient même un argument de vente : elles tenaient à proposer leur propre solution. Aujourd'hui, les investissements en matière de R&D sont tels que nous avons tout intérêt à agir à plusieurs.

L'initiative lancée lors de la COP28 à Dubaï avec d'autres armateurs ne sera pas mise en oeuvre dans l'immédiat, car les entreprises du secteur préfèrent encore travailler seules. Nous devons parvenir à briser la glace pour avancer. Une chose est sûre : réfléchir à quatre ou cinq sur la décarbonation de demain nous aiderait beaucoup à réduire le coût de production. Le problème, c'est qu'aucune autorité n'a clairement indiqué quelle était l'énergie qu'il convenait d'utiliser. Tant que personne ne le dit, nous allons continuer à tâtonner.

Mme Sophie Primas. - Je vous remercie, monsieur le président, pour l'accueil que vous aviez réservé à la délégation de la commission des affaires économiques lorsqu'elle s'était rendue à Los Angeles, il y a un an et demi, pour y visiter vos installations. Nous avions été impressionnés par la taille de ces dernières, mais aussi par votre volonté d'assurer la transition énergétique sur le port lui-même et sur vos véhicules, qui représentent une part non nulle des émissions de GES et des particules.

Aujourd'hui, vous possédez 650 navires. Combien coûtent-ils à l'unité ? Plus précisément, quel investissement l'acquisition d'un navire neuf fonctionnant au GNL, et bientôt au biométhane, représente-t-elle ?

Vos efforts en matière de décarbonation sont substantiels, mais en avez-vous mesuré l'impact sur vos propres émissions ? Quel est le résultat de vos premiers investissements, qui se chiffrent en milliards ?

Les efforts accomplis par TotalEnergies en matière de traçage sont-ils focalisés en France et en Europe, ou bien sont-ils déployés partout dans le monde ?

Vous l'avez rappelé, les quatre leaders du transport maritime sont européens et représentent environ 50 % du trafic. Les autres transporteurs ont-ils les moyens d'investir aussi fortement que ces grands groupes pour assurer la transition énergétique ?

M. Rodolphe Saadé. - Le coût d'un navire dépend de sa taille : un grand navire de 400 mètres de long, qui peut transporter 24 000 conteneurs entre la Chine et l'Europe, coûte 250 millions de dollars. Or, pour pouvoir opérer dans le domaine du transport maritime, il faut offrir une fréquence tous les sept jours. Tous les sept jours, vous avez un départ de Shanghai ou du Havre. Il faut donc au minimum treize navires ; et treize fois 250 millions d'euros, cela fait beaucoup d'argent.

La crise en mer Rouge, qui nous impose pour l'heure de passer par le cap de Bonne-Espérance, allonge de quinze jours le temps de transport. Cela coûte cher.

Les bateaux de plus petite taille coûtent évidemment moins cher.

M. Farid Trad. - En 2023, nos émissions de CO2 se sont établies à 29 millions de tonnes pour la partie maritime : c'est 1 million de tonnes de moins qu'en 2022. L'effort est donc assez conséquent. Pour 2024, sans prendre en compte l'effet de la crise en mer Rouge, qui est un impondérable, notre ambition est de réduire nos émissions de 700 000 à 900 000 tonnes. Aujourd'hui, de manière très concrète, que ce soit en valeur absolue ou par unité transportée, nous sommes sur une trajectoire de réduction de nos émissions.

M. Rodolphe Saadé. - Pour ce qui concerne les 50 % restants, les opérateurs sont asiatiques. Or - j'ai déjà eu l'occasion de l'indiquer - toutes les régions du monde n'imposent pas les mêmes réglementations. Il n'existe pas, comme on dit en anglais, de level playing field.

Ainsi, depuis janvier 2024, l'Europe prélève une taxe qui n'existe pas en Asie. Les opérateurs intra-asiatiques, qui occupent une grande place sur le marché, ne sont pas taxés de la même manière que nous. Sont-ils aussi conscients que nous des problématiques climatiques ? Certainement. Mais tant que cela ne leur coûtera pas, ils ne bougeront pas.

Nous avons des partenariats avec TotalEnergies dans des pays où cette entreprise est présente. Je pense par exemple au partenariat en vertu duquel TotalEnergies nous fournit du GNL à Fos-sur-Mer ou à Rotterdam : cela se passe très bien, nous n'avons pas de difficulté particulière. Nous avons simplement des discussions au sujet des prix - et vous imaginez que de telles discussions peuvent être amusantes...

M. Roger Karoutchi, président. - J'en reviens à la question de Mme Primas : les opérateurs, asiatiques ou autres, qui ne figurent pas parmi les quatre premiers ont-ils les moyens financiers et matériels de s'engager dans la transition énergétique ? Au-delà de la législation, ne faut-il pas une taille critique ?

M. Rodolphe Saadé. - Le cinquième opérateur est chinois. Or - cela vous surprendra peut-être - la Chine est très au fait des problématiques liées à l'environnement et à la réduction des émissions de CO2. Cosco - c'est le nom de cet armateur chinois - a investi dans une flotte de navires au méthanol et s'est déjà engagé à acheter du méthanol à des fournisseurs chinois. Un armateur taïwanais suivra ; quant aux autres opérateurs, ils sont beaucoup plus petits et n'ont donc pas les mêmes besoins que nous-mêmes en grands navires.

J'y insiste, Cosco est très attentif à ces problématiques et le gouvernement chinois investit massivement dans la décarbonation du secteur du transport maritime.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je salue votre pragmatisme ; mais l'objectif d'une décarbonation quasi totale à l'horizon 2050 est-il réaliste, sachant que l'énergie décarbonée n'existe pas réellement pour le transport maritime et que cet effort aura un coût extrêmement élevé ?

M. Rodolphe Saadé. - Si je vous avais dit : « Je n'y arriverai pas en 2050. Ce n'est pas mon problème, c'est celui des autres », vous m'auriez posé la question différemment. Ce que nous disons aujourd'hui, c'est que nous devons faire de notre mieux. Pour ma part, je souhaiterais qu'une réglementation nous impose une énergie précise : nous n'aurions plus à tâtonner.

L'objectif fixé pour 2050 est extrêmement ambitieux. Est-ce que nous allons y arriver ? On verra en 2050. En tout cas, nous allons tout faire pour. Nous n'avons pas nécessairement les moyens, mais nous avons la volonté.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Incontestablement, vous avez de l'ambition en matière de décarbonation ; mais il y a tout de même un cadre européen qui s'impose à vous. Après plusieurs années de luttes, on a réussi à inclure le transport maritime dans le marché carbone. Aujourd'hui, les entreprises non européennes qui viennent dans les ports européens sont, elles aussi, soumises à ce marché. L'Europe n'avance peut-être pas si vite qu'on pourrait le souhaiter, mais elle avance quand même.

J'entends votre argument relatif aux énergies. Mais parmi les États membres, les plus grands consommateurs d'énergie, dont la France, sont souvent les premiers à exclure les orientations technologiques des recommandations ou des règles de la Commission européenne. Ce que revendiquent les grands secteurs économiques comme les États membres, c'est la neutralité technologique. Ils disent en résumé : « Fixez des objectifs de réduction de CO2, mais ne nous imposez pas une technologie particulière. » À cet égard, vous exprimez un point de vue quelque peu singulier.

Enfin, vous avez racheté une partie des infrastructures du groupe Bolloré : comment vous situez-vous dans les différents ports, notamment en Afrique ? Un port tanzanien va exporter les hydrocarbures produits par TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie. Il a été racheté par MSC. Est-ce par choix que vous ne vous êtes pas porté candidat ?

M. Rodolphe Saadé. - Je reconnais que l'Europe, grâce à la taxe au tonnage, permet aux armateurs européens d'investir massivement dans la décarbonation du secteur du transport maritime. Nous mettons en oeuvre un certain nombre d'actions en ce sens. Ce que nous souhaiterions, c'est avoir un peu plus de clarté s'agissant des énergies qu'il convient de choisir pour continuer à avancer. Aujourd'hui, nous avons différentes possibilités ; quelles qu'elles soient, les initiatives coûtent beaucoup d'argent, et in fine il est possible qu'elles ne soient pas retenues.

Idéalement, il faudrait sélectionner une ou deux énergies : dans le cadre des partenariats que nous avons noués avec d'autres compagnies, nous pourrions dès lors construire des bateaux sur cette base. En attendant qu'une décision soit prise par les autorités, nous préférons continuer à avancer avec des navires propulsés au méthanol ou au GNL, qui permettront aussi, dans quelques années, d'utiliser du méthane ou du e-méthane.

Vous m'interrogez également au sujet de l'Afrique. Nous avons acheté Bolloré Logistics. Nous achetons des infrastructures logistiques, des entrepôts, du transit, mais pas d'infrastructures en Afrique.

Il se peut que l'on envisage à un moment donné d'investir dans un terminal à porte-conteneurs en Tanzanie, pays qui est en développement. De même, nous regarderons au Kenya. Nous avons déjà investi au Nigeria et au Cameroun, mais les différents terminaux de Bolloré ont été rachetés par MSC, pas par nous.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci, monsieur le président, d'avoir bien voulu répondre à nos questions.

Audition de M. Louis Gallois, co-président de La Fabrique de l'industrie
(Jeudi 14 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. Nous entendons aujourd'hui M. Louis Gallois, co-président de La Fabrique de l'industrie.

Avant de vous laisser la parole, Monsieur Gallois, pour un propos introductif, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux et consultable à la demande. Cette audition fera également l'objet d'un compte rendu public. Un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Monsieur Gallois, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Gallois prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou chez l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participation à des cénacles financés par des énergéticiens.

M. Louis Gallois. - J'ai été président du conseil de surveillance du groupe PSA lorsqu'il a conclu un accord avec Total pour la construction d'une usine de batteries à Douvrin. Par ailleurs, je suis propriétaire d'un compte d'assurance-vie en unité de comptes, que je ne gère pas mais dans lequel peuvent éventuellement se trouver des actions de TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci. Je vous cède la parole pour un propos introductif.

M. Louis Gallois. - Je ne me considère pas particulièrement compétent pour parler de TotalEnergies, en dehors du fait que cette entreprise est connue et joue un rôle majeur. En revanche, je suis à votre disposition pour répondre à vos questions sur l'énergie de manière générale, et sur la politique énergétique.

M. Roger Karoutchi, président. - Que pouvez-vous nous dire sur le thème de la décarbonation de l'industrie française ? Avez-vous le sentiment qu'elle est en bonne voie ? Est-elle suffisamment appuyée ? Connaît-elle des difficultés ?

M. Louis Gallois. - L'industrie française est confrontée à trois défis. Le premier est celui de l'augmentation du prix de l'énergie. Je rappelle que l'électricité est aujourd'hui près de deux fois plus chère pour les entreprises qu'en 2019, et que le prix du gaz en Europe est à peu près trois fois supérieur à ce qu'il est aux États-Unis. C'est un premier choc, qui concerne au premier chef les entreprises fortement consommatrices d'énergie. Le deuxième défi est celui de la décarbonation. Le troisième choc est celui de l'agressivité chinoise dans un certain nombre de domaines. Ce que nous avons constaté dans le domaine du photovoltaïque, nous allons probablement le subir dans celui des éoliennes et, de manière massive, dans celui des batteries et des voitures électriques qui vont fortement impacter l'industrie européenne. Je parle d'industrie européenne parce qu'il convient, sur ces sujets, de ne pas se focaliser uniquement sur la France. Il s'agit d'une affaire européenne.

La décarbonation est un objectif que tous les industriels ont à l'esprit. D'une étude menée par La Fabrique de l'industrie sur trente-huit grands groupes, il ressort que tous sont engagés dans des programmes de décarbonation. Ils sont engagés dans une phase de la sobriété, c'est-à-dire de réduction des consommations d'énergie en termes d'éclairage, de chauffage, etc. Ils font également évoluer leur appareil de production, dès lors que ces modifications n'y entraînent pas de transformations profondes. En revanche, ils se montrent bien davantage prudents lorsqu'il s'agit de changer complètement leurs équipements ou leurs procédés industriels. En effet, une telle démarche représente des coûts beaucoup plus élevés, et les investissements nécessaires se font au détriment des investissements d'innovation et de productivité auxquels ils sont par ailleurs tenus de procéder. Ils commencent à aborder de manière offensive le Scope 3, c'est-à-dire la décarbonation de leurs intrants, des produits qu'ils doivent acquérir afin de mener leur activité de production. Ils ont introduit cette donnée dans leurs négociations avec leurs fournisseurs, et incitent ou aident éventuellement ceux-ci. Toutefois, sauf exception, ils n'ont pas encore mis en place de dispositifs contraignants, ou conditionnant leurs achats.

Amener ces industriels à passer à des investissements massifs en termes de décarbonation, c'est-à-dire les amener à changer de procédés de fabrication et d'équipements, ne sera possible - je le dis très franchement - qu'à la condition de mettre en place des aides publiques. À Dunkerque, par exemple, l'État prend en charge la moitié du coût du passage à la réduction directe de l'oxyde de fer, qui se substitue à la réduction de l'oxyde de fer par le coke. Ce passage n'est pas encore résolu car il va falloir voir comment fournir l'hydrogène. Cet investissement représente environ 1,8 milliard d'euros. L'État a produit ici un effort considérable, en prenant à sa charge la moitié de ce montant.

Il convient de relever une différence d'approche entre les États-Unis et l'Europe. L'Europe met en place des réglementations. Elle fixe des objectifs contraignants, auxquels d'ailleurs la France n'échappe pas avec la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) visant une baisse de 55 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) d'ici 2030, ce qui représente un objectif extrêmement ambitieux. Elle applique un prix du CO2 qui fluctue, mais qui, sans être actuellement très élevé, devient significatif. Elle assouplit sa doctrine en matière de dette publique, laissant aux États le soin de financer ses aides publiques - et, sans surprise, 50 % des aides publiques sont demandées par l'Allemagne quand la France en demande 27 %, ce qui n'est pas absurde eu égard à la taille des appareils industriels respectifs de ces pays. On voit donc apparaître des disparités considérables au sein de l'Europe.

Les États-Unis quant à eux ne réglementent pas. En revanche, ils aident massivement la décarbonation de leur industrie, à travers le plan Inflation Reduction Act (IRA) de 400 milliards de dollars, auquel s'ajoute un certain nombre d'autres plans, ainsi qu'une partie des 1 200 milliards de dollars du plan d'infrastructures. Au total, l'enveloppe à destination de l'industrie américaine représentant un montant de l'ordre de 1 000 milliards de dollars. Le niveau de soutien à la décarbonation est actuellement beaucoup plus élevé aux États-Unis que dans l'Union européenne, où des disparités considérables apparaissent donc entre les pays membres.

Je pense que l'Europe devrait réfléchir à l'attitude qui fut la sienne au cours de la crise du Covid-19. En d'autres termes, je pense qu'elle devrait mobiliser sa capacité d'emprunt, comme elle a su le faire à l'époque, afin d'élaborer cette fois une sorte d'IRA à l'européenne. On m'objectera que la capacité d'emprunt de l'Europe est celle des pays qui la composent. Cela est juste. Néanmoins, si l'Europe ne dispose pas du privilège monétaire des Américains, qui peuvent s'endetter de manière pratiquement illimitée, sa capacité d'emprunt propre reste considérable. Sa notation est très favorable, par conséquent elle peut emprunter à des taux moins élevés qu'un certain nombre de pays, dont la France. Je pense qu'il convient de mobiliser cette capacité d'emprunt afin de mettre en place une sorte d'IRA européen.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Nous constatons en effet, les fortes insuffisances européennes. Par construction, l'Europe n'a pas de politique industrielle commune, ce qui représente une faute originelle. Vous avez raison de souligner, Monsieur Gallois, que l'Europe est un géant normatif, ce qui correspond à l'essence aussi de la construction européenne. Mais si aujourd'hui nous sommes, de loin, les meilleurs sur les ambitions climatiques, la bataille économique climatique, en termes de stratégie et de mise en oeuvre, se joue ailleurs.

Nous travaillons sur les outils de politique publique en mesure de permettre d'accélérer la transition énergétique, et notamment celle de TotalEnergies. Vous avez mentionné le fait que l'Europe, face au dumping chinois, a abandonné son industrie photovoltaïque. Il convient toutefois de nuancer en rappelant qu'elle l'a abandonnée parce qu'elle a choisi d'autres industries. Il s'agissait d'un arbitrage industriel. Nous avons choisi les machines-outils allemandes plutôt que nos propres industries photovoltaïques. À partir de votre analyse des politiques industrielles et de votre expérience de grand patron, comment peut-on inciter un groupe comme TotalEnergies à investir beaucoup plus massivement dans les énergies renouvelables, y compris en Europe ? Or, de la puissance de l'industrie européenne des énergies renouvelables dépend notre capacité à l'aider et à la défendre contre une concurrence déloyale.

Vous avez également évoqué le Scope 3, les émissions indirectes et les intrants. Dans le cas de TotalEnergies, le problème est selon moi lié aux productions industrielles davantage qu'aux intrants. Le Scope 3 participe, au fond, à une économie maintenue dans un état de dépendance aux énergies. Quels outils de politique publique permettraient, selon vous, d'accompagner davantage TotalEnergies dans sa transition énergétique ?

Enfin, vous travaillez sur la question de notre souveraineté énergétique. À ce titre, que pensez-vous du fait que TotalEnergies continue à investir sur des champs pétroliers et gaziers dans des pays dont nous dépendrons, et qui sont parfois très instables politiquement, voire opposés aux valeurs que nous défendons ?

M. Louis Gallois. - Je suis réservé à l'idée de m'exprimer sur TotalEnergies, n'ayant aucune compétence particulière pour le faire. Je ne suis pas parlementaire et, contrairement à vous, je ne peux m'exprimer sur tous les sujets. Je me contenterai donc d'aborder les sujets que je connais.

J'ai écouté l'audition de Monsieur Jean-Marc Jancovici par votre commission d'enquête. Dans son classement des entreprises énergétiques, il a situé TotalEnergies dans une catégorie moyenne, sachant qu'il y a, selon ses critères, très peu de bons élèves. Cela reste un jugement, mais selon lui, TotalEnergies est plutôt en avance par rapport à d'autres entreprises. À ma connaissance, TotalEnergies est le numéro 1 français en matière d'énergies renouvelables. Je pense que nous disposons ici d'un outil considérable. Est-il assez rapide en termes de transition ? Pourrait-il aller plus vite ? Je n'ai pas la compétence pour le dire. En revanche, je pense que TotalEnergies constitue un outil majeur de la transition énergétique.

S'il existe une offre de pétrole, c'est qu'il existe une demande. Cette demande, à ce jour, demeure massive. La voiture électrique ne représente qu'une partie limitée du parc automobile en Europe, aux États-Unis et en Chine. Ailleurs, cette part est proche de zéro. Une grande partie de l'énergie consommée pour l'industrie, pour le chauffage des logements, etc., reste du pétrole ou du gaz. Dès lors, TotalEnergies doit-il se priver de ces marchés ? Je n'ai, à ce sujet, qu'une opinion de citoyen.

La souveraineté énergétique est une affaire très complexe. Nous payons vingt ans de politique énergétique erratique en France ainsi que l'erreur fondamentale de l'Allemagne de s'appuyer sur l'énergie russe. Notre pays est encore relativement indépendant sur le plan énergétique et sur le plan de la production d'électricité. Cependant, nous ne sommes pas en mesure de suivre la courbe de croissance de la consommation d'électricité dans notre pays. Pour y parvenir, nous devrons réaliser des investissements considérables.

Par ailleurs, il est crucial pour l'Europe que l'Allemagne sorte de sa dépendance au gaz. Or j'ai récemment entendu que l'Allemagne a pour projet la construction de dix centrales à gaz, afin de remplacer progressivement le charbon.

TotalEnergies peut-il jouer un rôle dans ce domaine ? C'est à eux de répondre à cette question. Comme je le disais, TotalEnergies représente selon moi un outil majeur. Nous avons la chance de disposer en France de l'une des cinq plus grandes entreprises au monde dans le domaine des énergies primaires, c'est-à-dire les énergies renouvelables, le pétrole et le gaz. Cette situation représente un atout qu'il convient de manier avec prudence. Je lisais ce matin dans Les Échos un article sur les éventuelles menaces de fermeture de raffineries en France. Si elles se concrétisaient, ces fermetures pourraient générer de sérieuses turbulences.

S'agissant de la souveraineté énergétique, notre erreur funeste, au cours des vingt dernières années, est d'avoir pensé que la consommation d'électricité allait diminuer. Or cette consommation devrait connaître au contraire une croissance extrêmement forte dans les années à venir, à la faveur de l'électrification générale des usages - la mobilité, le chauffage, l'industrie etc. Réseau de transport d'électricité (RTE) prévoit dans l'un de ses scénarios une consommation de 754 térawattheures (TWh) en 2050. En 2023, cette consommation s'établissait à 445 TWh. La perspective est donc proche d'un doublement en vingt-cinq ans, et je me souviens que Monsieur Jean-Bernard Lévy, l'ancien président d'EDF, évoquait l'hypothèse d'une consommation de 800 à 900 TWh.

Afin de faire face à cette croissance, nous disposons d'un parc nucléaire dont nous savons que, d'ici 2035, la capacité ne croîtra quasiment pas. En revanche, nous pouvons gagner quelques pourcentages de production sur les centrales. Nous avons des énergies renouvelables, dont la croissance n'est pas infinie. En effet, la production d'électricité solaire se heurte à des limites en termes d'occupation des sols et de rendement. Quant à l'éolien off shore, qui représente la source d'énergie la plus tangible, son développement risque d'être ralenti, d'abord par l'étroitesse du plateau continental français, qui ne facilite pas l'implantation d'éoliennes ancrées au sol, ensuite par l'incertitude sur notre capacité à disposer des matériaux critiques nécessaires à l'implantation d'éoliennes offshore à un rythme très élevé. Nous disposons également de la biomasse, qui est une ressource elle aussi limitée par le fait qu'elle se trouve en concurrence avec d'autres usages. Enfin, si le potentiel de l'hydraulique peut être légèrement augmenté, la France est déjà largement équipée et il est difficile d'envisager qu'elle puisse aller au-delà de sa production actuelle.

Au regard de cet état des lieux, nous pouvons affirmer que la situation de la décennie 2030-2040 sera difficile, puisque nous serons probablement confrontés à une insuffisance de production d'électricité. Et lorsqu'une production d'électricité s'avère insuffisante, on se tourne vers le gaz. La France sera-t-elle en mesure d'éviter de recourir au gaz ? Je n'en suis pas certain. Et je formule cette hypothèse sans enthousiasme, parce que je pense que le gaz naturel liquéfié (GNL) pose un véritable problème sur le plan environnemental, étant quasiment plus néfaste que le pétrole en raison des fuites.

Il convient par conséquent de réfléchir à partir de cette perspective peu réjouissante. Si nous pourrons compter sur les importations de nos voisins pour l'approvisionnement électrique de la France, ces importations seront marginales et ne sauraient compenser l'écart entre la production et la consommation. Je ne veux pas jouer les prophètes de malheur, mais il me semble nécessaire d'envisager très sérieusement l'hypothèse - qui n'est pas assurée - d'une insuffisance de la production d'électricité entre 2030 et 2040. La difficulté sera de traverser cette décennie, puisque, à partir de 2040, la situation devrait s'améliorer. En effet, d'une part les énergies renouvelables représenteront une part plus importante dans la production d'électricité, et d'autre part le parc nucléaire commencera à produire davantage d'électricité, dès lors que le programme actuellement prévu aura été mis en oeuvre.

M. Jean-Claude Tissot. - J'aimerais revenir sur l'enjeu de la sobriété énergétique, qui devrait être au coeur de nos préoccupations et au coeur de toutes nos politiques publiques. Comme cela a été remarqué, les évolutions technologiques permettent de produire différemment, mais pas toujours en diminuant l'usage des ressources et la consommation d'énergie. TotalEnergies met lui-même en avant le concept de sobriété sur son site Internet, pourvoit des conseils à ses clients, et offre un bonus pour récompenser la réduction de la consommation d'électricité et de gaz. Pensez-vous que les efforts des énergéticiens sont à la hauteur de l'enjeu ? De quelle manière les pouvoirs publics pourraient-ils accompagner davantage cette nécessaire sobriété ?

TotalEnergies traite cette question de la sobriété de manière malheureusement très variable, puisque le groupe continue à investir dans des projets d'infrastructures de grande ampleur dans le monde entier, dont certains sont considérés comme des bombes carbone. Par quels moyens, au-delà de l'endettement public que vous avez mentionné, pourrait-on inciter les grandes entreprises du gaz et du pétrole à porter l'enjeu de sobriété énergétique dans le monde, et à le traduire dans leur modèle économique ?

M. Louis Gallois. - Vous m'interrogez encore une fois sur TotalEnergies. Comme je l'ai déjà indiqué, je ne souhaite pas m'exprimer sur ce groupe en particulier. Mais, de manière générale, je suis admiratif des entreprises qui conseillent à leurs clients d'acheter le moins possible leurs produits... Je reconnais humblement ne jamais avoir pratiqué cela dans ma carrière : c'est très bien qu'il le fasse ! La sobriété est une affaire collective. Trouver le moyen de réduire globalement la consommation d'énergie est l'affaire d'un pays, d'un continent. Il ne revient pas aux producteurs d'énergie de trouver une solution à ce problème, qui concerne la puissance publique, l'État, les collectivités locales et les citoyens. En disant cela, je n'exonère pas les producteurs d'énergie. Je pense simplement qu'il ne faut pas attendre d'eux la solution au problème de la sobriété énergétique.

Cela a ses limites. Nous savons que les mesures de sobriété énergétique entraînent des turbulences politiques, et nous avons tous en mémoire que le mouvement des gilets jaunes est né à la suite de mesures de sobriété. Or, au-delà des campagnes de communication dans les médias, dont l'impact est très modéré, il arrive un moment où il devient nécessaire de prendre des mesures. Est-on en capacité de les prendre ? Je ne suis pas défavorable à des mesures de sobriété, mais à condition qu'elles soient équitables et que leur poids ne repose pas toujours sur les mêmes épaules. Il s'agit d'un enjeu majeur. Je ne vous fais là qu'une réponse de citoyen.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'aimerais aborder la question du GNL, qui est parfois en partie liée à celle de l'exploitation du gaz de schiste. Le 5 novembre 2012, dans le rapport que vous aviez remis au Premier ministre Monsieur Jean-Marc Ayrault, vous plaidiez, au regard des connaissances de l'époque, en faveur de la poursuite de la recherche sur les techniques d'exploitation des gaz de schiste. Vous disiez même que cela représentait un intérêt par rapport aux États-Unis, qui se réindustrialisaient grâce au gaz de schiste et pouvaient en faire baisser le prix. TotalEnergies s'est fortement engagé ces derniers temps dans le GNL. Le président-directeur général de CMA-CGM, Monsieur Rodolphe Saadé, que nous avons auditionné avant vous, nous expliquait les investissements qu'il réalise aujourd'hui pour faire passer sa flotte maritime du pétrole au GNL.

Or, à la lumière des différentes auditions menées dans le cadre de notre commission d'enquête, y compris la vôtre, puisque vous nous avez donné votre sentiment sur le sujet, il semble que le GNL pose beaucoup de problèmes environnementaux et que le gain qu'il représente en matière d'émissions de GES soit très limité par rapport au pétrole. Cela montre bien les difficultés soulevées lorsqu'on s'engage et même lorsque l'on promeut des sources d'énergie sans détenir l'ensemble des éléments techniques d'information. Confirmez-vous que le GNL, selon vous, ne représente absolument pas une solution ? J'aimerais également vous entendre, de manière plus générale, sur les difficultés rencontrées dans la recherche d'une énergie « idéale », et parfaitement décarbonée.

M. Louis Gallois. - Je ne suis pas un technicien, et je n'ai pas vérifié moi-même si le GNL était meilleur ou pire que le pétrole. Mais je lis que certains spécialistes s'interrogent sur cette question. Je lis également que des fuites sont constatées pour le gaz de schiste, sur les puits, au moment de la liquéfaction et au moment de la regazéification. Il existe une question, à laquelle je n'ai pas la réponse. Je suppose toutefois que le GNL est préférable au mazout lourd des bateaux, et qu'à ce titre il présente un intérêt. Je ne veux donc pas condamner le GNL.

Dans le rapport que j'ai rédigé en 2012, je demandais la poursuite de la recherche sur les techniques d'extraction du gaz, parce que certaines sont nettement plus polluantes que d'autres. À l'époque, on espérait mettre au point des techniques peu polluantes. Je dois constater que cet espoir est relativement déçu, et que ces techniques n'ont pas été véritablement mises en oeuvre, peut-être pour des raisons de coût ou d'impasse technique. Je l'ignore. Cependant, je continue à penser que, sur le plan de la souveraineté, et non sur le plan de l'environnement, l'exploitation du gaz européen est préférable à l'importation du gaz américain si on a le choix entre les deux.

J'insiste encore une fois sur la décennie 2030-2040. Serons-nous en mesure d'échapper à la construction de deux à quatre nouvelles centrales à gaz ? Je ne peux le prédire. D'ailleurs, ces constructions seraient peut-être une bonne solution sur le plan économique. En effet, une centrale à gaz présente l'avantage d'être construite rapidement et à moindre coût, à la différence d'une centrale nucléaire qui représente un investissement très lourd, mais qui est peu onéreuse en termes d'exploitation.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - La Fabrique de l'industrie a-t-elle précisément étudié les aides accordées par les États-Unis à leur industrie pour sa décarbonation ?

M. Louis Gallois. - Nous n'avons pas étudié ces mesures d'aides dans le détail. Mais nous avons observé la masse qu'elles représentent. Une usine de batterie est subventionnée à 40 % aux États-Unis, et à 20 % en Europe. Par l'exemple, l'usine d'Automotive Cells Company (ACC), qui est une coentreprise entre Stellantis, TotalEnergies et Mercedes, a fait l'objet d'un effort massif de subvention, sous cette forme très intéressante qu'est le crédit d'impôt. Mais obtenir une subvention européenne nécessite dix-huit mois d'attente, dès lors que cette subvention est autorisée par la Commission européenne. On constate tout de même actuellement une évolution sensible. Aux États-Unis, il faut seulement six mois pour mettre en place ce crédit d'impôt. Or, en ce domaine, la vitesse représente un critère décisif pour les industriels.

La rapidité avec laquelle les Américains mettent en place des aides est un avantage sous-estimé, mais important, s'ajoutant à d'autres avantages très visibles, à savoir le montant de ces aides, bien supérieur à celui des aides européennes, et le prix de l'énergie, qui est trois fois moins élevé. Cet appel d'air vers les États-Unis est un sujet de préoccupation, au moment où des fabricants de batteries songent à déplacer leur usine de l'Europe vers le sol américain, et que l'industrie chimique allemande ne cesse de clamer dans les journaux qu'elle cherche à investir aux États-Unis. Cela constitue un vrai sujet de préoccupation.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous mentionnez le crédit d'impôt, mais vous n'avez pas évoqué l'idée d'un Buy European Act, qui consisterait à clarifier la notion de préférence communautaire dans nos marchés publics et sur des secteurs stratégiques. Cela représente un outil extrêmement puissant aux États-Unis, tant à l'échelle fédérale qu'à l'échelle des états fédérés.

Je voulais revenir par ailleurs sur Scope 3 et les émissions indirectes. Dans les réflexions menées par votre think tank, intégrez-vous des outils de politique publique permettant, par des contrôles sur l'évaluation extra-financière par exemple, d'accélérer la prise en compte des émissions indirectes du Scope 3 ?

M. Louis Gallois. - Votre première remarque m'entraîne sur un chemin que je suivrais allègrement. Nous avons à nous poser un certain nombre de questions vis-à-vis de la Chine. D'ailleurs, la Commission européenne commence à s'en poser puisqu'elle a diligenté, sur la base d'éléments substantiels selon ses dires, une enquête sur les véhicules électriques chinois, afin de vérifier qu'ils n'ont pas fait l'objet d'aides illégales. Je note également que le ministre de l'économie, Monsieur Bruno Le Maire, a proposé de supprimer le bonus pour les voitures électriques dont le contenu carbone serait trop élevé.

Mme Sophie Primas. - Il ne s'agissait pas d'une initiative de Monsieur Le Maire, mais d'une proposition du Sénat d'il y a dix-huit mois.

M. Louis Gallois. - L'industrie européenne des éoliennes est soumise à une menace considérable. Un acteur de ce marché, que je ne citerai pas, me confiait qu'on lui proposait des éoliennes de très bonne qualité 30 à 35 % moins chères que les éoliennes européennes. Nous risquons de reproduire avec les éoliennes ce que nous avons fait avec le photovoltaïque.

Dès lors, il convient de se demander s'il n'est pas préférable d'agir comme les Américains, qui se sont clairement engagés dans une politique protectionniste. Ne faudrait-il pas, durant une période déterminée, limiter les importations afin de permettre à nos industries d'acquérir la maturité nécessaire ? J'ai récemment publié avec le coprésident de La Fabrique de l'industrie, Monsieur Pierre-André De Chalendar, une tribune défendant cette idée. Nous avons employé à dessein le terme neutre de « limitation » des importations de certains produits. J'ignore comment l'Europe fera face au déferlement des voitures électriques chinoises. Les droits de douane sont de 15 % pour les véhicules européens exportés en Chine, et de 10 % dans l'autre sens. Un ajustement est souhaitable, cependant il ne suffira pas.

Je voudrais, si vous me le permettez, vous dire un mot sur le nucléaire, même si TotalEnergies n'est pas impliqué dans le nucléaire, ce qu'à certains égards je regrette. Nous ne pourrons pas atteindre une forme de souveraineté énergétique si nous ne disposons pas d'une énergie pilotable, indépendante et décarbonée à intégrer à notre mix de production d'électricité. Je pense que seul le nucléaire apporte ces garanties. Il est certes dépendant de l'extérieur pour l'uranium, qui représente moins de 5 % du prix de revient du kilowattheure (kWh). Cela est donc relativement marginal du point de vue des coûts. Mais l'uranium est à peu près équitablement réparti sur la planète, sans qu'un pays puisse se prévaloir d'une position dominante. Cela n'est pas le cas pour les aimants permanents des éoliennes, qui sont faits de terres rares à 90 % chinoises. Il existe des terres rares en Europe, mais sommes-nous disposés à ouvrir des mines de terres rares sur le sol européen, sachant qu'elles sont extrêmement polluantes ?

Dès lors, je considère que les tergiversations que nous avons connues en France durant vingt ans à propos du programme nucléaire, expliquent les difficultés rencontrées par l'industrie nucléaire française. Cette industrie était pourtant l'une des meilleures du monde, sinon la meilleure, avec celles des Russes et des Américains. Toutefois, nous disposons des technologies, de la totalité du cycle du combustible et de la perspective d'une quatrième génération de réacteurs, c'est-à-dire les réacteurs à neutrons rapides. Cela représente un atout considérable et je souhaite le souligner devant cette commission.

Nous devons maintenir un mix de production d'électricité composé de 70 % de nucléaire et de 30 % d'énergies renouvelables. Cela représente un immense effort pour la filière nucléaire, mais aussi pour les énergies renouvelables parce que, au cas où la consommation d'électricité venait quasiment à doubler, la biomasse et l'hydraulique seraient très loin de suffire. Il sera nécessaire d'au minimum doubler la production éolienne et photovoltaïque. Je ne dis donc pas qu'il faille réduire la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables. Notre trajectoire actuelle nous mène vers un mix de production d'électricité composé de 50 % de nucléaire et de 50 % d'énergies renouvelables. Un tel équilibre est synonyme d'instabilité.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le Sénat devra s'emparer de ce sujet. La loi nous oblige à en débattre depuis deux ans.

M. Louis Gallois. - À ce titre, je regrette également que nous ne disposions pas d'une programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), puisque la PPE actuelle est obsolète.

M. Roger Karoutchi, président. - La commission d'enquête vous remercie, monsieur Gallois.

Audition de M. Alexis Zajdenweber,
commissaire aux participations de l'État
(Lundi 18 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État, directeur de l'Agence des participations de l'État (APE).

Monsieur Zajdenweber, vous avez été nommé, le 14 septembre 2022, par décret du président de la République, commissaire aux participations de l'État, directeur de l'APE. Il s'agit d'un service à compétence nationale, créé en 2004 et placé sous l'autorité du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Incarnant l'État actionnaire, sa mission principale est de gérer le portefeuille de participations de l'État.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alexis Zajdenweber prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État. - Je ne dispose d'aucun intérêt dans le groupe TotalEnergies ni dans l'un de ses concurrents du secteur de l'énergie.

Au titre de mes fonctions de commissaire aux participations de l'État, je siège au conseil d'administration d'EDF, où je représente l'État. Je précise que la rémunération versée par EDF à ce titre est directement versée au budget de l'État.

Je n'assure aucune prestation de conseil au bénéfice de TotalEnergies ou de l'un de ses concurrents.

Pour être complet, je précise également que l'APE ne gère aucune participation dans TotalEnergies, laquelle ne figure pas parmi les entreprises relevant du périmètre de l'Agence. TotalEnergies est un concurrent de plusieurs entreprises dont l'État est actionnaire, au premier rang desquelles EDF et Engie. Par ailleurs, TotalEnergies a noué des relations partenariales avec plusieurs de ces entreprises. Compte tenu du rôle et du poids de TotalEnergies dans l'économie française, il est possible que nombre d'entreprises du portefeuille de l'APE aient des relations commerciales ou d'affaires avec TotalEnergies, mais je ne suis évidemment pas en mesure de les détailler, en raison du périmètre du portefeuille de nos entreprises.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

Monsieur le commissaire, je vous cède la parole pour un propos liminaire. Vous répondrez ensuite à mes questions, à celles du rapporteur et à celles de l'ensemble des membres de la commission d'enquête.

M. Alexis Zajdenweber. - Je souhaite avant tout souligner que l'État n'est pas aujourd'hui actionnaire de TotalEnergies et qu'il n'existe aucune réflexion en cours en ce sens. Ce sujet a suscité des débats lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2024, et le Gouvernement a précisé à cette occasion qu'il n'avait pas l'intention d'investir au capital de TotalEnergies. Parmi les arguments avancés, il a été rappelé notamment que la capitalisation boursière de ce groupe présentait peu ou prou aujourd'hui l'équivalent de la valeur totale du portefeuille de l'État actionnaire.

Ensuite, je rappelle que la longue histoire de Total, et d'Elf avant le groupe actuel, avec l'État actionnaire est largement antérieure à la création, en 2004, de l'APE, laquelle a permis de professionnaliser, de centraliser la gestion des participations publiques et d'améliorer la capacité d'en rendre compte au Parlement. Dans mon propos liminaire, je ferai état d'un certain nombre d'éléments historiques, pour lesquels nous avons dû nous livrer à des recherches qui relèvent de l'archéologie, si j'ose dire ; elles peuvent être lacunaires, et j'espère qu'il ne nous en sera pas tenu rigueur. Nous pourrons répondre par écrit à un certain nombre de questions, si nos réponses vous semblent imprécises, en raison de cet état de fait.

Enfin, je précise que j'interviens au nom de l'APE, qui est l'État actionnaire, mais il existe d'autres gestionnaires d'actifs et de participations publics : Bpifrance et la Caisse des dépôts et consignations (CDC).

Ayant exprimé ces trois réserves, je rappellerai, dans mon propos liminaire, des éléments généraux relatifs à la raison d'être, au périmètre, aux objectifs et aux moyens d'action de l'État actionnaire, puis j'aborderai la manière dont la capacité d'intervention de l'État s'est historiquement appliquée au cas de Total, sous les réserves que je viens d'exprimer.

Notre raison d'être tient au fait que, dans certains cas, il est pertinent que l'État soit actionnaire de tout ou partie du capital de certaines sociétés commerciales, qu'il s'agisse d'assurer la défense d'intérêts souverains ou de combler des défaillances de marché, liées au financement à long terme ou à la gestion de monopoles naturels.

Pour autant, nous modérons ces affirmations : l'État actionnaire n'est pas toujours l'instrument le plus adapté de l'intervention de la puissance publique dans l'économie. L'État possède une vaste palette d'outils : la régulation, la taxation, les subventions et autres mécanismes. Comparée à ces outils, l'intervention de l'État actionnaire ne semble pas toujours nécessaire ou pertinente, en particulier dans des secteurs très régulés. Aussi, le simple fait d'appartenir à un secteur stratégique ou lié à l'intérêt général n'est pas nécessairement une raison suffisante pour que l'État actionnaire investisse.

Nous concentrons l'intervention de l'État sur les quelques cas où les objectifs de la puissance publique ne peuvent être remplis par d'autres mécanismes d'intervention. Il peut s'agir d'apporter un soutien en capital de très long terme en faveur d'un investissement qui s'étalerait sur un temps excessivement long pour des acteurs privés, d'assurer la pleine maîtrise de l'État dans des secteurs stratégiques et ciblés - la défense nationale, par exemple -, de gérer des monopoles naturels lorsque la régulation ne le fait que de façon insuffisante, voire de soutenir des entreprises en crise, du fait de leur caractère systémique.

De plus, lorsque nous intervenons au capital des entreprises, nous le faisons en nous efforçant d'être économes des deniers publics. Cela nous amène à ne pas nécessairement détenir 100 % du capital des sociétés, même si parfois nous sommes actionnaires d'entreprises dont le capital est détenu à 100 % par l'État. D'autres fois, nous sommes un actionnaire majoritaire à côté d'actionnaires minoritaires ; dans d'autres cas encore nous sommes un actionnaire minoritaire, certaines fois enfin nous avons recours à des actions spécifiques, auxquelles sont attachés des droits particuliers.

J'y insiste, nous agissons dans le strict respect de la contrainte de la maîtrise de nos finances publiques. Aussi, nous faisons preuve de sélectivité et nous respectons le principe de subsidiarité, qui réserve l'intervention de l'État en capital à une forme d'intervention de dernier recours, dès lors que les autres moyens à disposition de la puissance publique ne seraient pas suffisants ou efficaces.

Fixée en 2017, notre doctrine a traversé un certain nombre de crises, notamment la crise covid, mais elle reste valide. Elle liste trois grandes catégories d'entreprises ou de secteurs dans lesquels nous intervenons. Il s'agit premièrement des entreprises stratégiques, à savoir celles qui contribuent à l'indépendance et à la souveraineté nationales. Il s'agit deuxièmement des entreprises participant à des missions de service public ou d'intérêt général, pour lesquelles la régulation ne suffit pas à préserver les intérêts de l'État ou pour lesquelles le capital disponible est limité. Il s'agit troisièmement des entreprises en difficulté, dont la disparition pourrait entretenir un risque systémique.

Nos objectifs peuvent se résumer par les trois mots clefs suivants : performance, résilience et responsabilité.

Tout d'abord, parce que notre mission première est la défense des intérêts patrimoniaux de l'État, nous cherchons à rendre nos entreprises plus performantes sur les plans opérationnel et financier.

Ensuite, parce que nous détenons des participations au capital de sociétés souvent stratégiques pour l'économie et la Nation, nous veillons à ce qu'elles soient résilientes face aux crises, aux évolutions et aux cycles économiques.

Enfin, parce que nous exerçons nos missions dans le cadre des orientations fixées par le Gouvernement, nous veillons à ce que nos entreprises soient des acteurs économiques responsables, notamment en matière sociale et environnementale. Nous sommes particulièrement investis sur cette question. Concrètement, des actions sont menées en lien avec les entreprises dans le cadre du dialogue actionnarial, de travaux transversaux et de reporting, ou même dans le cadre de la formation interne au sein de l'Agence.

Nous sommes un actionnaire actif, qui prend part à la gouvernance et qui entend participer à la définition de sa stratégie, au travers d'un dialogue direct, régulier et le plus franc possible avec les dirigeants de la société. Nous ne sommes pas toujours un actionnaire majoritaire - je l'ai dit -, mais nous sommes toujours un actionnaire actif. Nous sommes non pas un investisseur qui gère une participation, mais un investisseur actif.

Pour y parvenir, nous disposons de moyens de droit commun et d'autres dérogatoires que la loi réserve à l'État. À l'instar de tout actionnaire, nous disposons d'un droit de vote à l'assemblée générale, d'une représentation dans les instances de gouvernance à due proportion de notre participation au capital. Je précise tout de même que nous bénéficions, en vertu de l'ordonnance du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique, de la garantie d'avoir un nombre suffisant de sièges au conseil d'administration et d'avoir un représentant nommé directement par l'État. Nous disposons également d'une participation aux procédures de désignation des mandataires sociaux, ainsi qu'à la définition et à l'évaluation de leurs objectifs annuels.

Les moyens dérogatoires dont nous disposons sont la possibilité de mettre en place dans certains cas une action spécifique, à laquelle sont attachés des droits particuliers ; un pouvoir spécifique d'encadrement et d'approbation des rémunérations des dirigeants pour les entreprises publiques soumises au décret du 9 août 1953 relatif au contrôle de l'État sur les entreprises publiques nationales et certains organismes ayant un objet d'ordre économique ou social ; la possibilité de désigner dans certains cas un commissaire du gouvernement, qui participe sans voix délibérative aux séances du conseil d'administration, et qui peut expliquer la politique du Gouvernement dans un secteur, ce qui permet de distinguer la voix de l'État actionnaire, qui s'exprime par son représentant de celle de l'État régalien ; enfin, la possibilité de s'appuyer, au travers de la Cour des comptes et du contrôle général économique et financier (CGefi), sur des moyens d'enquête et de contrôle.

Avant d'aborder mon second point, je précise que les réponses aux questions qui nous ont été adressées - et sans préjudice de celles que vous pourriez poser - relèvent d'un travail archéologique, si j'ose dire, s'agissant de remonter à une période désormais assez lointaine ; je vais donc m'exprimer sous la réserve de vérifications que l'on pourrait être amenés à faire.

Total résulte de la fusion, en 1999, de deux groupes dont l'État a pu être actionnaire, TotalFina et Elf. L'histoire de ces deux entreprises - je n'y reviendrai pas - s'étale depuis le début du siècle dernier et a connu une série d'étapes consécutives dans le détail desquelles je ne rentrerai pas, car ce qui vous intéresse davantage, me semble-t-il, c'est l'histoire de la participation de l'État à leur capital, qui est l'histoire de sa décrue.

En ce qui concerne Elf et Elf Aquitaine, l'essentiel de la participation de l'État a été cédé entre 1986 et 1996, à la suite d'opérations de cessions ou de privatisations. En 1986, au moment des premières lois de privatisation, a eu lieu une première cession de 11 % du capital ; en 1992 a eu lieu une cession partielle limitée de 2,3 % du capital. À ce moment-là, l'État est tout juste majoritaire, puisqu'il possède un peu plus de 50 % du capital de l'entreprise. En 1994 a eu lieu la principale opération de cession, qui est aussi celle de la privatisation : l'État cède 37 % du capital d'Elf. À cette occasion, il instaure une action spécifique pour préserver un certain nombre de ses droits.

Par la suite, plusieurs petites opérations ont également conduit l'État à diminuer sa participation au capital d'Elf. En mars 1995, l'État a choisi d'apporter 2 % du capital d'Elf au groupe GAN ; il s'agit d'une opération de recapitalisation difficile à documenter. À cette date, l'État ne possède plus que 10 % du capital, mais sa participation passe en dessous de 10 % en septembre 1995, lorsque les actionnaires individuels qui avaient participé à l'opération de privatisation en 1994 se sont vus octroyer, comme cela avait été prévu, des actions gratuites, en récompense du fait que dix-huit mois après l'opération ils étaient encore présents au capital. En novembre 1996, l'État cède 9 % du capital - dernière opération notable - et ne détient plus que moins de 1 % du capital, avant que sa participation ne soit diluée par des opérations de distribution d'actions gratuites.

En ce qui concerne Total, la participation de l'État n'était pas aussi élevée. Au début des années 1990, il possédait 30 % à 35 % du capital de Total. Nous avons pu documenter trois opérations ayant conduit l'État à se désengager progressivement du Total d'avant la fusion de 1999, qui consistent, en 1990, en un premier apport de capital de 4,3 % aux AGF, entreprise d'assurance propriété de l'État ; en juillet 1992, en la principale cession de 26,7 % du capital ; en janvier 1994, en un dernier apport de titres Total aux AGF.

En résumé, à la fin des années 1990, l'État n'est plus actionnaire ni d'Elf, si ce n'est de manière symbolique, ni de Total. Au moment où l'opération de la fusion s'enclenche, l'État ne dispose plus que d'une action spécifique dans Elf. Le gouvernement de l'époque a décidé - le débat a eu lieu - de ne pas activer l'action spécifique et de laisser l'opération aller à son terme. Selon nos recherches, les considérations qui ont conduit à cette décision tiennent au fait qu'il s'agissait d'une fusion entre deux entreprises françaises, et qu'il n'y avait pas d'enjeu stratégique à l'empêcher.

Parallèlement, en 1999, la Commission européenne a engagé une procédure contre cette action spécifique - je ne sais pas si c'était directement lié à l'opération de fusion -, considérant qu'elle n'était pas suffisamment fondée au regard des critères de sécurité nationale, de santé publique ou d'autres encore, qui sont ceux qui permettent de recourir à une telle action. Cette procédure a abouti à une décision de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) supprimant cette action spécifique, si bien qu'en 2002, l'État n'est plus détenteur d'actions au sein du groupe Total. Voilà comment s'arrête l'historique des participations directes de l'État au sein de Total.

Au cours de cette phase de privatisation, qui s'est étalée du milieu des années 1980 au début des années 2000, des titres ont été apportés à d'autres groupes dont l'État a pu être actionnaire, mais du capital desquels il est ensuite sorti ; suivre la diffusion de ces titres est donc compliqué. À l'époque existaient ce que l'on a appelé les « noyaux durs », composés par un certain nombre de groupes dont l'État était encore actionnaire, lesquels en sont sortis progressivement. Je pense au noyau dur constitué au moment de la privatisation d'Elf, avec des participations détenues par Renault, Paribas, BNP et l'UAP. Ces groupes les ont progressivement cédées dans les années qui ont suivi. Il existe une exception : la Cogema, ancienne filiale du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), chargée de l'approvisionnement du pays en uranium et en matière fissile pour notre parc nucléaire. La Cogema détenait des actions dans Total, qui ont été transmises au groupe lorsqu'il est devenu Areva, groupe qui a progressivement cédé ses titres dans Total au début des années 2000 jusqu'à ne plus rien détenir à l'horizon 2003 ou 2004.

Je ne peux que difficilement répondre à la question relative aux motifs d'une telle privatisation au nom des gouvernements successifs qui l'ont entreprise à l'époque. Je peux simplement rappeler certaines considérations, liées à la place que devait occuper l'État dans l'économie et au capital de ces entreprises, d'autres liées à la mondialisation, qui a nécessité des opérations de consolidation, de croissance successive, d'augmentation de capital, et enfin des considérations budgétaires, qui ont pu conduire à la cession progressive du capital jusqu'au moment charnière de la fusion de 1999, puis à la suppression d'actions spécifiques en 2002.

M. Roger Karoutchi, président. - Je souhaite que nos collaborateurs rappellent bien que les réponses aux questionnaires écrits doivent laisser du temps pour les interventions en séance, lesquelles doivent être recentrées sur l'objet de la commission et non sur l'historique, même si c'est très intéressant.

Mes questions ont davantage pour objet l'actualité. L'APE a des participations dans des entreprises énergétiques, qu'il s'agisse d'EDF ou d'Engie. Quelles différences faites-vous entre les règles que l'État impose à ces sociétés et la façon dont l'État peut traiter une entreprise privée comme Total ? Des règles différentes s'appliquent-elles ? Si oui, dans quelles conditions ?

Comment l'Agence participe-t-elle à la politique de décarbonation des entreprises françaises ? Proposez-vous des mesures dans les entreprises où vous détenez des actions ? Si oui, obtenez-vous les résultats escomptés ? Considérez-vous qu'Engie est plus attentive que TotalEnergies en la matière ? Constatez-vous ou non des différences profondes entre les entreprises du secteur de l'énergie ?

M. Alexis Zajdenweber. - Les règles qui s'appliquent aux entreprises du secteur énergétique sont les mêmes pour tous. Les nuances qui peuvent exister sont liées aux domaines d'activité des entreprises : l'électricité pour certaines, les hydrocarbures pour d'autres, les deux pour d'autres encore.

Cela étant dit, les entreprises dans lesquelles nous sommes actionnaires - je pense à EDF et à Engie - exercent des missions spécifiques, liées à la gestion monopolistique de réseaux. Ces missions sont encadrées par la législation européenne.

Néanmoins, la distribution, le transport et le stockage d'électricité ou de gaz distinguent certaines entreprises d'une entreprise comme Total, lorsqu'elles commercialisent du gaz ou de l'électricité ou lorsqu'elles produisent de l'électricité en France.

Par ailleurs, il existe une spécificité propre à EDF, à savoir la gestion du parc nucléaire français, qui est une part importante de son activité en France, laquelle est surveillée par les autorités compétentes.

Aussi, il existe des particularités pour certaines missions. Cependant, pour les activités pour lesquelles ces entreprises sont directement en concurrence avec Total, elles sont toutes soumises aux mêmes règles et au même cadre législatif.

Nous sommes engagés pour que les entreprises dont l'État est actionnaire soient pleinement investies dans l'effort de décarbonation. Je souligne que quelques-unes de ces entreprises ont, au-delà de leur nécessité propre de se décarboner, un rôle tout à fait essentiel dans l'atteinte des objectifs de décarbonation de notre économie. Il est difficile d'envisager d'atteindre un tel objectif sans les trains de la SNCF ou sans le parc nucléaire d'EDF. Cela nous responsabilise. Aussi développons-nous une action chaque année plus forte pour accompagner la politique de décarbonation de nos entreprises, pour veiller à ce qu'elle soit à un bon niveau et pour les aider.

Pour ce faire, nous avons défini un cadre doctrinal. Nous publions depuis 2001 la Charte de l'État actionnaire en matière de responsabilité sociale, sociétale et environnementale des entreprises. Elle ne se limite pas à la décarbonation, mais celle-ci occupe une place centrale. Nous demandons aux entreprises dont l'État est actionnaire de s'engager vers une économie bas-carbone, en se fixant des objectifs ambitieux de réduction de leur empreinte carbone.

En 2023, nous avons formulé un certain nombre de demandes pour que nos entreprises intègrent des critères de responsabilité sociale et environnementale dans les rémunérations variables de leurs dirigeants, représentant de 15 % à 20 % du montant, avec un minimum de 5 % pour le climat et la réduction des gaz à effet de serre. Nous engageons des dialogues autour de la politique d'achat, notamment en faveur du développement de l'achat responsable et de la participation à la décarbonation.

Au-delà de ce cadre doctrinal, nous avons des échanges réguliers sur ces questions avec les managements des entreprises, au travers de leurs instances de gouvernance.

Nos équipes s'efforcent de s'assurer de la bonne prise en compte de nos objectifs de transition écologique dans les positions que nous exprimons aux conseils d'administration.

Nous animons également une série de travaux collectifs, car nous avons créé un cercle des directeurs de la RSE de nos entreprises, qui est l'occasion de les regrouper et d'échanger de manière informelle, mais régulière, autour de problématiques communes, afin de comparer les expertises et les expériences, et afin de faire sentir à ceux qui sont un peu en retard que d'autres sont plus en avance, dans un esprit collaboratif. Cela fonctionne depuis plus d'un an. Voilà quelques mois nous avons lancé le même exercice en réunissant les directeurs chargés des achats dans nos groupes.

Nous formons nos équipes, nous discutons avec des spécialistes. Dans la formation interne, nous avons ajouté un module consacré exclusivement à la RSE. Nous avons formé des administrateurs représentant l'État, et nous allons poursuivre ces formations en vue de la mise en oeuvre de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD).

Nous avons lancé un travail sur l'amélioration de notre capacité à traiter les données de reporting.

Pour la première fois dans le projet annuel de performance (PAP) du programme 731 « Opérations en capital intéressant les participations financières de l'État », du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État », qui est, comme vous le savez, l'instrument budgétaire à notre disposition, nous avons mis en place des indicateurs de performance extrafinancière. Par exemple, l'un d'eux concerne l'établissement d'un bilan carbone par nos entreprises et un autre a pour objet la parité de genre dans les conseils d'administration et de surveillance, depuis la promulgation d'une nouvelle loi en la matière.

Nous participons également aux travaux interministériels et ministériels à ce sujet, notamment en lien avec le secrétariat général à la planification écologique (SGPE).

Je ne suis malheureusement pas en mesure de porter un jugement sur ce que fait Total, dont nous ne sommes pas actionnaires, ce qui ne nous permet pas d'avoir accès à d'autres informations que celles qui sont publiques. Quant à la comparaison entre Engie et Total par exemple, je ne serai pas forcément en mesure de porter un jugement.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le commissaire, les années 1990 ne sont pas si loin dans l'histoire de notre pays, et nous sommes quelques fossiles ici à les avoir connues... Parlant de fossile, j'en viens à Total !

Vous avez mentionné les enjeux stratégiques liés à la souveraineté et à la sécurité des approvisionnements. Il y a une nouvelle dimension stratégique, car, si je ne me trompe guère, le ministère de l'économie a acté avec l'APE la perspective de pousser, forcer et contraindre, au travers des participations de l'État, les entreprises à s'engager dans la décarbonation, afin de respecter l'Accord de Paris.

La dimension stratégique a donc changé : il s'agit non plus seulement de sécuriser les approvisionnements, mais également de lutter contre le dérèglement climatique et d'utiliser les acteurs de l'économie à cette fin.

Comment réévaluez-vous votre portefeuille au regard de cette nouvelle dimension stratégique ? Par exemple, l'État actionnaire a validé il y a trois ans les contrats signés par Engie dans le gaz de schiste d'Engie en Amérique du Nord : comment l'État actionnaire est-il intervenu pour faire vivre son ambition climatique et de souveraineté énergétique ?

De plus, Total est un acteur majeur du secteur des hydrocarbures sur la scène européenne et mondiale, il ne s'agit donc pas d'une entreprise en difficulté. Ce critère ne peut donc être pris en compte pour appeler l'intervention de l'État, contrairement à celui de la régulation économique que vous avez mentionné : le secteur pétrole et gaz à l'échelle internationale, selon nous, n'est pas régulé ; il n'existe pas de gendarme international en la matière, et la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques ne permet pas d'imposer des réductions fortes sur l'exploitation de pétrole et de gaz. Or vous connaissez les recommandations de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).

L'État n'aurait-il donc pas intérêt non pas à renationaliser TotalEnergies, mais à entrer à son capital ?

Vous avez travaillé à l'APE avant 2017, notamment sur le secteur de l'énergie. Vous avez conseillé le Président de la République pendant le premier quinquennat. Que pensez-vous de la contradiction entre le discours du Président de la République, qui évoque la nécessité de sortir des énergies fossiles, et le fait que l'État soutienne TotalEnergies sur la scène internationale pour développer des activités pétrolières et gazières ?

M. Alexis Zajdenweber. - La lutte contre le changement climatique est une nécessité qui doit être prise en compte par toutes les entreprises dans leur stratégie. Le Gouvernement s'efforce ainsi, par ses mesures et par l'action du secrétariat général à la planification écologique, de définir et de mettre en oeuvre une politique globale, tout en veillant à la cohérence d'ensemble.

L'APE n'est qu'un élément de ce puzzle, et son action a les limites que j'ai déjà évoquées, en termes de moyens notamment. Posséder seulement un petit pourcentage du capital ne permet pas de peser de manière importante sur la stratégie d'une entreprise. Dans les entreprises dont l'État est actionnaire, nous essayons toutefois de manière progressive, déterminée et opiniâtre de faire avancer la réflexion sur les enjeux climatiques.

En revanche, il semble hors de portée d'ajouter à notre doctrine d'investissement une ligne supplémentaire, selon laquelle le réchauffement climatique justifierait à lui seul une prise de participation de l'État dans une entreprise. En outre, à la vérité, toutes les entreprises de notre économie sont concernées par cette problématique. Les instruments appropriés et efficaces pour intervenir ne me semblent donc pas être ceux que peut mobiliser l'État actionnaire, même si, j'y insiste, lorsque nous sommes actionnaires, nous prenons en compte, et de plus en plus, ces enjeux.

Vous m'interrogiez sur la réévaluation du portefeuille de l'État. Nous n'avons pas la possibilité d'agir de manière périmétrique, comme le font certains investisseurs qui, pour atteindre les objectifs de décarbonation de leur portefeuille, font entrer ou sortir des entreprises de leur fonds. De nombreuses raisons, parfois historiques, ont amené l'État à devenir actionnaire de certaines entreprises. C'est donc avec les entreprises que nous avons en portefeuille que nous devons agir sur cette question.

Je vous répondrai par écrit sur la question du gaz de schiste, qui s'est posée avant ma prise de fonction. L'invasion russe en Ukraine a entraîné une tension sur l'approvisionnement en gaz, et a rendu nécessaire le recours à d'autres sources d'énergie, notamment du GNL. Or on ne sait pas distinguer comment ce gaz est produit. La question que vous me posez concerne une période où je n'étais pas en fonction, mais on ne peut pas faire abstraction de l'impératif de la sécurité d'approvisionnement en énergie.

Certes vous n'évoquez pas une nationalisation totale de TotalEnergies, mais pour que l'État puisse être un actionnaire actif et influent dans une entreprise, il doit posséder une part importante du capital, notamment lorsqu'il entend défendre une position susceptible d'être perçue comme étant contraire aux intérêts des autres actionnaires... Cela semble hors de portée compte tenu de la taille de TotalEnergies.

J'ai travaillé à l'APE entre 2014 et 2017. J'étais chargé des questions liées à l'énergie, mais je rappelle que l'APE n'était déjà plus actionnaire de TotalEnergies. Je n'ai donc pas eu à m'occuper de cette société, mais d'autres comme Areva, Engie, EDF... Le Président de la République et le Gouvernement sont pleinement conscients de l'impératif climatique et, pour autant que je puisse en témoigner, ce dernier nous guide et n'est jamais oublié dans les décisions de l'APE.

M. Jean-Claude Tissot. - Les liens de l'État avec TotalEnergies passent essentiellement, par Bpifrance, très largement détenue par des fonds publics. L'APE a-t-elle été associée lors de la création du fonds d'investissement « Lac d'argent » en 2020, qui est doté de 5 milliards d'euros et dont la vocation est de renforcer l'actionnariat public dans les grandes multinationales cotées françaises ?

L'accord sur le devoir de vigilance qui vient d'être conclu au niveau européen changera-t-il votre pratique ? Comment ces dispositions se conjugueront-elles avec l'exigence de devoir de vigilance, qui s'impose depuis 2017, tant pour le suivi que pour le contrôle des participations de l'État ?

M. Alexis Zajdenweber. - L'État est actionnaire de Bpifrance, à parité avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Je siège ainsi comme représentant de l'État au conseil d'administration de Bpifrance. Le fonds « Lac d'argent » a été créé avant ma nomination. Nous vous fournirons donc une réponse écrite sur le sujet. Ce fonds a certainement été approuvé par le conseil d'administration de Bpifrance. Je suis donc à peu près certain que l'APE a dû se prononcer dans ce cadre.

Je n'ai pas encore une connaissance parfaite de l'accord européen sur le devoir de vigilance ; d'après ce que je sais, il me semble que le droit français est plus exigeant. En tout cas, l'APE prend déjà fortement en compte cette dimension : nous sommes attentifs au respect du devoir de vigilance de la part des entreprises dans lesquelles l'État est actionnaire. Nous avons lancé une réflexion avec les entreprises de notre portefeuille sur leur politique d'achat, pour tirer les leçons des crises récentes - crise du Covid, invasion russe de l'Ukraine, etc. - qui ont mis en évidence la fragilité des chaînes de valeur. Nous voulons renforcer la résilience de nos entreprises, nous interroger sur leurs politiques d'achat sous cet angle et veiller au respect du devoir de vigilance - la vigilance peut d'ailleurs contribuer à la résilience. Nous analyserons l'accord conclu au niveau européen, nous en tirerons les leçons, mais il me semble que notre droit qui continue à s'appliquer est déjà plus exigeant. C'est donc un sujet que nous avons bien en tête.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous nous avez parlé de l'excellente initiative que vous avez eue d'inclure dans le PAP du programme 731 « Opérations en capital intéressant les participations financières de l'État » des indicateurs relatifs à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). C'est une excellente initiative. Toutefois, sur le versant social, la parité entre les femmes et les hommes dans les comités de direction ne résume pas à elle seule la politique sociale d'une entreprise.

Un indicateur concerne le nombre d'entreprises de votre portefeuille qui effectuent un bilan complet de leurs émissions de gaz à effet de serre. Mais n'est-ce pas une obligation pour les entreprises de plus de 500 salariés ? L'indicateur reflète ainsi sans surprise une performance exceptionnelle de 100 % pour les entreprises cotées. Les indicateurs atteints à 100 % ne laissent pas beaucoup de marges de progression. Le chiffre est de 40 % pour les entreprises non cotées. Quelle est votre doctrine en matière de RSE ? Votre objectif est-il de vous assurer que ces entreprises respectent simplement la loi ou êtes-vous plus exigeants ? L'État a d'autres moyens que l'actionnariat - la régulation, la fiscalité, etc. - pour influencer la conduite des sociétés.

M. Alexis Zajdenweber. - Définir des indicateurs est un exercice compliqué. Ils ne peuvent avoir qu'une portée partielle, notamment dans le champ de la RSE, qui très vaste par nature. Dans le cadre du projet de loi de finances, nous avons la consigne de ne pas multiplier les indicateurs. Nous avons donc fait des choix. Nos indicateurs ne sont évidemment pas parfaits. Nous sommes attentifs aux remarques du Parlement s'agissant d'indicateurs qui participent de l'évaluation de la loi de finances.

L'indicateur présente un taux de 100 % pour les sociétés cotées, en raison notamment d'une obligation légale en la matière, mais nous sommes aussi actionnaires d'entreprises non cotées, et notre volonté est d'amener progressivement toutes les entreprises dont nous sommes actionnaires à publier ces bilans.

Exigeons-nous que les entreprises de notre portefeuille aillent au-delà de leurs obligations légales ? La loi fixe une trajectoire pour la parité de genre dans les comités de direction ; nos indicateurs ont pour objet de vérifier qu'elle soit respectée. Nous sommes néanmoins prudents quant à la vision selon laquelle les entreprises dont l'État est actionnaire constitueraient une avant-garde, qui devrait faire toujours plus, toujours mieux. Certes elles doivent aller le plus loin possible, mais il faut aussi, lorsque l'on définit l'action publique, penser aux effets qu'auront les obligations que l'on impose sur ces entreprises. Nous essayons plutôt d'agir par le biais de notre action au sein de ces entreprises : l'État s'efforce d'être un actionnaire responsable, de long terme. Dans cette perspective, notre ADN, qui est de défendre la valeur de nos entreprises, revient à faire en sorte qu'elles s'investissent pleinement sur ces sujets : si elles ne s'en préoccupent pas, elles perdront à terme de leur valeur. Les indicateurs que vous évoquez sont nouveaux. Il fallait faire des choix. Nous sommes prêts à les faire évoluer en fonction de vos remarques.

M. Michaël Weber. - Trois entreprises sont en position de quasi-monopole sur le marché français de l'électricité et du gaz, en cumulant plus de 90 % des parts de marché : les deux acteurs historiques que sont EDF et Engie, mais aussi TotalEnergies dont l'essor a été permis par l'ouverture à la concurrence. Cette dernière a renforcé sa position avec l'acquisition de Direct Énergie. Cette situation ne fragilise-t-elle pas le pouvoir d'action de l'État sur le secteur de l'énergie ? En 2021, l'État a été condamné pour carence fautive dans la lutte contre le réchauffement climatique. La libéralisation du marché de l'énergie permet-elle à l'État de tenir ses objectifs en matière climatique ?

M. Alexis Zajdenweber. - L'APE a été créée en 2004 pour incarner l'État actionnaire. Il s'agissait de professionnaliser cette fonction, et de la distinguer des autres missions de l'État, notamment celle de régulation des marchés. Notre rôle n'est pas de réguler le marché de l'électricité, de veiller à la concurrence, ni de définir les modalités de commercialisation - ces aspects de l'État relèvent d'autres services de l'État, notamment de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) ou de l'Autorité de la concurrence.

Il me semble toutefois que la capacité de régulation du marché de l'électricité n'est pas affaiblie par l'existence d'entreprises concurrentes. De même, les entreprises dont nous sommes actionnaires ne contestent pas l'existence d'une concurrence et estiment qu'elles peuvent y faire face. Encore une fois, je ne peux vous répondre qu'en tant que représentant de l'État actionnaire, et non pas de l'État régulateur ou client.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez dit que l'État n'avait pas vocation à faire en sorte que les entreprises dans lesquelles il est actionnaire soient pionnières. Cela pose la question de votre mandat. Dès lors que l'État considère que son action en tant qu'actionnaire a une vocation stratégique, je suis surpris qu'il s'aligne sur les règles communes à toutes les entreprises et considère qu'il n'a pas vocation à les inciter à jouer un rôle d'avant-garde pour mettre en oeuvre ses politiques prioritaires.

M. Alexis Zajdenweber. - Votre question me permet de lever une ambiguïté. Nous ne cherchons pas particulièrement à ce que la loi crée des obligations propres aux entreprises dont l'État est actionnaire. Nous ne voulons pas que la présence de l'État au capital soit perçue comme une source de contraintes supplémentaires. Il n'en demeure pas moins que l'APE se conçoit comme un actionnaire particulièrement exigeant, notamment en ce qui concerne la responsabilité des entreprises en matière sociale et environnementale. Les entreprises dont l'État est actionnaire sont d'ailleurs souvent pionnières, voire uniques en leur genre ; elles font des choses qu'elles ne pourraient pas faire sans la présence de l'État au capital : la construction d'un réseau ferroviaire ou d'un parc de centrales nucléaires serait inconcevable sans l'actionnariat à long terme de l'État. L'État actionnaire a un degré d'exigence très élevé.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez dit qu'il n'existait pas de ligne sur le climat parmi les critères permettant de décider de participer au capital d'une entreprise. Pourtant, les entreprises de votre portefeuille - EDF, Engie, Renault, la SNCF - permettent de couvrir une très grande partie du spectre concerné par les politiques climatiques. Il existe peu de secteurs finalement dans ce domaine où l'État n'est pas présent.

M. Alexis Zajdenweber. - L'APE n'est pas actionnaire d'entreprises de l'industrie sidérurgique, de cimentiers, de la plupart des industries les plus émettrices de gaz à effet de serre. Le Gouvernement a défini la liste des sites industriels les plus émetteurs de carbone. La lutte contre le réchauffement climatique est l'affaire de toutes les entreprises, de toute la société. Nous poussons les entreprises dont nous sommes actionnaires à être exemplaires en la matière, mais nous ne pourrons pas résoudre tous les problèmes par le biais uniquement des entreprises du portefeuille de l'APE, même si certaines ont un rôle clef à jouer.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie.

Audition de MM. Carlos Tavares, directeur général de Stellantis
et Olivier Bourges, Global Corporate Office and Public Affairs Officer
(Lundi 18 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui MM. Carlos Tavares, directeur général de Stellantis et Olivier Bourges, Global Corporate Office and Public Affairs Officer.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

MM. Tavares et Bourges, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Carlos Tavares et M. Olivier Bourges prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président- Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Carlos Tavares, directeur général de Stellantis. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, voici d'abord quelques précisions pour répondre à votre question. À titre individuel, j'ai été membre du conseil d'administration du groupe TotalEnergies, de 2017 à 2020, et je vous précise que Stellantis a, avec TotalEnergies, des contrats exclusifs, ainsi que des relations commerciales, qui portent sur les lubrifiants, en particulier l'huile moteur, l'huile de transmission, les liquides de frein et les liquides de refroidissement pour les lubrifiants des marques de l'ex-groupe PSA pour la production en série et la prévente, ainsi que la recherche et développement dans le domaine de la compétition automobile. Petronas est également un de nos partenaires pour les marques de l'ex-groupe FCA pour la production en série et la prévente en Europe, ainsi que pour la production en série en Amérique du Sud. Un autre de nos partenaires est le groupe Shell, pour les marques de l'ex-groupe FCA pour la production en série et la prévente en Amérique du Nord, ainsi que pour la prévente en Amérique du Sud. En outre, le groupe Stellantis s'approvisionne en gaz naturel auprès de TotalEnergies pour les sites français et le Royaume-Uni. Dans le domaine de l'électrification en Europe, la société Automotive Cells Company (ACC), a été créée en partenariat avec TotalEnergies-SAFT et Mercedes-Benz. Dans le domaine de la mobilité et la recharge électrique, Free to Move utilise pour son activité d'autopartage à Paris le réseau de bande de recharge opéré par TotalEnergies. Stellantis lui vend des véhicules dans le cadre de ses activités commerciales business to business (B2B) à des conditions de marché. Voilà ce que je tiens à préciser pour ce qui concerne nos relations avec le groupe TotalEnergies.

M. Olivier Bourges, Global Corporate Office and Public Affairs Officer. - Je n'ai rien à ajouter.

M. Roger Karoutchi, président. - Vos réponses seront ainsi mentionnées au compte rendu. Monsieur le directeur général vous avez la parole.

M. Carlos Tavares. - J'essayerai d'être aussi précis et concis que possible. Tout d'abord, nous avons un plan stratégique de long terme - de 2022 à 2030 - qui s'appelle Dare Forward 2030. Ce plan de 9 ans, qui est totalement public, donne la direction de tout ce que nous faisons ; il prépare l'atteinte d'un « Net zéro carbone » en 2038. Telle est la date que nous avons choisie pour réduire de 90 % nos émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à 2021 avec, à l'arrivée, un plan de compensation des émissions résiduelles qui représentent donc moins de 10 % de l'ensemble de ces émissions par rapport à 2021. Cela nécessite évidemment d'avoir accès à des énergies décarbonées, ainsi que de bénéficier de politiques de toute nature, y compris publiques, favorables à la mise en oeuvre de ce plan de marche qui nous conduirait donc au net zéro carbone en 2038. Pour autant que nous en soyons informés aujourd'hui, nous sommes le groupe automobile qui, dans le monde, a pris l'engagement le plus précoce d'atteindre cet objectif en 2038. La première étape se matérialisera en 2030, à la fin du plan actuel, par une réduction de 50 % par rapport à 2021 de nos émissions de GES en tonnes de CO2 équivalent véhicules vendus en 2030. Cette trajectoire porte bien entendu sur les scopes 1, 2 et 3 du bilan carbone et il est important de préciser que, pour ce qui nous concerne, c'est le scope 3 qui représente 99 % de l'effort, les scopes 1 et 2 n'en représentant qu'environ 1 %.

Ayant indiqué que notre plan stratégique nous conduit à une réduction de 50 % des émissions de GES en 2030 et à une empreinte carbone neutre en 2038, je vais vous expliquer comment nous allons y arriver, en évoquant d'abord l'importance de la contribution d'un portefeuille de produits et de technologies centrés sur l'électrification. Nous avons pris et prenons toutes nos dispositions pour que, dès 2030, 100 % de nos véhicules vendus en Europe soient électrifiés et 50 % en Amérique du Nord - car ce continent a entamé son processus d'électrification un peu après l'Europe. Ces 100 % de véhicules vendus en motorisation électrique permettront d'atteindre les moins 50 % d'émissions par rapport à 2021. Tout ceci est rendu possible à travers l'étude, le développement, la validation et l'industrialisation de quatre plateformes de véhicules conçues sur la base de la motorisation électrique : Stella Small, Stella Medium, Stella Large et Stella Frame. Nous avons conçu ces dernières juste après la création du groupe Stellantis, en janvier 2021. Nous avons également décidé de développer trois familles de moteurs électriques dans le cadre d'une co-entreprise avec la société Nidec. Ces trois familles de moteurs électriques vont équiper les quatre plateformes physiques centrées sur l'utilisation Battery Electric Vehicles (BEV). Nous avons également créé, à travers le monde, de nombreuses co-entreprises, notamment en Europe, avec TotalEnergies-SAFT et Mercedes-Benz. Les trois actionnaires que nous sommes avons lancé la construction d'une usine de cellules de batterie, qui est en phase de préproduction à Billy-Berclau / Douvrin en France, et nous préparons l'équipement en série de notre future Peugeot E-3008, qui va être fabriquée à Sochaux.

Par ailleurs, notre plan de marche s'appuie sur nos 14 marques pour lancer, de 2022 à 2030, pas moins de 75 modèles électriques, dont 48 d'ici la fin de 2024, en incluant, entre autres, les véhicules de micromobilité comme la Citroën Ami, l'Opel Rocks-e et la Fiat Topolino qui sont des objets - petits et généralement conçus pour deux occupants - adaptés à la mobilité en milieu urbain : non seulement ils sont zéro émission mais leur empreinte au sol représente le tiers de celle d'un véhicule habituel. Au-delà des véhicules traditionnels, Stellantis apporte ainsi sa pierre à la réinvention de la mobilité urbaine.

Dans le monde des véhicules utilitaires, nous avons fait le choix stratégique non seulement de lancer des véhicules électriques, pour lesquels nous sommes de très loin les leaders du marché européen - avec près de 40 % de parts de marché des véhicules utilitaires électriques en Europe -, mais également des offres de véhicules hydrogène fonctionnant avec une pile à combustible puisque nous lançons en ce moment, dans notre usine de Hordain en France, des vans de taille moyenne équipés de piles à combustible sourcées par Symbio : cette dernière est une co-entreprise dans laquelle nous détenons aujourd'hui une participation de 33 % avec Forvia et Michelin. Nous avons d'ailleurs inauguré à Saint-Fons, fin 2023, la SymphonHy, qui est la première usine de fabrication de piles à combustible en France. En complément de ces technologies zéro émission, nous avons également une gamme complète d'autres technologies comme les Mild Hybrid Electric Vehicse (MHEV) pour les segments B et C, les Plug-in Hybrid Electric Vehicles (PHEV) pour les segments C et D, les Hybrid Electric Vehicle (HEV) et le Range Extender qui est un dispositif que nous utilisons aux États-Unis pour donner une capacité de zéro émission en augmentant l'autonomie des véhicules plus lourds. Nous avons également accompagné le développement de la mobilité dans des zones où les infrastructures électriques sont moins développées, comme le Brésil, avec les véhicules utilisant de l'éthanol grâce à la technologie FlexFuel qui permet d'avoir une empreinte carbone sur l'ensemble du cycle de vie du véhicule comparable à celle du véhicule électrique alimenté par un mix électrique européen. Nous sommes les leaders en Amérique latine à la fois comme groupe automobile et comme marque - avec Fiat - sur l'ensemble du continent. Enfin, nous avons pris le soin de valider 24 familles de moteurs thermiques à l'utilisation des carburants de synthèse en partant du principe que, même si aujourd'hui ils ne sont pas totalement neutres en carbone et certainement pas encore à un niveau de prix qui soit compatible avec le besoin des classes moyennes, c'est peut-être une solution qui permettra de traiter le 1,3 milliard de véhicules thermiques actuellement en circulation sur la planète, ce qui reste un défi pour toute l'industrie. Au final, nous investirons 30 milliards d'euros entre 2022 et 2025 dans l'électrification des véhicules en incluant nos plateformes de moteurs électriques, les co-entreprises de toute nature fabricant des piles à combustible ou des cellules de batterie. Telle est la somme que nous mettons dans la balance pour gérer cette transition.

Enfin, je veux vous parler des résultats de l'entreprise en matière de réduction de l'empreinte carbone. Ces résultats - disponibles dans notre rapport Corporate Social Responsibility (CSR) ou Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) - sont en ligne avec notre roadmap pour atteindre les moins 50 % en 2030. En 2023, en masse, notre groupe a réduit de 20 %, en valeur absolue, ses émissions en millions de tonnes équivalents CO2 par rapport à 2021. Nos efforts se poursuivent, s'agissant des scopes 2 et 3, avec l'augmentation de nos ventes de véhicules électriques qui nous permettent aujourd'hui de concurrencer le groupe Tesla sur le marché européen. Nous restons légèrement en retrait mais très proche de celui-ci, avec des ventes de véhicules électriques qui continuent d'augmenter malgré le coût important de cette technologie aujourd'hui pour les classes moyennes. Nous menons également de nombreuses activités pour continuer d'améliorer l'efficience énergétique de nos véhicules électriques qui peuvent et doivent s'améliorer en réduisant non seulement leur consommation en kilowattheures (kWh) par 100 km mais également leur masse, puisqu'une masse excessive dégrade cette efficience et génère également des coûts importants. La réduction des coûts des véhicules électriques passe aussi par la réduction de la taille des batteries et le doublement de la densité de puissance des cellules de batteries.

Pour assurer le succès de la mobilité zéro émission, nous pensons qu'il faut aligner quatre « étoiles », à savoir réunir quatre conditions. La première, comme vous le savez, est d'obtenir une énergie électrique décarbonée et compétitive en coût. Ce prérequis est incontournable pour de nombreuses technologies électriques, pour les piles à combustible et pour les carburants de synthèse. À défaut, notre feuille de route sera difficile à respecter. La deuxième condition est de faire en sorte qu'il y ait une infrastructure de recharge visible et perçue comme suffisamment dense. C'est important parce que cette densité permettra de fabriquer des véhicules avec des autonomies plus faibles, des batteries plus légères et donc au final moins de consommation de matières premières et un bilan carbone amélioré. La perception d'un niveau satisfaisant de densité du réseau de chargement est un facteur d'accélération de la diffusion des véhicules électriques et un facteur d'allégement de ceux-ci. Il nous faut aujourd'hui rassurer le client et le consommateur sur le fait qu'il pourra aisément recharger son véhicule ; or dans la première étape que nous vivons, nous sommes amenés à produire des véhicules disposant d'autonomies très significatives et quatre chiffres illustrent cette affirmation. La plateforme Small - la plus petite - permet une autonomie de 500 km, la plateforme Medium, 700 km, la plateforme Large, 800 km et la plateforme Frame - notamment destinée à l'Amérique du Nord - 800 km. Ces véhicules, dont l'autonomie élevée rassure le consommateur sur le fait qu'il ne tombera pas en panne d'énergie, nécessitent de grosses et lourdes batteries. Pour réduire ces dernières et alléger les véhicules, il faut que la perception du client sur la densité du réseau de chargement soit bonne ; or vous savez que nous avons encore en Europe et à peu près partout dans le monde un grand retard dans ce domaine. En France, le retard est d'à peu près un an par rapport au plan de marche qui avait été fixé. Après l'autonomie sécurisante, la quatrième étoile de succès de la mobilité zéro émission est de rendre les véhicules financièrement abordables pour les clients. Pour générer un fort impact en termes de réduction du volume des émissions de GES, il faut qu'on puisse vendre des véhicules zéro émission en grand nombre aux classes moyennes. Si le prix n'est pas abordable, les classes moyennes ne peuvent pas les acheter, la réduction du volume d'émissions ne sera pas au rendez-vous et on se limitera à une mobilité verte élitiste qui ne résoudra pas le problème du réchauffement climatique. Je précise que la France a pris des initiatives que nous considérons comme remarquables. En particulier, notre entreprise a soutenu de toutes ses forces le leasing social, à la fois dans le financement des ventes et par la nature de l'offre, puisqu'à peu près la moitié de tous les véhicules éligibles étaient des véhicules Stellantis : au moins 75 % de parts de marché étaient des véhicules de notre marque pendant la période où ce leasing social a été actif. Nous appelons donc à réactiver ce dispositif qui constitue une excellente manière de développer les véhicules électriques auprès des familles les moins favorisées.

Enfin, nous ne nous contentons pas de la mobilité zéro émission puisque nous avons également une approche d'économie circulaire et de sécurisation des approvisionnements de nos matières premières. Dans le domaine de l'économie circulaire, nous avons déjà créé une première entité en Italie à Turin, sur le site de Mirafiori, et nous allons en annoncer de nouvelles à travers l'Europe. Ces entités seront gouvernées par une stratégie basée sur les « 4R » : refabrication, réparation, réutilisation et recyclage. C'est une activité technologique mettant en oeuvre des procédés très différents les uns des autres ainsi qu'une économie qui se décide sur la base d'un projet de rentabilité tenant parfaitement la route. Cette économie circulaire permet d'absorber beaucoup de véhicules et de se passer de l'utilisation de la plupart des matières premières : ces processus sont capables de diminuer jusqu'à 80 % l'utilisation des matériaux et de réaliser 50 % d'économie d'énergie par rapport aux pièces neuves. C'est donc une orientation gagnante pour tout le monde : pour la planète, pour le consommateur et pour l'entreprise qui a un bon retour sur investissement ; elle est également moins coûteuse pour les États puisque les modèles d'affaires se suffisent à eux-mêmes. Enfin, nous avons cherché à sécuriser les approvisionnements en matières premières critiques, notamment dans le domaine du sulfate de nickel ou du cobalt - avec la société Cunico en Norvège - et dans le domaine de l'hydroxyde de lithium - avec les sociétés Vulcan Energy en Allemagne et CTR en Californie.

En résumé, je souhaite simplement vous rappeler qu'il est maintenant ancré dans la culture de Stellantis que nous serons une entreprise de mobilité neutre en carbone en 2038. Jusqu'en 2030, notre parcours est bordé par notre plan stratégique Dare Forward 2030 et nous avons un portefeuille particulièrement complet de produits technologiques centrés sur l'électrification. Enfin, les prérequis incontournables pour développer la mobilité électrique et le zéro émission sont de disposer d'une énergie décarbonée, d'une infrastructure de recharge dense et visible, d'une autonomie qui réponde aux attentes des consommateurs et de véhicules électriques qui soient financièrement abordables. Je suis naturellement disponible pour répondre à vos questions.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le directeur général, votre exposé a, en réalité, répondu aux questions que je voulais vous poser. Cependant, pour en revenir à l'objet même de notre commission d'enquête, je rappelle que vous avez été au conseil d'administration de TotalEnergies - même si vous n'y êtes plus - et vous avez, par définition, des relations régulières avec ce groupe à différents niveaux. À travers vos activités de gouvernance de Stellantis, qui dégage des résultats extrêmement positifs, comment voyez-vous vos relations avec TotalEnergies ? Avez-vous le sentiment que TotalEnergies participe de la même philosophie que vous et avance sur le même rythme ou, en tout cas, avec les mêmes idées ou objectifs à terme ? Avez-vous en tant qu'entreprise automobile le sentiment d'être le moteur dans ce domaine de la transition énergétique ?

M. Carlos Tavares. - Quand je suis interrogé à ce sujet, et tel est le cas dans nos assemblées générales d'actionnaires, j'ai l'habitude de dire que j'ai déjà pris l'engagement auprès de mes quatre petits-enfants de faire le maximum, dans mon rôle, pour leur laisser une planète dans un état raisonnable. Aujourd'hui, il faut faire en sorte que la mobilité zéro émission soit tirée par le consommateur. Je pense que c'est le socle de l'évolution car quand on cherche à promouvoir des véhicules dont le consommateur ne veut pas, la situation devient rapidement impossible. Pour moi, le point essentiel est aujourd'hui de faire en sorte que l'utilisation d'un véhicule zéro émission soit rendue aussi confortable et facile que celle d'un véhicule thermique, ce qui explique mes observations sur la densité du réseau de chargement et la question du prix des véhicules électriques. Le leasing social a eu un grand et étonnant succès : nous avons enregistré 36 000 commandes en quelques semaines, ce qui a témoigné d'une véritable attente en France qui bénéficie d'une singularité très positive dans le domaine de la mobilité zéro émission grâce à son énergie décarbonée. J'attire votre attention sur ce qui se passe en Allemagne et en Italie : lorsque les subventions publiques à l'achat de véhicules électriques sont retirées, la demande ne se contente pas de baisser mais elle disparaît du jour au lendemain, comme on l'a vu dans ces deux pays. Le message que nous envoient les consommateurs est aujourd'hui très clair : les véhicules électrifiés sont trop onéreux et sont encore perçus comme « un fil à la patte »... Il faut donc que la facilité de rechargement du véhicule électrique apparaisse comme une évidence ; de plus, quand on disposera de cette facilité de recharge, on pourra fabriquer des véhicules plus légers équipés de batteries plus petites, moins consommatrices de matières premières et avec des chimies de cellules de batterie plus élaborées permettant de doubler la densité de puissance pour aboutir à une miniaturisation des batteries avec une même énergie embarquée.

Ces évolutions sont encore devant nous mais à un horizon rapproché de 5 à 7 ans. En revanche, nous sommes aujourd'hui dans la phase extrêmement critique de décollage de l'avion et, comme chacun sait, il faut pousser les réacteurs à pleine puissance. Pendant le décollage que nous vivons aujourd'hui, ce n'est pas le moment de couper les réacteurs, d'autant que l'Europe est confrontée à l'offensive des constructeurs de véhicules électriques chinois. Le moment est très délicat, et pour dynamiser l'ensemble de cette mobilité propre, il faut traiter la question de l'accessibilité financière de ces véhicules. Nous avons présenté une nouvelle Citroën ë-C3 à 23 300 euros assortie d'un équipement moyen et à 19 990 euros pour sa version de base : c'est notre première réponse aux attentes des consommateurs européens, avec un véhicule zéro émission et dont le niveau de prix est beaucoup plus abordable que les précédents, puisque les voitures du segment B avoisinaient jusqu'ici 30 000 euros. Dans ce moment critique, nous sommes en train de « tirer sur le manche » et, face à l'offensive des constructeurs chinois, si on ne soutient pas notre propre avion, on met en péril non seulement la mobilité verte pour nos concitoyens mais aussi notre industrie européenne.

Pour tirer le dispositif dans le bon sens - puisque telle est la question que je comprends que vous me posez - il faut d'abord activer au maximum les initiatives de soutien comme le leasing social, dans lequel Stellantis a représenté 75 % de parts de marché. Nous réalisons parallèlement tous les investissements dont je vous ai parlé dans les usines de batteries, les nouvelles plateformes et les moteurs électriques. Nous continuons également à développer les nouvelles chimies des futures cellules de batteries et à augmenter les ventes de véhicules électriques. Celles-ci se réalisent aujourd'hui essentiellement en Europe : en 2023, nos ventes de véhicules électriques purs ont augmenté de 21 % et de 27 % pour les véhicules électrifiés. Nous empruntons donc le meilleur chemin mais il ne faut pas couper les réacteurs au décollage.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci monsieur le directeur général : on ne peut que se réjouir de la volonté, de l'ambition et du plan que vous affichez. Je formulerai une question un peu technique et un propos plus structurel.

Vous indiquez vouloir atteindre le zéro émission en 2038, y compris sur le scope 3 : tant mieux si vous y parvenez dès 2030 mais je rappelle que la législation européenne autorise les consommateurs à acheter des véhicules thermiques jusqu'en 2034 ; or la durée de vie d'un véhicule peut aller jusqu'à 10, 12, 13 ans, et parfois plus, compte tenu de la qualité de vos fabrications. Votre scope 3 va, de fait, au-delà de 2050 pour un certain nombre de véhicules et je signale ici que lors de nos premières auditions, Mme Masson-Delmotte s'est montrée extrêmement inquiète dans son analyse des mécanismes de compensation carbone et notamment des compensations sous forme de forêts qui n'absorbent plus guère de CO2. Comment intégrez-vous dans votre équation la baisse de l'absorption d'un certain nombre de puits de carbone ?

De manière plus structurelle, je rappelle que j'ai travaillé dès 2008 sur les émissions de CO2 des voitures, en particulier dans ma carrière de parlementaire européen. Sans vouloir revenir sur le passé, je souhaite comprendre les modalités et les conditions de la bascule environnementale entre PSA, à l'époque, et Stellantis aujourd'hui. En effet, en 2008, PSA, comme vous le savez, était extrêmement réticent à l'interdiction du diesel et n'était pas un acteur très proactif sur le verdissement de la réglementation européenne. Cette histoire est toute récente et puis, d'un seul coup, on constate la bascule qui vous amène à affirmer votre exemplarité parmi les constructeurs automobiles. Je souhaite donc savoir quel « cocktail » vous a fait passer d'un acteur réservé, réticent et parfois contre-productif en matière d'émissions de CO2 des voitures à acteur proactif. Quelle est la part de la réglementation, de votre actionnariat et de la volonté de la direction du groupe de suivre une nouvelle trajectoire ? Enfin, quelle part joue l'État - qui est indirectement actionnaire de votre groupe - dans cette orientation environnementale et plus généralement dans vos orientations stratégiques ?

M. Carlos Tavares. - 2008, c'est il y a assez longtemps mais j'étais déjà ingénieur et je me souviens qu'à l'époque, en mettant de côté les particules et les NOx - dont on a bien entendu découvert la nocivité par la suite -, le diesel était considéré comme très efficace en matière de réduction des émissions de CO2. À cette période, le diesel était la technologie thermique disponible qui fonctionnait le mieux et à un coût raisonnable accessible à la classe moyenne : c'est dans cette direction qu'on peut trouver la réponse à votre question.

Ensuite, il est difficile de déterminer précisément la part des différents facteurs de notre évolution stratégique mais, tout d'abord, il est incontestable que l'interdiction de la vente des véhicules thermiques - qui a été annoncée bien à l'avance - est un facteur d'ordre premier. Je pense également que le niveau d'éducation et de prise de conscience moyen a nettement augmenté avec les publications scientifiques relatives au changement climatique et l'ensemble des COP qui se sont tenues au fil des années. Chacun s'est donc rendu compte que les choses pouvaient mal tourner et, comme nous le savons, elles tournent mal encore plus vite que prévu. On doit se féliciter que ce niveau d'éducation moyen ait augmenté car c'est l'éducation, ainsi qu'une approche globale, qui permet de résoudre les grands problèmes mondiaux, et non pas la fragmentation. Le troisième élément explicatif est tout simplement que, quand j'ai proposé à mon conseil d'administration le plan Dare Forward 2030, j'ai recueilli un soutien absolu : personne n'a remis en cause les engagements de décarbonation qu'il comporte, ni le montant de 50 milliards d'investissements alloués à cette démarche. Encore faut-il ne pas couper les réacteurs au moment du décollage et j'attends des pouvoirs publics - puisque telle est votre question - de la constance et un environnement stabilisé. Quand je rencontre des chefs d'État, je dis souvent que la mission de notre groupe est de servir les sociétés dans lesquelles nous travaillons en leur offrant une mobilité et une liberté de mouvement sûre, propre et abordable. Pour que nous puissions remplir notre mission, il faut nous accorder une certaine stabilité, le temps de développer les technologies qui servent la cause de la mobilité ; je sais que c'est beaucoup demander parce que le monde d'aujourd'hui est tout sauf stable. Comme vous le savez, nous nous situons ici dans un espace-temps de 10 ans, et non pas limité à 3 ou 4 ans. J'attends donc de l'État et des pouvoirs publics un environnement stabilisé permettant de mettre toutes nos équipes et tout notre savoir à votre service et à celui d'une liberté de mouvement propre, sûre et abordable.

M. Jean-Claude Tissot. - Je souhaite vous demander des précisions sur la co-entreprise ACC que vous détenez avec le groupe TotalEnergies. Devant notre commission d'enquête, Nicolas Dufour, directeur général de BPI France, a indiqué que TotalEnergies se désengageait progressivement de l'entreprise ACC : en connaissez-vous les raisons ?

En termes d'emploi, les prévisions mises en avant par TotalEnergies avoisinaient 2 000 collaborateurs sur l'ensemble des sites de cette co-entreprise : ces prévisions ont-elles été atteintes ?

Plus généralement, on entend régulièrement dire que le développement de l'industrie de la voiture électrique risque de se faire au détriment de l'emploi dans ce secteur. Je me souviens de débats animés avec notre ancien collègue sénateur du Doubs Martial Bourquin, qui, attentif à la situation de Sochaux, défendait activement le diesel. L'affirmation selon laquelle moins de salariés doivent être mobilisés pour réaliser une voiture électrique est-elle une réalité pour l'évolution de l'emploi dans votre secteur d'activité ?

Les objectifs de production de batteries par ACC ont été chiffrés et annoncés à hauteur de 2,5 millions en 2030 : où en êtes-vous pour le moment ? Quelle part du marché européen de la batterie pensez-vous pouvoir couvrir ?

Enfin, aux côtés de TotalEnergies, vous avez bénéficié de financements publics du programme France 2030 pour le projet Intelligent Battery Integrated System (IBIS) destiné à fabriquer un nouveau type de batterie. Quel regard portez-vous sur de tels projets cofinancés entre acteurs privés et pouvoirs publics en termes d'efficacité et d'indépendance des acteurs ?

M. Carlos Tavares. - Tout d'abord, la vérité est que nous avons créé avec TotalEnergies la société ACC à partir de rien, si ce n'est d'une conversation avec Patrick Pouyanné sur le thème suivant : les batteries viennent d'Asie et nous n'allons pas pouvoir développer une vraie filière de véhicules électriques en Europe si nous ne sommes pas maîtres de la fabrication des batteries. Tout est parti de cette seule idée et nous sommes allés chercher des financements en France, en Allemagne et au niveau européen permettant de présenter un plan ayant, au bout du compte, un sens économique. Nous avons ainsi pu décider de consentir de lourds investissements pour créer cette entreprise de développement et de fabrication de batteries, avec une rentabilité qui atteignait les limites de l'acceptable grâce aux financements publics que je viens de mentionner. Nous avons néanmoins pris cette décision risquée et, quelques années plus tard, Mercedes a frappé à la porte pour se joindre à nous. Or Mercedes est un acteur que nous respectons sur le plan automobile - sa maîtrise technologique n'étant plus à démontrer- et cette entreprise a consacré beaucoup de ressources dans le développement des cellules de batterie. Nous avons ainsi élargi notre partenariat sur ACC à Mercedes. Lorsque ACC a franchi la première étape de son baptême, avec la construction de sa première usine à Douvrin - dont la production monte aujourd'hui en cadence -, nous avons rapidement constaté qu'il fallait accroître nos capacités de fabrication : nous avons donc décidé de créer des lignes supplémentaires de production à Douvrin, une autre usine ACC en Allemagne et une troisième en Italie - où sont localisées nos principales marques - pour rapprocher la production de batteries des débouchés. Nous avons donc entamé une trajectoire de développement d'ACC assez puissante, d'où la nécessité de ne pas couper les réacteurs en plein décollage car beaucoup d'argent y a été investi. À partir de là, rien n'empêche l'actionnariat de chacun des acteurs d'évoluer en fonction de sa volonté de continuer à suivre le mouvement, ou pas, et notre participation à ACC s'est accrue à hauteur de 45 %, Mercedes détenant 35 % de son capital et TotalEnergies 25 %. Les trois partenaires, y compris les deux fondateurs, sont donc toujours présents à ceci près que Stellantis a pris le leadership, tout simplement car nous serons probablement le premier client de ACC dans les années à venir et notre intérêt bien compris est de faire en sorte que cette entreprise réussisse.

Comparativement à nos partenaires coréens ou chinois, qui nous aident dans cette phase de décollage des véhicules électriques, ACC est d'un meilleur niveau. C'est d'ailleurs sans doute, d'après le benchmark de tout ce que je connais dans le monde, le fabricant de batteries le plus performant actuellement en matière d'efficience du montant des investissements par gigawatt-heure (GWh) investi. ACC produit des batteries de technologie nickel manganèse cobalt (NMC) qui convient le mieux aux véhicules les plus puissants, souvent les plus lourds, et qui nécessitent le stockage d'une grande quantité d'énergie. ACC répond donc pour l'instant parfaitement à nos attentes et c'est pourquoi nous avons accepté de devenir son actionnaire de référence.

Il est très difficile de répondre à votre question de l'emploi dans le secteur automobile car la transition énergétique c'est moins d'emplois à un endroit et plus d'emplois à un autre ; par exemple, j'ai besoin de moins de monde pour fabriquer ou concevoir des moteurs mais de plus d'ingénieurs software. Pour être très transparent avec vous, je ne connais pas le bilan de ces réallocations : nous le ferons dans dix ans.

M. Jean-Claude Tissot. - On entend dire que pour fabriquer l'équivalent électrique d'un véhicule thermique il faut 7 fois moins d'emplois : est-ce vrai ou vérifiable ?

M. Carlos Tavares. - Je ne sais pas si le ratio va de 1 à 7 mais ce qui est sûr, c'est que, fort heureusement pour le monde occidental, la fabrication des batteries a la structure de coût suivante : le premier poste est celui des matières premières, le deuxième est l'énergie et le coût du travail vient en troisième. C'est une chance pour nos pays développés, d'abord si nous parvenons à maîtriser le poste le plus important en utilisant des matières premières accessibles dans nos territoires - cela pourrait être le cas pour le lithium mais un peu moins pour le nickel - ou au moins disponibles tout en gommant la volatilité de leur prix. Ensuite, la France est compétitive sur le deuxième poste le plus important - l'énergie - qui devance le coût du travail. Sur ce point, on pourra faire le bilan, je pense, dans une dizaine d'années lorsqu'on aura réalisé la totalité de la transition qui se caractérise par les réallocations d'emplois et non pas par une addition du nouveau monde à l'ancien. Pour illustrer cette difficulté du passage dans le nouveau monde, je vais vous donner l'exemple de notre site industriel de Douvrin que je vous invite d'ailleurs à visiter. Dans la rue qui traverse le site, vous avez, à votre gauche, les ateliers de fabrication de moteurs thermiques et, à votre droite, l'atelier de fabrication des cellules de batteries. C'est l'ancien site de fabrication des moteurs thermiques dans lequel nous avons incorporé l'usine de batteries. Cela permet à tous ceux qui veulent suivre une formation - et ils sont nombreux - de transiter d'un travail dans les moteurs thermiques vers un travail dans les batteries. La visite d'une usine de batteries montre que les emplois qui y sont offerts sont valorisants : c'est une technologie très pointue et « clinique » et nous offrons évidemment la formation à nos collaborateurs qui la souhaitent.

M. Philippe Folliot. - J'estime que des véhicules fabriqués en France avec des batteries pour lesquelles une grosse partie de la valeur ajoutée vient de l'autre côté de la planète - de Chine notamment - correspondent à non-sens sur le plan économique. Je rebondis donc sur la question de mon collègue sur ACC qui est un enjeu majeur pour votre groupe, pour la filière et pour la logique de décarbonation qui est notre objectif commun. Importer des batteries et a fortiori des véhicules depuis l'autre bout du monde - même s'ils sont électriques - ne génère assurément pas un bilan global vertueux en termes de décarbonation et c'est bien globalement qu'il faut raisonner.

Vous indiquez que votre groupe a représenté 75 % des parts de marché des véhicules vendus grâce au leasing social mais actuellement, bon nombre de batteries que vous utilisez sont importées, en particulier d'Asie. Quel est le pourcentage de batteries fabriquées par ACC et de batteries importées dans ce cadre ? À partir de quel moment la production de batteries d'ACC vous permettra-t-elle de pouvoir équiper les véhicules de votre groupe dans une logique de valeur ajoutée européenne ?

Ma seconde question porte sur la problématique de réutilisation des pièces. Vous avez parlé d'une usine en Italie dédiée à cette activité. Je signale que dans mon département, à Gaillac, l'entreprise privée Surplus Auto est très fortement engagée dans la déconstruction des véhicules et la récupération de pièces détachées. Cette logique est également valable pour le reconditionnement de batteries et je souhaite vous demander si ce sujet est pris en compte dans vos projets pour avoir une vision globale de la filière, en incluant le recyclage des batteries et plus généralement de toutes les pièces de vos futurs véhicules.

M. Carlos Tavares. - Je souligne d'abord un point essentiel : dans le démarrage de cette transition, je dois positionner mon entreprise au meilleur niveau de performance sans quoi je vais immanquablement perdre la course, et tel sera le cas si j'attends d'avoir des batteries françaises disponibles pour tous mes véhicules. En effet, la course se dispute en ce moment avec mes concurrents américains, allemands et chinois et le fait d'attendre la production de batteries européennes nous ferait accumuler un retard irrattrapable ; je suis donc obligé de rester dans le même tempo que mes concurrents. Comme vous le savez, notre concurrent américain a lancé le mouvement et nous combattons tous pour faire aussi bien qu'eux. Je souligne qu'en Europe nous sommes déjà compétitifs et sur le podium des ventes de véhicules électriques avec les groupes Volkswagen et Tesla.

Pour engager la compétition, nous entraîner et maîtriser les technologies, il fallait bien, au début, démarrer en allant chercher les batteries là où elles existent, c'est-à-dire en Chine. Je mentionne à présent un événement important : dans les prochaines semaines, nous allons démarrer la montée en cadence de la nouvelle Peugeot E-3008, purement électrique, avec 700 km d'autonomie. Cette voiture est fabriquée à Sochaux, sur la base d'une plateforme Stella Medium conçue à Vélizy et à Sochaux. Elle est équipée de batteries fabriquées à l'usine Douvrin d'ACC et de moteurs électriques qui viennent de Trémery. Toutes ses composantes ainsi que son mode de fabrication sont françaises et c'est la première fois qu'on a réussi à englober l'ensemble de ces paramètres. Je précise que dans cette phase de montée en puissance, notre groupe ne peut pas dépendre uniquement des ventes de véhicules de segment C, D et E : il faut augmenter les volumes et si vous ne faites pas décoller la mobilité à un niveau de prix accessible à la classe moyenne, vous avez perdu la course. Cela nous oblige dans un premier temps à aller chercher des composants dont le coût est le plus compétitif possible afin de préserver à la fois un prix abordable pour le consommateur et la dimension du sourcing : c'est ce que nous réussissons à faire. Ensuite, la transition qui s'effectuera sera délicate à gérer. Progressivement, la fourniture des batteries de ACC va représenter une part croissante de nos besoins et, en 2030, nous nous approcherons probablement de nos besoins européens, avec une limitation importante qui porte sur les différents types de chimie de batterie. Il faut principalement distinguer le procédé NMC et le procédé lithium fer phosphate (LFP), le second étant 20 à 30 % moins cher que le premier. Le procédé LFP équipe les véhicules les plus économiques et, aujourd'hui, cette technologie est surtout maîtrisée en Asie. Dans une deuxième étape, nous allons maîtriser la fabrication de batteries LFP en Europe pour le marché européen, mais, d'ici là, nous allons, avec ACC, construire les trois usines de batteries NMC en France, en Allemagne et en Italie. Dans ce contexte, je redis que nous attendons de l'État de la constance car nous opérons sur des échelles de temps considérables de 10, 15 ou 20 ans, ce qui nécessite de garder le cap pour construire pas à pas cette compétitivité. Jusqu'à preuve du contraire, ACC est un grand succès mais on démarre à peine la montée en cadence pour équiper la Peugeot E-3008 à Sochaux avec des batteries ACC.

Vous avez évoqué à juste titre le recyclage des batteries car ce secteur représente pour nous une grande opportunité. En effet, certains de nos concurrents équipent leurs véhicules de batteries d'une valeur très élevée, probablement supérieure à 8 000 euros par véhicule : ce sont des objets qui pèsent 500 kg et qui ne sont pas réparables. Or notre stratégie est totalement opposée puisque nous avons mis en place des centres de recyclage des batteries pour pouvoir les récupérer et intervenir sur les modules qui seraient éventuellement défaillants ou qui nécessitent d'être rajeunis. Nous intégrons donc totalement, dans notre économie circulaire, non seulement le recyclage des batteries mais plus encore le recyclage des matières premières récupérées dans les batteries. Dans ce domaine, nous avons conclu un accord avec la société française Orano pour récupérer de la black mass - dans le jargon anglais- qui est un produit de matières premières récupérées des batteries usées pour le réinjecter dans un nouveau cycle de fabrication de batteries. Le recyclage des batteries est donc totalement intégré dans notre approche d'économie circulaire et, là encore, les collaborateurs de Stellantis ont fait preuve d'une flexibilité mentale que je veux ici saluer. Ce sont des gens remarquables qui apprennent des choses nouvelles tous les jours et transforment nos méthodes de fabrication à très grande vitesse. Il va falloir un peu de temps pour que tout ceci puisse se matérialiser mais c'est bien la direction que nous avons prise et qui permettra de réduire notre dépendance en matières premières géopolitiquement sensibles. Un des problèmes majeurs des batteries sera la volatilité du prix des matières premières ; si ces dernières sont limitées en volume ou en tension sur les prix, l'impact sera important sur la fluctuation des prix des véhicules électriques.

M. Michaël Weber. - Je suis très sensible à la question de la dépendance aux métaux rares puisque je viens d'un secteur confronté à cette problématique ; je suis sénateur de la Moselle et à proximité de la vallée du Rhin où je fais d'ailleurs observer que des projets d'exploitation de lithium ont été annoncés. Vous n'avez pas abordé le sujet de l'hydrogène vert ou même blanc - c'est-à-dire extrait directement du sol : au moment où on annonce de nouvelles ressources en hydrogène présentes sur notre territoire, je souhaite vous demander si vous examinez ou envisagez d'accélérer le recours à cette énergie pour diminuer notre dépendance extérieure.

Vous avez également évoqué la question de la compensation carbone. Peut-on imaginer, pour développer ces mécanismes de compensation, une contribution ponctuelle sur les bénéfices exceptionnels de certaines grandes entreprises pour financer les investissements vertueux de groupes comme le vôtre ?

M. Carlos Tavares. - À ces deux questions importantes, je réponds d'abord que nous commercialisons déjà des véhicules équipés de piles à combustible comme les fourgons Citroën Jumpy et Peugeot Expert fabriqués à Hordain. Si vous en testez ou en achetez un, vous verrez que, du point de vue de l'utilisateur, il se comporte exactement comme un véhicule électrique avec exactement la même perception, à ceci près que vous pouvez le recharger en 3 ou 4 minutes en bénéficiant d'un peu plus de charge utile parce que l'ensemble du système est un peu plus léger. Le seul problème de l'hydrogène - au-delà du fait qu'il faut le fabriquer avec de l'énergie renouvelable, comme toutes les autres technologies électrifiées - réside dans son coût. Aujourd'hui, même si nous avons des plans pour diviser ce coût par deux, le prix de revient des véhicules hydrogènes est encore le double de celui du véhicule électrique. Je suis donc encore loin de pouvoir raisonnablement les proposer aux petites et moyennes entreprises (PME) ou aux artisans. On peut éventuellement les vendre à des grandes entreprises qui veulent se doter d'une flotte de véhicules utilitaires à hydrogène en les rechargeant le soir grâce à un investissement sur des postes de chargement d'hydrogène. Certains pays comme l'Allemagne ont institué des aides à l'achat incroyablement élevées, de l'ordre de 30 000 ou 40 000 euros, en faveur des entreprises acquérant des véhicules à hydrogène. Il nous faut donc réduire les coûts et, à cette fin, nous avons décidé de passer de la fabrication en petites quantités de ces véhicules - dans notre atelier pilote de Rüsselsheim en Allemagne - à un volume de production industriel dans l'usine de Hordain. Telle est la pente de progression que nous suivons et je pense qu'il va nous falloir encore entre 5 et 10 années de travail pour que le véhicule hydrogène rattrape le véhicule électrique. Nous avons confié à l'entreprise Symbio, qui est notre fournisseur de piles à combustible, la mission de travailler d'arrache-pied sur la réduction des coûts des véhicules à hydrogène. Dès l'instant où l'énergie servant à produire de l'hydrogène est renouvelable, c'est une solution à prendre en considération et son grand avantage réside dans la vitesse de rechargement. Je vous laisse cependant le soin de juger s'il est opportun de se disperser entre différents types d'infrastructures de recharge. Cette technologie peut surtout fonctionner pour les flottes importantes de véhicules de grandes entreprises pouvant revenir tous les jours dans un garage central où aura été effectué un seul investissement pour installer des bancs de chargement d'hydrogène. En revanche, pour les petites ou moyennes entreprises, il y a encore du chemin à faire.

Votre deuxième question concerne l'idée d'une contribution sur les bénéfices exceptionnels des entreprises pour financer les investissements de verdissement. Je précise d'abord que nous avons beaucoup discuté de tous les projets que nous mettons en oeuvre au titre de la compensation carbone qui porte sur moins de 10 % de nos émissions de CO2 prévues à l'issue de notre plan de décarbonation. On a déjà investi des sommes assez importantes et j'ai pris, il n'y a pas très longtemps, une décision importante, qui a rempli de joie mes équipes... J'ai demandé le réinvestissement immédiat des profits générés - en fonction du coût des quotas carbone - par ces projets de compensation afin d'accélérer le trend de notre verdissement en augmentant la part de la compensation. Nous avons financé de nombreux projets, notamment en Amérique latine, dont nous ne tirons aucun profit puisque nous y réinvestissons tout ce qu'on gagne pour accélérer le développement de ces mêmes projets. Voilà où nous en sommes et, s'agissant des mesures que vous évoquez, il vous revient d'en décider.

M. Roger Karoutchi, président. - Ce n'est pas l'objet de la commission d'enquête...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Nous avons compris tout le volontarisme qui est le vôtre et celui de vos équipes pour réussir cette transition. Vous avez cependant pris soin d'indiquer que celle-ci suppose un alignement des autres planètes - ou des étoiles - que la vôtre, notamment en termes de fourniture d'énergie décarbonée à bas coût, de sécurisation en quantité et en coût des matières premières et de visibilité, ainsi que densité du réseau de recharge. Comment jugez-vous, dans l'absolu et comparativement à ce que font la Chine et les États-Unis, l'intensité et la pérennité des engagements des États en France mais aussi et surtout en Europe, en matière de réglementation, d'engagement géopolitique pour les matières premières, de subventions, etc. ?

M. Carlos Tavares. - Je peux partager avec vous deux observations tirées des contacts que je peux avoir à travers le monde. La première est que la transition énergétique - qui est une sorte de remise à zéro d'un certain nombre de paramètres - est utilisée par bon nombre de pays comme un instrument de reconquête de leur compétitivité : on ne peut pas le critiquer, c'est un fait. Cela peut évidemment créer quelques tensions entre les pays. J'ai l'habitude de dire que lorsque nous sommes confrontés à un problème global au niveau de l'humanité, il vaut mieux le résoudre de manière globale. Par conséquent, toute tension liée à la reconquête d'une certaine forme de compétitivité à l'occasion de cette transition énergétique peut ralentir le processus de transition et, en tant que citoyens du monde, nous devons en être conscients.

En deuxième lieu, en observant les principaux pôles de consommation de la mobilité carbonée, on voit que la manière d'arriver à la mobilité propre peut susciter des tensions de nature à ralentir le processus de décarbonation dans les sociétés où celui-ci est en cours. Ce processus se ralentit tout simplement lorsqu'un changement de direction politique s'opère par les urnes. En démocratie, il peut y avoir à un moment donné un changement de cap induit par le vote des citoyens, ce vote étant lui-même influencé par la manière dont ils perçoivent cette transition. Il y a donc ici un enjeu politique majeur que nous ne contrôlons pas, à savoir le risque de changement de direction, voire de ralentissement du processus qui est en partie piloté par les obligations réglementaires. J'ajoute que, si nous ne protégeons pas la liberté de mouvement de nos citoyens en la rendant sûre, propre et abordable, à un moment donné, le citoyen peut nous dire : « Finalement, ce n'est pas ça que je veux et donc je vais traduire dans les urnes le fait que je veux une autre orientation ».

Quand on est engagé dans un processus qui va prendre 10 ou 15 ans, il est évident que tout changement de cap au niveau étatique - qui serait la conséquence de l'expression de la volonté des citoyens - peut avoir un impact sur la vitesse à laquelle nous allons contribuer à résoudre le problème global que nous n'avons d'ailleurs pas la prétention de résoudre tout seul. On voit bien, en ce moment, qu'une inflexion pourrait se produire à la faveur des élections présidentielles aux États-Unis, compte tenu des déclarations des candidats, et un phénomène similaire pourrait se manifester à l'occasion des prochaines élections européennes. Or un changement de cap au moment où l'avion est en train de décoller peut avoir des conséquences non négligeables. C'est un risque que je peux observer et que je ressens. D'ailleurs, quand je discute avec un certain nombre de gouvernants d'autres pays que les États-Unis ou ceux de l'Union européenne, je vois bien la grande différence entre certains qui ont une approche très pragmatique et ceux qui ont une approche plus dogmatique. Les premiers ne souhaitent pas aller au-delà de ce que leur population peut « digérer », au risque de ralentir la transition. Ceux qui sont plus dogmatiques poussent généralement plus, compte tenu de la gravité du sujet, pour accélérer la transition, au risque que la population leur dise que cette évolution leur complique la vie et qu'elle va peut-être voter en faveur d'une autre orientation. Tel est mon constat et je pense que l'enjeu planétaire est de parvenir à garder le cap de la décarbonation le temps suffisant pour que les choses se fassent, et elles sont particulièrement difficiles à exécuter.

M. Pierre Barros. - Vous parliez tout à l'heure de sourcing des équipements au meilleur coût et cela m'amène à vous interroger sur le rôle des équipementiers. En effet, vous avez parlé de plateformes, de moteurs ainsi que de batteries et, grosso modo, ces trois composantes font aujourd'hui le prix d'un véhicule. On sait d'ailleurs qu'un moteur électrique est bien moins compliqué à fabriquer qu'un moteur à essence et on peut se demander pourquoi les voitures électriques sont si chères ; on répondra que le surcoût est imputable aux batteries mais cela va probablement s'améliorer au fur et à mesure des avancées technologiques. Je souligne que la part des équipementiers est un sujet important car le reste de la voiture est fabriqué à partir de composants qui viennent de partout dans le monde et on a assisté à des difficultés très importantes lors de la crise de la Covid-19 - et même un peu après - lorsque beaucoup d'éléments électroniques, GPS, ou autres organes essentiels à la construction d'un véhicule étaient immobilisés sur des bateaux qui n'arrivaient pas à destination ou qui étaient stoppés dans les ports. Envisagez-vous un autre mode de fonctionnement dans ce domaine des équipementiers avec une relocalisation non seulement des batteries mais aussi des autres composants, ou bien le processus actuel va-t-il continuer à suivre le flot naturel qu'il a emprunté jusqu'à présent ? Avez-vous une stratégie spécifique en la matière ?

M. Carlos Tavares. - Absolument, votre question, essentielle, est liée à celle de l'accessibilité financière des véhicules. Pour avoir un impact sur le réchauffement climatique, il nous faut augmenter la part des ventes de véhicules électriques. C'est la façon la plus efficace, compte tenu de l'orientation globale qui a été décidée, de traiter le problème le plus rapidement possible. Pour cela, il faut que les classes moyennes, qui représentent le coeur du marché, puissent acheter ces véhicules et donc que les prix de vente de ces derniers soient plus faibles. Pour diminuer les coûts de fabrication et rendre les prix abordables pour la classe moyenne, il faut impacter toutes les pièces du véhicule et pas seulement les batteries, l'objectif étant de ramener le coût total du véhicule électrique au niveau de celui du thermique. Or le véhicule électrique est aujourd'hui plus cher de 30 à 40 % et nous n'avons devant nous que quelques années pour digérer ce surcoût grâce à une productivité accrue, tout simplement parce que la classe moyenne ne pourra pas payer les véhicules plus cher, tandis que je ne peux pas vendre les véhicules à perte sans quoi mon entreprise ne va pas durer longtemps. Ne disposant d'aucune de ces deux échappatoires, la seule porte de sortie est de digérer le surcoût des véhicules électriques de 30 à 40 %. Or la structure de coût d'un véhicule, c'est 85 % de pièces achetés à des tiers, 10 % de valeur ajoutée produite dans nos usines et 5 % de logistique. Pour satisfaire le consommateur et résoudre le problème du réchauffement climatique, il faut donc absorber les surcoûts en proportion de la structure que je viens d'énoncer. Il ne faut donc pas s'étonner qu'une partie de cette pression se transmette à notre réseau de fournisseurs puisqu'à l'arrivée, il faut bien que les classes moyennes puissent acheter des véhicules électriques dont le coût de revient est le même que celui des véhicules thermiques. J'indique que les Chinois ont d'ores et déjà absorbé ce différentiel de coût et c'est pourquoi ils sont des concurrents extrêmement difficiles sur le marché européen. Votre raisonnement et votre questionnement visent donc parfaitement juste, à savoir que toutes les composantes doivent contribuer à absorber ces 30 à 40 % de surcoût. En attendant les trois à cinq ans nécessaires pour y parvenir, nous devons stimuler la demande, à la fois pour contribuer à accroître les volumes de façon à réduire les coûts plus rapidement et pour avoir un impact sur le climat. La stimulation de la demande des classes moyennes est ici le facteur essentiel ; c'est la seule porte de sortie que je vois en ce moment, d'où notre présence très appuyée aux côtés du Gouvernement français en faveur du leasing social, qui constitue à notre avis une excellente initiative.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Permettez-moi de vous demander à nouveau comment s'organise stratégiquement, en particulier sur les enjeux climatiques, la relation de votre groupe avec l'État à travers la BPI qui détient une partie de vos actions ? Quel bilan en tirez-vous ?

M. Carlos Tavares. - Sans langue de bois, je vous indique que, pour mettre en oeuvre le plan qui conduit notre entreprise à la neutralité carbone en 2038, j'ai, de la part de mon conseil d'administration, un soutien absolu, y compris celui du représentant de l'État. La seule question qui se pose est de savoir si nous pouvons aller plus vite. Tout dépend si les conditions sont réunies car je dois protéger la pérennité de mon entreprise pour y arriver, sans quoi le problème ne sera pas résolu et il faut donc à la fois concilier les résultats de court et moyen termes pour arriver à notre objectif de destination. Le conseil d'administration soutient totalement cette stratégie : ses membres ne formulent aucune remise question de notre trajectoire zéro émission et se félicitent que nos ventes de véhicules électriques atteignent presque le niveau de Tesla. Leur satisfaction porte également sur le constat de notre capacité à réduire les coûts tout en maintenant les marges ; ce dernier facteur est très important car les marges des véhicules électriques vendus en Europe ne sont pas au niveau des thermiques, mais on en prend le chemin et je pense que dans deux ou trois ans - je communique généralement sur l'échéance 2026 - ces marges s'équilibreront. Nous travaillons à parvenir à ce résultat en mettant évidemment beaucoup de pression sur nos fournisseurs qui contribuent à proportion de 85 % à notre coût de revient total : ce n'est facile ni pour eux ni pour moi. Plus généralement, je vous indique avec humilité et satisfaction que le taux de productivité de Stellantis a tendance à être meilleur que le taux de productivité des fournisseurs. Autrement dit, ceux-ci n'ont peut-être pas encore totalement assimilé l'amplitude du changement qui se présente devant nous. Je pense que nous pouvons y arriver à condition de garder le cap.

M. Jean-Claude Tissot. - Vous avez évoqué la nouvelle Peugeot E-3008 électrique : son prix n'est pas encore connu mais il me semble que ce véhicule se rattache à un segment de marché sur lequel votre groupe mise beaucoup.

M. Carlos Tavares. - Je peux vous répondre à ce stade par une pirouette : cette Peugeot E-3008 s'adresse à une clientèle de classe moyenne supérieure. Son prix n'a pas encore été révélé mais je pourrai vous en dire plus...

M. Roger Karoutchi, président. - Évitons de sortir du cadre de cette commission d'enquête...

Merci, monsieur le directeur général, d'avoir bien voulu répondre à nos questions.

Audition de M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus
(Jeudi 21 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus, assisté de M. Marc Hamy, vice-président chargé des affaires publiques d'Airbus.

Monsieur le directeur général, avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur Faury, monsieur Hamy, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Faury et M. Marc Hamy prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus. - En ce qui me concerne, je ne fais pas de prestations de conseil et ne participe pas à des cénacles. Je détiens soixante actions TotalEnergies dans le cadre d'un plan d'épargne en actions (PEA). En outre, j'ai un contrat d'achat d'énergie en électricité et en gaz pour ma maison et il m'arrive de faire le plein dans des stations TotalEnergies.

D'un point de vue professionnel, Airbus a évidemment des relations avec le groupe TotalEnergies, principalement avec sa filiale Hutchinson, à laquelle il achète des équipements, des fluides, des systèmes. Nous achetons également des carburants à TotalEnergies, ainsi qu'à ses concurrents.

M. Marc Hamy, vice-président chargé des affaires publiques d'Airbus. - Je n'ai aucun intérêt particulier dans des participations, et il m'arrive de faire le plein chez TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. -Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

M. Guillaume Faury. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, Airbus est une société européenne, qui intervient dans les domaines civil et militaire, dans le domaine de l'aviation commerciale, dont c'est la première activité, également dans les domaines de la défense et l'espace et dans le domaine des hélicoptères.

La société compte 150 000 salariés, dont 50 000 en France.

L'aviation commerciale, Airbus Défense et Espace, Airbus Helicopters sont les domaines d'activité stratégiques de l'entreprise. Compte tenu du sujet qui nous intéresse aujourd'hui, je mettrai principalement l'accent sur les activités relatives à l'aviation commerciale, qui sont les plus en rapport avec la consommation de carburant et les émissions de CO2.

En 2019, Airbus s'est donné comme raison d'être - comme purpose, puisque l'anglais est la langue de travail commune - d'être le pionnier d'une industrie aérospatiale durable pour un monde plus sûr et plus uni. Cette raison d'être recouvre plusieurs aspects, mais la notion de durabilité en est le centre. Depuis, l'ensemble des actions du groupe visent à servir ces objectifs dans le domaine de l'environnement, dans le domaine social et dans le domaine de la gouvernance. La question de l'environnement est évidemment très importante.

Nous sommes l'un des deux grands acteurs de la conception et de la fabrication d'avions commerciaux dans le monde. Vous n'êtes pas sans savoir que les émissions de l'aviation commerciale représentent entre 2 % et 2,5 % des émissions mondiales de carbone : il s'agit majoritairement de la consommation des carburants pour les avions en service. C'est ce que l'on appelle le scope 3 d'Airbus.

L'aviation commerciale est actuellement dans sa quatrième révolution.

La première révolution consistait essentiellement à faire voler des avions. En 1895, Lord Kelvin a déclaré qu'il était physiquement impossible de faire voler des objets plus lourds que l'air. En 1903, les frères Wright faisaient voler leur avion. Depuis, l'aviation commerciale a pris son essor, avec le succès que l'on connaît.

La deuxième révolution a été de faire de l'avion un moyen de transport sûr. Le premier vol en avion était une aventure. Aujourd'hui, l'aviation commerciale est, de très loin, le moyen de transport le plus sûr d'un point A à un point B sur la planète.

La troisième révolution a consisté à démocratiser l'activité commerciale et à la rendre accessible à tous. Les premiers billets d'avion coûtaient l'équivalent de plusieurs milliers d'euros pour quelques dizaines de kilomètres. Aujourd'hui, les compagnies aériennes sont parfois attaquées parce qu'elles ne vendent pas leurs billets d'avion assez cher.

La quatrième révolution, qui est celle dans laquelle nous sommes aujourd'hui, vise à décarboner l'aviation. Nous allons réussir, comme nous avons réussi les trois premières révolutions.

Avant de partager avec vous la feuille de route principale, je remettrai en perspective quelques éléments chiffrés importants. Les émissions mondiales de carbone s'élèvent à environ 40 gigatonnes, avec 0,8 gigatonne - 800 millions de tonnes - pour l'aviation commerciale. Pour Airbus, qui représente la moitié des 24 000 à 25 000 avions commerciaux en service aujourd'hui, c'est à peu près 400 millions de tonnes. C'est le scope 3, c'est-à-dire l'émission en carbone des avions d'Airbus en service vendus en une année et sur l'ensemble de leur durée de vie.

Les scope 1 et scope 2, c'est-à-dire les émissions de carbone de l'entreprise Airbus, sont de l'ordre de 800 kilotonnes, soit moins d'un million de tonnes, le scope 3 représente donc le véritable enjeu.

J'en viens à la feuille de route que le secteur s'est donnée pour être carbone neutral, neutre en carbone, en 2050, ce qui, dans notre industrie, est un challenge considérable.

Il existe à peu près 24 000 à 25 000 avions commerciaux en service ; les 800 millions de tonnes d'émissions de carbone - 400 millions de tonnes pour Airbus - sont liées au vol de ces avions. La trajectoire qui permet d'aller de 800 millions de tonnes à zéro en 2050 repose sur un certain nombre de piliers. Je vais être un petit peu simpliste, pour que ce soit compréhensible par tout le monde.

Le premier pilier consiste à mettre en service des avions qui consomment beaucoup moins de carburant que les avions qu'ils remplacent. Un avion qu'on livre aujourd'hui émet entre 20 % et 40 % de COen moins et consomme entre 20 et 40 % de carburant en moins que l'avion auquel il succède.

De nombreuses améliorations ont eu lieu au fil du temps. L'intensité carbone des avions, donc les émissions ou la consommation par passager et par kilomètre parcouru, ont baissé de 80 % ; cela correspond à une réduction d'un facteur 5 entre les années 1960 et aujourd'hui et à une réduction de moitié entre 1992 et aujourd'hui. La consommation de carburant a donc fortement baissé : cela s'explique par le fait que les avions volent à haute altitude, où l'air est peu dense, et ont donc besoin de peu d'énergie pour voler. La consommation de carburant s'est donc très fortement améliorée mais le potentiel d'amélioration reste important.

Alors que le succès de l'aviation commerciale dans le monde est devenu absolument considérable aujourd'hui, ce secteur ne représente qu'entre 2 % et 2,5 % des émissions de carbone.

Ces nouveaux avions font l'objet d'une très forte demande, puisqu'ils sont à la fois économiquement et écologiquement plus performants que les avions qu'ils remplacent. Autre caractéristique, ils sont certifiés pour pouvoir voler avec jusqu'à 50 % de carburants d'aviation durables, ce que l'on appelle les Sustainable Aviation Fuels (SAF), ce qui n'est pas le cas des anciens avions encore en service.

Cette première partie de la feuille de route ne nous permet pas d'atteindre la neutralité carbone en 2050. C'est pourquoi nous sommes en train de préparer les technologies qui permettront de faire entrer en service, dans la seconde moitié de la prochaine décennie, des avions qui consommeront encore de 20 % à 25 % de carburant en moins, c'est-à-dire 20 % à 25 % d'émissions de carbone en moins sur la base de l'utilisation des mêmes carburants. Toutefois, ils seront certifiés pour 100 % d'utilisation de SAF.

Les carburants d'aviation durables représentent une très importante partie de la feuille de route. Nous préparons des avions qui seront techniquement capables de voler avec 100 % de SAF et qui consommeront suffisamment peu de carburant pour que les compagnies aériennes puissent s'offrir ou offrir à leurs passagers des vols avec une très grande utilisation de carburants d'aviation durables. Je précise en effet que les SAF seront beaucoup plus chers que les carburants fossiles.

Ainsi, on s'achemine vers une aviation qui utilisera jusqu'à près de 100 % de carburants d'aviation durables en 2050. Pour obtenir du carburant fossile, il faut prendre du carbone qui est sous la surface de la Terre, raffiner les hydrocarbures, les brûler dans une turbine et émettre du carbone dans l'atmosphère. Pour un SAF, il faut récupérer du carbone dans l'atmosphère, soit de façon naturelle - ce sont les biocarburants, dans toute leur diversité -, soit de façon artificielle - on récupère du carbone, on le recompose avec de l'hydrogène ou avec différentes formes de filières et on le remet dans l'atmosphère -, ce qui permet la neutralité carbone.

Chez Airbus, nous sommes convaincus que ce ne sera pas suffisant, qu'il faut aller plus loin et qu'il faut trouver des solutions qui n'émettent pas de carbone du tout. De toutes les options technologiques possibles, nous avons retenu l'hydrogène comme solution pour le futur afin de n'émettre absolument aucun carbone. En effet, qu'on le brûle dans une turbine ou qu'on l'utilise dans une pile à combustible, l'hydrogène utilisé dans un avion n'émet pas de carbone. Nous sommes en train de préparer des technologies pour lancer, avant la fin de la décennie, un programme d'avion à hydrogène, qui, pour commencer, sera un avion de petite taille, pour une entrée en service en 2035. Le développement de l'aviation à hydrogène présente des complexités technologiques et des différences par rapport à ce que nous avons connu. C'est donc un programme de recherche et technologie de taille, qui nécessite également un nouveau cadre réglementaire et le développement des filières de l'hydrogène vert.

Du point de vue de la technologie, c'est assez simple. Un avion qui consomme moins de carburant sur le marché est plus économique. Par conséquent, toutes les compagnies aériennes se jettent dessus ! Voilà pourquoi les carnets de commandes des constructeurs sont aujourd'hui très remplis : au-delà de la croissance du secteur, c'est dû au remplacement par des avions plus performants.

En revanche, un carburant décarboné est aujourd'hui beaucoup plus cher. Il n'y a donc pas d'alignement entre l'intérêt économique et l'intérêt écologique de l'utilisateur. Cela ne signifie pas que les compagnies aériennes ne pourraient pas s'offrir du carburant d'aviation durable, mais il y a un désavantage compétitif à le faire. Le terrain de jeu n'est pas le même selon que l'on utilise beaucoup de carburant durable ou qu'on n'en utilise pas.

Compte tenu de l'augmentation importante de l'utilisation de ces carburants, Airbus a choisi de se placer dans un rôle de catalyseur, c'est-à-dire de promoteur de toutes les solutions permettant d'accélérer la montée en puissance de la production et de la consommation des carburants d'aviation durables. Il s'agit là d'un élément absolument clef dans la feuille de route ; or c'est l'élément que nous maîtrisons le moins. Nous avons besoin des énergéticiens, des régulateurs, de la politique mise en place par les États, des aéroports, des compagnies aériennes. Nous faisons et cherchons des accords - Marc Hamy pourra en dire plus - avec un très grand nombre d'acteurs pour jouer ce rôle de catalyst et assurer le développement de nouvelles filières de carburants d'aviation durables et la montée en puissance de la production, donc de la consommation, qui est très importante.

J'ajoute qu'Airbus est aussi un utilisateur de carburants, puisqu'il fait voler des avions, soit pour des essais en vol, soit pour le transport logistique dans le cadre de la production, soit pour des vols de livraison à destination de nos clients. Nous avons choisi de montrer l'exemple et nous sommes ainsi fixé comme objectif au moins 30 % de consommation de carburants d'aviation durables dans notre mix de carburant en 2030. En 2023, nous avons déjà utilisé 10 % de carburants d'aviation durables, alors que la filière a acté l'objectif de 10 % de consommation en 2030.

Évidemment, nous avons aussi besoin des États et des régulateurs pour créer le cadre nous permettant d'atteindre le level playing field pour la consommation de ces nouveaux carburants, qui sont plus chers : cela passe potentiellement par des mandats, par des réglementations, mais aussi par des aides et des subventions. De nombreux systèmes peuvent être mis en place. Malheureusement, aujourd'hui, il n'y a pas de solution unanime. Suivant les régions du monde, des solutions différentes ont été retenues, ce qui crée de l'incertitude et de la difficulté pour accélérer cette mise en place.

Nous avons pour ambition d'augmenter notre consommation de carburants d'aviation durables et d'atteindre au moins 30 % en 2030. Nous avons donc besoin d'accéder à ces carburants. À cette fin, nous avons signé un accord avec TotalEnergies voilà quelques semaines pour l'approvisionnement de plus de 50 % de notre besoin de SAF en Europe.

TotalEnergies s'est placée sur une trajectoire qui a pour ambition de produire 1,5 million de tonnes de SAF en 2030, soit une production supérieure à sa production actuelle de kérosène.

La feuille de route existe. Arriver en 2050 à une aviation décarbonée est devenu l'objectif de l'ensemble de la filière. Celui-ci a également été endossé par les États dans le cadre de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI). Nous sommes tous en train de nous mobiliser à cette fin, ce qui nécessite beaucoup de travail et d'investissements, notamment dans le domaine de l'énergie. Nous allons continuer d'utiliser des carburants liquides pour assurer le développement de l'aviation dont nous considérons, comme beaucoup d'autres, qu'il est très important à la société humaine, en particulier pour la mobilité et la paix. L'aviation contribue à la prospérité ; or nous avons besoin de cette prospérité pour faire la transition énergétique.

M. Roger Karoutchi, président. - Vous avez évoqué votre partenariat stratégique avec TotalEnergies pour la livraison de 1,5 million de tonnes de SAF, à l'horizon 2030. Ce partenariat comprend également un programme de recherche et d'innovation visant à développer des carburants 100 % durables, en adéquation avec le design des aéronefs actuels et futurs. Pouvez-vous nous détailler ce programme de recherche et d'innovation des années à venir ?

M. Guillaume Faury. - Notre programme de recherche, d'innovation et de développement, dans l'objectif de la quatrième révolution de l'aviation, repose à la fois sur des technologies pour faire des avions plus performants et moins consommateurs et sur les carburants. Nous avons deux fers au feu : les carburants d'aviation durables et l'hydrogène.

Notre partenariat stratégique avec TotalEnergies s'inscrit dans le cadre du travail sur les SAF, avec un contrat d'approvisionnement pour notre utilisation - par rapport aux compagnies aériennes, Airbus est un petit utilisateur de carburants - et pour le développement des filières.

Il y a de très nombreuses façons de faire des carburants d'aviation durables, et il y en a encore beaucoup plus qui sont à l'étude. L'industrie énergétique doit analyser quelles seront les filières les plus efficaces pour avoir des carburants vraiment décarbonés et économiquement viables. Si les prix des carburants d'aviation durables étaient comparables à ceux des carburants fossiles, les compagnies aériennes auraient un intérêt économique et écologique à s'engager dans cette voie.

Nous avons des partenariats avec beaucoup d'acteurs : aéroports, compagnies aériennes, énergéticiens, alliances autour de l'hydrogène par exemple... TotalEnergies, c'est environ 2 % de la production et de la livraison de kérosène dans le monde. C'est donc un acteur important. De surcroît, c'est un acteur français, et beaucoup de nos activités sont en France. Mais c'est le treizième fournisseur de kérosène. Nous avons donc aussi des accords avec d'autres énergéticiens, dont des émergents qui se spécialisent sur les SAF, pour maximiser les chances de trouver, d'obtenir des filières compétitives. Et nous avons également des accords plus régionaux : dans chaque région, différents acteurs travaillent sur les SAF.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le fait qu'Airbus soit incontestablement un exemple de réussite industrielle à l'échelon européen est une bonne nouvelle. Mais, du point de vue climatique, le secteur pose problème : malgré les efforts en termes d'efficacité que vous avez rappelés, les émissions globales du secteur continuent d'augmenter, car il y a de plus en plus de trafic aérien. C'est également vrai des autres modes de transport.

En ce qui concerne les enjeux de compétitivité entre les différentes filières, le kérosène n'est pas taxé à la hauteur des autres carburants. Un automobiliste français paye quasiment 50 % de taxes sur les carburants ; la personne qui se déplace en avion paye beaucoup moins. N'y a-t-il pas un enjeu, comme le pensent beaucoup d'experts du climat, à taxer davantage le kérosène, afin de rendre les SAF plus rapidement compétitifs et de faire en sorte que l'aérien paye le juste prix de sa pollution ?

Comment évaluez-vous la participation de l'État actionnaire dans le capital d'Airbus et sa contribution pour avoir des avions plus respectueux de l'environnement ?

L'outil de mesure des climatologues n'est pas seulement la décarbonation en 2050. L'enjeu, c'est le budget carbone. Avoir des avions zéro carbone en 2050, c'est très bien. Mais ces avions n'entreront en service qu'après 2050 et tout ce que vous allez émettre d'ici là va participer du dérèglement climatique. Comment intégrez-vous ces logiques de budget carbone pour évaluer votre impact sur le climat ?

M. Guillaume Faury. - Votre première question porte sur le juste prix de la taxation sur les carburants. En la matière, la situation est liée à la nature même de l'aviation, en particulier son caractère international. Les États se sont mis d'accord sur une forme d'homogénéité pour pouvoir assurer une internationalité du transport aérien.

Il ne me paraît pas exact de dire que nous sommes moins taxés que l'automobile. Sur un billet d'avion Paris-Nice à 90 euros, la moitié part en taxes. Le transport aérien est le mode de transport qui s'autofinance le plus aujourd'hui par rapport à l'automobile et au train. Considérer seulement le carburant ne permet pas de voir que le transport aérien est beaucoup moins aidé et qu'il finance une très grande partie de son infrastructure et de son activité, contrairement aux autres moyens de transport. Tout cela est bien documenté. Il me semblait important de le rappeler ici.

Nous sommes soumis aux quotas d'émission de l'Union européenne (European Union Emission Trading System - EU-ETS). L'avion est le seul moyen de transport dans ce cas. Nous ne sommes pas exonérés de taxation.

En tant qu'Airbus, je ne vais pas m'exprimer à la place des compagnies aériennes sur la bonne politique de taxation. Je ne dis pas qu'il ne faut pas de réglementation ou de taxation. Le régulateur est effectivement confronté à une équation compliquée : trouver le bon dosage pour aider cette transition entre les carburants fossiles et les carburants décarbonés. C'est, me semble-t-il, ce que les États et les régulateurs essaient de faire. C'est la raison pour laquelle nous avons soutenu Fit for 55. D'ailleurs, chez Airbus, nous étions même un peu plus ambitieux : nous pensions que le bon mandat d'incorporation pour 2030, c'était 10 %.

À mon sens, il faut regarder les choses globalement et pas sous le seul angle de la taxation. Certes, quand la réglementation et les taxes sont le principal outil, on a très envie de les utiliser. Mais ce que nous avons à faire est beaucoup plus compliqué. Il y a aujourd'hui une vraie dynamique à l'échelon international pour essayer de trouver la bonne solution. Le sujet le plus difficile est celui de l'homogénéisation de la réglementation pour aider les SAF à émerger.

Airbus est une société qui est cotée à Paris, à Francfort... Nous avons l'État français, l'État allemand et l'État espagnol comme actionnaires, à hauteur de 11 % pour l'État français comme l'État allemand. Mais notre relation avec l'État s'agissant de la décarbonation est beaucoup plus large ; nous avons un État réglementeur et cofinanceur qui participe à la réglementation européenne et qui est impliqué dans les négociations internationales, par exemple à l'OACI. L'alignement entre l'ambition de la France, celle de l'Europe et la nôtre est assez fort. À partir du moment où l'on reconnaît que l'aviation est quelque chose de positif, mais qu'elle a absolument besoin de se décarboner, l'enjeu est de trouver la bonne articulation pour le faire le mieux possible.

Nous sommes parfaitement conscients des problèmes d'émission de carbone liés à la croissance de l'aviation. Nous avons d'ailleurs un sentiment de responsabilité. C'est ce que je dis à mes équipes : le secteur de l'aviation représente un peu plus de 2 % des émissions de carbone mondiales et nous faisons la moitié des avions qui y contribuent ; nous avons donc une responsabilité, certes indirecte - c'est du scope 3 -, sur 1 %. Mais c'est aussi une énorme opportunité : c'est à nous, avec les avions que nous concevons pour demain et après-demain, de trouver la solution pour pouvoir aller vers la décarbonation.

En dépit du doublement du trafic tous les quinze ans, nous sommes à peu près stables depuis trente ans, à 2 % des émissions mondiales de carbone. Il faut donc, me semble-t-il, se rendre compte que nous sommes dans une dynamique d'amélioration très forte. Et, à l'époque, l'objectif n'était pas de réduire les émissions de carbone ; c'était simplement d'être compétitifs.

À présent, nous avons fixé l'objectif d'être à « zéro net » en 2050. Nous focalisons beaucoup plus les actions sur la réduction des émissions de carbone. La croissance sera probablement un peu moins forte que ce qu'elle a été dans le passé, mais elle va rester très forte, en particulier sous la pression des pays en développement, qui sont au tout début de l'utilisation de l'avion comme moyen de transport et qui n'ont pas envie de mettre en place au sol les infrastructures d'autres modes de transport. D'ailleurs, celles-ci sont dévastatrices et très émettrices de CO2. On a un peu tendance à l'oublier : pour le train ou la voiture, les infrastructures sont d'une tout autre nature que l'infrastructure aéronautique ; cette dernière, qui repose sur l'air, n'a pas besoin d'investissements ou de construction.

La question du budget carbone est, je le crois, centrale. Le carbone qui est dans l'air aujourd'hui vient des activités humaines de l'ère préindustrielle et industrielle. À l'époque, l'aviation n'existait pas ; elle est juste émergente. Il faut aussi remettre les choses en perspective. Ce que nous pouvons changer, c'est le futur. Chez Airbus, nous essayons de faire les choses le plus rapidement possible. C'est vraiment une question de vitesse. Nous sommes tous conscients de l'urgence climatique.

Le budget carbone est défini en fonction de l'idée ou de l'ambition que l'on a de l'augmentation de température à la fin de la transformation. C'est très difficile pour l'aviation de faire mieux que 2050.

Nous avons deux budgets carbone principaux : le premier regroupe les scope 1 et scope 2 et représente quelque 800 kilotonnes. Il est directement dans notre responsabilité. Il est relativement petit, mais on peut l'influencer. Le scope 3 est beaucoup plus gros, car il renvoie à l'utilisation des avions en service à partir du moment où ils sont livrés et sur l'ensemble de leur durée de vie, soit 20 à 25 ans.

Nous avons décidé, avec le soutien du conseil d'administration, de nous faire certifier Science Based Targets Initiative (SBTi) sur notre trajectoire de décarbonation, pour avoir un objectif qui soit connu, affiché, audité et certifié. Cet objectif consiste à réduire nos émissions de carbone des scope 1 et scope 2 de 63 % entre 2015 et 2030 et nos émissions du scope 3 de 46 % entre 2015 et 2035. Cela donne une idée de la trajectoire sur laquelle nous sommes. La deuxième partie de cette réduction de carbone, qui viendra après 2035, reposera sur les avions dont nous développons actuellement les technologies et qui entreront en service dans la deuxième partie de la prochaine décennie. Ces avions nous amèneront donc à 2050 et auront remplacé une très grande partie des avions mis en service jusque-là.

Notre activité est en croissance. C'est par la technologie et les SAF que nous serons capables de réduire le budget carbone pour le rendre compatible avec le budget carbone global des industries. Nous sommes dans une industrie dite hard-to-abate, c'est-à-dire dont il est difficile de réduire les émissions. C'est pour cela que nous y mettons autant d'énergie et de volonté.

M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez indiqué que la pile à hydrogène était l'avenir. Avez-vous réfléchi sur la manière d'équiper les aéroports en hydrogène à travers le monde ? Selon vous, à quelle échéance les choses pourraient-elles se faire pour l'aviation commerciale ?

M. Guillaume Faury. - Beaucoup de gens nous ont dit que l'hydrogène sur les avions ne marcherait jamais. Vous connaissez ce syndrome...

Nous avons beaucoup travaillé pour essayer de décortiquer tous les enjeux. J'ai indiqué que la combustion de l'hydrogène ou son utilisation dans une pile à combustible n'émettaient pas de carbone. Et la pile à combustible a même l'avantage, par rapport à la combustion de l'hydrogène, de ne rien émettre du tout : ni carbone, ni non-carbone, ni particule. Nous y croyons donc beaucoup. Nous ne sommes pas les seuls. Nous y travaillons avec des technologies propres qui sont la propriété d'Airbus, mais également en partenariat, afin de maximiser les chances d'atteindre l'objectif.

Le problème de l'hydrogène par rapport aux SAF - c'est pour cela que les SAF sont une solution d'aujourd'hui tandis que l'hydrogène est une solution de demain -, c'est effectivement l'absence d'infrastructure en place. Et l'infrastructure pour utiliser de l'hydrogène sur un aéroport est d'une nature vraiment très différente de ce que nous avons aujourd'hui.

L'hydrogène utilisé dans des avions devra être sous forme liquide. Si l'hydrogène est très performant en densité massique, il est très volumineux sous forme gazeuse.

M. Pierre-Alain Roiron. - Et très lourd !

M. Guillaume Faury. - Non. Comme il est très dense en énergie par kilogramme, il n'est pas lourd. Mais son volume sous forme gazeuse n'est pas compatible avec un vol en avion. D'ailleurs, même liquide, l'hydrogène est plus volumineux, à énergie donnée, que le kérosène. Et pour l'avoir sous forme liquide, il faut être à moins 253 degrés, ce qui implique de la cryogénie. On change de monde par rapport à aujourd'hui.

Si ce carburant a des propriétés vraiment extraordinaires, il nécessite une infrastructure différente. Notre programme de travail ne se limite donc pas à « seulement » faire un avion à hydrogène. Nous avons des partenariats avec d'autres industries confrontées aux mêmes problématiques, fabricants d'hydrogène - ce n'est pas forcément de l'hydrogène vert aujourd'hui, mais cela devrait en être à cet horizon-là -, aéroports, compagnies aériennes, afin d'analyser les conditions dans lesquelles de telles opérations pourront devenir possibles. Nous avons signé un partenariat il y a peu de temps au Royaume-Uni.

Dans les aéroports, la feuille de route hydrogène n'est pas juste liée aux avions. Beaucoup commencent à se dire que l'hydrogène pourrait permettre de motoriser tous les équipements au sol. Les émissions de carbone de l'aéroport lui-même, ce ne sont pas seulement les avions. C'est peut-être une voie pour développer l'hydrogène pour l'aviation commerciale.

Nous allons commencer par les avions de petite taille. D'abord, cela marche mieux pour les avions de petite taille, pour des raisons de physique. Ensuite, il faut commencer petit avant de voir grand. Enfin, les plus petits avions effectuent des vols plus courts. Or l'écosystème hydrogène ne se développe pas à la même vitesse selon les régions du monde. Au début, seuls quelques aéroports ou dizaines d'aéroports seront équipés ; ce sera donc adapté pour l'aviation régionale ou le bas de l'aviation commerciale.

Nous avons effectivement beaucoup de défis devant nous, mais nous n'en voyons pas un seul qui ne soit surmontable.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je voudrais aborder le secteur de l'exploration spatiale, dans lequel vous intervenez également et dont vous avez moins parlé.

La fin de vie de la station spatiale internationale est programmée pour 2031 et le projet de remplacement a pour nom Starlab, une station orbitale dont le lancement doit avoir lieu en 2028. Airbus participera au développement, à la construction et à l'exploitation de ce nouveau module appelé à remplacer l'actuelle station internationale. C'est évidemment une très bonne nouvelle pour Airbus, pour Toulouse et pour toute la région Occitanie.

En revanche, le bilan carbone de l'industrie spatiale, qui émet environ 6 millions de tonnes de COpar an et qui représenterait 10 % des émissions de l'aviation, est assez conséquent. L'industrie spatiale présente également cette particularité d'émettre au-delà de la troposphère, la couche de l'atmosphère dans laquelle nous vivons.

Je souhaitais donc connaître votre réflexion sur la question de l'exploration spatiale et de ses conséquences en termes d'empreinte carbone.

M. Guillaume Faury. - Il me semble que votre question déborde légèrement le sujet...

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - En effet, vous pouvez considérer que ma question est hors sujet. Cela ne me pose pas de problème.

M. Roger Karoutchi, président. - Il me revient, en théorie, d'en décider. Monsieur le directeur général, peut-être pouvez-vous dire quelques mots sur votre conception, sans entrer dans les détails ?

M. Guillaume Faury. - Je tenterai tout de même de répondre à la question. Le sujet est majeur. En ordre de grandeur, l'industrie spatiale représente une très faible part de la consommation des carburants par rapport à l'aviation commerciale, qui elle-même représente 8 % de cette consommation. Cela ne veut pas dire que ce n'est pas important.

L'industrie spatiale actuelle entend respecter rigoureusement les normes environnementales. En réalité, nous utilisons cette industrie pour servir la cause de l'environnement. Beaucoup de programmes spatiaux visent à mettre en orbite des satellites d'observation de la Terre. Ils tendent à devenir des outils très importants pour identifier les émissions de méthane ou les sources d'émission de carbone, ou encore pour surveiller la hauteur des océans. Ils sont donc des outils d'aide à la décision.

On trouve maintenant dans l'industrie spatiale, en particulier pour la partie lanceurs, des technologies dont l'impact sur l'environnement est faible. Il s'agit d'une piste de développement. Vous savez probablement que les futurs lanceurs que nous étudions font de cette dimension une question centrale. Nous pensons aussi que le secteur spatial continuera de croître. Il faut donc traiter ce sujet le plus en amont possible, au moment de la conception des objets. C'est beaucoup plus facile qu'en aval.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je vous remercie de votre réponse. Je pensais également aux projets de tourisme spatial. Nous les validons totalement sur le plan scientifique, mais le risque est réel en termes d'impact carbone.

M. Guillaume Faury. - Airbus n'intervient pas dans le tourisme spatial.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous non plus !

M. Pierre Barros. - Je suis sénateur de l'est du Val-d'Oise et ma circonscription se situe à proximité, au nord, de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. J'ai eu la chance, récemment, avec une collègue de Seine-et-Marne, de visiter vos installations, notamment les ateliers de maintenance d'Airbus et le centre d'essai de réacteurs.

Il s'agit de très belles installations et les personnels avec lesquels nous les avons visitées étaient d'ailleurs très enthousiastes. Tout cela révèle des métiers-passion, qui touchent à la fois à la sécurité des voyageurs, aux nouvelles technologies, aux nouveaux carburants, aux fuselages et aux nouveaux moteurs. J'ai donc réentendu ce matin ce que j'ai pu entendre voilà quelques jours auprès de vos services.

Il y a les questions relatives à la réduction des émissions de CO2, à l'économie des carburants, mais aussi au bruit. Celle-ci concerne particulièrement les personnes habitant autour de l'aéroport. Le bruit représente une pollution très importante qui a des effets sur la santé.

Dans ce secteur, des discussions ont lieu entre les habitants et les élus au sujet du développement du trafic aérien. L'aéroport de Roissy a accueilli en 2023 près de 67 millions de voyageurs, soit un nombre équivalent à la période d'avant la crise de la covid-19. Cela va sans doute continuer à croître les prochaines années. Dans ces discussions a d'ailleurs été évoquée la question du prix du SAF par rapport à celui du kérosène. En Europe, le SAF est bien plus cher qu'aux États-Unis. Il y a donc un angle d'attaque, ne serait-ce que du côté de la réglementation et de la filière de production.

Pensez-vous que TotalEnergies soit vraiment au rendez-vous sur la question de la filière de production ? Le prix et la disponibilité du SAF en dépendent. De fait, le SAF est moins utilisé, car très cher en Europe, et le recours à ce type de carburant est plus facile à l'étranger.

Nous avons évoqué également le principe d'espace aérien ouvert européen, qui pose tout de même un problème. En effet, si le renouvellement très important des avions permet de faire des économies et de réduire la pollution, il se fait au rythme des capacités des compagnies aériennes à investir sur des objets volants qui coûtent tout de même plusieurs dizaines de millions d'euros. Quand on voit le nombre d'avions qui volent, on se dit qu'il se passera quelques années avant un remplacement total par des aéronefs de nouvelle génération.

Le nombre de vols intérieurs en France a baissé d'environ 40 % par rapport à la période d'avant la crise de la covid-19. C'est une bonne chose et cela répond aussi à des objectifs de décarbonation : quand on réduit le nombre de vols, on améliore la qualité de l'air. En revanche, cette baisse de 40 % sera manifestement couverte par des compagnies aériennes étrangères capables d'exploiter des lignes intérieures avec des avions d'ancienne génération. En effet, Air France revend ses avions à des compagnies qui les utilisent ensuite en France pour couvrir des lignes intérieures qu'elle a abandonnées. Les avions passent donc d'une compagnie à l'autre. Certes, Air France s'engage sur la voie de l'utilisation d'avions moins polluants - la technologie le permet -, mais à la fin, tous ces efforts sont anéantis par un modèle économique et par une ouverture de l'espace aérien qui autorise l'exploitation des lignes avec des avions d'ancienne génération, plus polluants. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette question ?

M. Guillaume Faury. - On constate aujourd'hui que l'ensemble des grands transporteurs européens et mondiaux renouvellent leur flotte et mettent en service des avions plus modernes.

Nous sommes dans une phase de transition générationnelle d'avions. Tous les grands acteurs du transport aérien en Europe sont dans cette démarche. Si Air France-KLM le fait de façon très volontariste, d'autres acteurs, qui ont commencé plus récemment, ont des flottes assez jeunes et donc assez modernes. Sur les 24 000 à 25 000 avions commerciaux qui volent, 30 % sont de nouvelle génération. Dans cette phase où 70 % des avions sont encore de vieille génération, les opportunités de remplacement sont nombreuses. Ces dernières années, la durée de vie des appareils a été plutôt réduite qu'augmentée, en raison de l'arrivée de ces nouveaux avions.

Vous dites : « Quand on vole moins, on améliore la qualité de l'air. » Cela dépend du report : si vous faites un Paris-Toulouse en avion, vous consommez entre deux et trois litres par passager aux 100 kilomètres, selon le type d'avion utilisé ; si vous le faites tout seul au volant de votre voiture, vous consommez six ou sept litres, à moins que votre voiture ne soit totalement électrique. Pour les vols intérieurs, le bilan peut être bien plus mauvais si le report se fait par des vols internationaux. Il faut donc vraiment regarder le système dans son ensemble. Le report ou l'annulation du voyage sous d'autres formes sont des éléments difficiles à modéliser, mais que nous essayons tout de même de prendre en compte.

Ce qui compte en définitive, c'est une multimodalité efficace économiquement et écologiquement. De ce point de vue, d'autres modes de transport ont un rôle très important à jouer. On me demande régulièrement si je prends le train. La réponse est oui : c'est un moyen de transport efficace, mais qu'il faut regarder dans son ensemble. Pour aller de Madrid à Rome, il est en effet difficile d'imaginer une alternative efficace à l'avion. C'est aujourd'hui essentiellement le rôle de l'aviation que de proposer des connexions difficiles à servir efficacement par d'autres moyens de transport.

Ce n'est pas à moi de juger de l'action de TotalEnergies ni du prix des SAF. Si je comprends bien, une enquête sénatoriale a précisément pour objet de juger si TotalEnergies « fait le job ». En ce qui concerne Airbus, la réponse est oui, puisque nous avons trouvé un accord avec eux : TotalEnergies sera notre partenaire et nous fournira plus de 50 % des SAF dont nous avons besoin en Europe dans les années qui viennent. Vous avez vu que nous étions un utilisateur de SAF très important en proportion des objectifs du secteur.

Je comprends que l'objectif de TotalEnergies, sur lequel ses responsables ont communiqué publiquement, est d'atteindre une production de 1,5 million de tonnes de SAF en 2030, ce qui représentera une proportion de l'utilisation des SAF beaucoup plus importante que la part qu'occupe aujourd'hui TotalEnergies dans l'utilisation des kérosènes. TotalEnergies produit aujourd'hui environ 2 % du kérosène mondial. Avec 1,5 million de tonnes de SAF en 2030 - les investissements sont lancés -, le groupe produira entre 5 % et 10 % des SAF, ce qui est significativement supérieur à 2 %. Si tous les acteurs prenaient leur part comme TotalEnergies et si cette entreprise tient les engagements sur lesquels elle a communiqué, la proportion de SAF sera bien supérieure aux 10 % que nous prenons aujourd'hui comme objectif.

Monsieur le sénateur, il est difficile de répondre dans l'absolu, mais voilà, en relatif, la réponse que j'apporterai modestement à votre question. Je répète qu'il appartient à d'autres de juger de la trajectoire de développement des SAF par TotalEnergies ; toujours est-il que celle qui a été annoncée jusqu'en 2030 semble correspondre à nos besoins comme à ceux de nos clients.

M. Philippe Grosvalet. - Je suis sénateur de Loire-Atlantique et nous sommes très fiers, dans ce département, d'accueillir trois usines Airbus. On parle souvent de Toulouse, mais la Loire-Atlantique est aussi un producteur.

Vous avez évoqué les infrastructures. Notre département a connu un épisode malheureux pour avoir voulu accueillir une infrastructure d'accueil aéroportuaire quand, dans le même temps, on inaugurait des lignes TGV. En tant que dernier président du syndicat mixte pour l'aéroport, j'ai donc dû tenter d'objectiver les choses, en particulier les fantasmes liés à l'aéronautique comme ceux liés au foncier, qui connaissent actuellement un regain d'actualité en raison du « zéro artificialisation nette » (ZAN).

Au fond, quels qu'en aient été les acteurs et quoi qu'on en ait pensé et qu'on en pense encore, ce dossier a été un objet extraordinaire de prise de conscience et de réflexion. À ce moment-là, le transport aérien était considéré - cela a été un rebondissement mondial - à la fois comme un objet merveilleux pour se transporter et découvrir le monde et les autres et comme le principal - voire le seul - responsable des émissions de gaz à effet de serre (GES). Il est ainsi devenu un objet irrationnel.

Nous avons donc eu du mal à objectiver les choses. Au moment où vous inauguriez à Toulouse les ateliers de l'A380, je me souviens avoir évoqué Louis Blériot et sa traversée de la Manche en 1909. J'avais alors mis en rapport cet homme seul, qui était parvenu à parcourir cinquante et quelques kilomètres, et la capacité que nous avons aujourd'hui de transporter plus de 800 passagers. Tout le monde s'était esclaffé dans la salle, mais dans le même temps, j'évoquais le tour du monde qu'un homme - et même deux - avait fait dans un avion à énergie solaire.

La commission des affaires économiques a reçu cette semaine le président du conseil d'administration de Renault. Ce dernier nous a expliqué comment ses ingénieurs travaillaient partout dans le monde à la voiture d'aujourd'hui, de demain et sans doute d'après-demain. Sauf que la durée de vie d'un avion est supérieure - autour de quarante ans, me semble-t-il -, que le cycle de renouvellement n'est pas le même et qu'il n'y a pas eu de décision européenne imposant le passage au tout-électrique en matière d'aviation.

Le rapport avec TotalEnergies est peut-être un peu éloigné, mais vous avez parlé de l'avion de demain et de celui d'après-demain, parlons de celui d'après-après-demain. Tout étant possible en matière de progrès, comment voyez-vous la capacité du transport aérien à se débarrasser, ou en tout cas à s'exonérer totalement, des énergies fossiles ? Il faut bien rêver !

M. Roger Karoutchi, président. - Il y a longtemps que je ne rêve plus dans ce monde.

M. Philippe Grosvalet. - Les hommes n'abandonneront jamais l'idée de traverser la planète.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le directeur général, si vous voulez bien essayer de rêver et de faire à la fois Mme Soleil, Mathusalem ou qui sais-je encore...

M. Guillaume Faury. - Un rapport européen souligne que l'aviation est le meilleur moyen de transport en termes d'externalités, à l'exception des émissions de carbone.

Ce qui me fait rêver personnellement, c'est de décarboner l'aviation. Il s'agit en effet du moyen de transport ultime. Vous n'avez pas besoin de défoncer le sol sur chaque kilomètre parcouru pour connecter le monde entier ; vous avez une infrastructure qui est l'atmosphère ; vous avez du bruit au départ et à l'atterrissage, mais vous n'avez plus de bruit en altitude. Et encore, nous avons également beaucoup réduit le bruit au fil du temps, de 75 % en soixante ans. Nous avons par ailleurs réduit les émissions de carbone de 80 % et les émissions d'oxyde d'azote de 90 %. Et cette trajectoire se poursuit.

Pour notre part, nous rêvons. Bertrand Piccard, qui a fait le tour du monde avec Solar Impulse sans une goutte de carburant, est pour nous très inspirant. Nous l'avons fait intervenir chez Airbus et avons noué avec lui une relation de proximité qui nous permet de garder la flamme de l'innovation, de l'investissement et de la rupture technologique. Nous sommes en effet convaincus que c'est par la rupture technologique que nous y arriverons.

Je suis, comme vous, un peu frustré, pour ne pas dire plus, que l'aviation soit toujours mise en avant comme le symbole des émissions de carbone. Cela n'est pas approprié. Nous représentons 2 % à 2,5 % des émissions. C'est certes important, mais j'ai déjà fait l'exercice : mettez cent petits cubes sur la table représentant les 100 % d'émission de carbone, retirez-en deux et demandez aux gens si vous avez résolu le problème. On ne l'a pas résolu. Il y a donc encore beaucoup à faire...

Cela étant dit, nous avons décidé de nous occuper des 2 % à 2,5 % en question. J'ai essayé de retracer devant vous la feuille de route qui amènera le secteur à se décarboner. Je peux vous redire que sur la partie technologie des avions, nous savons où nous allons, et que nous allons y arriver.

Le sujet le plus difficile à régler est celui de la montée en puissance de la production et de la consommation des carburants décarbonés. Nous sommes au tout début de l'histoire. Il y a énormément d'innovations dans ce secteur et les différentes filières de production sont de plus en plus efficaces, ce qui explique le nombre élevé de programmes de recherche.

Cela étant, M. le rapporteur Jadot l'a dit, il y a un budget carbone et il faut aussi aller vite. C'est la raison pour laquelle, en même temps que l'on travaille sur des programmes de SAF qui seront très efficaces dans le futur, nous devons commencer dès aujourd'hui à augmenter la consommation des SAF disponibles. C'est ce qui explique les accords que nous passons, notamment celui auquel je faisais référence avec TotalEnergies et dont la mise en oeuvre sera rapide.

Nous avons donc ce paradoxe à gérer : agir tout de suite avec des moyens relativement limités, tout en nous donnant des moyens beaucoup plus importants au travers du développement, de la technologie, de l'investissement et de l'innovation. Cela prend plus de temps ; or nous en avons peu.

Mme Sophie Primas. - Monsieur le directeur général, je voudrais saluer votre engagement et celui de votre entreprise dans cette trajectoire. Cela n'était pas si facile. Je me souviens de conversations au moment de la crise de la covid-19 : vous aviez fort à faire pour sauvegarder l'emploi, vos programmes de développement et vos programmes commerciaux. Je voudrais donc vraiment saluer cet engagement, qui n'est pas anecdotique.

Nous connaissons tous les difficultés techniques et financières de votre principal concurrent. Comment sentez-vous l'engagement de Boeing sur la décarbonation, sachant que vous ne pouvez pas être seuls à décarboner dans le monde ? Plus largement, comment sentez-vous l'engagement sur la décarbonation des autres pays, notamment en ce qui concerne le SAF ? Je pense aux pays asiatiques, au Moyen-Orient, aux États-Unis, où les différents présidents ont eu un rapport assez distant avec l'Accord de Paris. Quelles sont aujourd'hui les principales origines des carburants durables ? Comment TotalEnergies se positionne-t-il à cet égard ? Quelles sont les start-ups les plus prometteuses et comment soutenez-vous ce secteur ?

M. Guillaume Faury. - Je vais m'abstenir de commenter la situation de mon concurrent. Ses difficultés sont liées à la sécurité et sont de toute façon mauvaises pour l'ensemble du secteur de l'aviation, car la sécurité est un atout commun. Néanmoins, le transport aérien continue de s'améliorer en matière de sécurité des vols. En 2023, on a eu plus de 4 milliards de passagers transportés et 72 décès. C'est 72 de trop, et nous devons tendre vers zéro, mais ce chiffre est à comparer aux 1,2 million de morts sur les routes dans le monde... Il faut remettre les choses en proportion. Mais, une fois encore, l'objectif est zéro ; il n'y en a pas d'autre.

Leurs difficultés sont aussi économiques. Un bon avion est un avion qui consomme peu de carburant. C'est une donnée qui s'impose à nous, et c'est une bonne nouvelle, parce qu'il y a alignement entre les intérêts économiques et les intérêts écologiques. Leurs programmes d'innovation vont aussi dans cette direction. Simplement, nous sommes beaucoup plus convaincus du potentiel de l'hydrogène à court terme que notre concurrent ne l'exprime publiquement.

Il y a un total alignement pour dire que la priorité va aux SAF, en sus des avions qui consomment peu de carburant. Je ne vois donc pas cela comme un frein à la direction que nous avons exposée. C'est vraiment un sujet mondial : on n'y arrivera pas tout seuls. Nous souffrons du fait que les dispositifs mis en place par les régulateurs soient de nature aussi différente. Ce que fait l'Europe est bien, mais ne correspond pas à ce que fait le reste du monde. Nous avons besoin d'une plus grande homogénéité des programmes. C'est le discours que nous sommes obligés de tenir à Bruxelles : faites quelque chose de bien, mais qui ne soit pas contreproductif, déconnecté du reste du monde.

S'agissant des SAF, il n'existe pas de dispositif homogène dans le monde. En Europe, le dispositif repose sur les mandats, portés à 6 % en 2030, la montée progressive des e-fuels après 2030, et les ETS. Aux États-Unis, il n'y a pas d'ETS, par principe. Ils ont choisi d'accélérer la montée en puissance des carburants durables, SAF ou hydrogène, par de la subvention, ce qui, à court terme, est très efficace. Voilà deux ou trois ans, les États-Unis étaient à peu près invisibles sur l'échiquier de l'énergie décarbonée pour l'aviation. Aujourd'hui, ils ont des projets pour deux fois plus de quantité qu'en Europe. Cela présente des inconvénients et coûte cher, mais c'est leur choix politique. Nous, ce qui nous pose problème, c'est l'absence d'homogénéité des politiques entre les pays du monde.

Où en sont les autres pays du monde, hormis les États-Unis et l'Europe qui y vont avec des moyens différents ? La Chine est vraiment en train de s'y mettre, et quand elle décide de s'engager, par une politique publique, elle y met les moyens. Je ne puis dire à quelle vitesse les Chinois vont se développer, par manque de connaissance, mais quand je parle là-bas avec leurs responsables politiques ou industriels, la soutenabilité de l'aviation est le premier sujet qui vient sur la table. C'est une bonne nouvelle.

Au Proche-Orient et au Moyen-Orient, les dirigeants politiques, depuis la COP28, ont pris conscience qu'ils pouvaient être des acteurs de l'industrie des carburants de l'aviation durable, du fait de leur puissance financière et de leur expérience historique dans le domaine des industries fossiles. Ils ont compris que les SAF pouvaient représenter une opportunité. On en est au tout début des projets, au moment où l'on se pose des questions.

Les États-Unis, l'Europe, la Chine et le Golfe représentant une grande partie de l'aviation mondiale, nous avons de quoi être optimistes. C'est pour cette raison que le rôle de catalyst est important : il s'agit d'influencer, de communiquer, d'entraîner autour de nous.

Mme Brigitte Devésa. - L'hydrogène devient une activité concurrentielle. Vous avez même dit dans un article que vous étiez heureux de voir de nouveaux acteurs dans ce domaine. Vous dites également que cela permet de passer outre le syndrome du « cela ne marchera jamais ». Finalement, vous êtes le catalyseur de la décarbonation. À ce titre, vous avez conclu un partenariat avec un producteur d'énergie renouvelable, Qair. Vous évoquez également un autre programme sur le e-fuel. Je crois qu'une usine devrait ouvrir à Toulouse. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Guillaume Faury. - Nous sommes contents qu'il y ait de nouveaux acteurs, y compris dans le domaine de l'aviation. J'ai parlé voilà quelques instants de Bertrand Piccard et de son projet Climate Impulse, sur lequel il a commencé à travailler : il s'agit de faire le tour du monde sur un avion à hydrogène, dans une logique non seulement de démonstrateur, mais également de validation d'un certain nombre de technologies. Nous avons le plaisir de collaborer avec eux sur ce projet.

M. Marc Hamy, vice-président des affaires générales d'Airbus. - Un carburant pour l'aviation, c'est toujours un mélange d'hydrogène et de carbone. On peut avoir du carbone venant de la biomasse ou du carbone venant d'autres origines, mais il faut aussi de l'hydrogène.

Avec Qair et Genvia, nous travaillons sur un carburant synthétique qui va mélanger l'hydrogène et cette source de carbone. C'est intéressant de travailler sur la filière Fisher-Tropsch. Ce sont des procédés de gazéification et de recombination de molécules.

Avec Qair, on peut à la fois travailler, ce que l'on fait à Toulouse, sur la filière hydrogène, qui va venir alimenter les avions à hydrogène du futur, et sur la filière des carburants synthétiques, avec une source d'hydrogène décarboné auquel on pourra ajouter une source de carbone. On travaille aussi avec Elyse sur des projets de résidus forestiers comme source de carbone.

La technologie du catalyseur peut encore être améliorée pour gagner en productivité sur ce procédé de carburant synthétique à base d'hydrogène et de source de carbone. Nous avons signé un accord avec la région Occitanie pour participer à des projets innovants, avec d'autres sociétés comme TotalEnergies ou Neste. Il s'agit de travailler aussi bien avec de gros producteurs qu'avec de petites start-up innovantes, en Europe et au-delà.

Airbus accompagne tous ces projets pour la certification. Tous les carburants pour aviation sont certifiés American Society for Testing and Materials (ASTM), ce qui apporte la garantie que les avions peuvent voler avec. Il existe une autre certification sur la durabilité et le calcul de performance écologique, qui s'appelle Life Cycle Assessments (LCA). Notre objectif est d'atteindre entre 70 % et 90 % de réduction du carbone. Avec des carburants purement synthétiques, finalement, on ne va pratiquement restituer dans l'air que le carbone que l'on aura absorbé auparavant, donc on va s'approcher du 100 % LCA.

Mme Brigitte Devésa. - Avez-vous un label environnemental ?

M. Marc Hamy. - Oui, c'est le LCA.

En Europe, c'est l'Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA) qui certifie la partie durabilité. Sinon, c'est le Regulatory Scrutiny Boaord (RSB) mondial. En tout cas, nous recherchons toujours la double certification.

M. Philippe Folliot. - Bien qu'il soit caricaturé, voire dénigré, l'avion est le moyen le plus sûr et le plus rapide pour venir à Paris depuis la montagne tarnaise ou l'outre-mer. Il y a des enjeux environnementaux, mais aussi économiques. Airbus, ce sont 50 000 emplois directs, mais combien d'emplois indirects en France et en Occitanie ?

Concernant les SAF, vous proposez une solution, mais, in fine, ce sont les compagnies aériennes qui choisissent le carburant qu'elles mettront dans leur avion. Pouvez-vous les influencer ?

J'en viens aux avions-turbopropulseurs. Vous avez 50 % des parts d'Avions de transport régional (ATR). Cela peut-il constituer une solution complémentaire pour aller vers cet objectif de décarbonation ?

M. Guillaume Faury. - Airbus, c'est environ 50 000 emplois en France, dont à peu près 27 000 en Occitanie, à la fois pour la partie aviation commerciale, qui est la plus importante, mais aussi la partie spatiale, située au sud de Toulouse. Pour avoir des chiffres plus globaux, il faut se placer au niveau de la filière, structurée par le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), que je préside : on parle là de 200 000 emplois directs pour toutes les entreprises du groupement. Pour les emplois indirects, il faut appliquer un facteur trois.

Ce qui est très intéressant, c'est qu'il s'agit d'une activité fortement exportatrice. En 2019, la partie aérospatiale a représenté une contribution positive de 31 milliards d'euros à la balance commerciale de la France. Nous sommes numéro un, et de loin. C'était même encore le cas dans la période de la covid-19, où nous étions descendus à 16 milliards d'euros de contribution positive. Nous sommes aujourd'hui presque revenus au niveau de 2019. La France a vraiment beaucoup de chance d'avoir cette filière avec l'ensemble de ses compétences. Il n'y a qu'aux États-Unis que l'on retrouve une telle puissance, indispensable pour entamer ce que j'appelle la quatrième révolution de l'aviation.

Pour répondre au dernier point sur l'aviation de transport régional, effectivement, les « turboprops » sont très économes en carburant et donc très performants en matière d'émissions carbone. On a, avec ATR, le numéro un mondial de l'aviation de transport régional à hélices, avec 80 % de parts de marché.

Les solutions de demain pour l'aviation commerciale s'inspirent un peu des « turboprops », au sens où l'on va continuer à faire grandir la taille des fans de l'hélice, devant les réacteurs. Il s'agit d'arrêter potentiellement d'avoir des carénages autour pour gagner cet espace sous forme propulsive. C'est le projet open rotor ou rise de CFM, société détenue à parité par Safran et General Electric. L'entrée en service est prévue pour 2035. Il faut savoir que la propulsion compte à peu près pour 50 % de la baisse de consommation, donc des émissions de carbone.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur général, monsieur le vice-président.

Audition de M. Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques
de TotalEnergies
(Jeudi 21 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous entendons maintenant M. Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques de TotalEnergies.

Monsieur Mallet, vous êtes conseiller d'État, vous avez été secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et directeur des affaires stratégiques au ministère de la défense. Vous avez été président du conseil d'administration de l'École normale supérieure, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), conseiller dans les cabinets de Pierre Joxe, conseiller spécial auprès de Jean-Yves Le Drian au ministère de la défense. Vous êtes, depuis 2019, directeur des affaires publiques du groupe TotalEnergies.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Claude Mallet prête serment.

M. Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques de TotalEnergies. - Monsieur le président, vous avez souhaité m'entendre au titre de ma fonction de directeur des affaires publiques de TotalEnergies et en raison de mon expérience en tant que conseiller d'État, dans l'administration, en cabinet ministériel et dans l'entreprise.

Je commencerai par présenter la direction que j'ai aujourd'hui l'honneur de conduire avant d'élargir mon propos.

La direction des affaires publiques de la compagnie TotalEnergies appartient à son pôle Stratégie et Développement durable, que l'on appelle, en anglais, Strategy and Sustainability. Elle est particulièrement chargée des relations avec les pouvoirs publics en France et en Europe, ce qui intéresse votre commission d'enquête. Elle assiste les directions générales de l'entreprise pour animer ces relations et organiser les réponses aux sollicitations - très nombreuses - des autorités publiques relatives à l'expertise, à la stratégie, aux projets de la compagnie afin d'expliquer les enjeux énergétiques - souvent techniques, ils sont mal connus des administrations - et de contribuer à la réflexion sur les problématiques correspondantes dans cette période de transition écologique.

Elle comporte une trentaine de collaborateurs, dont vingt-cinq cadres, répartis en cinq divisions : la division des relations institutionnelles France, la division des relations institutionnelles internationales, la division de l'intelligence économique, la direction des affaires publiques européennes, qui est installée à Bruxelles, et la direction des affaires publiques États-Unis, qui est installée à Washington.

La mission de cette direction la conduit à représenter les intérêts de la compagnie auprès de ses différents interlocuteurs publics : gouvernements, parlements, collectivités publiques ; institutions européennes, institutions américaines, groupes de réflexion français et internationaux ; représentations diplomatiques françaises et étrangères, et organisations internationales.

Elle assiste la direction générale dans ses interventions et déplacements internationaux. Elle exerce un rôle de veille et d'anticipation sur les politiques publiques qui sont susceptibles d'exercer une influence sur les activités et les intérêts de la compagnie. Au sein de la compagnie, elle joue un rôle de coordination des actions auprès de ces instances, de plaidoyer - traduction de l'anglais advocacy, que l'on utilise beaucoup à l'étranger - et, dans certains cas dûment précisés par la direction générale, de représentation d'intérêts, selon les termes de la loi Sapin.

Afin que vous puissiez bien comprendre notre organisation, je vous précise que la direction des affaires publiques travaille en étroite liaison avec les branches opérationnelles, où elle dispose de points de contact et de relais : Exploration-Production - vous entendrez bientôt son directeur, M. Nicolas Terraz -, Raffinage-Chimie, Gas, Renewables & Power, Marketing & Services et OneTech.

Cette dernière branche, la dernière-née de la compagnie, a été créée pour faire travailler en commun et en synergie l'ensemble des ingénieurs et techniciens de la compagnie afin de soutenir la mise en oeuvre de sa transition vers l'objectif de zéro émission nette.

Pour me faire comprendre sur ce point, s'agissant d'une nouvelle branche, je prendrai un exemple topique : mettre au service de l'éolien en mer le savoir-faire des ingénieurs spécialisés dans les technologies offshore, jusqu'à présent pétrolières et gazières. Il y a une multitude d'exemples comme celui-ci.

L'important est qu'il y a désormais une force de frappe de 3 000 ingénieurs, chercheurs et techniciens, consacrée à cette mise en commun et à la conversion de la compagnie pour construire le deuxième et nouveau pilier de la stratégie de TotalEnergies, à savoir la production, la distribution et la vente d'électricité bas-carbone. Et je ne parle pas de l'ensemble des pistes technologiques explorées pour développer les énergies bas-carbone, déméthaniser, décarboner nos productions, trouver des solutions pour la production de gaz vert, etc.

Nos activités dans tous ces domaines sont, s'agissant de la représentation d'intérêts, contrôlées par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dont vous avez récemment entendu le président, M. Didier Migaud.

Si je prends une approche plus large que la représentation d'intérêts au sens strict de la loi Sapin, nous avons conduit depuis trois ans un effort résolu de transparence plus globale et mis en ligne sur notre site une section récapitulant nos actions et l'ensemble de nos engagements. Ce site est régulièrement actualisé. Il comporte aussi des publications de l'ensemble des associations professionnelles auxquelles adhère la compagnie. C'est la direction des affaires publiques qui est chargée de son animation et de la conduite des recensements qui sont publiés.

Cette incidence me conduit à caractériser - de façon plus politique, pour ainsi dire - la nature des relations entre ma direction et les pouvoirs publics ces dernières années. Un bref récapitulatif montre que, de 2019 à 2023, 68 % des actions de représentation d'intérêts de TotalEnergies SE, au sens de la loi Sapin, ont été réalisées auprès de nos interlocuteurs publics en faveur de l'accélération de la transition énergétique, de l'environnement ou du développement d'une économie circulaire. Pour ne prendre que quelques exemples, je pense à la facilitation du déploiement des énergies renouvelables ou des batteries de recharge haute puissance pour les véhicules électriques, aux projets spécifiques de centrales solaires, à la création d'un environnement favorable pour le nouveau marché de l'électricité, dans lequel nous nous lançons, à la conversion de sites pétroliers en sites zéro pétrole, comme à la raffinerie de Grandpuits en Seine-et-Marne, à la production d'hydrogène vert ou de biocarburants, etc.

La montée en puissance de ces thèmes, fulgurante, s'est faite parallèlement au développement du Pacte vert européen, le Green Deal, puis des objectifs de ce qu'on a appelé « l'ajustement à l'objectif 55 », c'est-à-dire la réduction des émissions de gaz à effet de serre en Europe de 55 % d'ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990.

Mes deux premières années chez TotalEnergies ont donc été marquées par la mise en place d'une capacité de traitement de ces questions, tant à Bruxelles qu'au siège et dans toute la compagnie. Celle-ci soutient dans son principe l'objectif du Pacte vert. Il faut encore trouver des modalités d'application qui évitent de paralyser l'accès de nos concitoyens et de l'industrie européenne à une énergie propre, fiable, abordable, ce qui est la vocation de la compagnie, aussi bien en Europe que dans le monde.

L'invasion de l'Ukraine par la Russie a de nouveau profondément modifié la donne. La question de la souveraineté énergétique et donc de la sécurité d'approvisionnement de la France et de l'Europe est revenue au centre des préoccupations des pouvoirs publics et cela a bien sûr influencé l'action de ma direction.

La nécessaire diversification des sources d'énergie, la sécurité, la régularité et l'accessibilité des flux sont apparues en pleine lumière aux gouvernements des États membres et à l'exécutif européen comme un impératif d'égale importance à celui de la prise en compte de l'accélération de la transition énergétique.

Vous le savez, la France, grâce à son investissement dans le domaine nucléaire, est particulièrement bien placée pour répondre à ce double défi. Mais le nucléaire ne suffit pas et la compagnie, par son empreinte mondiale et par ses moyens, est capable d'apporter rapidement des réponses concrètes à l'urgence de la sécurité d'approvisionnement, tout en maintenant au premier rang son investissement fondamental dans la transition vers le zéro émission nette.

Le dialogue avec les pouvoirs publics, qui intéresse vos travaux, a donc été très étroit - et j'allais dire permanent - pour conjuguer ces impératifs d'égale importance, et cela tant à Paris qu'en Europe et dans le monde. Pour ne citer que quelques exemples concrets, la compagnie a très rapidement pris contact, en mars 2022, avec les gouvernements allemands et polonais pour proposer les solutions de substitution qui s'imposaient à l'alimentation russe de la raffinerie de Leuna, qui appartient à la compagnie, dont dépend une bonne partie de l'industrie de l'est de l'Allemagne. Il fallait passer notamment par Gdansk et jouer de nos sources en mer du Nord, au Moyen-Orient, en Afrique et aux États-Unis. Cette triangulation - Pologne, Allemagne, TotalEnergies - a été réalisée avec la participation active de la direction et de notre filiale en Allemagne.

La compagnie a aussi répondu aux besoins européens de ressources gazières hors Russie en déployant de nouvelles capacités de regazéification, nécessaires au traitement du gaz naturel liquéfié (GNL) en Allemagne, à Lubmin, en France, au Havre, avec un apport de 5 millions de tonnes par an par des usines flottantes, dont l'une a été amenée depuis l'Asie. La direction des affaires publiques, là aussi, a été en contact régulier avec les cabinets et administrations concernés pour à la fois définir le projet et veiller, avec le législateur, à la façon dont la procédure pouvait être adaptée en urgence.

Dans le même temps, la compagnie a accéléré ses investissements dans l'électricité de source renouvelable et dans les molécules bas-carbone. Cet effort l'a placée, en un temps record - c'est reconnu par de nombreux observateurs internationaux - au premier rang des développeurs mondiaux, comme cela a déjà été souligné devant vous. À titre d'exemple, la direction des affaires publiques a soutenu, en amont d'un projet de construction d'un parc éolien terrestre au Kazakhstan, les efforts de coopération aboutissant à un accord-cadre bilatéral entre la France et ce pays, comme vous l'a indiqué Mme Dantoine lors de son témoignage devant vous le 29 février dernier. Cette centrale, qui aura une puissance de 1 gigawattheure, soit l'équivalent d'une centrale nucléaire, sera le premier parc de cette classe avec une telle capacité dans ce grand pays.

Les engagements pris lors des COP, parallèles et complémentaires à ceux pris par les gouvernements illustrent également ce type de relations. La production et le transport de GNL sont, depuis des années, une priorité de la compagnie. À la demande de la direction générale, la direction des affaires publiques a constamment fait valoir aux autorités françaises l'importance de notre engagement en ce sens. La compagnie s'est dotée précocement d'objectifs radicaux, vers lesquels elle a entraîné ses partenaires, en cohérence avec l'objectif de zéro méthane d'ici à 2030 finalement retenu par la COP28.

La stratégie de la compagnie, que d'autres, en particulier Patrick Pouyanné, vous expliqueront mieux que moi et plus en détail, combine ainsi la réponse à l'indispensable transition énergétique et à l'impératif de sécurité énergétique, de déploiement accéléré des renouvelables, de montée en puissance d'un pôle d'électricité bas-carbone, qu'elle veut parmi les cinq plus grands mondiaux hors Chine dès 2030, et de déméthanisation, au niveau le plus élevé possible, de la production de gaz naturel liquéfié.

La direction des affaires publiques contribue à porter cette stratégie et ses conséquences auprès des pouvoirs publics en France et en Europe. Personnellement, je me trouve particulièrement en phase avec elle : ni « demain, le Grand Soir », ni « on ne bouge surtout pas, parce que ça rapporte », mais « on y va ! », en combinant le mieux possible les objectifs et en allant le plus vite possible, selon notre expertise et sans casser l'outil.

J'apporterai, en conclusion, quelques indications sur les raisons plus générales pour lesquelles j'ai choisi de rejoindre TotalEnergies, répondant positivement à une proposition de la compagnie en 2019.

Au préalable, je ferai une petite précision sémantique, qui ne vous surprendra guère, monsieur le président. Le mot « pantoufle », tiré de l'argot polytechnicien, désigne la somme que doit rembourser à l'État un fonctionnaire, un ingénieur ou autre, qui n'accomplit pas l'engagement décennal qu'il a pris lorsqu'il a été formé dans l'une des écoles supérieures de l'État. Pour ma part, j'ai quitté le service de l'État après quarante-trois années, au cours desquelles j'ai exercé principalement dans les ministères régaliens, au Conseil d'État, au SGDSN. J'ai été plusieurs fois chargé de rédiger des livres blancs sur la défense et la sécurité, y compris à la demande de Nicolas Sarkozy en 2007-2008. Par ailleurs, j'ai été nommé, à plusieurs reprises, à des fonctions interministérielles, notamment, en 2005, à la demande de Jean-Pierre Raffarin, délégué interministériel à l'aide de la France aux États affectés par la catastrophe du 26 décembre 2004, à savoir la tragédie du tsunami dans l'océan Indien. Pendant sept ans, j'ai travaillé avec Jean-Yves Le Drian, que je vais à nouveau rejoindre prochainement.

Pour vous apporter un éclairage personnel sur cette question des passerelles entre le public et le privé - elle suscite, je crois, beaucoup de débats passionnés -, je citerai, outre l'adhésion à la stratégie que j'ai résumée, trois traits importants qui me paraissent caractériser l'action de cette compagnie. Je souhaite ainsi vous faire comprendre, je l'espère, la raison pour laquelle je l'ai rejointe et l'intérêt pour lequel un parcours comme le mien y trouve sa place.

Premièrement, sa mission, sa raison d'être, est d'apporter au plus grand nombre dans le monde une énergie sûre, suffisante, abordable et de plus en plus propre. Elle participe à la transition juste. Cela me semble très clairement relever de l'intérêt général, que j'ai toujours servi et que je vais encore servir en rejoignant prochainement Jean-Yves Le Drian pour d'autres missions dans une entreprise publique.

Deuxièmement, l'identité de cette compagnie est à la fois profondément française - elle est reconnue comme telle dans le monde entier, nous fêtons l'anniversaire des cent ans de Total ce mois-ci - et mondiale - je dirais : multinationale. La compagnie est fière des deux. Cette marque française, de l'un des plus grands groupes mondiaux de l'énergie, à la pointe de la technologie, est une chance pour notre pays et d'ailleurs plus largement pour l'Europe. Je sais d'expérience que votre Haute Assemblée, dans sa grande majorité, ne peut qu'être également sensible à une telle dimension.

Troisièmement, son ADN est de savoir en permanence travailler, investir sur le long terme, planifier, programmer ses investissements pour des projets sur dix, vingt, trente ou quarante ans. L'ancien conseiller du ministre de la défense, l'ancien président des commissions chargées des livres blancs, qui inscrivent l'action de l'État dans des perspectives longues - une quinzaine d'années -, se retrouve dans une forme de parenté au moins intellectuelle avec cette dimension prospective, qui est d'ailleurs trop souvent négligée par l'action publique - du reste, monsieur le président, je crois que le Sénat, souvent, s'en plaint...

Pour toutes ces raisons, je formule personnellement le souhait que les parcours entre le service public et les entreprises privées ne soient pas découragés, bien au contraire, lorsqu'ils apportent de l'expérience, mais bien sûr, cela n'exclut pas d'être vigilant sur les conflits d'intérêts.

M. Roger Karoutchi, président. - Les passages entre les secteurs public et privé existent depuis longtemps ; l'essentiel consiste à veiller à ce que des conflits d'intérêts ne se produisent pas. Pour le reste, il est trop difficile de trouver des personnes compétentes dans notre pays pour que l'État puisse se dispenser d'avoir recours à certaines au motif qu'elles cherchent à élargir leurs perspectives de carrière. Je n'ai pas d'états d'âme là-dessus.

Comment voyez-vous, au-delà de vos fonctions actuelles, l'image de TotalEnergies dans le monde, sachant que son image est identifiée à celle de la France, comme vous l'avez rappelé ?

Avez-vous le sentiment que TotalEnergies s'est réellement engagée dans la décarbonation et la transition énergétique ou trouvez-vous qu'il y a des réticences au sein de l'entreprise ?

M. Jean-Claude Mallet. - L'image de TotalEnergies dans le monde est excellente. L'entreprise, réputée pour son efficacité, est recherchée, parce qu'elle sait conduire des programmes complexes, qui sont très nombreux. Elle sait accompagner la demande en faveur de la transition énergétique.

Depuis trois ans, elle développe de façon accélérée des projets multiénergies. Par exemple, en Irak, là où a commencé la production d'hydrocarbures de la Compagnie française des pétroles (CFP) en 1924, nous avons un projet qui combine le dessalement d'eau de mer, afin que les champs soient utilisés le plus longtemps possible, ce qui permettra d'accroître l'autonomie de l'Irak à l'égard d'acteurs extérieurs, une centrale solaire, la lutte contre le flaring, qui est un véritable fléau, et l'exploitation des champs eux-mêmes. Ces quatre dimensions sont incluses dans le contrat passé avec l'Irak. Ce projet - je pourrais aussi citer celui que nous développons au Kazakhstan et que j'ai déjà évoqué - s'inscrit dans une démarche globale, qui est extraordinairement complexe.

La force de TotalEnergies réside dans son capital humain - c'est peut-être un aspect qui est sous-estimé à l'extérieur de l'entreprise. La compagnie rassemble parmi les meilleurs ingénieurs, capables de gérer, en se donnant à fond, la complexité de tels projets. C'est grâce à cette capacité, qui a été démontrée au fil des années, que l'on vient chercher TotalEnergies. Aussi, la réputation de TotalEnergies à l'échelle internationale est excellente.

Oui, je pense que TotalEnergies est réellement engagée dans la transition énergétique et la décarbonation ; les salariés et les cadres sont massivement attachés à cette stratégie, qui a été définie dans le tournant des années 2020-2021. Elle a été sanctionnée par des votes de l'assemblée générale et en interne, au travers des revues que nous faisons, lesquelles attestent également de l'adhésion massive de l'ensemble des salariés à cette stratégie, ce qui en fait sa force.

La réalité de la stratégie de décarbonation de l'entreprise est contestée, je le sais, et nous acceptons ce débat. Le rythme auquel nous avançons peut être contesté - est-il oui ou non assez rapide ? -, mais nous sommes engagés dans cette voie, comme nous l'avons exposé dans tous les documents officiels, lesquels sont audités et contrôlés, et on ne peut pas dire le contraire !

Dépenser 5 milliards d'euros par an pour les énergies décarbonées, dont 4 milliards d'euros pour l'électricité renouvelable - je vous confirme que nous allons continuer sur ce rythme dans les années à venir -, ce n'est pas rien. J'ai déjà cité l'exemple de la branche One Tech : de tels choix impliquent bel et bien une transformation interne de la compagnie, une transition vers un nouveau modèle.

Dans le rapport publié hier, nous exposons nos objectifs à l'horizon 2050. Permettez-moi de vous renvoyer à la lecture de ce document. Vous y trouverez notamment les objectifs que nous nous fixons dès 2030 : certes, ce n'est pas notre idéal, mais le zéro émission nette, personne ne va l'atteindre véritablement avant les années que nous avons évoquées. Sauf erreur de ma part, Carlos Tavares vous a dit qu'il pensait pouvoir y parvenir en 2038 ; en tout cas, ce n'est pas demain.

Chaque entreprise, dans son domaine, essaye de s'adapter et, contrairement à ce qu'on lit un peu trop souvent, l'engagement de TotalEnergies dans cette direction n'est pas contestable. On peut contester le rythme adopté. On peut nous dire : « Ne pourriez-vous pas aller plus vite ? » Pour notre part, nous sommes à l'écoute.

Je puis vous garantir que la direction générale de la maison nous répète très régulièrement, y compris à moi-même, directeur des affaires publiques, à la directrice climat ou au directeur de la stratégie : « Attention, écoutez bien ce qui se dit à l'extérieur. » C'est un de nos rôles, à la direction des affaires publiques, d'apporter à l'intérieur de la compagnie cette vision de l'extérieur.

Tout le monde, au sein de l'entreprise, travaille à l'atteinte de ces objectifs. Je puis en témoigner : cet engagement suscite l'unanimité, en particulier parmi les 300 cadres dirigeants qui entourent la direction générale de la compagnie.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous êtes incontestablement un grand serviteur de l'État et - vous le savez - votre départ pour Total a suscité nombre d'interrogations, auxquelles vous avez déjà en partie répondu.

Je ne mets pas en cause le passage du public au privé en tant que tel : les expériences s'enrichissent mutuellement. L'enjeu, c'est d'assurer une étanchéité entre la décision publique et les intérêts privés. À cet égard, pouvez-vous revenir sur les avis du déontologue du ministère des affaires étrangères et de la HATVP sur votre départ pour le poste que vous occupez aujourd'hui ?

En outre, je souhaiterais savoir plus précisément comment vous travaillez avec les diverses autorités publiques, à commencer par les autorités françaises.

En 2022, M. Le Drian, que vous avez servi, a, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, fortement soutenu divers projets d'exploitation d'énergies fossiles au Qatar. Il avait fait de même au Mozambique. La direction des affaires publiques de TotalEnergies ou vous-même êtes-vous intervenus auprès de vos anciens collègues, de la haute administration, de tel ou tel ministère ou de la présidence de la République pour organiser ou faciliter les voyages de M. Le Drian, qui était en quelque sorte un ministre du climat en tant que successeur de Laurent Fabius, en poste à l'occasion de la COP 21 à Paris ?

Dans le cas du Mozambique, nous sommes face à une combinaison d'enjeux militaires, de sécurité et énergétiques impliquant la présence de la France. Dans quelle mesure TotalEnergies est-il intervenu auprès des autorités françaises, mozambicaines et rwandaises pour organiser le soutien à son implantation et la sécurisation de son site ? Êtes-vous intervenu à ce titre ?

M. Jean-Claude Mallet. - Pour ce qui concerne mon passage chez Total, le mieux est que je vous donne des éléments issus de la décision de la commission de déontologie du 16 mai 2019.

Quel est le rôle de la HATVP ? De vérifier si des fonctionnaires, « hauts » ou non, ont été impliqués dans des opérations de surveillance et de suivi spécifique ; s'ils ont été associés à des avis à donner sur des opérations de l'entreprise privée concernée. S'y ajoute une dimension plus éthique : la nouvelle fonction est-elle de nature à jeter une ombre, notamment en termes moraux, sur le passé ?

Sur le premier point, la commission de déontologie conclut : « Il ne résulte pas des éléments soumis à la commission que M. Mallet ait été chargé, dans le cadre de ses fonctions exercées, d'assurer la surveillance ou le contrôle de la société Total ou de toute autre entreprise ayant avec elle des liens, ni de conclure des contrats de toute nature ou de formuler un avis sur ces mêmes contrats, ni de proposer directement à l'autorité compétente des décisions. »

Sur le second point, la commission écrit : « Il n'apparaît pas non plus que les fonctions [que M. Mallet envisage d'exercer] soient de nature à porter atteinte à la dignité de ses fonctions précédentes, sous réserve que jusqu'au 31 mai 2022 il s'abstienne de toute relation professionnelle avec les membres du cabinet du ministre de l'Europe et des affaires étrangères qui étaient en fonction lorsqu'il l'était lui-même et qui le seraient encore. »

Évidemment, je me suis conformé très strictement à cet avis. Je ne sais pas si la HATVP émettrait aujourd'hui un avis similaire, compte tenu des évolutions survenues. En tout cas, c'est l'avis qui m'a été notifié et je l'ai suivi de manière très stricte.

J'en viens à votre seconde question. Sans doute Jean-Yves Le Drian vous le dira-t-il encore mieux que je ne le ferai : les ministres des affaires étrangères ont parfois vocation à soutenir les entreprises françaises à l'extérieur, qu'il s'agisse de défendre les exportations françaises ou la présence de la France à l'international. À cet égard, il est loin d'être impossible qu'il y ait eu des contacts entre Jean-Yves Le Drian et la direction de Total, notamment pour ce qui concerne le Qatar, que vous avez cité, afin que les intérêts de l'entreprise soient connus. C'est ce que font toutes les entreprises : elles adressent des éléments au ministère des affaires étrangères, au ministère des finances, à d'autres ministères encore. Il y a certainement eu des contacts : M. Jean-Yves Le Drian vous le dira.

Est-ce que nous avons facilité des voyages ? Non. Nous n'encourageons pas tel ou tel voyage. Quand nous apprenons qu'un déplacement doit avoir lieu, nous pouvons effectivement communiquer des éléments d'information pour détailler ce que nous faisons dans tel ou tel pays. Je ne sais pas si vous êtes déjà allé au Qatar : la présence de TotalEnergies y est très importante. C'est l'une des plus importantes compagnies qui oeuvrent dans ce pays.

On pourrait trouver d'autres exemples, mais il s'agit, en l'occurrence, d'une relation tout à fait normale.

Vous citez également le Mozambique. Dans ce pays, un problème particulier s'est posé en 2021, lorsque la ville de Palma est tombée aux mains des islamistes : un mouvement islamiste a pris possession de cette ville, à proximité de laquelle se trouvait un site de TotalEnergies.

À l'époque, nous avons informé le ministère des armées et le ministère des affaires étrangères de cette situation. Est-ce que nous avons demandé l'intervention de l'armée française ? Certainement pas ! Est-ce que nous avons informé de cette situation difficile, du risque de formation d'un kyste islamiste au nord du Mozambique ? Bien entendu.

La seule chose que nous ayons vraiment essayé de dire, c'est : attention, l'armée mozambicaine ne tient pas la route, pour des raisons historiques. C'est une armée pauvre en moyens, qui ne résiste pas. Si nous avons peut-être exercé une influence, c'est en disant : il serait bon que l'Union européenne puisse développer des actions de coopération. Mais c'était un avis. À cet égard, nous ne prenons aucune décision.

La France est effectivement intervenue auprès de l'Union européenne pour qu'il y ait des actions de coopération - on vous le dira probablement à Bruxelles, où j'ai compris que vous vous rendrez. Il y a eu non seulement un soutien de l'Union européenne, mais aussi un soutien de la présidence portugaise ; les Allemands se sont également mobilisés. In fine, l'Union européenne a décidé d'intervenir sur la base d'une évaluation globale. Nous nous sommes contentés de signaler la gravité de cette situation et je précise que nous étions partis : toute la zone a été évacuée après la prise de Palma par les islamistes.

Forcément, l'information circule. Ce serait idiot de dire le contraire. C'est une réalité et c'est normal. Quand on a exercé les fonctions que j'ai pu assumer par le passé, on est évidemment intéressé par les informations des acteurs présents sur place. De même, l'ambassade de France à Maputo comme nos ambassades dans tel ou tel pays sont forcément intéressées. Mais nous n'avons évidemment pas demandé l'intervention de l'armée française, qui avait d'ailleurs autre chose à faire, pour de nombreuses raisons.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Et l'armée rwandaise ?

M. Jean-Claude Mallet. - L'intervention de l'armée rwandaise a été décidée par le Président Nyusi. D'ailleurs, il a bien fait : cette armée est probablement la seule qui soit réellement respectée dans le nord du pays. Elle a pu mener une action dissuasive à l'égard des islamistes, en tout cas jusqu'à présent, pour autant que l'on puisse le voir.

M. Pierre-Alain Roiron. - Dans un récent article, La Tribune affirme que TotalEnergies détient encore près de 20 % de Novatek, numéro 2 du gaz en Russie, et à peu près la même part de Yamal LNG, qui exploite une station de production de GNL implantée en Sibérie occidentale.

Vous êtes un grand serviteur de l'État et vous ne pouvez qu'être attaché à l'image de la France. Dans la situation que connaît le monde aujourd'hui, nous avons besoin de clarté ; en la matière, nous sommes face, sinon à une contradiction, du moins à un antagonisme.

M. Jean-Claude Mallet. - Vous aurez l'occasion d'examiner en détail la situation de la maison en Russie, puisque vous avez prévu d'entendre un membre de notre comité exécutif pour aborder cette question ; je ne veux pas empiéter sur cette audition à venir, mais je puis évidemment vous répondre, au moins - je l'espère - sur l'essentiel.

Nos principes ont été publiés le 22 mars 2022, soit très peu de temps après le début de la guerre en Ukraine. Y figure, en première position, le respect des sanctions décidées par l'Union européenne. Ce principe est appliqué de manière intangible et extraordinairement sourcilleuse par le management de TotalEnergies.

En conséquence, nous n'avons plus aucune activité en Russie, sauf pour ce qui concerne le GNL, lequel est aujourd'hui autorisé par l'Union européenne. Je précise que nous n'opérons pas nous-mêmes cette activité : elle est opérée par les partenaires de la joint-venture qui gère le site de Yamal. En dehors de cela, nous n'avons pas d'activité, quelle qu'elle soit, en Russie. Tout le reste a été arrêté ou gelé. D'ailleurs, les actifs que nous possédions en Russie ont été déconsolidés dans notre bilan - ce point a fait l'objet de communiqués. À cet égard, nous pourrons vous donner tous les éléments d'information que vous souhaiterez.

Aujourd'hui, de manière très opérationnelle, la seule activité qui demeure est celle de l'usine de Yamal. Nous contribuons encore à la maintenir et à la financer. Ses importations en Europe concourent à l'équilibre recherché par la Commission européenne, par le gouvernement français et par les autres gouvernements européens, du fait des besoins qui persistent.

Les besoins en gaz russe, en l'occurrence le GNL, se sont sérieusement réduits, mais ils demeurent en partie. Vous savez que presque tout ce qui passe par le pipeline a été arrêté. Vous savez sans doute que les importations de Russie vers l'Europe se sont effondrées en moins de dix-huit mois ; mais il reste le GNL, qui vient effectivement de Yamal. C'est le seul actif que nous avons laissé fonctionner et où nous sommes encore effectivement impliqués.

Ce choix est assez clair et compréhensible. Si nous n'avons pas arrêté cette production, c'est en raison des tensions existant sur le marché du gaz. L'été dernier, il a suffi d'une grève sur un site australien pour que le prix du gaz fasse un bond : si le marché est aujourd'hui beaucoup plus calme qu'il n'a été, il reste nerveux. À la moindre étincelle - si j'ose dire -, le prix peut repartir fortement à la hausse.

C'est un élément d'appréciation qu'il faut avoir en tête. En outre, il faut tenir compte des besoins européens. J'ajoute qu'il n'y a pas de consensus aujourd'hui entre les vingt-sept pour arrêter ces importations. Je le répète, c'est la seule activité que TotalEnergies conserve en Russie.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Pour évoquer un certain nombre de vos rendez-vous, par exemple au ministère des affaires étrangères, vous employez le pronom « on » : qui désigne-t-il ? Vous, la direction des affaires publiques ou d'autres directeurs encore ?

M. Jean-Claude Mallet. - Concrètement, lorsque nous déclarons une « action » - pour reprendre le terme précis employé par la HATVP -, « on » renvoie à l'un de nos responsables considérés comme « représentant d'intérêts », dont la liste nominative figure sur le site de la HATVP. Cette liste compte, de mémoire, une quinzaine de personnes.

À ce stade, cette instance ne demande qu'à connaître les interlocuteurs : il peut s'agir de moi-même ou de l'un des membres de mon équipe, d'un directeur général ou d'un directeur de branche, en fonction des sujets. S'il est question, par exemple, de défendre un projet de centrale solaire en Guyane, un cadre dirigeant du comité exécutif pourra être chargé du dialogue avec un ministre ou un directeur de cabinet. Lesdits représentants d'intérêts peuvent parfois être assistés par des experts, mais ce sont bien eux qui conduisent les actions déclarées sur le site de la HATVP.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur.

Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la défense
et de l'Europe et des affaires étrangères
(Lundi 25 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. Jean-Yves Le Drian, maire de Lorient puis président de la région Bretagne, ministre de la défense puis ministre des affaires étrangères, actuellement président d'Afalula, l'Agence française pour le développement d'AlUla.

Cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur Le Drian, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Yves Le Drian prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la défense et de l'Europe et des affaires étrangères. - Non.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

M. Jean-Yves Le Drian. - Mes mandats ont été fortement marqués par la mission de développer les exportations de notre pays, dont la balance commerciale est un point de faiblesse, tant au ministère de la défense, où je me suis attaché à dynamiser les exportations de matériels de défense, qu'au ministère des affaires étrangères, auquel a été rattaché le commerce extérieur dès 2017. La relation avec les entreprises a donc été marquée par cette recherche de dynamisation au bénéfice de l'industrie et, au-delà, des comptes de notre pays.

Dès mon arrivée à l'hôtel de Brienne, j'ai eu pour priorité le développement des exportations, qui représentent un tiers de l'emploi de notre industrie de défense, soit 60 000 postes. Après un quinquennat dont les résultats avaient été modestes, à 4,8 milliards d'euros en 2012, j'ai relancé la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) associant les cabinets des différents ministres, les services, et, autant que nécessaire, les industriels. Je considérais que le dialogue et l'unité d'action étaient essentiels et j'ai essayé de faire fonctionner une équipe France, au sein de laquelle l'information circule bien, dans le cadre d'une compétition internationale extrêmement vive. Le partage des tâches était très clair : le pilotage politique définit les grandes orientations stratégiques, anime le dialogue de haut niveau, mais ne se mêle pas de la négociation commerciale ou technique. Cette méthode a donné des résultats : les exportations de défense sont passées à 14 milliards d'euros en 2016.

C'est dans le cadre de cette commission qu'a été traitée, après décision du Président de la République et du conseil de défense, la décision d'annuler l'exportation des navires BPC (bâtiments de projection et de commandement) à la Russie. Les dossiers majeurs - Émirats arabes unis, Qatar, Inde, Égypte, Pérou, Brésil - ont été traités à ce niveau-là. Je pouvais ainsi agir le moment venu.

À cette période, je n'ai eu à faire au groupe Total qu'une fois en 2015, lorsqu'il était en concurrence pour un investissement gazier très important au Qatar, notamment avec des groupes américains, Shell et BP. Il était naturel que j'aborde ce sujet avec les plus hautes autorités de l'émirat. Ce type de démarche est très classique pour des dossiers de cette importance et les concurrents des entreprises françaises ne s'en privent pas. C'était cohérent avec nos intérêts de politique étrangère. Il ne faut pas être naïf. Les événements postérieurs m'ont conduit à me réjouir de ce choix, et de la décision favorable du Qatar.

Au ministère des affaires étrangères, j'ai souhaité faire de la diplomatie économique l'une des composantes essentielles de notre diplomatie globale. Pour une puissance comme la France, c'est à la fois naturel et indispensable. Cela consiste à mettre nos réseaux, nos leviers d'action et notre capacité d'influence au service des entreprises et de nos intérêts économiques. Il s'agit de donner les moyens à nos PME de se projeter à l'international, de contribuer à lever des obstacles réglementaires pour ouvrir des marchés à nos entreprises, de renforcer l'attractivité de la France pour attirer les investissements, les talents et les touristes étrangers, mais aussi de soutenir nos grandes entreprises dont les contrats cimentent notre relation avec nos partenaires internationaux, et qui nécessitent à la fois une offre compétitive et un engagement politique fort.

Ma méthode était simple : rassembler tous les acteurs publics et privés pour qu'ils partagent leurs informations, et mobiliser tous nos leviers - diplomatiques, financiers, opérationnels, politiques - avec notamment la mise en place de comités de filières.

J'ai responsabilisé les acteurs de terrain, à l'étranger, en demandant par exemple l'implication personnelle de chacun de nos ambassadeurs sur des dossiers économiques prioritaires, et en France, pour développer la culture de l'exportation au sein des PME, en intégrant les régions dans la gouvernance de Business France. Nous avons ainsi pu augmenter le nombre de primo-exportateurs.

S'agissant des grands contrats, il fallait défendre notre rang, dans l'aéronautique, les transports, l'énergie, et essayer de conquérir de nouveaux marchés, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine en particulier. Cela nécessitait un lien permanent avec de grands groupes tels qu'Airbus, Thales, la RATP, ADP ou Total, entre autres. J'avais, une fois par an, un entretien en tête-à-tête avec les patrons de ces différents groupes. Ce format permettait d'éviter les fuites et un fonctionnement trop bureaucratique. Cette méthode a donné satisfaction aux uns et aux autres.

Mes actions étaient extrêmement diversifiées. Je peux citer le soutien aux éleveurs de porcs, à Sanofi dans un projet d'usine de vaccins pédiatriques au Mexique, à Bouygues, Alstom et la RATP pour des infrastructures de transports collectifs au Caire, à Mexico et Doha, ou à Eramet pour l'accès au nickel, matériau essentiel aux batteries des véhicules électriques, en Indonésie.

Nous avons aussi mené, en commun avec nos collègues européens, la riposte aux nouveaux droits de douane américains décidés par Donald Trump. Nous avons imposé des droits de douane très élevés sur le bourbon et les motos Harley-Davidson.

Cette méthode m'offrait une vision globale de la situation, des grands groupes comme des PME.

Dans le système gouvernemental que j'ai connu, le ministre des affaires étrangères supervisait la mise en oeuvre de l'accord de Paris, mais c'est le ministre de l'écologie qui assurait la négociation et siégeait à Bruxelles ou dans les COP. La seule exception que j'ai connue comme ministre des affaires étrangères a été la COP26, en novembre 2021, parce qu'elle était cruciale. S'y est conclu l'engagement mondial sur le méthane, signé par 105 pays. J'y ai aussi accepté, à la demande du président de la COP26, M. Alok Sharma, que la France s'engage à ne plus financer de projet d'énergies fossiles à l'étranger. Cet engagement a été concrétisé dans la loi de finances pour 2023. J'ai aussi participé à la mise en oeuvre de l'initiative sur les réseaux électriques verts, menée avec l'Inde, le Royaume-Uni et l'alliance solaire internationale. On a aussi failli sortir totalement du charbon, à l'occasion de cette COP26.

J'en viens à TotalEnergies. C'est une entreprise à capitaux entièrement privés qui détermine et applique sa stratégie sous le contrôle de ses actionnaires et de son conseil d'administration. Mais c'est un groupe français, majeur par sa présence dans le monde entier, qui joue un rôle clé dans notre sécurité et notre autonomie énergétiques. Son engagement dans une transition énergétique progressive me paraît assez clair. Certains critiquent la présence de TotalEnergies dans les COP, mais je rappelle qu'elles réunissent des dizaines de milliers de participants. En outre, les entreprises de l'énergie ne participent ni aux négociations entre États ni aux conclusions des COP, mais sont présentes comme observateurs ou comme membres de délégations nationales ou d'associations.

Les lignes de l'entreprise et celles du Gouvernement se sont souvent confortées, sans pour autant se confondre, et se sont parfois distendues. Ainsi, la décision sur les garanties à l'export du gaz, prise à Glasgow, n'a pas suscité l'enthousiasme de TotalEnergies. Nous étions en désaccord. Cela a été l'inverse en Irak. Après la chute de Daech en 2019, j'ai créé un comité spécifique, dont l'objectif était d'aider l'Irak à se reconstruire, et qui réunissait chaque mois notre ambassadeur, mais aussi toutes les entreprises qui pouvaient agir dans ce pays. Nous intervenions également dans les domaines de l'éducation, de la sécurité et de la culture, puisqu'une partie du patrimoine avait été détruit. Total a été tout à fait exemplaire, en proposant un contrat pour la région de Bassora qui intégrait le traitement de l'eau de mer, des centrales solaires, l'exploitation du champ pétrolier et la transformation du gaz en électricité. J'ai évidemment défendu ce dossier auprès des autorités irakiennes.

TotalEnergies, avec ses moyens et sa présence mondiale, représente un formidable atout, tant pour l'industrie française que pour notre sécurité énergétique et pour la progression vers le système plus décarboné auquel chacun aspire.

M. Roger Karoutchi, président. - Qu'est-ce qu'accompagner une entreprise à l'international ? Certains, dont moi, pensent que c'est le rôle du Gouvernement de les soutenir à l'étranger. D'autres hésitent en s'interrogeant sur le respect par les entreprises de certaines obligations, notamment climatiques. Dans votre conception, est-il logique que le gouvernement français accompagne réellement les entreprises à l'international, en menant une politique d'influence dans les États où elles veulent s'installer ? Dans ce cadre, comment faire respecter l'impératif climatique ? Vous avez évoqué le refus au soutien des investissements dans les énergies fossiles à l'étranger.

M. Jean-Yves Le Drian. - Je prends tout à fait à coeur la nécessité de l'influence. J'ai pu voir comment certains États agissaient. Pour préserver notre puissance, il est nécessaire de défendre nos entreprises. Il ne s'agit pas d'agir n'importe comment, mais de les défendre avec force, sous réserve qu'elles respectent leurs engagements en matière de droits humains et environnementaux. Elles ont un devoir de vigilance.

Nos entreprises, qui agissent pour la décarbonation, subissent la concurrence. Les autres États défendent les leurs.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez évoqué l'engagement de la France à la COP26 de ne plus soutenir les nouveaux projets pétroliers ou gaziers. L'objectif de ces mesures est qu'il n'y ait plus de tels projets, sinon cela n'aurait pas de sens. Ce n'est pas une mesure d'économie budgétaire, mais de réorientation économique. L'Agence internationale de l'énergie s'est engagée, pour sauver le climat et donc l'humanité, à ne plus aller chercher de nouveaux champs pétroliers ou gaziers.

Comment articulez-vous votre stratégie d'influence, concrètement ?

Évoquons le cas de l'Arabie Saoudite. Quelles sont vos nouvelles responsabilités au sein de l'agence mentionnée par le président Roger Karoutchi ? En soutenant l'exposition universelle de 2030 en Arabie Saoudite, cherche-t-on un retour économique ? Nous avons entendu, la semaine dernière, M. Mallet, qui a travaillé avec vous. Il quitte la direction des affaires publiques de TotalEnergies pour vous rejoindre au sein de cette agence. S'agit-il, avec cette stratégie d'influence, de développer l'activité de TotalEnergies en Arabie saoudite ? Après l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, en 2018, Mohammed ben Salmane avait organisé le « Davos du désert ». Cet événement, on le comprend, avait alors été largement boycotté par les responsables politiques et économiques. M. Pouyanné est l'un des seuls responsables économiques occidentaux à s'y être rendu. Était-il bien légitime et pertinent qu'il soit présent à ce sommet ? En aviez-vous discuté avec lui ?

Vous avez mentionné les enjeux de souveraineté énergétique et de stabilité. Nous le savons, la France soutient le développement de nouveaux projets au Mozambique, en Ouganda et en Azerbaïdjan. À cet égard, ne risque-t-elle pas de voir son approvisionnement énergétique dépendre de pays dont la stabilité politique est loin d'être garantie, à court comme à long terme ?

La situation politique et sécuritaire du Mozambique, marquée par l'intervention de djihadistes dans le nord du pays, a paralysé le développement du projet d'extraction de gaz naturel liquéfié (GNL) conduit par TotalEnergies. Lorsque vous étiez ministre, êtes-vous intervenu auprès des autorités du Mozambique ou du Rwanda pour qu'elles sécurisent les régions touchées par le terrorisme et notamment les champs gaziers de TotalEnergies ?

M. Jean-Yves Le Drian. - Il se trouve que je me suis rendu au Mozambique en février 2020, à l'occasion d'une tournée dans la région. À l'époque, nous souhaitions diversifier nos relations avec plusieurs pays africains, dont Madagascar, l'île Maurice et le Mozambique. J'avais alors rencontré le président Filipe Nyusi, qui venait tout juste d'être réélu.

Après la fin de la guerre civile entre les partisans du Front de libération du Mozambique (Frelimo) et ceux de la Résistance nationale du Mozambique (Renamo), la France se devait de saluer l'élection du président Nyusi, qui marquait le retour à une grande sérénité.

Les échanges que j'ai eus avec lui m'ont permis de me rendre compte de l'importance de la pénétration des groupes djihadistes au Mozambique via la frontière tanzanienne, qui est particulièrement poreuse, et le port de Mocimboa da Praia. Je me souviens que le président Nyusi m'avait fait part de son inquiétude, d'autant plus que le contrat avec TotalEnergies avait été signé quelque temps auparavant.

Désormais, le Mozambique est un pays stable, dont l'autorité et le président, élu, sont reconnus.

Ce n'est pas parce qu'un pays est instable qu'il est attaqué par les djihadistes - voyez la France, ou plus récemment la Russie. Le Mozambique a reconnaissance institutionnelle organisée à la fin de la guerre civile qui a été extrêmement difficile. Des problèmes de sécurité se sont posés à ce moment-là et ont même été renforcés un an plus tard, en raison de la pénétration et de l'action beaucoup plus forte des groupes djihadistes, notamment dans la province de Cabo Delgado.

La France a alors aidé les autorités du Mozambique à reconstituer une armée, afin que celle-ci puisse elle-même assurer la sécurité du pays. Nous avons même sollicité nos partenaires européens au titre de la mission de formation de l'Union européenne - ou European Union Training Mission (EUTM) -, qui permet de former des forces de sécurité dans les pays qui en sont dépourvus. À l'époque, la présidence de l'Union européenne était assumée par le Portugal, ce qui tombait bien. Nous l'avons donc soutenu dans la mise en oeuvre de l'EUTM au Mozambique, qui a contribué à former une armée, laquelle était très décimée et peu convaincante.

La France a pris la bonne décision, d'autant que les groupes djihadistes constituaient aussi une menace pour Mayotte, dès lors qu'ils occupaient des ports situés à proximité de l'île. Il me semble que l'EUTM poursuit toujours ses missions au Mozambique, à la satisfaction des autorités locales. Les forces de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC), dont le principal leader est l'Afrique du Sud, ont aussi été mobilisées pour assurer la sécurité de la zone.

Concernant le Rwanda, je ne suis pas intervenu ; la responsabilité de la décision qui a été prise relevait du seul président Nyusi. Jean-Christophe Ruffin s'est vu confier une mission visant à vérifier les conditions de vie des personnes qui résident dans la province de Cabo Delgado, l'idée étant de pouvoir y assurer une véritable politique de développement. Je n'ai pas d'information particulière sur les conclusions de cette mission, dont je ne suis pas destinataire.

Quant à l'Arabie saoudite, j'invite le président et le rapporteur à s'y rendre. En dix années d'expérience, je n'ai jamais vu un pays évoluer à une telle vitesse. L'Arabie saoudite est en train de changer du tout au tout, notamment en matière de droit et de technologies. Les cinémas ouvrent et les jeunes filles accèdent de plus en plus aux responsabilités. Ce pays, sous l'impulsion du prince héritier ben Salmane, bouge à une vitesse considérable. Sans établir de lien de causalité, il me semble que cette accélération est intervenue après l'affaire Khashoggi.

La France se doit d'être au rendez-vous de la révolution de l'Arabie saoudite. Le fait que nous ayons soutenu sa candidature à l'exposition universelle de 2030 fait partie d'une stratégie d'influence que nous assumons - nous devons tenir notre place, sans jamais en avoir honte.

L'Agence française pour le développement d'AlUla, que je préside actuellement, repose sur des capitaux français et possède un conseil d'administration uniquement composé de hauts fonctionnaires.

Assise sur un texte signé par les autorités françaises et saoudiennes, elle assume une mission intergouvernementale d'assistance à la maîtrise d'ouvrages. Elle entreprend ainsi des fouilles archéologiques dans la région d'AlUla, en soutien à un projet de développement touristique durable. À l'heure actuelle, ce sont 140 archéologues français, placés sous ma responsabilité, qui travaillent à la découverte de la civilisation nabatéenne. Nous avons pour ambition de développer un tourisme de grande qualité, impliquant l'ouverture de cinq musées, l'inclusion des populations locales et le retour de l'agriculture oasienne. Dans ce cadre, mes partenaires privilégiés en Arabie saoudite sont le ministre de la culture et le ministre du tourisme.

Concernant l'affaire Khashoggi, les propos que le Président de la République et moi-même avions tenus sont sans ambiguïté. Nous avons même pris des sanctions à l'égard d'un certain nombre d'individus saoudiens et les autorités françaises ont assuré une présence extrêmement ténue en Arabie saoudite pendant une période assez importante. Nous sommes restés très exigeants et avons soulevé des interrogations sur la manière dont cette affaire a été traitée par la justice.

Reste que je n'ai pas à me prononcer sur l'opportunité de la présence de M. Pouyanné au « Davos du désert », monsieur le rapporteur - c'est à lui que vous devriez poser la question ! Sa venue dépend de sa seule responsabilité.

J'en viens à la présence de TotalEnergies en Arabie saoudite. À ma connaissance, le groupe n'explore pas de pétrole ou de gaz là-bas. En revanche, il travaille sur deux projets majeurs de développement : le premier concerne la création d'un complexe pétrochimique, qui suppose une utilisation du pétrole à des fins d'activités économiques plus lourdes ; le second a trait à l'installation d'une centrale solaire, dont le financement vient de s'achever, promettant ainsi une mise en oeuvre rapide.

Oui, TotalEnergies est bien présente en Arabie saoudite. Aussi, nous veillons à ce qu'elle se conforme au devoir de vigilance, auquel sont soumises toutes les entreprises françaises présentes à l'étranger.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Il y a une certaine contradiction dans le fait de signer un accord en faveur du climat à Glasgow et de promouvoir, comme vous le faites, la stratégie d'influence consistant à développer de nouveaux projets pétrogaziers avec le soutien de la diplomatie française.

M. Jean-Yves Le Drian. - Vous voulez faire de la polémique ? C'est votre choix ! Pour ma part, je ne m'y risquerai pas. Je ne vois pas pourquoi la France devrait refuser d'apporter son aide à un pays qui lui demande de soutenir son désir d'autonomie stratégique. Heureusement qu'elle le fait !

M. Jean-Claude Tissot. - Certaines entreprises souhaitent parfois s'implanter ou poursuivre leur développement dans des pays qui, en raison de leur situation géopolitique et de la menace terroriste, peuvent être classés à risque ; la France entretient parfois avec eux des relations diplomatiques tendues. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères transmet-il, via son réseau d'ambassades, des consignes précises aux opérateurs économiques sur ces pays ?

Après l'annexion de la Crimée en 2014, plus personne ne pouvait ignorer les ambitions russes. Pourtant, certaines entreprises françaises, dont TotalEnergies, ont renforcé leur activité économique en Russie et ont même contribué au dynamisme de l'économie locale. Ne serait-il pas nécessaire de renforcer les échanges avec les entreprises qui se trouvent dans ce genre de situation ?

Par ailleurs, en tant qu'ancien ministre des affaires étrangères, que pensez-vous de la présence souvent très importante des représentants des industries pétrogazières aux sommets internationaux sur le climat ? Leur venue est-elle indispensable pour faire évoluer les choses, ou bien porte-t-elle préjudice aux ambitions environnementales ?

M. Jean-Yves Le Drian. - Je n'ai assisté qu'à la COP26, qui s'est révélée assez importante ; pour le reste, je suivais les négociations par l'intermédiaire de l'ambassadeur chargé du climat.

Je n'ai jamais eu le sentiment que les représentants des industries fossiles pouvaient influencer la décision de l'État français, en dépit de leur présence dans toutes les négociations et forums de discussions. Je trouve normal qu'ils puissent venir dans ces instances. D'ailleurs, ils ne sont pas les seuls : sur les 80 000 individus présents à la COP de Dubaï, tous ne travaillaient pas au service des entreprises pétrolières ; on comptait aussi beaucoup de représentants d'ONG.

Si ces cercles de négociations prennent l'allure d'un forum mondial pour la sérénité climatique, tant mieux ! Mais il y a une condition : ceux qui sont décideurs doivent le rester.

Vous m'interrogez sur la présence de certaines de nos entreprises en Russie. Les entreprises entièrement privées qui considèrent qu'elles ont intérêt à développer leurs activités dans un pays à risque sont libres de le faire. Néanmoins, elles ne sont pas soutenues par les autorités gouvernementales, qui produisent régulièrement des rapports listant les pays à risque.

Parfois, des sanctions s'imposent. Ainsi, treize trains de sanctions ont été pris contre la Russie à l'échelon européen, et TotalEnergies les a respectés.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Pardonnez cette question sans doute un peu naïve, mais connaissez-vous des pays dont le réseau diplomatique ne soutient pas les projets conduits par les grandes entreprises nationales à l'étranger ?

M. Jean-Yves Le Drian. - Cela dépend beaucoup de la taille du pays et de l'impact des projets sur telle région ou tel espace territorial. Personnellement, je n'ai pas rencontré d'homologues dont les propos me permettraient de répondre affirmativement à votre question.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Certaines de nos entreprises s'implantent, à leurs risques et périls, dans des pays déconseillés. Elles sont d'ailleurs libres de le faire dès lors que leurs capitaux sont entièrement privés. Pour autant, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères entretient-il un dialogue avec elles, pour tenter de les dissuader ?

M. Jean-Yves Le Drian. - Je ne vois pas au nom de quoi nous pourrions leur dire de ne pas s'installer dans des pays à risque. En revanche, les entreprises qui ne respectent pas les sanctions éventuellement édictées contre certains États - je pense à la Russie, mais pas seulement - doivent être poursuivies.

Bien entendu, nous identifions les pays qui sont caractérisés par des insuffisances, des fragilités ou des risques. Ensuite, les entreprises font leur choix. Si toutefois elles nous demandent secours, nous leur rappelons ce que nous leur avions dit avant leur départ.

M. Roger Karoutchi, président. - L'entreprise privée qui subit des pertes après s'être établie dans un pays à risque, malgré les avertissements du Gouvernement français, doit-elle les assumer seule ? Autrement dit, l'État peut-il la dédommager ?

M. Jean-Yves Le Drian. - La seule circonstance où l'État doit agir dans les pays concernés, c'est lorsque les personnels d'une entreprise sont eux-mêmes en situation de risque.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Notre approvisionnement énergétique dépend d'un certain nombre de pays que l'on peut considérer comme plus ou moins stables, ce qui pose un problème de cohérence avec notre politique étrangère.

TotalEnergies a lancé un projet en Azerbaïdjan peu avant l'épuration ethnique au Haut-Karabagh ; elle est aussi active en Ouganda. Comment percevez-vous le fait que la France dépende de pays qui soit ne partagent pas nos valeurs, soit sont instables ?

La stratégie d'influence qui s'est développée au Quai d'Orsay, et que vous assumez totalement, s'appuie sur un programme de mobilité permettant aux diplomates d'être employés dans des entreprises privées. Par exemple, l'actuel ambassadeur de France au Kenya, Arnaud Suquet, avait quitté le ministère temporairement pour travailler comme directeur adjoint à la direction des affaires publiques de TotalEnergies. Dans des auditions précédentes, j'évoquais aussi le cas de Jean-Claude Mallet.

En règle générale, je ne suis pas opposé à ce que l'État français soutienne les entreprises privées. Mais agissent-elles bien conformément à l'intérêt général, aux objectifs climatiques et aux droits de l'homme ?

Que pensez-vous de ces portes tournantes - ou revolving doors, comme on dit en anglais - entre l'administration et le secteur privé, qui peuvent parfois créer des conflits d'intérêts ? On observe parfois une perméabilité entre l'intérêt général, tel qu'il est défini par les responsables politiques - assemblées, Gouvernement, agences publiques -, et l'intérêt privé des entreprises, qui est particulièrement représenté au sein même de l'appareil d'État.

M. Jean-Yves Le Drian. - Il serait regrettable que ces passerelles n'existent pas. En effet, il est intéressant pour l'État de disposer de personnels d'encadrement de haut niveau qui ont vécu l'expérience du privé et la réalité de l'entreprise, sous réserve que le code de déontologie soit respecté. De même, il est intéressant pour une entreprise privée d'employer quelqu'un qui, en raison de ses fonctions passées dans le secteur public, a développé des réflexes, une histoire et des références en lien avec l'intérêt collectif.

À partir du moment où le code de déontologie est respecté, je ne vois pas de risques. Chacun doit prendre ses responsabilités. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) veille scrupuleusement au respect des règles de déontologie. Cela vaut pour MM. Suquet et Mallet, que vous avez cités.

Concernant l'Ouganda, je n'ai pas été saisi de la situation du pays lorsque j'étais ministre et je n'ai pas rencontré ses responsables ; je ne m'y suis d'ailleurs jamais rendu. Idem pour l'Azerbaïdjan.

La souveraineté énergétique est un enjeu essentiel. Je souhaiterais rappeler un événement qu'on a tendance à passer sous silence : en mars 2022, lors du sommet de Versailles, les Vingt-Sept se sont mis d'accord pour acquérir une souveraineté énergétique collective à l'horizon 2027 - en une matinée, nous avons accéléré l'histoire de dix ou quinze ans !

Je ne saurais trop insister : la souveraineté énergétique est indispensable et est en passe d'être acquise. Une chose est sûre, elle implique la diversité de nos ressources énergétiques - de ce point de vue, heureusement que le Qatar était là !

Que doit-on faire lorsque l'Ouganda ou la Tanzanie nous demandent de les aider à acquérir leur souveraineté énergétique ? On peut leur dire de se débrouiller, mais ce n'est pas une réponse. Nous pouvons aussi décider de les soutenir, tout en exerçant un devoir de vigilance et en nous assurant qu'un certain nombre de principes sont respectés, tant du point de vue de l'environnement que des droits de l'homme.

Répondons à la demande de ces pays, sans quoi nous nous marginaliserions et perdrions notre autonomie stratégique. Nous ne pouvons refuser aux autres l'autonomie stratégique que nous souhaitons pour nous-mêmes.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie pour la clarté de vos propos, monsieur Le Drian. Je suis sûr qu'ils permettront de faire avancer les débats au sein de notre commission.

Audition à huis-clos de M. Yann Pradeau, ambassadeur de France
au Mozambique et en Eswatini
(ne sera pas publié)
(Lundi 25 mars 2024)
Audition à huis-clos de Mme Anne Boillon, ambassadrice de France en Azerbaïdjan
(ne sera pas publié)
(Lundi 25 mars 2024)
Audition de M. Nicolas Terraz, directeur général Exploration-Production, membre du comité exécutif de TotalEnergies
(Lundi 25 mars 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous entendons maintenant M. Nicolas Terraz, polytechnicien, directeur général Exploration-Production et membre du comité exécutif de TotalEnergies depuis septembre 2021. Vous avez rejoint TotalEnergies en 2001, après plusieurs postes aux ministères de l'industrie, de l'équipement, des transports et du logement. Au sein du groupe TotalEnergies depuis 2001, vous avez exercé plusieurs fonctions de direction dans l'exploration-production, en tant que directeur général de TotalEnergies Myanmar, TotalEnergies France et TotalEnergies Nigéria.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande ; elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur le directeur général, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Terraz prête serment.

M. Nicolas Terraz, directeur général Exploration-Production, membre du comité exécutif de TotalEnergies. - La branche exploration et production de TotalEnergies englobe les activités de la compagnie dans ces deux domaines, menées dans environ cinquante pays. Elle comporte également une entité neutralité carbone, qui coordonne les actions de réduction des émissions de CO2 sur nos sites, les projets de transport et de stockage de CO2, ainsi que nos activités dans le domaine des puits naturels de carbone.

Le rôle de cette branche est de produire gaz et pétrole de manière responsable, afin de répondre à la demande actuelle en énergie, tout en contribuant à la transition de notre compagnie. Notre stratégie consiste à produire à faibles émissions et à bas coût. La première responsabilité de notre branche est de réduire nos émissions de scope 1 et 2, produites sur nos sites de production, en contribuant ainsi à l'objectif de la compagnie de réduire de 40 % ces émissions entre 2015 et 2030. Nous contribuons également à la transition de TotalEnergies. En effet, la marge générée par les activités de la branche permet d'accélérer les investissements de la compagnie dans les énergies renouvelables.

Dans cette intervention, je vais aborder nos activités en Azerbaïdjan, puis nos projets en Ouganda et en Tanzanie, deux sujets sur lesquels votre commission souhaitait m'entendre plus particulièrement.

En Azerbaïdjan, TotalEnergies détient une participation de 35 % dans un champ gazier - Absheron -, avec comme partenaires la compagnie publique azerbaïdjanaise Socar et la compagnie émiratie Adnok, qui détiennent respectivement 35 % et 30 % des parts.

Découvert en 2011, ce champ gazier d'Absheron est situé en mer Caspienne, environ 100 kilomètres au sud-est de Bakou. Une première phase de développement a été lancée en 2018, avec un démarrage de la production en juillet 2023, sous l'autorité de la société Jocap - Joint Operating Company of Absheron Petroleum - détenue par les trois partenaires du champ selon les pourcentages indiqués précédemment.

La production de gaz d'Absheron - 4 millions de mètres cubes par jour - représente 4 % du gaz produit en Azerbaïdjan. Elle est vendue par les partenaires à la compagnie publique Socar, qui elle-même détient le monopole de distribution de gaz dans le pays. Par ailleurs, des condensats sont extraits du gaz pour un volume d'environ 13 000 barils par jour. Ces derniers sont ensuite exportés vers la Turquie via le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, dans lequel TotalEnergies détient une participation de 5 %.

En matière climatique, l'intensité carbone de la production d'Absheron s'avère faible, avec un niveau d'émissions de scope 1 et 2 d'environ 1 kilogramme d'équivalent CO2 par baril d'équivalent de gaz. La filiale de TotalEnergies en Azerbaïdjan a également signé, en juin 2023, un protocole d'accord avec le ministère de l'énergie en vue d'évaluer le développement de projets d'énergies renouvelables - éolien et solaire. Par ailleurs, TotalEnergies travaille avec la compagnie nationale Socar sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, notamment des émissions de méthane ; un accord de coopération a été signé en octobre 2023 avec Socar pour mener une campagne de détection des émissions de méthane en utilisant la technologie Ausea, développée par notre compagnie. TotalEnergies emploie 42 personnes en Azerbaïdjan, dont 26 salariés de notre filiale locale et 16 détachés au sein de Jocap.

En Ouganda, TotalEnergies participe au développement des ressources du lac Albert, découvertes entre 2006 et 2008, qui représentent environ un milliard de barils. L'Ouganda a fait appel à des compagnies du secteur pétrolier. TotalEnergies détient un intérêt de 56,7 % dans ces blocs pétroliers, aux côtés de la compagnie chinoise CNOOC - China National Offshore Oil Corporation - et de la compagnie nationale ougandaise Unoc - Uganda National Oil Company.

Le développement de ces ressources comprend deux projets : d'une part, le projet Tilenga, sous l'autorité de TotalEnergies, qui implique le forage d'environ 400 puits sur une trentaine d'emplacements, et la construction d'un centre de traitement du pétrole ; d'autre part, le projet Kingfisher, sous l'autorité de la compagnie CNOOC, de taille plus modeste, avec le forage de 31 puits. Ces deux projets doivent permettre de produire 230 000 barils par jour de pétrole jusqu'en 2026.

Ce pétrole, produit en Ouganda, sera acheminé jusqu'au port de Tanga en Tanzanie par un oléoduc de 1 443 kilomètres, enterré sur toute sa longueur et dénommé Eacop - East African Crude Oil Pipeline. Cet oléoduc est construit par une société dédiée, la société Eacop Limited, dont les actionnaires sont TotalEnergies à 62 %, la compagnie publique ougandaise Unoc à 15 %, la compagnie publique tanzanienne TPDC - Tanzania Petroleum Development Corporation - à 15 % également et la compagnie chinoise CNOOC à 8 %.

Ces deux projets, lancés en février 2022, représentent un investissement total d'environ 10 milliards de dollars, avec un impact important en termes de développement économique local : 18 000 emplois directs en phase de construction, 1 200 emplois directs en phase d'exploitation, 3 millions d'heures de formation et environ 1,5 milliard de dollars de contrats pour des entreprises locales, ougandaises et tanzaniennes, dans le cadre de la politique de contenu local du projet.

En outre, ces projets sont conformes à la stratégie d'investir dans des développements pétroliers à faibles émissions. Leur intensité d'émissions de scope 1 et 2 sera d'environ 13 kilogrammes par baril, sachant que la moyenne de la production TotalEnergies est de 18 kilogrammes par baril et que la moyenne mondiale de la production de pétrole s'élève aujourd'hui à 60 kilogrammes par baril, selon les chiffres de l'Agence internationale de l'énergie (AIE).

Un tel résultat est obtenu en intégrant à la conception des installations un certain nombre de mesures permettant de limiter les émissions : électrification des puits, solarisation du centre de traitement de la production, extraction des gaz de pétrole liquéfié (GPL).

Ces deux projets présentent des enjeux sociétaux et environnementaux importants, en matière de conduite des acquisitions foncières et de protection de la biodiversité. Ces aspects ont suscité, et suscitent encore, de nombreuses questions ; je vais prendre un peu de temps, monsieur le président, pour les décrire en détail.

Les deux projets nécessitent l'acquisition d'environ 6 400 hectares et concernent 19 000 foyers et collectivités possédant ou utilisant un actif perturbé par les projets, soit car celui-ci est situé sur des emprises acquises, soit car il est rendu indisponible durant le temps des travaux. Un actif peut être un logement, une parcelle de terrain, des plantations ou des cultures.

Ces acquisitions sont menées conformément aux normes de performance de la Banque mondiale et aux législations ougandaises et tanzaniennes, selon un processus en plusieurs étapes : information préalable ; inventaire des actifs perturbés par les projets, en concertation avec les personnes concernées ; évaluation de ces actifs à partir de barèmes approuvés par les autorités ougandaises et tanzaniennes ; information des personnes concernées sur les droits et les options de compensation ; puis, signature d'accords de compensation. Les propriétaires de maisons et de terrains ont le choix entre une compensation en nature - construction d'une nouvelle maison ou mise à disposition d'un terrain - et une compensation monétaire, sous forme d'indemnisation.

Aujourd'hui, le processus d'indemnisation est quasiment terminé, et 99 % des accords de compensation ont été signés de manière amiable. Un programme d'accompagnement des personnes concernées va se poursuivre, portant notamment sur l'amélioration des techniques agricoles et du rendement des cultures, la diversification de ces cultures et le développement de nouvelles activités économiques.

Parmi les foyers affectés, 775 résidaient sur l'emprise des projets. La très grande majorité d'entre eux ont choisi d'être relogés dans une nouvelle maison, construite par le projet sur un terrain de leur choix ; à ce jour, 735 nouvelles maisons ont été construites et livrées et les dernières sont en cours de construction.

Les deux projets ont mis en place des mécanismes de gestion des griefs, permettant de recueillir et de traiter les réclamations des communautés locales. Environ 2 800 griefs ont été enregistrés et, à ce jour, 97 % d'entre eux sont résolus. Par ailleurs, ce programme d'acquisition foncière a été régulièrement audité par des institutions tierces, ce qui a permis de l'améliorer au fil des années.

TotalEnergies est conscient que ces projets ont des conséquences sur les communautés concernées. Notre travail consiste à faire en sorte que ces conséquences soient gérées de manière respectueuse des droits humains et que les projets apportent des bénéfices concrets aux communautés locales.

L'autre point d'attention concerne l'environnement, dans la mesure où ces projets s'inscrivent dans un environnement naturel sensible, notamment sur le plan de la biodiversité. Les deux projets ont fait l'objet d'études d'impact environnemental et sociétal, soumises à l'approbation des autorités. Cela a donné lieu à des mesures spécifiques, selon la séquence suivante : éviter, réduire, puis compenser les impacts résiduels.

Une partie du projet Tilenga est située dans le parc national des Murchison Falls. L'empreinte des installations a été minimisée pour ne représenter que 0,03 % de la surface du parc. Le nombre de puits dans le parc a été limité à huit emplacements ; ces derniers ont fait l'objet de mesures spécifiques afin de minimiser leur impact visuel. En dehors de ces huit emplacements de puits, les canalisations sont toutes enterrées et aucune installation de traitement du pétrole n'est implantée dans le parc.

Par ailleurs, TotalEnergies s'est engagée à mettre en oeuvre un plan d'action ayant un impact positif net sur la biodiversité. Ce plan, établi après avoir consulté des experts en biodiversité, porte notamment sur le renforcement des moyens de l'autorité de gestion du parc : augmentation du nombre de rangers ; fourniture de moyens logistiques ; lutte contre le braconnage et amélioration des habitats, avec notamment la restauration de corridors forestiers en partie dégradés.

Concernant l'oléoduc Eacop, le tracé a été conçu afin d'éviter au maximum les zones d'intérêt environnemental. Principalement situé en zone de terres agricoles, l'oléoduc sera enterré sur la totalité de son tracé. Après la phase de construction, le terrain sera revégétalisé et rendu à son état initial. L'oléoduc traverse ponctuellement certaines réserves forestières et autres aires d'habitats naturels qui abritent des espèces protégées : pour ces zones qui, pour la plupart, ont déjà été dégradées par l'activité humaine, un plan de biodiversité a été établi et sera mis en oeuvre, en contribuant à la protection d'espèces menacées et à la restauration d'écosystèmes.

Un point particulier concerne l'accès à l'énergie. Aujourd'hui, plus de 90 % des foyers en Ouganda ont recours à des modes de cuisson traditionnels, à partir de bois ou de charbon de bois, cause à la fois de déforestation et de maladies respiratoires à grande échelle - c'est le cas en Ouganda et dans d'autres pays africains. Dans le cadre des projets Tilenga et Kingfisher, il a été décidé d'extraire le GPL du pétrole, ce qui permettra de produire, conditionner et distribuer localement 100 000 tonnes par an de GPL : 5 millions de personnes pourront ainsi accéder à une énergie de cuisson propre.

En dehors de ces projets, TotalEnergies exerce également une activité de distribution de carburant en Ouganda et en Tanzanie. Par ailleurs, notre compagnie étudie avec les autorités ougandaises et tanzaniennes le développement de centrales solaires.

J'insiste sur le fait que TotalEnergies a toujours été ouvert au dialogue avec la société civile sur ces projets. De nombreux échanges ont eu lieu avec les parties prenantes et les ONG. Par ailleurs, TotalEnergies et sa filiale en Ouganda ont souvent l'occasion de promouvoir, dans le dialogue avec les autorités ougandaises, l'importance de la liberté d'expression, y compris celle des opposants aux projets, et les droits des défenseurs des droits humains.

M. Roger Karoutchi, président. - Comment peuvent évoluer TotalEnergies et les autres compagnies pétrolières ou gazières mondiales pour atteindre les objectifs fixés par les accords de Paris et les différentes conférences des parties (COP) ? Un des principaux débats de notre commission concerne la trajectoire, plus ou moins forte au départ et à l'arrivée. Comment faire pour à la fois exploiter de nouveaux gisements, dans la mesure où ces pays nous le demandent, et, dans le même temps, respecter les trajectoires et les accords ?

M. Nicolas Terraz. - Engagée dans une trajectoire de transition déterminée, notre compagnie soutient les accords de Paris, les objectifs de triplement des énergies renouvelables et de doublement de l'efficacité énergétique.

Concernant le pétrole, l'investissement dans de nouveaux projets répond à une demande qui continue à augmenter : de 2 millions de barils par jour l'année dernière et, selon les projections de l'AIE, d'un million de barils par jour cette année. Par ailleurs, la production des champs décline d'environ 4 % par an en moyenne ; cela veut dire que chaque année, sur une production de 100 millions de barils par jour, nous en perdons 4 millions par jour. Si l'on arrêtait aujourd'hui les investissements dans le secteur pétrolier, la production déclinerait et les prix deviendraient difficilement soutenables. Entre 2019 et 2023, il est à noter que la production de pétrole de TotalEnergies reste stable, autour de 1,4 million de barils par jour.

La question du gaz est un peu différente. Nous avons un objectif d'augmentation de notre production de gaz, car nous considérons celui-ci comme un élément important de la transition énergétique. Actuellement, plus d'un tiers de la production d'électricité mondiale est assuré à partir du charbon. En substituant le gaz au charbon, nous divisons par deux les émissions de gaz à effet de serre. Le gaz a aussi un rôle à jouer en complément des énergies renouvelables, intermittentes par définition ; or il convient de fournir au consommateur de l'électricité de manière ferme et permanente.

Pour ce qui concerne les activités d'exploration et de production, nous nous efforçons de réduire nos émissions de gaz à effet de serre de scope 1 et 2, ainsi que nos émissions de méthane. Nous nous sommes fixé des objectifs de réduction ambitieux, puisque nous visons moins 50 % entre 2020 et 2025 et moins 80 % à l'horizon 2030.

M. Roger Karoutchi, président. - Jusqu'à la fin de notre commission d'enquête, nous aurons ce débat sur la manière de réduire la demande.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - On ne peut pas dire que l'AIE, née de la volonté des pétroliers, souhaite combattre l'industrie du pétrole. Or l'AIE demande de respecter une élévation maximale des températures mondiales de 1,5 degré Celsius. Pour cela, son message rejoint celui des scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), de l'ONU et, parfois aussi, du Président de la République : il s'agit de cesser d'investir dans de nouveaux projets liés au pétrole et au gaz.

Bien sûr, nous avons besoin d'électricité, mais l'idée est de se tourner vers les énergies renouvelables plutôt que le gaz. Les grandes compagnies pétrolières ont la capacité de construire cette transition énergétique.

Des experts ont évalué les nouveaux projets liés au pétrole et au gaz de TotalEnergies à environ 60 gigatonnes d'émissions de CO2, ce qui, selon Mme Masson-Delmotte, dont personne ne peut douter de la compétence en matière de climat, correspond à 25 % de notre budget carbone, si l'on veut maintenir l'objectif de 1,5 degré Celsius. Parmi les grandes compagnies pétrolières, TotalEnergies s'avère l'une de celles qui investissent encore le plus dans le pétrole et le gaz.

Pourriez-vous lister précisément les nouveaux projets de pétrole et de gaz que vous développez, et qui vous amènent de fait à augmenter votre production, quand il faudrait au contraire les réduire drastiquement, certains se déclinant au-delà de 2050, donc au-delà de l'objectif affiché de neutralité carbone ?

Comment l'augmentation de votre production de gaz peut-elle être compatible avec un scénario de neutralité carbone ? Comment intégrez-vous le gaz de schiste dans vos projections ? L'exploration et l'exploitation de ces gaz étant très polluantes, de nombreux experts contestent que le GNL, qui est pour partie issu des gaz de schiste, puisse être intégré dans les énergies vertes.

Vous avez été en poste au Myanmar, que votre entreprise a fini par quitter après avoir été critiquée pour s'y être maintenue dans un contexte géopolitique complexe. Comment envisagez-vous que votre groupe puisse aujourd'hui continuer ses activités en Azerbaïdjan, qui quelques jours seulement après la visite du président-directeur général Patrick Pouyanné à Bakou, a participé à l'épuration ethnique du Haut-Karabagh ?

En ce qui concerne enfin l'Ouganda, à rebours du schéma bienveillant et transparent que vous décrivez, votre groupe a été accusé par des familles, des militants et des journalistes d'avoir fait pression sur les foyers qui devaient être relocalisés. Comment réagissez-vous à ces accusations ?

M. Nicolas Terraz. - L'AIE a publié plusieurs scénarios d'évolution de l'offre et de la demande d'énergie : le scénario NZE (Net Zero Emissions), auquel vous faisiez référence, monsieur le rapporteur, le scénario APS (Announced Pledges Scenario), qui repose sur l'ensemble des engagements pris par les États en matière climatique, et le scénario Steps (Stated Policies Scenario), qui correspond à notre trajectoire actuelle.

Le scénario Net Zero prévoit que la demande en énergie diminue très rapidement, à raison de 4 % par an environ, ce qui correspond à peu près au déclin naturel des champs. L'AIE a constaté que, dans ce scénario, on pouvait se passer de nouveaux projets d'énergie fossile. La réalité, c'est que depuis 2019, loin de baisser de 4 % par an, la demande continue d'augmenter. Alors que le scénario NZE tablait sur une demande de 93 millions de barils par jour en 2023, celle-ci s'est établie à 102 millions de barils par jour, soit près de 10 millions de plus.

Ces trajectoires ne sont pas déterministes. Nous investissons pour répondre à une demande d'énergie. Je rappelle toutefois que TotalEnergies produit modestement 1,4 million de barils par jour de pétrole, soit 1,5 % de la production et de la demande mondiales. Pour le gaz, nous sommes à peu près sur les mêmes pourcentages.

Lorsque l'étude à laquelle vous faites référence a été publiée, TotalEnergies développait 23 nouveaux projets. Nous avons réagi à cette étude en indiquant que nous ne détenions qu'une participation qui pouvait être minime - de 5 % à 20 % - au capital de certains de ces projets, mais que la totalité des émissions était toutefois attribuée à notre compagnie. Par ailleurs, nous nous sommes retirés d'autres projets depuis. En tenant compte de ces abandons et de notre taux de participation, les émissions qui nous sont imputables s'élèvent non plus à 60 milliards, mais à 10 milliards de tonnes de carbone environ.

Je n'entends pas sous-estimer notre rôle, qui est significatif. Il n'est toutefois pas prédominant si on le rapporte à la totalité des projets pétroliers ou gaziers qui sont menés dans le monde.

Je m'efforcerai à présent de dresser un panorama exhaustif de nos investissements dans le monde. Nous cherchons des projets pétroliers à faibles émissions, car nous nous sommes engagés à baisser les émissions de scope 1 et 2, et à bas coût, car la demande de pétrole étant appelée à diminuer, il faut que nos projets soient résilients.

Nos grandes zones d'investissement sont aujourd'hui le Brésil, l'Afrique de l'Ouest, le Nigeria, l'Angola, l'Ouganda, le Mozambique, la mer du Nord, en particulier pour la production de gaz - nous avons récemment lancé un grand projet au Danemark -, le Moyen-Orient, les Émirats arabes unis, le Qatar. Nous sommes également présents en Australie, où nous avons une importante production de GNL. J'espère ne rien oublier...

Nous sommes un tout petit producteur de gaz de schiste, puisque nous produisons à peu près 500 millions de pieds cubes par jour. Notre production se concentre aux États-Unis et en Argentine.

J'en viens à l'Azerbaïdjan. Le président-directeur général de TotalEnergies s'y est en effet rendu une fois l'année dernière, à l'occasion de l'inauguration de notre projet. Le développement d'un projet pétrolier ou gazier s'inscrit dans le long terme. Nous avons découvert des gisements en Azerbaïdjan en 2011, le projet a été lancé en 2019 et il se trouve qu'il a démarré en juillet 2023, mais ce n'est pas à cette date que TotalEnergies a décidé d'investir dans ce pays. Par ailleurs, ce projet étant développé en mer Caspienne, il n'est pas à proximité des zones de conflit. Nous respectons les sanctions et nous travaillons dans le cadre de notre code de conduite qui est assez précis sur nos obligations en matière de sécurité des personnes qui travaillent pour nous, de droits humains et de protection de l'environnement.

L'Azerbaïdjan exporte aujourd'hui près de 10 milliards de mètres cubes de gaz vers l'Europe, qui a récemment signé un accord avec ce pays prévoyant le doublement de ses capacités d'exportation. Six ou sept pays européens importent du gaz d'Azerbaïdjan. Pour sa part, TotalEnergies n'exporte pas de gaz depuis ce pays.

En tout état de cause, nous souhaitons la paix entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie.

J'ai dirigé notre filiale au Myanmar entre 2008 et 2011. De nombreuses personnes m'ont demandé ce que j'allais y faire. Pour ma part, je me suis interrogé sur l'impact que nous pouvions avoir sur les populations des villages situés autour de nos projets, sur les communautés locales et pour nos employés. Je suis convaincu qu'à cette époque, nos activités avaient un impact positif, notamment en termes de développement économique local. Nous étions par exemple sans doute la seule entité dans le pays au sein de laquelle les salariés avaient une liberté d'association et pouvaient élire des représentants.

Ultérieurement, la situation dans le pays a évolué et nous avons décidé d'arrêter nos activités au Myanmar en 2022.

En ce qui concerne l'Ouganda, parmi les 19 000 personnes concernées par des relocalisations, sans doute que toutes n'ont pas été satisfaites. Nous avons eu des réclamations que nous nous sommes efforcés de traiter grâce à notre processus de traitement des plaintes. Pour des raisons liées à l'exécution du projet, un certain nombre de compensations ont été versées tardivement, ce qui a suscité un mécontentement. Nous avons pris en compte ces situations en proposant une revalorisation des compensations.

Pour autant, de nombreuses personnes que j'ai rencontrées sont satisfaites d'avoir quitté des maisons traditionnelles très rustiques pour être relogées dans les maisons que nous avons construites. Je crois que la grande majorité des foyers concernés sont satisfaits de la manière dont le processus s'est déroulé, même si, encore une fois, nous avons eu des réclamations et des plaintes.

M. Jean-Claude Tissot. - Des recherches menées par Global Witness ont révélé en juillet 2023 que Shell et TotalEnergies ont continué à échanger du GNL russe après l'invasion de l'Ukraine. Entre janvier et juillet 2023, les États membres de l'Union européenne ont acheté 22 millions de mètres cubes de GNL, contre 15 millions de mètres cubes au cours de la même période en 2021, soit un bond de 40 % en deux ans. L'analyse de Global Witness indique que TotalEnergies est le plus grand acheteur non russe de GNL, ses achats s'élevant à près de 4,2 millions de mètres cubes de GNL russe au premier semestre 2023.

Pouvez-vous nous faire un point actualisé sur la présence du groupe TotalEnergies en Russie ? Continuez-vous à opérer d'une façon ou d'une autre dans ce pays ? Si oui, pouvez-vous nous préciser où, sur quel type d'énergie et nous indiquer le montant des revenus générés par ces activités ?

Je souhaite par ailleurs avoir quelques précisions sur le projet Yamal LNG. Via l'entreprise russe Novatek, TotalEnergies détient encore près de 20 % de cette station de production de GNL en Sibérie, votre groupe continuant de percevoir des dividendes à ce titre. Cette participation et les accords que vous avez avec plusieurs pays européens, comme les Pays-Bas, permettent d'avoir encore du GNL russe au sein de l'Union européenne. Pourquoi ne pas suspendre ces contrats afin de couper réellement le robinet financier à la Russie ?

Enfin, le régime azéri a passé un contrat avec Gazprom pour assurer la production de gaz. Pouvez-vous nous assurer que le gaz importé d'Azerbaïdjan n'est en rien un gaz importé depuis la Russie par Bakou ?

M. Nicolas Terraz. - Permettez-moi de rappeler les principes d'action que nous avons définis et que nous avons communiqués publiquement en mars 2022, après l'invasion de l'Ukraine : nous respectons les sanctions, quel qu'en soit l'impact sur nos activités ; nous n'apportons plus de capital à de nouveaux développements russes ; afin d'assurer que la Russie ne tire pas bénéfice des sanctions, nous ne cédons ni ne remettons nos actifs russes à des intérêts russes ; nous contribuons à assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique de l'Europe, en particulier en gaz, dans le cadre défini par les autorités européennes et nationales ; nous interrompons l'achat de pétrole et de produits pétroliers russes.

Nous n'avons pas d'opération en Russie au sens où on l'entend habituellement, c'est-à-dire que nous n'y opérons pas d'installation. Nous détenons toutefois un certain nombre de participations, notamment une participation de 19,4 % dans la société Novatek, que nous avons décidé de déprécier intégralement. Nos administrateurs se sont retirés du conseil d'administration de Novatek et nous n'exerçons plus aucun contrôle sur cette société.

Nous avons également une participation de 20 % dans Yamal LNG, qui continue de produire du GNL dont une partie significative est exportée vers l'Europe, et nous continuerons à participer à Yamal LNG aussi longtemps que les sanctions le permettront.

L'invasion de l'Ukraine a fortement perturbé le marché du gaz en Europe, entraînant une hausse des prix du gaz, puis de l'électricité. Alors que le prix du gaz sur les marchés de gros se situait avant l'invasion entre 5 et 10 dollars par million de BTU (British Thermal Unit), il est monté jusqu'à 60 dollars en 2022. Dans ce contexte, les pays européens ont sans doute considéré que poursuivre l'alimentation de l'Europe en GNL à partir de Yamal constituait un facteur de stabilisation des marchés, ce qui explique que cela n'ait pas été interdit.

Nous avions par ailleurs une participation dans un champ de pétrole et une participation dans un champ de gaz domestique terrestre que nous avons vendues. Nous avons également intégralement déprécié la participation de 10 % que nous détenions dans Arctic LNG 2.

Vous m'avez demandé si le gaz importé d'Azerbaïdjan comportait une part de gaz russe ou si des flux de gaz russe transitaient via l'Azerbaïdjan. À ma connaissance, ce n'est pas le cas. L'intégralité de notre production dans le champ d'Absheron est destinée au marché domestique.

M. Pierre-Alain Roiron. - En 2008, l'explosion du pipeline dont vous étiez propriétaire au Yémen a entraîné une marée noire très importante dans ce pays. Certains reprochent à TotalEnergies de ne pas avoir mené les opérations de dépollution adéquates, entraînant de lourdes conséquences sur la santé des populations. Que pouvez-vous en dire ?

M. Nicolas Terraz. - Nous n'avons plus, à ce jour, d'activité au Yémen. L'explosion du pipeline a donné lieu à des opérations de nettoyage, qui, à ma connaissance, ont été réalisées avec toute la diligence et la rapidité requises et ont mobilisé des moyens importants. Une procédure judiciaire étant en cours à la suite du dépôt d'un certain nombre de plaintes, je ne m'étendrai pas davantage.

M. Roger Karoutchi, président. - Autrement dit, il n'y a pas de sujet...

M. Dominique de Legge. - Avez-vous, dans le cadre des opérations d'aménagement que vous avez menées en Ouganda et en Tanzanie, travaillé avec l'Agence française de développement (AFD) ?

M. Nicolas Terraz. - Nous n'avons jamais reçu d'assistance ni d'aide pour ces opérations publiques. En Ouganda notamment, les projets sont financés intégralement par les partenaires, y compris TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Il me semble que, de manière générale, l'AFD ne participe pas à des projets énergétiques.

Mme Brigitte Devésa. - Quels sont les objectifs intermédiaires à l'horizon 2025 et 2030 que vous vous êtes fixés pour atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050 ?

M. Nicolas Terraz- Nous nous sommes fixé des objectifs précis à l'horizon 2030, et nous avons publié une vision de ce qui pourrait être le mix énergétique de TotalEnergies à l'horizon 2050, horizon auquel nous avons l'ambition d'atteindre la neutralité carbone et d'être une compagnie « net zero ». Cela ne pourra toutefois se faire qu'avec la société tout entière, dont dépend la demande.

Notre objectif est de baisser de 40 % les émissions nettes de scope 1 et 2 générées sur nos sites de production de pétrole, de gaz et d'électricité à partir de gaz, mais également sur nos sites de raffinage et de pétrochimie d'ici à 2030. Nous nous sommes également fixé l'objectif de baisser l'intensité carbone sur l'ensemble du cycle de vie des produits énergétiques que nous commercialisons de 25 % par rapport à 2015.

Nous visons par ailleurs la quasi-élimination des émissions de méthane de nos opérations, en les baissant de 80 % d'ici à 2030 par rapport à leur niveau de 2020, sachant que celui-ci était déjà significativement plus bas que le niveau de 2015.

Nous avons en outre des objectifs en matière de développement des énergies renouvelables, dans lesquelles nous investissons massivement. Alors que nous n'en produisions pas en 2015, nous participons aujourd'hui à 22 gigawatts de capacité brute d'énergies renouvelables. L'année dernière, nous avons produit 19 térawattheures d'énergies renouvelables, et notre objectif est de multiplier cette production par quatre à cinq à l'horizon 2030. Non seulement nous souscrivons pleinement à l'objectif de triplement de la production d'énergies renouvelables, mais nous visons à faire mieux.

Notre vision pour 2050 a été publiée dans notre rapport Climate and Sustainability. Notre objectif est de produire 50 % de notre énergie sous forme d'électricité, dont une grande partie d'électricité renouvelable, 25 % sous forme de molécules bas-carbone, c'est-à-dire du biogaz, des biocarburants, de l'hydrogène, des carburants liquides synthétiques, et 25 % d'hydrocarbures, soit à peu près 1 million de barils par jour, principalement du gaz naturel liquéfié, ainsi qu'une fraction de production de pétrole pour la pétrochimie.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous avez cité des chiffres assez édifiants sur les écarts d'émissions qui existent entre vos nouveaux investissements pétroliers et la plupart des investissements de votre groupe, et plus encore avec le reste de la production mondiale. Pouvez-vous aller plus vite dans la réduction des émissions totales du groupe sur les productions existantes ? Comment accélérer le recours d'autres compagnies que TotalEnergies à des technologies moins émettrices ?

M. Nicolas Terraz. - Nous travaillons en permanence à réduire les émissions de la production existante. Notre objectif est de baisser notre intensité en scope 1 et 2 de 18 kilogrammes à 13 kilogrammes par baril en quatre ans. Et nous continuerons ensuite.

Sur tous nos actifs, toutes nos opérations, tous nos sites de production, nous avons une feuille de route de réduction de l'empreinte carbone. Je puis vous assurer que nos équipes sont très motivées pour y arriver. Cette feuille de route repose en grande partie sur l'amélioration de l'efficacité énergétique dans nos installations. Cela peut consister, par exemple sur une plateforme de production en mer, à arrêter une turbine à gaz lorsque nous constatons que cette plateforme peut parfaitement fonctionner avec trois turbines au lieu de quatre. Nous investissons également dans l'électrification ou la solarisation de certains sites. Nous travaillons enfin à l'élimination des émissions de méthane, qui peut se faire rapidement et sans grands investissements. Telles sont les technologies que nous utilisons.

Pour ce qui est d'accélérer ce type de démarche, j'estime que la meilleure méthode est le benchmark : lorsque l'AIE publie les intensités d'émissions des différents producteurs de pétrole et de gaz, ceux qui sont en dessous de la moyenne sont incités à faire des efforts. La transparence me paraît donc être la clé.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je tiens à rappeler que le pétrole ne peut être « basses émissions » qu'à l'échelle de la production, mais qu'il reste massivement polluant dès lors qu'il est consommé.

Par ailleurs, le scénario Net Zero Emissions, que vous avez un peu disqualifié, a été défendu encore très récemment par le directeur exécutif de l'AIE.

Comment envisagez-vous les conditions de reprise du projet du Cabo Delgado, au Mozambique, dont les conditions de sécurité font l'objet d'un fort débat ?

Je reviens sur l'Ouganda. La répression a été telle que l'on s'est interrogé sur l'existence d'une police pétrolière, ce pays n'étant pas réputé pour sa démocratie, son État de droit ou la protection des droits humains. Que pouvez-vous en dire ?

M. Roger Karoutchi, président. - Il n'appartient pas à la commission d'enquête de juger de la situation des pays étrangers, monsieur le rapporteur. Je vous prie d'en rester au thème de la commission.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Vous n'avez pas cité les avoirs de TotalEnergies en Irak...

M. Nicolas Terraz. - J'ai en effet oublié de citer l'Irak, où notre compagnie est née il y a 100 ans et où nous menons un projet qui est emblématique de notre stratégie multiénergies.

Nous y collectons du gaz torché, nous le traitons et il sert ensuite à produire de l'électricité. Nous y avons repris le développement du champ pétrolier de Ratawi. Nous y installons 1 gigawatt de capacités solaires pour alimenter la région de Bassora. Enfin, nous y construisons une usine de traitement d'eau de mer qui permettra de substituer l'eau de surface qui est aujourd'hui utilisée pour la réinjection dans les champs pétroliers par de l'eau de mer, et partant, de contribuer à améliorer la situation de stress hydrique que connaît le sud de l'Irak. Ce projet est non seulement multiénergies, mais il comporte un volet d'accès local à l'énergie qui est une marque de fabrique de notre compagnie.

Je vous prie de m'excuser si j'ai semblé disqualifier le scénario Net Zero Emissions de l'AIE. J'entendais simplement souligner que nous ne sommes pas, aujourd'hui, sur la trajectoire de ce scénario en termes de demande et que l'écart est relativement important.

J'en viens au Mozambique. La sécurité de nos employés est une valeur pour notre compagnie et le premier point de notre code de conduite. Nous ne reprendrons le projet du Cabo Delgado que si la sécurité de l'ensemble des personnes peut être assurée. Cela fait bientôt trois ans que nous avons déclaré la force majeure sur ce projet. Celle-ci ne sera levée que si Mozambique LNG, au sein de laquelle TotalEnergies détient une participation de 26,5 %, aux côtés de compagnies indiennes qui détiennent 30 % du capital, de la compagnie japonaise Mitsui qui en détient 20 %, de la compagnie thaïlandaise PTTEP et de la compagnie nationale, décide que les conditions sont réunies, la condition essentielle pour la levée de la force majeure étant aujourd'hui que la sécurité soit assurée de manière durable au Cabo Delgado.

Nous nous attachons par ailleurs au respect des droits humains dans le cadre de nos activités. Nous l'avons indiqué aux autorités ougandaises, avec lesquelles nous entretenons un dialogue sur ce sujet. Nous leur avons écrit, notamment lorsque certaines personnes qui manifestaient contre le projet étaient détenues temporairement par les forces de sécurité publique. Dans le périmètre de nos activités - nous ne sommes pas un État -, nous veillons au respect des droits humains, y compris par la police dite pétrolière que vous évoquiez.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie de l'ensemble des précisions que vous nous avez apportées ce matin, monsieur le directeur général.

Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances
et de la souveraineté industrielle et numérique
(Jeudi 4 avril 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur le ministre, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Je n'en détiens aucun.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous laisse la parole, monsieur le ministre.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très heureux de vous retrouver pour parler d'une entreprise clé pour la politique économique, énergétique et climatique de notre pays : l'entreprise TotalEnergies.

TotalEnergies compte 100 000 salariés dans le monde, dont 35 000 en France, répartis sur 4 000 sites : les stations-service, les raffineries, les biométhaniseurs, les laboratoires, les centres de recherche et de développement, les centrales solaires et les éoliennes ou les centrales à gaz. C'est un groupe international multi-énergies présent dans plus de 130 pays, avec un chiffre d'affaires d'environ 220 milliards d'euros, dont 21 % réalisés en France. L'essentiel des revenus pétroliers et gaziers provient naturellement de l'étranger, puisque la France n'est plus un pays producteur.

Les activités industrielles réalisées par TotalEnergies en France se concentrent sur le raffinage, avec 5 000 emplois industriels à Donges, Gonfreville-l'Orcher et Feyzin, la distribution, avec 3 400 stations-service, et la production d'électricité, avec 6 centrales à gaz et 643 sites de production d'énergie renouvelable. Je rappelle que TotalEnergies investit massivement dans les énergies renouvelables (EnR) : c'est le premier investisseur de France en la matière.

Si l'on regarde l'exemple du raffinage en France de plus près, on observe que cette activité a été fortement déficitaire jusqu'en 2021.

Comment les activités de TotalEnergies se traduisent-elles en matière d'émissions ? Comme vous le savez toutes et tous dans cette commission, les évaluations d'émissions sont divisées en trois volets, ou « scopes ».

Le premier scope, ce sont les émissions directes, c'est-à-dire les émissions qui sont issues des activités de l'entreprise, comme le CO2 qui est rejeté par la cheminée de la raffinerie qui appartient à Total. Le scope 2, ce sont les émissions indirectes liées à l'énergie - l'électricité, par exemple - que consomme TotalEnergies. Si l'on prend ces scopes 1 et 2, on va arriver à des chiffres qui sont très limités, pour la simple raison que les activités industrielles de Total sur le site France sont évidemment plus limitées que les produits qui sont utilisés par les consommateurs. Ces émissions de scope 1 et 2 sont de 40 millions de tonnes de CO2 dans le monde, mais seulement de 4,5 millions de tonnes de CO2 en France en 2023. À titre de comparaison, l'industrie française, c'est 80 millions de tonnes de CO2 par an.

Plus intéressant est le scope 3, c'est-à-dire les émissions indirectes issues de la consommation des produits que commercialise Total, même s'il ne les produit pas en France. Ce sont les émissions que les automobilistes émettent en consommant leur carburant fourni par TotalEnergies. Ces émissions du scope 3 s'élèvent à 389 millions de tonnes de CO2 dans le monde en 2022 et à 84,3 millions de tonnes de CO2 en France en 2023. Cela veut dire que les émissions du scope 3 de Total liées à la consommation de produits issus du raffinage pour la circulation des automobiles sont supérieures aux émissions de l'industrie française. Les émissions directes sont donc très limitées au regard des émissions indirectes. Le vrai sujet, ce sont donc bien les émissions indirectes.

Quelle est la place de l'État dans le dispositif de TotalEnergies ? L'État n'a aucune participation dans TotalEnergies, qui est une entreprise purement privée. Comme il le fait pour n'importe quelle entreprise, le ministre de l'économie et des finances veille au respect, par cette dernière, de l'ordre public économique et financier du pays. Et c'est tout ce que j'ai à faire à l'égard de cette entreprise, qui se gère elle-même, qui a un conseil d'administration, qui a des actionnaires et qui est dirigée par un président-directeur général (P-D.G.), qui s'appelle Patrick Pouyanné. Le rôle de l'État est un rôle de régulateur, un rôle de gardien de l'ordre économique et financier, pour s'assurer que Total respecte ses obligations, notamment en matière environnementale et sociale.

Nous avons aussi vocation à faciliter les investissements à Gonfreville-l'Orcher, à Harfleur, à La Mède et sur tous les autres sites industriels qui doivent être décarbonés, tout en protégeant évidemment l'emploi. Mais il n'y a aucun traitement de faveur particulier, le ministre de l'économie et des finances devant garantir l'ordre économique.

Une participation dans le capital de TotalEnergies est-elle possible ? Ma réponse est clairement non. Ce n'est pas notre ligne politique. L'État n'a ni les moyens ni la vocation à entrer au capital de TotalEnergies. Nous ne sommes pas là pour gérer TotalEnergies. Nous sommes là pour mener une politique énergétique qui vise à assurer la souveraineté de notre pays et la décarbonation de notre économie.

Comme vous le savez, nous nous sommes engagés à atteindre la neutralité carbone en 2050, avec trois volets d'action. Le premier est la production verte, tout l'objectif étant de produire le maximum de biens manufacturiers sur le sol français, car, s'ils sont produits sur le sol français, ils émettront deux fois moins de CO2 que s'ils le sont aux États-Unis, et quatre fois moins que s'ils le sont en Chine.

Le deuxième objectif est de sortir des énergies fossiles, au moyen de choix politiques forts, comme la sortie du véhicule thermique à horizon 2035. C'est probablement cette décision qui permettra de réduire le plus les émissions indirectes de CO2 de TotalEnergies au titre du scope 3. De fait, si l'on veut décarboner TotalEnergies, il faut d'abord décarboner le transport en France. C'est ce qu'il y a de plus efficace, et c'est la sortie du véhicule thermique qui le permettra.

J'ai également pris la décision d'arrêter toutes les garanties à l'export sur les énergies fossiles à la fin de l'année 2022, décision qui a été lourdement critiquée par les énergéticiens et le monde économique, mais que je maintiens naturellement. Si nous voulons accélérer la décarbonation, l'État ne peut pas être caution ou garant d'investissements dans les énergies fossiles. Cette décision s'applique notamment aux projets pétroliers de TotalEnergies à l'étranger, par exemple sur Arctic GNL 2. C'est la preuve de notre indépendance à l'égard de tout intérêt privé. Cette décision me semble juste. Elle est bonne pour la planète et conforme à notre stratégie économique. Elle incite toujours plus les énergéticiens à décarboner leurs activités.

La révision du label Investissement socialement responsable (ISR) est une décision du même genre. Cette décision, que j'ai elle aussi prise voilà quelques mois, exclut désormais toute entreprise qui exploite du charbon ou des hydrocarbures non conventionnels ou qui lancerait de nouveaux projets d'exploration, d'exploitation ou de raffinage d'hydrocarbures du label ISR, qui est particulièrement attractif pour les investisseurs financiers. Cette décision a été parfois critiquée. Elle est lourde de conséquences en matière de labellisation des investissements. Elle implique que toutes les activités de TotalEnergies soient exclues.

Le troisième objectif de notre politique économique est l'encadrement de l'activité des entreprises polluantes. Je suis évidemment garant du respect des obligations en la matière. TotalEnergies est soumis à la réglementation nationale du bilan des émissions de gaz à effet de serre (Beges), qui l'oblige à publier, tous les quatre ans, son bilan d'émission. TotalEnergies est aussi soumis à la mise en oeuvre de la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive, la fameuse directive CSRD, qui a été largement portée par la France et qui va l'obliger à présenter un bilan d'émissions de gaz à effet de serre (GES) et des cibles de décarbonation sur l'ensemble de ses activités au niveau mondial, contrairement au Beges, qui, lui, s'applique au niveau national. Enfin, ces dispositifs seront complétés par la directive sur le devoir de vigilance, qui a valeur juridique et va obliger TotalEnergies à mettre en oeuvre son plan de transition climatique avec une obligation de moyens très concrets. Par ailleurs, TotalEnergies est soumis, comme d'autres, aux dispositifs de certificats d'économies d'énergie ou de quotas carbone.

Voilà l'ensemble des obligations nationales, européennes et internationales auxquelles TotalEnergies est soumis et dont j'assure le respect.

J'insiste vraiment sur les deux décisions que j'ai prises voilà maintenant quatorze mois, la première sur le label ISR, la seconde sur les garanties export : elles montrent que nous n'hésitons pas, même si TotalEnergies est une entreprise française, à prendre des décisions qui l'incitent à décarboner davantage son activité.

Le fait d'avoir TotalEnergies en France reste un atout économique majeur pour notre pays, pour une raison simple : nous aurons encore besoin des hydrocarbures pendant des années. On peut tourner les choses dans tous les sens, vouloir accélérer, ce qui est mon cas, la décarbonation de notre économie, accélérer l'électrification du parc automobile français - c'est ce que nous faisons en maintenant des bonus sur les véhicules électriques et en soutenant la filière industrielle des véhicules électriques. Il n'en reste pas moins que 97 % du parc automobile français est thermique et qu'il ne va pas se renouveler du jour au lendemain, qu'il demandera des hydrocarbures et que nous avons tout intérêt à avoir une entreprise nationale qui nous permette de garantir notre indépendance.

L'intérêt est d'abord la sécurisation de notre approvisionnement. Nous en avons eu une illustration avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Depuis le début du conflit, nous nous sommes mobilisés pour diversifier et sécuriser notre approvisionnement en carburant et en gaz. Je constate que TotalEnergies a répondu présent en installant un terminal d'importation flottant de gaz naturel liquéfié (GNL) au Havre, précieux pour reconstituer nos stocks et garantir qu'il n'y ait pas de rupture d'approvisionnement de gaz durant la période hivernale. Ce terminal a été mis en service fin 2023. Il est un pilier de sécurité essentiel, dont les capacités supplémentaires seront utiles s'il y a, demain, des pics importants de consommation. Il permet d'anticiper toute difficulté sur l'approvisionnement en gaz.

Je rappelle également que TotalEnergies a trouvé des modes d'approvisionnements alternatifs en diesel au moment où les tensions sur la disponibilité étaient fortes. Si nous n'avions pas ce groupe, nous serions dans les mains des grandes majors anglo-saxonnes pour l'approvisionnement en diesel des automobilistes et consommateurs français. Je préfère l'indépendance à la dépendance.

Enfin, TotalEnergies nous a aussi permis de lutter contre l'inflation, après le déclenchement de la crise ukrainienne, qui a entraîné une flambée des prix des énergies. À ma demande, l'entreprise a accepté la mise en place d'un plafonnement à 1,99 euro du prix de l'essence et du diesel dès le début de l'année 2023. À ma demande, de nouveau, TotalEnergies a reconduit ce dispositif pour l'ensemble de l'année 2024. Je rappelle qu'aucune autre grande compagnie pétrolière au monde n'a pris ce genre de décision.

TotalEnergies opère selon des standards environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui se situent au meilleur niveau mondial. L'entreprise investit également pour transformer son modèle vers l'électrification et les biocarburants et vient de dépasser, en 2023, les 1 000 bornes de recharge haute puissance installées dans les stations-service. C'est aujourd'hui le premier acteur de la recharge ultrarapide sur autoroute et sur voie rapide. En 2023 toujours, l'entreprise a investi près de 5 milliards d'euros dans les énergies bas-carbone, s'est engagée à réduire de moitié les émissions de CO2 de ses sites de raffinage et de pétrochimie à l'horizon 2030 et a accepté de transformer ses raffineries de La Mède et Grandpuits vers la production de biocarburants, tout en électrifiant et en améliorant l'efficacité énergétique de ces installations.

Au fond, dans cette période de grande transition, la seule question qui se pose est la suivante : est-ce un atout d'avoir une grande compagnie comme TotalEnergies en France ? Pour moi, la réponse est clairement oui. C'est un atout en termes d'indépendance, d'approvisionnement en gaz et en diesel et d'investissement dans l'électrification du parc.

Pour terminer, je tiens à signaler que les décisions que nous prenons en matière énergétique sont d'autant plus importantes que le capital de TotalEnergies n'est qu'à 26 % français et que 40 % de l'actionnariat est composé d'actionnaires américains. En définitive, c'est un atout qui ne nous empêche pas de sortir du fossile à marche rapide. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, disposer de TotalEnergies sur le sol français n'est pas un moyen de ralentir mais d'accélérer la sortie du fossile.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant que je donne la parole au rapporteur et à l'ensemble de nos collègues, je souhaite vous poser quelques questions, monsieur le ministre.

Va-t-on assez vite sur la décarbonation ? Comment assure-t-on l'équilibre avec la demande des ménages en énergie ? Une partie de la réponse réside évidemment dans le nucléaire. Le Gouvernement a un peu tergiversé depuis quelques années, mais des engagements ont été pris par le Président de la République. Les financements sont-ils au rendez-vous ? TotalEnergies peut-il devenir un acteur du nucléaire, non pour les grandes centrales, mais à tout le moins pour le reste ?

Comment jugez-vous la position et l'évolution de TotalEnergies par rapport à ses concurrents ? Comme vous l'avez dit, si ce groupe est confronté à des problématiques, qu'en est-il de Shell ou d'ExxonMobil notamment ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai la conviction intime que la décarbonation est une chance pour notre pays, un vecteur de réindustrialisation comme nous n'en avons pas connu depuis un demi-siècle. Il faut saisir cette opportunité, et j'ai pris les décisions nécessaires en termes d'investissement en ce sens : loi « Industrie verte », crédit d'impôt, etc. Nous sommes le seul pays européen qui a mis en place un crédit d'impôt équivalent à l'Inflation Reduction Act (IRA), même si les montants ne sont pas les mêmes, pour soutenir les investissements dans l'industrie verte.

Je plaide également pour qu'il y ait un contenu européen dans les appels d'offres français. Lorsque la Chine réalise des champs éoliens au large de Shanghai, vous pouvez toujours soumettre, vos chances de l'emporter sont en dessous de zéro ! Il en va de même aux États-Unis. En revanche, en Europe, il est possible de lancer un appel d'offres sur des champs éoliens et d'avoir des Chinois ou des Américains qui emportent la mise. Je souhaite que, dans les appels d'offres européens, il y ait désormais une obligation de contenu industriel européen, à 50 %, 60 % ou 70 %. Si vous faites un champ éolien en mer du Nord, dans la Manche, sur la côte atlantique, en Méditerranée, il doit y avoir une obligation de contenu européen. C'est ainsi que l'on soutiendra notre industrie et que l'on mêlera décarbonation et réindustrialisation. La décarbonation est une chance historique de réindustrialiser le pays.

Par ailleurs, plus vous produisez en France, plus vous réduisez les émissions de CO2 à travers la planète. C'est notre intérêt économique et environnemental.

Ensuite, il faut que cette décarbonation ne soit pas trop coûteuse. On sait bien que le sujet social est majeur. Pour qui la décarbonation est-elle coûteuse ? Pour les ménages modestes et les ménages ruraux. C'est la raison pour laquelle on se donne du temps - d'ici 2035 - pour sortir du thermique et j'ai décidé de maintenir les aides à l'achat, même si l'état de nos finances publiques est sérieux. Pour que la transition climatique ne devienne pas, demain, une question sociale majeure, il faut impérativement accompagner les ménages modestes et les ménages ruraux dans cette décarbonation et cette transition climatique.

TotalEnergies peut-il participer au financement du nucléaire ? TotalEnergies est intéressé, et nous ne voyons que des avantages à ce que le groupe participe, sous une forme ou sous une autre, à l'investissement dans les réacteurs nucléaires. Le nucléaire étant une énergie décarbonée, que TotalEnergies continue d'investir et dans les énergies renouvelables et dans le nucléaire nous paraît une façon de sortir du fossile de manière accélérée. Je ne sais pas quelles seront les décisions de TotalEnergies, qui est une entreprise privée, mais je rappelle que, au forum de Davos, le 19 janvier 2024, le président du groupe a proposé un appui financier à la relance du nucléaire en France. C'est une hypothèse qui est tout à fait acceptable.

Enfin, par rapport à ses concurrents, TotalEnergies a un atout, c'est d'investir massivement dans les énergies renouvelables, à hauteur de 5 milliards d'euros par an. L'entreprise est, à cet égard, mieux-disante que les autres majors anglo-saxonnes, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Par ailleurs, c'est la seule à avoir participé à la création d'un terminal GNL en France et à avoir plafonné les prix à 1,99 euro. Je préfère que ce soit TotalEnergies qui prenne à sa charge le plafonnement à 1,99 euro du litre de carburant, plutôt que les finances publiques.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le ministre, je pourrais être globalement d'accord avec votre propos introductif, mais il ne recouvre qu'une partie de la réalité.

Est-ce que TotalEnergies investit dans les énergies renouvelables ? Oui, incontestablement. Est-ce que TotalEnergies investit beaucoup plus dans le gaz, notamment le gaz de schiste et le pétrole, que dans les énergies renouvelables ? Oui, et c'est bien le problème !

La France a-t-elle supprimé les crédits à l'exportation sur les projets d'énergies fossiles ? Oui, vous avez raison, et c'est une bonne décision. Nous nous sommes battus pour !

La France continue-t-elle à appuyer TotalEnergies dans de nouveaux projets d'exploration, d'exploitation, de pétrole, de gaz, y compris de gaz de schiste, comme nous l'a affirmé Jean-Yves Le Drian ? C'est aussi malheureusement la réalité...

Nous sommes là non pas pour faire le procès de TotalEnergies, mais pour clarifier l'action de l'État. Que fait l'État, et que pourrait-il mieux faire ?

Vous avez tranché la question de la participation de l'État dans le capital de TotalEnergies. Historiquement, la France a été actrice de ce secteur stratégique qu'est l'énergie. Vous êtes d'ailleurs le ministre qui a fait remonter l'État dans le capital d'EDF à 100 % et qui pilote la participation de l'État dans Engie. Quelle est la différence entre Engie et TotalEnergies ? Sur le nucléaire, je vois bien la différence, car il n'y a pas d'investisseurs privés dans ce secteur. Mais que fait l'État de cette participation dans Engie, qui pourrait être absolument stratégique dans la décarbonation ? Qu'est-ce qui justifie que l'État ne soit pas au capital de TotalEnergies ?

Souvenez-vous des contrats passés en 2020 par Engie en Amérique du Nord pour importer du gaz de schiste, dont l'extraction, je le rappelle, est interdite en France, car elle est particulièrement polluante. C'est une forme de duplicité de l'État.

Par ailleurs, vous avez pris des engagements assez forts pour que les acteurs financiers bancaires sortent des financements des énergies fossiles. Quand nous avons auditionné le Crédit Agricole, ils nous ont confirmé qu'ils avaient abandonné une série de financements de projets fossiles. En revanche, ils assument de continuer à financer des entreprises qui financent des énergies fossiles. Comment voyez-vous cette contradiction majeure, cette petite pirouette de nos institutions bancaires ?

Enfin, nombre d'experts nous ont dit que la stratégie de décarbonation de TotalEnergies, à ce stade, n'était pas crédible. Comme TotalEnergies ne fonctionne pas en « budget carbone », l'objectif de neutralité en 2050 peut être interrogé. Surtout, TotalEnergies veut augmenter sa production d'énergie fossile, quand l'Agence internationale de l'énergie (AIE) dit qu'il faut absolument arrêter. De même, la Cour des comptes est très circonspecte sur la fiabilité et la transparence de ce que disent les entreprises sur leur trajectoire carbone. Comment voyez-vous cette contradiction majeure entre l'ambition de la France de sortie des énergies fossiles et son soutien implicite à ceux qui veulent aller chercher toujours plus de pétrole et de gaz, y compris du gaz de schiste ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le rapporteur, je suis heureux de voir que, au fond, nos positions ne sont pas si éloignées. Comme ces sujets sont d'intérêt général, voire d'intérêt supérieur de la nation, je me félicite que nous parvenions à dépasser certaines frontières politiques pour nous retrouver sur des points essentiels.

Je rappelle que l'exploration du gaz de schiste est interdite en France. Il n'est pas question de toucher à cette interdiction. En revanche, TotalEnergies étant une entreprise privée, nous ne pouvons lui interdire d'exploiter ou de travailler avec des entreprises qui utilisent le gaz de schiste, notamment aux États-Unis. Il ne faut jamais oublier que 40 % de l'actionnariat de TotalEnergies est américain.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Raison de plus pour récupérer une partie du capital !

M. Bruno Le Maire, ministre. - Pourquoi n'est-il pas question pour nous de prendre du capital dans TotalEnergies ? Ce n'est pas du tout une question de dogme ou de fermeture politiques sur le sujet. C'est simplement parce que nous réservons la prise de capital à des activités dans lesquelles il n'y a absolument aucune solution alternative. Vous l'avez dit vous-même, et à très juste titre. Nous avons pris la décision de nationaliser EDF parce qu'il n'y avait pas d'alternative à l'État pour le financement du nucléaire, notamment des six EPR2. Aucun investisseur privé ne viendra aujourd'hui financer ces réacteurs. Il faut donc avoir le contrôle, car l'intérêt stratégique du pays est d'avoir de la production nucléaire. Comme il n'y a pas d'alternative, c'est donc à l'État de prendre cela à sa charge.

Ce qui justifie la présence de l'État au capital d'Engie à hauteur de 24 %, ce n'est pas la production : c'est la distribution de gaz. Le réseau de distribution est stratégique pour le pays et il n'y a pas de solution alternative.

En revanche, pour ce qui concerne TotalEnergies, il y a des solutions alternatives à la fourniture de diesel ou d'essence, même si c'est plus cher car Shell ou ExxonMobil notamment ne nous feraient aucun cadeau.

Il est vrai que les banques financent indirectement des entreprises investissant dans les énergies fossiles. Néanmoins, je le répète, le parc automobile français étant ce qu'il est - on peut d'ailleurs le déplorer -, nous aurons besoin jusqu'en 2050 d'un approvisionnement en pétrole. J'en déduis logiquement qu'il vaut mieux travailler sur la demande que sur l'offre si l'on veut décarboner massivement notre économie. TotalEnergies et les autres ne font que répondre à la demande.

Vous le savez, nos amis allemands ont décidé de supprimer toutes les aides aux véhicules électriques pour des raisons budgétaires. Financièrement, cela m'arrangerait bien de faire de même, mais ce serait une erreur en termes de politique économique, parce que nous avons besoin de solvabiliser la demande dans notre stratégie de décarbonation.

Mme Sophie Primas. - Je partage également la conviction que seul le capitalisme permettra une vraie décarbonation rapide. C'est à la fois une question d'opportunité commerciale et de capacité d'investir, que les États, dans leur ensemble, ont de moins en moins.

Vous avez parlé du label ISR, que vous avez retiré à un certain nombre d'entreprises dans le domaine du charbon et des énergies fossiles. Je trouve cela assez déloyal pour TotalEnergies, qui a des filiales dans les énergies renouvelables. L'entreprise ne pourrait-elle pas obtenir ce label pour ces filiales EnR ?

Par ailleurs, le P-D.G. du groupe Patrick Pouyanné a toujours indiqué qu'il maintiendrait le plafond de 1,99 euro pour les Français à condition que la taxation sur les superprofits sur les énergéticiens ne s'applique pas. Il semblerait qu'une nouvelle taxation sur les superprofits se profile. Quel impact cela va-t-il avoir, d'une part, sur le prix des carburants et, d'autre part, sur les capacités d'investissement de Total dans les EnR ? N'y a-t-il pas finalement un deal à faire avec les énergéticiens, entre superprofits et investissements dans les EnR ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'aimerais bien, mais ce n'est pas le cas.

Nous avons eu des discussions avec TotalEnergies sur le label ISR. Je reconnais bien volontiers qu'il y a des conséquences sur des filiales qui investissent dans les énergies renouvelables, mais je maintiens ma décision. Je sais qu'elle n'a pas été appréciée, mais nous avons besoin de signaux politiques clairs, simples et forts. Nous voulons que le label ISR soit réservé à des entreprises totalement engagées dans la décarbonation. Je fais très attention à la question du greenwashing. Il ne faut pas saper la confiance de beaucoup de nos concitoyens. Même si TotalEnergies investit massivement dans les EnR, cela reste une grande major pétrolière, et je ne souhaite pas entretenir la confusion. J'entends néanmoins parfaitement vos arguments sur les filiales EnR.

S'agissant de la contribution sur les rentes inframarginales, je souhaite que nous y travaillions ensemble. Je ne vais prendre aucune décision seul sur des sujets aussi sensibles. Selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE), notre dispositif devait rapporter plus 3 milliards d'euros en 2023. Il n'a rapporté que 300 millions d'euros ! Ce n'était pas mon évaluation ; j'ai fait avec. Il nous faut, tous ensemble, régler ce problème.

C'est moi-même qui ai demandé à Total le plafonnement à 1,99 euro du litre de carburant. Je pense qu'il est très important de maintenir ce plafond en 2024, comme je l'ai demandé. Je salue les efforts de TotalEnergies à cet égard. C'est une sécurité absolument essentielle pour les automobilistes, en particulier en milieu rural. Je souhaite évidemment qu'il soit maintenu.

M. Jean-Claude Tissot. - En 2022, lors de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, vous étiez déjà en poste depuis plusieurs années. Pouvez-vous nous dire précisément les consignes qui ont été données par le Gouvernement aux entreprises françaises implantées en Russie ? Je parle ici non pas des différents trains de sanctions européens, mais bien des relations directes entre le gouvernement français et des acteurs économiques français.

Devant notre commission d'enquête, le ministre Jean-Yves Le Drian a exposé la stratégie d'influence de la France, qui vise notamment, via le réseau d'ambassades, à soutenir des entreprises françaises pour des projets à l'étranger. Ne pensez-vous pas, monsieur le ministre, qu'il serait utile de bâtir, parallèlement à cette stratégie d'influence, une stratégie de prudence pour se prémunir de l'utilisation d'entreprises françaises par des puissances étrangères, ou d'intervenir plus efficacement lorsque des entreprises françaises continuent de participer à l'économie de guerre d'un pays ? Je pense ici tout particulièrement à TotalEnergies, qui, après l'annexion de la Crimée en 2014, a fortement renforcé sa présence en Russie jusqu'en 2022. Nous avons aussi appris que TotalEnergies était toujours présent en Russie, via son actionnariat dans l'entreprise russe Novatek. Monsieur le ministre, dans une période de si grande tension géopolitique, pouvons-nous encore accepter un tel engagement ?

Par ailleurs, je souhaite avoir votre regard de ministre des finances sur l'imposition de TotalEnergies en France. Sur la période 2012-2022, Total n'a payé aucun impôt sur les sociétés (IS) durant six années et a obtenu, en retour, des millions d'euros grâce à un crédit d'impôt recherche (CIR). Cette absence d'imposition sur la fiscalité a été justifiée, notamment par vous, par le fait que l'entreprise aurait été déficitaire sur ses activités sur le sol français. Le groupe Total connaît pourtant de très bons résultats à l'échelle mondiale, avec des records atteints ces dernières années : 19,9 milliards d'euros en 2023.

Monsieur le ministre, comment avez-vous pu tolérer cette optimisation fiscale géante de la part d'une entreprise ayant son siège en France, notamment en 2020 et 2021, années sur lesquelles elle n'a payé aucun IS ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Les consignes qui ont été passées aux entreprises françaises installées en Russie, au moment du déclenchement de la guerre, étaient d'appliquer strictement et rigoureusement toutes les sanctions européennes. J'ai été sollicité à plusieurs reprises par des entreprises françaises, auxquelles j'ai rappelé que les sanctions n'étaient pas prises au niveau national mais européen. Les dispositifs sont extrêmement clairs, et nous avons fait en sorte que toutes les entreprises respectent strictement et rigoureusement le régime de sanction européen.

Sur le deuxième sujet, je rappelle que j'ai refusé que nous donnions une garantie export sur les investissements dans l'Arctic GNL 2. Le débat n'a pas été facile, mais c'est la preuve que l'État prend ses responsabilités, y compris par rapport au conflit en Ukraine.

Enfin, pour ce qui concerne les impôts de TotalEnergies, je rappelle que les entreprises sont imposées sur leur lieu de production. Le principe clé de la fiscalité internationale est celui de l'établissement stable. Il existe une exception pour les activités digitales, sur lesquelles j'ai mis en place une imposition un peu différente, ces activités étant par définition dématérialisées.

Effectivement, les activités de raffinerie de TotalEnergies ont été, pendant des années, très lourdement déficitaires, ce qui a conduit à la suppression de milliers d'emplois ouvriers en France. Pour le reste, le montant de l'impôt que paie exactement TotalEnergies pour sa production en France est soumis au secret fiscal.

M. Philippe Folliot. - Monsieur le ministre, je pense que, pour avoir été parlementaire, vous êtes très attaché à nos droits fondamentaux.

Nous avons auditionné le directeur général du Crédit Agricole Philippe Brassac dans le cadre de cette commission d'enquête. Une semaine plus tard, j'ai reçu une notification de mon agence locale m'informant de la fermeture de l'un de mes comptes personnels, qui n'était plus actif, et, plus grave, du compte d'une association locale gérant un tiers-lieu local que je préside.

La concomitance de ces événements ne laisse pas de m'interroger. Le fait qu'un membre d'une commission d'enquête parlementaire reçoive des menaces de rétorsion pose question. Monsieur le ministre, je profite de cette commission d'enquête pour vous interpeller sur le sujet.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le ministre, je ne suis pas sûr que vous disposiez d'éléments sur la fermeture du compte du sénateur Philippe Folliot, mais peut-être pouvez-vous répondre sur le plan des principes.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le sénateur Philippe Folliot, il existe un médiateur pour ce type de conflits, auquel il faut vous adresser ; il s'agit de Pierre Pelouzet.

M. Philippe Grosvalet. - Monsieur le ministre, j'entends vos intentions sur la question des champs éoliens, mais cela reste des intentions. Au même titre que le secteur du photovoltaïque, qui a vu récemment la fermeture de deux usines dans le département de la Loire-Atlantique, la filière industrielle éolienne connaît des difficultés. On m'a alerté sur le risque lié à l'importation de machines fabriquées en Chine, et le groupe américain General Electric (GE) a, de son côté, annoncé la suppression de 600 emplois sur notre territoire. Au-delà des intentions protectionnistes sur les prochains appels d'offres, comment peut-on protéger cette filière industrielle prometteuse ? Nous avons, à Saint-Nazaire, l'exemple des Chantiers de l'Atlantique, où se construisent aujourd'hui des sous-stations dont la valeur marchande est équivalente à celle des paquebots.

Mon autre question porte sur les liens entre la France et TotalEnergies. Cette dernière revendique être une entreprise française, mais, au regard de son actionnariat, de ses investissements à l'étranger et du non-respect d'un certain nombre de règles, on peut parfois en douter.

Monsieur le ministre, vous avez évoqué le sujet de l'indépendance énergétique, notamment la capacité de notre pays à pouvoir raffiner le pétrole. Il y a une dizaine d'années, TotalEnergies avait décidé la fermeture d'une raffinerie, et celle-ci n'est restée sur notre territoire que par l'action conjuguée des collectivités locales, de l'État et de l'entreprise. Des liens existent entre la France et TotalEnergies, mais ceux-ci ne sont pas transparents. Comment, en tant que ministre, concevez-vous ces liens avec une entreprise qui ne paie pas d'impôt dans notre pays et dont le capital majoritaire se trouve aux États-Unis ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le sénateur, TotalEnergies est une entreprise française, au sens où son P-D.G. Patrick Pouyanné, est français, et où son siège se situe en France. La direction d'une entreprise est fondamentale, et le fait d'avoir un P-D.G. originaire de Bayonne, qui a fait ses études en France et est imprégné de culture française, pèse sur les décisions d'investissement de l'entreprise. Le capital de l'entreprise, en revanche, est aujourd'hui détenu à 40 % par des actionnaires américains. Les Américains sont nos alliés, mais il faut être lucide sur ce point et comprendre certaines contraintes.

Concernant le premier point évoqué, il s'agit, à mes yeux, du principal sujet économique et industriel stratégique des trente prochaines années. Nous sortons de deux crises majeures - la Covid-19 et l'inflation -, et nous entrons dans une nouvelle phase de la mondialisation. La mondialisation heureuse est finie ; l'idée que le doux commerce va pacifier les relations entre les continents chinois, européen et américain est une pure illusion. Il nous faut faire des choix et les traduire en actes.

Que font actuellement la Chine et les États-Unis, nos deux principaux partenaires commerciaux ? Ils protègent leur marché, imposent des règles de commande publique pour leurs producteurs et subventionnent massivement leurs industriels. On peut toujours regretter le temps de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), mais, dans la théorie des jeux, le dernier à respecter des règles est celui qui perd le jeu.

En Europe, sous l'impulsion du Président de la République et la mienne, nous avons fait évoluer les choses. Nous avons notamment autorisé des aides d'État pour les industriels. Le Net-Zero Industry Act (NZIA) est une façon d'autoriser les États à subventionner leur industrie, ce que nous faisons en France avec le crédit d'impôt au titre des investissements dans l'industrie verte (C3IV).

Nous avons commencé à faire bouger les lignes, mais il manque un contenu européen et la possibilité d'assumer, comme en Chine ou aux États-Unis, dans le cadre d'un marché public et d'un appel d'offres, une préférence européenne ; il y va de notre intérêt économique et environnemental. Nous sommes les seuls, aujourd'hui, à porter cette politique avec autant de détermination ; l'Allemagne, plus réservée, doit évoluer, et, dès lundi prochain j'aurai l'occasion d'évoquer le sujet avec mon homologue, Robert Habeck. Ensemble, nous devons définir une stratégie économique européenne beaucoup plus offensive concernant la défense de nos intérêts industriels qui se confondent avec nos intérêts environnementaux.

Si nous ne prenons pas ces décisions, arriveront sur le sol européen des produits chinois 20 ou 25 % moins chers, de qualité équivalente ou supérieure à ce que nous produisons en Europe. Plusieurs secteurs d'activité sont concernés : les panneaux photovoltaïques, les pompes à chaleur (PAC), les éoliennes, les turbines, les aimants permanents, les véhicules électriques, les trains et, dans quelques années, l'aéronautique. La partie sera perdue. Ces produits chinois auront été réalisés dans des conditions environnementales, en termes d'émissions de CO2 et de recyclabilité - point important notamment pour les batteries -, bien moins satisfaisantes que les produits européens soumis à des normes environnementales plus strictes.

Le tableau clinique que je dresse va se traduire comme l'a exprimé M. le sénateur Philippe Grosvalet, par des fermetures d'usines. Si, par exemple, les usines n'ont pas de commandes pour réaliser des champs éoliens et si l'on s'approvisionne en Chine, cela entraînera la fin de la filière dans notre pays. Je plaide pour une préférence européenne et un contenu européen dans les appels d'offres, et pour la possibilité de réserver nos aides publiques aux productions industrielles qui, du point de vue environnemental, sont au meilleur standard.

Je veux donner un exemple concret de l'efficacité de cette politique. En tant que ministre de l'économie, j'ai réservé les bonus aux véhicules électriques respectant les normes environnementales les plus élevées du monde, à savoir les normes européennes ; le résultat n'a pas tardé, avec 47 % d'importation de véhicules chinois en moins. Si nous sommes capables d'agir ainsi dans d'autres secteurs, nous rétablirons l'équilibre commercial avec la Chine.

Pour éviter toute ambiguïté, nous ne voulons pas d'un découplage avec la Chine, qui reste l'un des principaux partenaires commerciaux de la France et de l'Europe ; je pense notamment à l'industrie du luxe et à celle des cosmétiques, sans parler de l'aéronautique. Nous avons besoin de garder un commerce et un partenariat avec la Chine mais ce partenariat doit être équilibré. Sur les onze premiers mois de 2023, le déficit commercial entre l'Europe et la Chine s'élève à 200 milliards d'euros. Et, à l'avenir, si nous ne prenons pas des décisions pour rééquilibrer les échanges commerciaux sur des bases plus équitables, dans le respect de la Chine et des intérêts européens, je crains que ce déficit ne s'aggrave.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Monsieur le ministre, sur le sujet des énergies moins carbonées, disposons-nous de leviers d'action suffisamment efficaces pour favoriser une demande plus importante ? Je pense notamment au système de subventions, à la taxation, à la fiscalité. Sur ce sujet, l'échelle européenne me semble la plus pertinente.

Les sanctions économiques prises à l'égard de la Russie ne concernent pas le GNL. Ainsi, TotalEnergies conserve une participation de 20 % dans le projet gazier de Yamal en Sibérie, et compte poursuivre l'exploitation du GNL sibérien. Au regard des tensions toujours plus importantes avec la Russie, du fait que nous avons eu le temps de nous organiser pour maîtriser le prix du gaz et, enfin, des dégâts que provoque le GNL en termes d'émissions à effet de serre (GES), n'est-il pas temps de revenir sur cette décision de principe ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le sénateur, je partage votre conviction sur la nécessité de construire les choses au niveau européen. C'est la raison pour laquelle, par exemple, nous avons fixé à 2035 la sortie des véhicules thermiques ; contrairement à d'autres pays européens, nous sommes attachés à l'idée de maintenir cet horizon.

Voilà quelques jours, j'ai inauguré les deux lignes de production de véhicules utilitaires légers électriques de Renault à Sandouville. J'ai le souvenir précis d'une autre visite à Sandouville, quatorze ans plus tôt, alors que l'usine devait fermer. C'est en se fondant sur l'arrêt programmé de la production de véhicules thermiques en 2035 que Renault lance cet investissement dans la production de véhicules électriques.

Si l'on commence à changer les perspectives d'investissement et à rogner sur nos ambitions en termes climatiques, nous risquons de tout perdre, à la fois du point de vue climatique et du point de vue industriel. Dans des industries comme l'automobile, l'aéronautique ou l'éolien, fortement capitalistiques, les investissements se font pour dix ou quinze ans. Je suis donc attaché à ce que l'on maintienne la date de 2035 sur la sortie des véhicules thermiques.

Vous avez évoqué la question du gaz russe et des interdictions d'importation. Lors du sommet de Versailles de mars 2023, tous les États membres de l'Union européenne sont convenus de sortir, le plus rapidement possible, de la dépendance aux hydrocarbures russes. Les importations de pétrole russe sont déjà interdites. Concernant le gaz, la situation est plus complexe, car de nombreux pays européens restent très dépendants ; nous avons maintenu les importations pour éviter des tensions trop brutales sur le marché, avec un effet sur le prix qui risquait d'être important.

Toutefois, la baisse des importations de gaz russe s'avère drastique depuis le début de l'invasion de l'Ukraine. Le gaz russe représente encore 15 % des importations de gaz naturel de l'Union européenne, soit sous forme de GNL - pour 7 % -, soit par le biais de gazoducs à travers l'Ukraine et la mer - pour un peu plus de 9 %. L'objectif est de sortir de cette dépendance, déjà fortement réduite, d'ici 2027. Nous voulons que cette sortie s'effectue de manière progressive, afin d'éviter un impact trop brutal sur le marché, en particulier pour nos partenaires européens davantage dépendants du gaz russe que nous-mêmes.

M. Pierre-Alain Roiron. - La question concernant les liens entre TotalEnergies et la Russie me semble pertinente. De manière générale, n'est-il pas devenu difficile pour les gouvernements actuels de faire respecter les mesures de rétorsion économique par les grandes entreprises ?

Mon autre question porte sur les hauts fonctionnaires de l'administration qui se dirigent vers les grandes entreprises internationales, notamment TotalEnergies. Lorsque nous avons reçu le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) Didier Migaud, celui-ci nous a indiqué qu'il n'avait pas les moyens d'agir. Monsieur le ministre, considérez-vous que nous ayons une responsabilité sur ce sujet ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le sénateur, je tiens à vous rassurer : les sanctions européennes sont respectées par toutes les entreprises françaises, qu'il s'agisse d'entreprises internationales comme TotalEnergies ou de petites et moyennes entreprises (PME). Naturellement, je n'ai pas autorité sur les entreprises chinoises ou autres qui continuent de commercer avec la Russie. Sur ce sujet des sanctions, depuis le premier jour du conflit, j'ai toujours plaidé pour la plus grande fermeté. Le contournement de ces sanctions par un certain nombre d'États - l'Inde, la Chine, d'autres encore - qui achètent à bas prix le pétrole russe permet à la Russie de survivre. Cependant, je continue à penser que ces sanctions sont efficaces et qu'elles méritent d'être renforcées. Il convient de ne pas céder au discours ambiant sur la capacité de résilience de la Russie, car la réalité montre que ces sanctions ont une efficacité.

Pour ce qui est du second point, il s'agit pour moi d'une conviction forte : un haut fonctionnaire qui décide de s'engager en politique doit démissionner de la fonction publique ; sinon, nous favorisons un mélange des genres, qui nourrit le soupçon et le doute de nos concitoyens. Pour ma part, quand j'ai décidé de m'engager, j'ai remis ma démission au ministre des affaires étrangères de l'époque, Laurent Fabius, et j'ai été radié des cadres de la fonction publique.

Je considère qu'il serait bon que l'on impose, par voie législative, à tout haut fonctionnaire titulaire d'un mandat, dès lors qu'il défend non plus l'intérêt général, mais des intérêts politiques partisans, de remettre sa démission. Cela existe déjà dans beaucoup de pays. En Angleterre, l'obligation de démissionner de la haute fonction publique s'impose même à tout candidat à une élection. Je trouve regrettable que la monarchie britannique donne des leçons de démocratie à la République française.

M. Pierre-Alain Roiron. - La question concernait plutôt les hauts fonctionnaires qui travaillent dans les ministères et se dirigent ensuite vers des entreprises privées comme TotalEnergies. Au sein de la direction de l'entreprise, certaines personnes ont travaillé aussi bien au Quai d'Orsay qu'au ministère des finances.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Le président de la HATVP et l'ensemble de ses équipes sont intraitables sur les conflits d'intérêts. J'ai l'exemple, dans mon cabinet, d'une personne qui a travaillé chez TotalEnergies ; celle-ci a été écartée non seulement des sujets liés à TotalEnergies, mais de tous les sujets énergétiques. Ayant travaillé quelques mois pour TotalEnergies, cette personne ne peut s'occuper ni des panneaux photovoltaïques, ni des PAC, ni du biogaz. Cet exemple est l'illustration de la jurisprudence très ferme de la HATVP en matière de risques de conflits intérêts.

M. Roger Karoutchi, président. - Le président Didier Migaud a exprimé sa vigilance sur le sujet. Il demandait simplement plus de moyens matériels et humains afin de pouvoir exercer ses contrôles.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Mon interrogation porte sur la transformation du groupe TotalEnergies et l'investissement dans le nucléaire aussi bien que dans les énergies renouvelables. Du point de vue du droit européen et même français, l'investissement dans le nucléaire est-il considéré de la même façon pour un énergéticien comme TotalEnergies ? N'existe-t-il plus aucune discrimination entre l'énergie nucléaire et les énergies renouvelables ? Et comment l'État pourrait-il encourager TotalEnergies ainsi que d'autres entreprises à investir dans ces domaines ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - C'est un enjeu européen aussi important que celui du rééquilibrage commercial entre l'Europe et la Chine. Allons-nous poursuivre cette politique, à mes yeux absurde, coûteuse et dangereuse pour le succès de la transition climatique, qui laisse la Commission européenne fixer des objectifs chiffrés énergie par énergie ? Ou décidons-nous de nous orienter vers la neutralité technologique ? Avec le Président de la République, nous n'avons cessé de plaider pour cette dernière. Il nous est arrivé de ne pas convaincre, notamment au sujet de l'industrie automobile ; cela fait partie de la vie politique. Nous avons fait bouger les choses sur le mix énergétique ; je pense à la directive Renewable Energy Directive III (RED III) et à un certain nombre de directives.

La taxonomie européenne ayant reconnu que l'énergie nucléaire était une énergie bas-carbone, nous avons gagné un premier combat. Cela n'est pas rien et a demandé une impulsion politique et des combats politiques très âpres, en particulier avec nos partenaires allemands. De même, la directive RED III reconnaît l'hydrogène bas-carbone. La réforme du marché de l'électricité va également dans le même sens, en nous permettant de reconnaître le nucléaire comme une énergie décarbonée.

Après les élections européennes, et une fois la nouvelle Commission européenne installée, nous avons l'ambition que la neutralité technologique s'impose comme une règle. Je me battrai pour cela, car l'enjeu relève à la fois des domaines scientifique, économique et politique. Personne ne doit décider à la place des Français du mix énergétique de notre pays ! Il est bon que l'Union européenne se fixe comme objectif politique global d'être le premier continent décarboné de la planète, mais laissons aux États le choix de leur mix énergétique.

C'est à nous de décider des parts que nous souhaitons consacrer à la sobriété, à l'efficacité énergétique et aux énergies renouvelables, ou encore du développement de la filière des PAC. Les panneaux photovoltaïques ont-ils un avenir en France ? J'en suis persuadé. Il est possible de relancer une filière industrielle, mais c'est à nous de le décider, pas à la Commission européenne. Celle-ci n'a pas à nous demander d'installer des éoliennes et des panneaux photovoltaïques ou de forer un puits pour une centrale à chaleur. Sa mission est de fixer les objectifs stratégiques, en laissant à l'État le choix du mix énergétique et en partant du principe, fondamental à mes yeux, de la neutralité technologique.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Depuis le traité de Lisbonne, la question du mix énergétique relève d'une compétence partagée. La Commission européenne ne fixe pas les mix énergétiques des États membres ; en revanche, elle décrit et organise, avec les États et le Parlement européen, les trajectoires de décarbonation, d'efficacité et de sobriété. La Commission européenne n'a jamais demandé d'installer des panneaux photovoltaïques ni empêché un État membre de développer sa filière photovoltaïque.

La plupart de nos voitures marchent au pétrole. Or une part importante des investissements de TotalEnergies dans le monde sont liés au gaz, y compris le gaz de schiste, dont on sait qu'il est plus pollueur que le pétrole.

Monsieur le ministre, vous avez parlé de souveraineté énergétique et de votre engagement pour une filière photovoltaïque. Mais vous êtes impuissant devant la fermeture de l'usine Ferropem, spécialisée dans le silicium, et nos producteurs de panneaux photovoltaïques vont également fermer. Votre politique énergétique devrait pousser TotalEnergies à moins investir dans le gaz et davantage dans les panneaux photovoltaïques et les autres énergies renouvelables, afin de nous fournir l'électricité dont nous avons besoin. Pour notre pays, la difficulté réside non pas dans la sortie de notre parc automobile des énergies fossiles, mais dans la manière de produire, si possible rapidement, de l'électricité.

Concernant le Buy European Act (BEA), il s'agit d'un combat de quinze ans au Parlement européen. Monsieur le ministre, donnez donc instruction à la représentation permanente à Bruxelles de soutenir votre position ! Historiquement, la position de la France consiste plutôt à s'aligner sur celle de l'Allemagne que de revendiquer un BEA. Aujourd'hui, il s'agit d'une affaire de réciprocité, dans le sens d'une défense de nos intérêts industriels ; sur ce point, vous avez raison.

La Cour des comptes recommande que les résolutions « Say on Climate », dédiées à la stratégie climatique et soumises au vote des assemblées générales des entreprises, deviennent obligatoires et ne soient pas à la discrétion du conseil d'administration ; c'est ainsi que TotalEnergies a bloqué des résolutions liées au climat. Soutenez-vous la Cour des comptes et tous ces actionnaires qui souhaitent davantage de décarbonation dans les entreprises ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Oui, je soutiens la décision de la Cour des comptes, mais il faut agir à l'échelle européenne. Je suis favorable à un « Say on Climate » au niveau européen, car je ne veux pas désavantager les entreprises françaises par rapport à d'autres en Europe. Cela rejoint un autre débat d'actualité, concernant l'impôt minimal sur le revenu ; j'y suis très favorable, mais c'est à l'Union européenne de porter ce sujet.

Sur la question de la stratégie énergétique, je suis heureux que nos points de vue se rejoignent. J'appelle à une prise de conscience collective sur la nécessité de disposer d'un contenu européen dans les appels d'offres et de rééquilibrer les échanges commerciaux avec la Chine. La question environnementale implique un choix stratégique. Au nom du climat, doit-on massivement importer tout ce qui est nécessaire à la décarbonation française ? Si nous faisons ce choix, nous risquons de perdre sur tous les tableaux, à la fois économiques et environnementaux ; nous aurons des ombrières avec des panneaux photovoltaïques chinois, et des champs éoliens équipés avec des matériaux étrangers.

Sommes-nous prêts à livrer le combat, à mon sens fondamental pour les décennies à venir, de la part réservée à l'industrie européenne ? Cela coûtera plus cher, mais répond à une autre logique. Le libre-échange et la mondialisation ont changé ; il faut accepter que le coût environnemental soit aussi important que le coût financier. En allant systématiquement vers la meilleure offre financière, nous allons, le plus souvent, vers la plus mauvaise offre environnementale. En France, une large majorité sera favorable à ce contenu européen ; d'autres pays, comme l'Allemagne, n'en sont pas là.

Sur la question de l'offre et de la demande, je redis ma détermination à bâtir des filières industrielles dans les secteurs du photovoltaïque - je dois m'exprimer demain sur ce sujet - et des PAC. Nous avons tout pour réussir, mais nous n'y arriverons pas si le libre marché répartit les adjudications d'offres entre les différents industriels. Nous devons défendre, dans un même mouvement, nos intérêts industriels et nos intérêts environnementaux.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci, monsieur le ministre, de cette audition passionnante.

Audition de Mme Mai Rosner, chargée de campagne
de l'ONG Global Witness (avec traduction)
et de M. Oleh Savytskyi, responsable des campagnes
de l'ONG Razom We Stand (en visioconférence avec traduction)
(Lundi 8 avril 2024)

M. Roger Karoutchi, président- Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui en format hybride des représentants d'organisations non gouvernementales à propos de la présence de TotalEnergies en Russie. Mme Mai Rosner, vous êtes chargée de campagne de l'ONG Global Witness, ONG dédiée à la prévention de la corruption, des dommages environnementaux et des conflits relatifs aux ressources naturelles. Depuis le début de la guerre en Ukraine, vous investiguez notamment les liens entre le secteur pétrogazier et la guerre. M. Oleh Savytskyi, vous êtes responsable des campagnes de l'ONG Razom We Stand, qui milite pour le désinvestissement des entreprises pétrolières et gazières russes et pour un embargo total sur le pétrole et le gaz russe.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Mme Mai Rosner, M. Oleh Savytskyi, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Mai Rosner et M. Oleh Savytskyi prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

Mme Mai Rosner. - Non, ce n'est pas le cas.

M. Oleh Savytskyi. - Non, je n'ai aucun intérêt dans des énergéticiens.

M. Roger Karoutchi, président. - Vos réponses seront ainsi mentionnées au compte rendu. Enfin, pour la bonne information de la commission d'enquête, pouvez-vous nous indiquer si vous avez été amenés à engager des actions à l'encontre de TotalEnergies notamment devant des tribunaux ou bien si vous avez publié des travaux - articles, livres, interviews... - en lien avec le groupe TotalEnergies et, le cas échéant, la teneur de ces travaux ?

Mme Mai Rosner. - Oui, j'ai publié, dans le cadre de mes activités pour Global Witness, des articles concernant les activités de TotalEnergies et des énergéticiens à l'étranger, mais je n'ai pas intenté de procès en cours contre l'un d'entre eux.

M. Oleh Savytskyi. - Oui, nous avons publié à Razom We Stand des articles et des commentaires portant sur la présence de TotalEnergies en Russie et notamment dans une co-entreprise nommée Novatek. En novembre 2022, nous avons déposé auprès du Parquet national anti-terroriste une plainte pénale contre TotalEnergies pour « complicité de crimes de guerre », en lien avec sa participation dans la co-entreprise gazière russe Novatek, afin d'obtenir qu'une enquête soit menée sur la base des éléments apportés par nos collègues de Global Witness.

M. Roger Karoutchi, président. - Pour la bonne compréhension de tous, je précise que vous avez effectivement lancé une procédure judiciaire devant le procureur national anti-terroriste qui a été classée. Par la suite, vous avez engagé une procédure devant le procureur général de la Cour d'appel de Paris, procédure qui a été rejetée en 2023, et que vous êtes aujourd'hui devant le Tribunal judiciaire de Paris pour une plainte avec constitution de partie civile qui est actuellement à l'étude.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - J'avais compris que le parquet national anti-terroriste avait classé, mais que Razom We Stand a fait appel...

M. Roger Karoutchi, président. - Je crois qu'il y a eu plusieurs procédures, mais qu'il n'y a pas eu d'appel sur la première. La plainte devant le Parquet national a été rejetée, de même que devant le procureur général de la Cour d'appel de Paris, et il reste aujourd'hui une plainte avec constitution de partie civile devant le Tribunal judiciaire de Paris. Il y a donc une plainte en cours mais les deux autres ont été rejetées.

La parole est au rapporteur pour une mise au point avant l'intervention des deux orateurs.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci monsieur le pésident. Pour rappel, j'ai une procédure judiciaire avec Total qui a conduit le Comité de déontologie du Sénat à me demander de me mettre en déport, dans cette commission d'enquête, de toutes les questions concernant la Russie. Je ne poserai donc pas de question sur le dossier.

Mme Mai Rosner. - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invitée pour parler des activités de TotalEnergies en Russie.

Cela fait plus de deux ans que Poutine lançait une invasion à grande échelle en Ukraine. Aujourd'hui, la Russie continue à bombarder les villes ukrainiennes, à bloquer ses ports et à occuper une partie conséquente de son territoire. La mission de surveillance des droits de l'Homme en Ukraine de l'ONU a pu vérifier qu'au cours des deux premières années de guerre, plus de 10 000 civils ont été tués. Pendant la même période, j'ai étudié, avec mes collègues de Global Witness, la production et le négoce des combustibles fossiles russes, qui constituent de loin la première source de revenus du pays, ce qui la rend de ce fait critique pour le financement de ses dépenses de guerre.

Global Witness mène des enquêtes à but non lucratif qui ont pour but, depuis de longues années, d'exposer les liens entre l'extraction des matières premières et les conflits. Pour ma part, je suis responsable de la campagne concernant le pétrole et le gaz russe et les facteurs facilitateurs de leur négoce. C'est pourquoi je me propose d'expliquer comment la Russie continue à financer sa guerre grâce à ses exportations de combustibles, et pourquoi Total est un acteur clé dans ce commerce.

Le statut de superpuissance de la Russie dans le domaine des combustibles fossiles a été construit par les majors du pétrole occidentales, dont Total, au travers de ses investissements technologiques et financiers. En effet, les conditions difficiles d'extraction pétro-gazières en Sibérie requièrent des techniques de forage avancées, et la technologie nécessaire pour forer en Arctique n'est détenue que par les compagnies pétrolières américaines et européennes.

Nous avons pu constater au cours des deux dernières années les conséquences de ces investissements qui ont construit le pouvoir de Poutine et ont lié l'indépendance énergétique de l'Europe à un État autoritaire hostile. Plus d'un tiers du budget annuel du Kremlin est issu de taxes prélevées sur la production et l'exportation de pétrole et de gaz. Malgré les sanctions, les revenus russes provenant des combustibles fossiles restent élevés.

En 2023, le Kremlin a gagné environ 88 milliards d'euros grâce au pétrole et au gaz et on estime que ce chiffre devrait croître en 2024, pour atteindre quelque 115 milliards d'euros, soit davantage que toute l'aide financière, militaire et humanitaire que l'Union européenne a apportée à l'Ukraine depuis le début de la guerre.

La résilience des revenus pétroliers et gaziers de la Russie est liée en partie à quelques faiblesses clés dans l'application des sanctions européennes, que les énergéticiens occidentaux continuent d'exploiter, le plus grand d'entre eux étant Total.

Contrairement à ses alliés américains et britanniques, l'Union européenne n'a pas interdit l'importation du gaz naturel liquéfié, ce qui a permis à Total de rester un acteur important dans sa production et son négoce. Total est ainsi la seule major occidentale qui est encore impliquée dans la production de combustibles fossiles russes. Au travers sa participation de 20 % dans le complexe tentaculaire de production de gaz liquéfié Yamal situé dans le nord de la Sibérie, Total continue d'être investie dans l'un des sites phare de la production de gaz et continue à engranger des dividendes de cette production.

Selon le rapport annuel 2023 de Total, cette société a produit l'année dernière 4,4 millions de tonnes de gaz liquéfié russe. C'est l'équivalent de 16 % des importations annuelles françaises de GNL. Le même rapport montre que ses dépenses d'investissement en amont dans Yamal se sont élevées à 2,5 milliards d'euros, une somme qui en fait l'un des investissements critiques pour la viabilité à long terme de l'industrie des combustibles russes qui sous-tend le régime de Poutine.

Au-delà de la production, Total joue un rôle important pour acheminer le GNL russe sur le marché global et perçoit des revenus en vendant des volumes de GNL en provenance de Yamal à l'Europe ou à l'Asie. La compagnie s'est d'ailleurs engagée dans le cadre d'un contrat de long terme à acheter 4 millions de tonnes de gaz liquéfié produit à Yamal par an jusqu'en 2032, un contrat dont elle affirme ne pas pouvoir se dégager.

Selon les estimations du CREA (Centre for Research on Energy and Clean Air), la France a importé 3,5 millions de tonnes de GNL russe en 2023, pour une valeur de 1,9 milliard d'euros. L'intégralité de ces importations provenait de Yamal.

Total a été très clair sur sa volonté de ne pas cesser le commerce de GNL russe tant que le régime de sanctions européennes à l'égard de la Russie l'y autorise. En pratique, la compagnie a utilisé son pouvoir politique considérable pour faire du lobbying auprès des gouvernements français et européens. Elle ne s'est d'ailleurs pas cachée d'avoir participé à des douzaines de réunions visant à influencer la formulation et la mise en oeuvre des sanctions à l'égard des combustibles fossiles russes. Il incombe au Gouvernement d'agir dans l'intérêt de la politique étrangère française et non des intérêts financiers de Total.

L'Union européenne va accorder à ses états membres le pouvoir de bloquer les importations de gaz russes, un embargo que le gouvernement devrait mettre en oeuvre. Mais il apparaît qu'en continuant à acheter du GNL russe, Total empêche actuellement les nations européennes de prendre une telle mesure. Les Pays-Bas ont d'ailleurs été incapables de concrétiser leur engagement de mettre un terme aux importations de combustibles fossiles russes en raison du contrat de long terme passé avec Yamal que le gouvernement néerlandais ne peut pas rompre.

Une autre lacune des sanctions européennes réside dans la faille juridique relative aux sanctions sur le pétrole : en effet, dès lors que du pétrole brut russe a été transporté vers des raffineries d'un pays tiers et transformé dans des produits comme le diesel ou en carburéacteur, il n'est plus considéré comme de provenance russe et peut être importé légalement en Europe. Il en résulte un véritable blanchissement du pétrole russe par l'intermédiaire de raffineries basées en Inde et en Turquie, deux pays qui ont augmenté massivement leurs importations de pétrole russe. Leurs raffinats alimentent les automobiles, les avions et les machines européennes.

Cette faille juridique permet à Total de continuer à acheter des cargos de raffinats dont les chargements proviennent de chaînes d'approvisionnement qui financent le Kremlin, et cela à hauteur de plusieurs milliards d'euros. Une enquête de Global Witness a montré que les achats de l'Union européenne de pétrole brut blanchi ont apporté au Kremlin 1,1 milliard d'euros de recettes fiscales directes en 2023. Selon les données commerciales disponibles, Total est l'une des compagnies identifiées comme étant l'un des acheteurs potentiels de ces raffinats.

Il n'est pas possible de travailler dans l'industrie des combustibles fossiles russes sans être complice de ce qu'il se passe en Ukraine. Les secteurs militaires et de l'industrie des combustibles fossiles y sont si intriqués qu'une enquête menée en août 2022 par Global Witness publiée dans Le Monde a révélé que la chaîne d'approvisionnement de Total était liée à l'avitaillement de chasseurs russes en Ukraine.

Tant que ce commerce sera autorisé, Total sera impliquée dans l'industrie des combustibles fossiles russes qui fournit au Kremlin ce dont il a besoin pour continuer son assaut contre l'Ukraine. Le fait de financer le Kremlin met par ailleurs en danger la sécurité nationale française, sa sécurité énergétique et elle affaiblit l'engagement sans équivoque de la France dans la défense de la souveraineté territoriale de l'Ukraine.

L'Europe a déjà répété ses erreurs historiques en remplaçant des approvisionnements en gaz russe par des approvisionnements en provenance d'Azerbaïdjan, pour lesquels Total est aussi un acteur clé au travers de sa participation dans le site d'exploitation de gaz d'Absheron.

En instituant une dépendance énergétique à l'égard d'une nation autoritaire qui viole systématiquement les droits humains et les normes internationales, l'Europe accorde au régime d'Aliev une légitimité qui va l'encourager à engager de plus amples incursions militaires en Arménie sans crainte de représailles.

En tant que représentants du gouvernement français, il vous appartient de vous assurer que l'activité de TotalEnergies n'implique pas de vulnérabilités géopolitiques et que son modèle d'affaires n'alimente pas le conflit, les violations des droits humains et la destruction du climat dans le monde entier. Je vous remercie.

M. Roger Karoutchi, président. - Je précise que nous ne sommes pas, en tant que parlementaires, des « représentants du gouvernement français ».

M. Oleh Savytskyi. - En m'appuyant sur la projection d'une présentation à distance, je souhaiterais attirer l'attention de la commission sur les preuves qui attestent d'une coopération stratégique entre TotalEnergies et Novatek permettant de nouveaux accroissements des exportations de gaz et de pétrole russes et particulièrement de GNL vers le marché global. Cela s'opère en particulier par le biais de co-entreprises qui constituent pour Total des décisions politiques d'investissement majeures, qui s'avèrent aujourd'hui très préjudiciables, avec des conséquences catastrophiques pour l'Ukraine et pour la sécurité européenne globale.

Une photo du site de production de Belokamyanka, situé près de Mourmansk, qui permet le pilotage et la surveillance d'une structure offshore posée sur le sol marin (Gravity Based Structures, GBS), permettant la production de gaz naturel liquéfié, est projetée.

Ce type d'installation est utilisé en Arctique par la Russie pour produire du GNL au travers des projets Yamal LNG et Arctic LNG, dans lesquels la participation financière et technologique de TotalEnergies est essentielle. Pour rappel, TotalEnergies détient une participation de 19,4 % dans le capital de la co-entreprise Novatek, de 20 % dans le projet Yamal LNG et de 10 % dans Arctic LNG 2 qui est en cours de développement. Jusqu'en décembre 2022, deux représentants de TotalEnergies siégeaient au conseil d'administration de Novatek. De plus, TotalEnergies est un acteur clé de la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) France Russie, dont Patrick Pouyanné, son P-DG, était co-président.

TotalEnergies a pris la décision d'investissement finale dans Yamal LNG en décembre 2013, c'est-à-dire au moment même où l'Ukraine faisait sa révolution contre le gouvernement pro-russe et mettait fin à la tyrannie du régime autoritaire de Ianoukovitch, ce qui a entraîné une répression malencontreuse. Le projet Yamal LNG a été développé au cours des 10 dernières années, malgré les atrocités et les crimes commis par le régime de Poutine, avec des brutalités de plus en plus poussées et de nombreuses violations de l'état de droit international. Une note de la Fondation pour la recherche stratégique en France a clairement montré que ce projet, à l'instar de Nord Stream 2, était critique pour le pouvoir russe : ce n'était pas seulement pour Poutine un projet économique, mais un projet stratégique.

Lorsque la Russie a envahi certaines parties des régions de Donetsk et de Lougansk, ainsi que la Crimée, le Canada et les États-Unis ont pris des sanctions contre Novatek, qu'ils ont clairement identifié comme un des énergéticiens clés de la Russie. La communauté internationale a clairement pris conscience des liens critiques qui existent entre les secteurs pétroliers et gaziers et la conduite de l'agression militaire russe en Ukraine.

Les développements de Yamal LNG ont donc été réalisés malgré les sanctions et la CCI France Russie a été essentielle pour en déconstruire les effets, grâce à un lobbying constant qui a permis le développement des relations entre TotalEnergies et Novatek. En 2016, la CCI France Russie a ainsi mené une campagne réussie pour changer la législation et permettre une coopération stratégique plus poussée entre Total et Novatek.

À titre d'illustration de la nature politique, et non pas seulement économique, de ces liens entre la France et la Russie dans les projets Yamal LNG et Arctic LNG 2, je vous cite la transcription d'une déclaration du dirigeant russe auto-proclamé Poutine lors d'une visioconférence avec des membres de la CCI France Russie en avril 2021, quand la Russie planifiait déjà son opération militaire de grande ampleur contre l'Ukraine, à laquelle Patrick Pouyanné et Emmanuel Quidet, le président de la CCI France Russie, ont notamment participé : « Les entreprises françaises sont impliquées dans le développement de projets phares de renommée mondiale telle que la construction de Yamal LNG, Arctic LNG 2 et du projet de gazoduc Nord Stream 2. Nous avons connaissance de la spéculation politique que suscite ce dernier, et nous la regrettons. C'est pourquoi je tiens à souligner une fois de plus qu'il s'agit d'un projet purement économique, qui n'a rien à voir avec les considérations politiques d'aujourd'hui. Il reste qu'il existe de nombreuses rumeurs le concernant, que j'interprète comme des tentatives de concurrence déloyale sur le marché européen ».

Cette déclaration montre à quel point les projets Arctic LNG 2 et Yamal LNG mais aussi Nord Stream 2, qu'il cite nommément, étaient essentiels pour sa stratégie basée sur un chantage à l'approvisionnement gazier envers les Européens, avec une tentative de domination du marché gazier, tout en tentant de construire des routes de contournement susceptibles de rendre la Russie indépendante d'un transit gazier via l'Ukraine, rendant possible l'agression militaire de ce pays.

Patrick Pouyanné a déclaré pour sa part, lors de la même rencontre de la CCI France Russie : « Nous avons réussi à aborder des sujets très spécifiques lors de nos précédentes réunions, avec une certaine réussite grâce à votre participation et bien sûr grâce au travail de notre co-président Gennady Timchenko, que je remercie, et grâce à l'implication de l'ensemble du gouvernement russe. Bien sûr, tout cela n'aurait pas été possible sans votre soutien personnel, monsieur le président ». Cette citation vient infirmer la citation précédente de Poutine, et confirmer l'implication personnelle de Poutine dans des projets économiques, politiques et géostratégiques en Russie comme Novatek et Yamal qui impliquent des investissements à hauteur de dizaines de milliards de dollars (le coût total de Yamal LNG atteint 27 milliards de dollars). Ces projets en Russie résultent de la stratégie russe d'utiliser l'approvisionnement en GNL comme une arme stratégique, permettant à Poutine d'envahir l'Ukraine sans compromettre les transits gaziers vers l'Europe et l'on constate depuis que la Russie tente de détruire les infrastructures gazières de l'Ukraine, qui plus est en franchissant la dernière ligne rouge consistant à bombarder des infrastructures civiles.

Afin d'illustrer l'extension des connexions politiques entre TotalEnergies et la Russie, je vous projette deux photos : sur la première, on peut voir Emmanuel Quidet, six mois avant l'invasion de l'Ukraine, lors de la réception à Paris, en août 2021, d'une délégation officielle russe composée notamment d'entrepreneurs ; la seconde présente le navire pétrolier phare de LNG, lancé en 2016, juste avant la mise en activité du projet énergétique Yamal et qui a été baptisé « Christophe de Margerie », en souvenir du défunt prédécesseur de Patrick Pouyanné à la tête de TotalEnergies. Ce navire est le premier à avoir approvisionné l'Europe en pétrole russe produit à Yamal.

M. Roger Karoutchi, président. - Comme nos commissions d'enquête sont soumises à des règles strictes, je précise que nous ne sommes là ni pour faire le procès de M. Poutine ni pour tenter de savoir qui a déclenché le conflit entre la Russie et l'Ukraine. Ce n'est pas l'objet de cette commission d'enquête, quelles que soient les opinions de chacun.

Vous avez évoqué la prise de participation de TotalEnergies dans Novatek, la note de la Fondation pour la recherche stratégique de 2016, les investissements réalisés en 2017, mais ce n'est pas ce que nous souhaiterions entendre. En effet, la présente commission d'enquête porte sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État français sur le contrôle du respect des sanctions par TotalEnergies et il se trouve que ces sanctions ont été prises par l'Union européenne, donc par la France en 2022, après l'invasion de l'Ukraine.

Confirmez-vous qu'il n'y a plus de représentants de Total au conseil d'administration de Novatek depuis la fin 2022 ?

Par ailleurs, vous avez tous deux évoqué largement le fait que TotalEnergies continue à exploiter du gaz naturel, mais il se trouve, qu'à tort ou à raison, ce n'est pas à moi de le dire, les sanctions européennes concernent le pétrole, mais pas le gaz. Considérez-vous, quelles que soient les appréciations morales que l'on peut avoir sur le fait que l'on continue à importer en Europe du gaz russe et que cela permet de financer la guerre russe, que TotalEnergies ne respecte pas la lettre des sanctions européennes ? Avez-vous des preuves que cette société exploite et exporte du pétrole russe vers l'Europe ? Des éléments vous permettent-ils de dire que TotalEnergies, qui s'est retiré de Novatek, est encore impliqué dans des relations commerciales qui tombent sous le coup des sanctions ?

Mme Mai Rosner. - Je n'ai pas de preuve que Total ne respecte pas le régime de sanctions actuel. Il s'est effectivement retiré du commerce de pétrole russe, comme vous l'avez mentionné, mais j'ai mis en exergue dans ma présentation les failles qui existent dans le régime de sanctions et qui permettent à Total de continuer à alimenter les finances russes. Ces failles sont connues, mais elles sont maintenues en raison du pouvoir politique des énergéticiens, dont Total. Cette influence dissuade en outre les États membres de l'Union européenne d'interdire toutes les importations de gaz, comme l'autorise l'Union européenne : c'est ce que souhaiterait mais ne peut faire le gouvernement néerlandais, parce qu'il est tenu par un contrat à long terme passé avec Yamal LNG, qui implique l'utilisation du port de Rotterdam. Donc non, TotalEnergies n'est pas en situation d'infraction au régime des sanctions, mais profite des failles de ce régime.

M. Oleh Savytskyi. - TotalEnergies reste impliqué avec la Russie dans des co-entreprises dont Yamal LNG et Arctic LNG 2, alors que les sanctions américaines et les sanctions britanniques interdisent depuis récemment toute transaction financière avec le projet Arctic LNG 2. Cela inclut les exportations de GNL depuis Artic LNG 2. Comme ce sont les mêmes 11 vaisseaux qui transportent les exportations de GNL de la Russie jusqu'en Europe, qu'il s'agisse du gaz produit par Yamal LNG ou par Arctic LNG 2, il existe un risque que ceux-ci soient utilisés pour exporter du GNL en provenance d'Arctic LNG 2 vers les États-Unis, ce qui constituerait une violation des sanctions américaines et britanniques, ce qui pourrait induire la prise de sanctions secondaires par ces pays, ainsi que des complications diplomatiques entre les États-Unis et la France.

M. Roger Karoutchi, président. - Il reste qu'aucune sanction européenne n'interdit à ce jour l'importation de GNL en provenance d'Arctic LNG 2.

M. Oleh Savytskyi. - En effet, il n'y a d'interdiction actuellement que des États-Unis et du Royaume-Uni mais le cinquième train de mesures européennes interdisait l'importation d'équipements et de technologies critiques vers Arctic LNG 2 et des investigations ont montré que cette interdiction n'a pas été respectée pour la mise en exploitation de ce gisement qui est en cours.

M. Jean-Claude Tissot. - Je vous remercie tous deux pour votre présence et votre témoignage. Des recherches menées par Global Witness ont révélé en juillet 2023 que Shell et TotalEnergies ont continué à échanger du GNL russe après l'invasion ukrainienne. Les achats de TotalEnergies au premier semestre 2023 sont estimés à 4,2 millions de mètres cubes de GNL russe. Plus globalement, Global Witness estime que 5,29 milliards d'euros ont été dépensés en 2023 pour l'achat de gaz russe par les États membres de l'Union européenne. Quelle est votre analyse sur le choix de sanctions fait par l'Union européenne vis-à-vis de la Russie, qui prévoient notamment l'exclusion du gaz de ces mesures ? Les majors de l'énergie ont-elles été consultées pour ces prises de décisions ? De même, pouvez-vous nous dire si les oligarques russes propriétaires d'entreprises produisant du GNL, notamment l'entreprise Novatek, ont été ciblés par des sanctions européennes, notamment les gels et les saisies ? TotalEnergies restant une des seules majors à rester présente en Russie, bien qu'indirectement, pouvez-vous nous faire un point sur la présence en Russie des autres majors du secteur ? Ont-elles fait le choix de quitter la Russie, même lorsqu'elles participaient à des projets très rentables ?

Enfin, s'agissant de la diversification de l'approvisionnement énergétique de la France et de l'Union européenne à laquelle participe TotalEnergies, plusieurs auditions menées ici ont montré que cette société a fait le choix, parfois avec le soutien de l'État français, de s'implanter dans des pays peu démocratiques, voire autoritaires ? Quel est votre regard sur cette stratégie ? Ne pensez-vous pas qu'elle comporte un risque de nouvelles dépendances énergétiques vis-à-vis de pays avec lesquels la France peut, ou pourrait, entretenir des relations complexes et tendues ?

Mme Mai Rosner. - Le choix de ne pas imposer de sanctions sur le GNL russe a été fait après un grand nombre de réunions déclarées auxquelles Total et d'autres majors européennes ont participé aux niveaux européen et national. La hausse des importations de GNL russe est à mon sens une erreur du point de vue de la diversification des approvisionnements européens, car c'est la première source de financement de la guerre de Poutine. À la différence des importations de GNL réalisées via les pipelines, on ne pourra pas fermer le robinet des importations dont il est question. Il est également contre-productif d'importer des énergies fossiles depuis d'autres pays autoritaires et agressifs à l'égard de leurs voisins comme l'Azerbaïdjan et cela marque une incapacité à tirer les leçons de la guerre en Ukraine. Il en va de notre légitimité en tant que pays européen.

M. Oleh Savytskyi. - Guennadi Timchenko, qui a été président de Novatek jusqu'en mars 2022, figure sur la liste des oligarques russes concernés par les sanctions européennes. Sa requête visant à en être retiré a été rejetée en septembre 2023 par la Cour européenne de justice basée au Luxembourg. Quant à Léonid Mikhelson, le président actuel de Novatek, il a été sanctionné aux États-Unis et au Canada, mais pas encore par l'Union européenne.

M. Pierre Barros. - Merci encore pour vos présentations et votre travail. Il est indéniable qu'il existe des liens forts entre l'État français et TotalEnergies, et M. Le Maire, notre ministre de l'économie et des finances, ne manque pas de rappeler à quel point cette société est un atout pour l'image de la France à l'international. Nous comprenons bien l'ambition française d'appuyer un fleuron national dans sa stratégie de développement international, mais la propension évidente de cette multinationale à nouer des relations avec des régimes autoritaires et instables, dont la Russie parmi de nombreux autres, pose la question de la vulnérabilité géopolitique de la France à l'égard de ces pays. Les contrats signés par TotalEnergies avec l'Azerbaïdjan et les rapprochements opérés avec les pays du Golfe sont-ils de nature à peser sur la politique étrangère française à l'égard de ces pays ? N'atteint-on pas là un point de basculement : ce ne serait plus TotalEnergies qui serait un atout pour la France, mais la France qui adapterait ses choix politiques en fonction des besoins et du business portés par TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Vous pouvez répondre, mais je souligne que ces questions dépassent largement l'objet de notre commission d'enquête. Je ne suis pas sûr qu'il incombe à des ONG de définir ce que doit être la politique étrangère de la France.

Mme Mai Rosner. - TotalEnergies étant une entreprise privée, sa préoccupation principale porte sur des intérêts financiers et non sur la politique étrangère française, qui devrait évidemment être déterminée indépendamment de ces intérêts. TotalEnergies ne devrait pas pouvoir opérer dans des pays autoritaires responsables de guerres et d'atteintes aux droits de l'Homme que condamne la politique étrangère française. Cela constitue une faiblesse stratégique pour la politique étrangère de votre pays.

M. Oleh Savytskyi. - Je conviens que cette question sort du périmètre de la mission des ONG, mais il reste que TotalEnergies représente un grave échec au regard non seulement de la politique étrangère de la France que pour sa politique en matière de lutte contre le changement climatique. Force est de constater que le gouvernement français n'est pas parvenu à orienter les investissements stratégiques de ses énergéticiens.

TotalEnergies a eu de multiples opportunités au cours des dernières années de diversifier son portefeuille d'énergies et développer des projets d'électrification reposant sur des technologies vertes. Au lieu de cela, ses principales décisions d'investissement ont porté sur le développement d'infrastructures pour la production et le commerce des énergies fossiles, en Russie, en Afrique et ailleurs.

En tant que militant, je dirais que tout État doit réguler ses énergéticiens et que l'incapacité de l'État français à discipliner ses énergéticiens et sa propension à s'adapter plutôt à leurs intérêts économiques constitue un piège. L'État russe a montré où ce chemin peut mener en matière de corruption, puisque les enjeux des énergies fossiles y dominent le débat public et orientent les affaires de l'État.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je confirme que la présente commission n'a pas pour objet le paramétrage des sanctions européennes. Le fait que des réunions déclarées entre les énergéticiens et les autorités européennes en charge de ce paramétrage aient pu avoir lieu ne me semble pas anormal.

Pouvez-vous revenir sur le fait que, grâce à la faille juridique que vous avez évoquée, le pétrole russe puisse perdre sa nationalité russe dès lors qu'il est raffiné ailleurs et qu'en conséquence du pétrole russe nous parvient par l'intermédiaire d'autres pays ? TotalEnergies exploite-t-il ce procédé de contournement ou du moins cette faille dans les sanctions ? Il me semble que nous importons beaucoup plus de pétrole du Koweït ou des États-Unis, or il ne me semble pas que la majorité du pétrole russe soit raffiné dans ces pays-là.

Mme Mai Rosner. - Cette « faille du raffinage » (refining loophole) est inhérente au cadre des sanctions. Les sanctions européennes interdisent l'importation directe du pétrole russe en Union européenne mais pas l'importation de produits faits à partir de pétrole russe, notamment les raffinats (diesel, carburant aérien, gasoil...) en provenance d'autres pays, dont la Turquie et l'Inde. Les raffineries privées de ces pays ont d'ailleurs augmenté massivement leurs importations de pétrole russe et celui-ci constitue entre 30 à 40 % de leurs intrants même si officiellement, les produits qui sortent de ces raffineries ne sont plus de nationalité russe. Un pays comme l'Inde envoie ainsi des milliards de dollars au Kremlin chaque année, avec la complicité de majors occidentales, dont Total. Josep Borrell, le vice-président de la Commission européenne a clairement dénoncé ce qu'il considère comme un contournement des sanctions. Ce n'est pas à proprement parler une violation des sanctions puisque cette faille fait partie intégrante des sanctions qui continuent à alimenter la demande en pétrole russe.

M. Michaël Weber. - Le travail de vos organisations a permis de retracer en 2022 la chaîne d'approvisionnement partant d'un gisement de Sibérie vers des bases aériennes impliquées, d'après Amnesty International et Human Rights Watch, dans le bombardement de Marioupol. Quelle est l'implication de Total dans ces faits ? Quelle est sa stratégie de défense à l'égard de cette dénonciation ?

En ce qui concerne la circulation des matières et au regard du niveau de production de l'Azerbaïdjan, au regard de ce que ce pays fournit en termes d'énergies fossiles, peut-on affirmer que ce pays se fait livrer du gaz russe ? Quelles sanctions permettraient d'éviter que ce gaz, s'il provenait de Russie, soit finalement importé chez nous ?

Mme Mai Rosner. - L'enquête que nous avons publiée avec Le Monde en 2022 a permis de démontrer que des condensats gaziers fournis pas Total au travers de la co-entreprise Novatek ont été acheminés vers des raffineries qui ont produit, entre autres, des carburants aériens qui ont alimenté certains avions identifiés comme des chasseurs qui ont bombardé des infrastructures civiles en Ukraine. La réponse de Total a consisté à affirmer que leurs condensats gaziers étaient séparés du reste une fois arrivés dans la raffinerie : selon Total, ces condensats ne parvenaient pas jusqu'à la frontière ukrainienne mais étaient transformés en produits destinés à l'Europe. À notre avis, ces chaînes d'approvisionnement sont étroitement imbriquées et il est impossible de contrôler l'utilisation par le Kremlin des financements générés par les activités de Total en Russie de même qu'il est impossible, en Russie, de séparer le secteur fossile du financement de la guerre par le Kremlin.

Le régime d'Aliev en Azerbaïdjan est hautement dépendant de la production et de l'exportation de combustibles fossiles : il s'agit du principal contributeur aux finances publiques de ce régime. Les importations de gaz russe de l'Azerbaïdjan ont crû fortement et il est fort probable que son rôle d'intermédiaire ne cesse de croître, non seulement pour des raisons financières, mais aussi parce que ce commerce renforce la dépendance énergétique européenne à son égard, en diminuant la faculté pour l'Union de prendre des sanctions à l'encontre de ses agressions à l'égard de l'Arménie.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie tous les deux pour cette audition qui sera naturellement publiée au compte rendu.

Audition de M. Aurélien Hamelle, directeur général
Stratégie et développement durable de TotalEnergies
(Lundi 8 avril 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. Nous entendons maintenant M. Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de TotalEnergies.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur Aurélien Hamelle, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Aurélien Hamelle prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je ne vous demande pas, comme on le fait d'habitude, si vous avez des conflits d'intérêts avec TotalEnergies ou avec un autre énergéticien, car j'imagine que vous êtes lié à TotalEnergies.

Votre audition doit nous permettre d'évoquer la stratégie de TotalEnergies en général, mais également le cas particulier de la Russie où votre groupe est toujours actif.

Je tiens dès à présent à rappeler que notre commission d'enquête n'a pas pour mission de se substituer à la Justice, sachant que plusieurs procédures sont en cours. Notre rôle n'est pas d'établir la culpabilité ou l'innocence des personnes morales ou physiques au regard de leurs activités. Notre rôle est d'établir des faits pour comprendre le rôle de chacun et de formuler des recommandations.

Votre audition, monsieur Hamelle, doit donc nous permettre concernant la Russie de mesurer l'engagement de votre groupe dans ce pays, de mieux comprendre la portée des sanctions décidées notamment par l'Union européenne à l'encontre de ce pays et de nous faire une opinion sur la façon dont TotalEnergies s'est ou non acquitté de ses obligations.

Vous êtes également en charge de la stratégie de développement durable de TotalEnergies. Nous aurons donc également des questions sur cette stratégie notamment concernant la trajectoire de décarbonation.

M. Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de TotalEnergies. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs. Comme l'a rappelé monsieur le président, j'occupe depuis janvier dernier le poste de directeur général en charge de la stratégie et du développement durable de TotalEnergies et supervise différents services à ce titre. Au préalable, j'ai occupé les fonctions de directeur juridique du groupe et de directeur des acquisitions et cessions au niveau de la holding. J'étais directeur juridique en 2022 et jusqu'à la fin de l'année dernière ; à ce titre, j'ai supervisé les procédures de conformité de nos opérations aux régimes de sanctions édictés à l'endroit de la Russie, sujet sur lequel la commission d'enquête m'a demandé d'intervenir aujourd'hui.

Depuis la fin des années 2000, TotalEnergies a réalisé un certain nombre d'investissements dans le domaine énergétique en Russie. Je vais vous en présenter intégralement le détail, avant de vous exposer les principes définis par notre compagnie, et les actions qu'elle a entreprises sur cette base, à compter du mois de mars 2022.

Avant de vous présenter les activités de TotalEnergies en lien avec notre branche Exploration-Production, je crois utile de préciser deux choses d'emblée.

En premier lieu, TotalEnergies n'est pas à ce jour et n'était pas en février 2022 opérateur d'activités pétrolières et gazières en Russie. Le terme d'opérateur est courant dans notre industrie et renvoie au rôle d'exploitant d'une activité ou d'un site industriels. TotalEnergies a détenu, et détient toujours, des participations minoritaires dans certains actifs que je présenterai.

S'agissant, en second lieu plus particulièrement des projets de gaz naturel liquéfié (GNL) en Russie, TotalEnergies détient des participations minoritaires et est également partie à des contrats d'achat à long terme de GNL. Il y a donc deux rôles distincts, mais complémentaires, car c'est le plus souvent la prise de participation en capital dans des projets de GNL qui permet également de disposer de contrats d'achat - on dit aussi enlèvement - de GNL à long terme.

En décembre 2009, TotalEnergies a pris une participation de 49 % dans la société Terneftegaz, aux côtés de la société Novatek qui en détenait les 51 % restants. Terneftegaz, gérée par du personnel de Novatek, exploitait un champ de gaz et de condensats - dénommé Termokarstovoye - dont la production alimentait le marché russe. Les condensats sont des liquides associés au gaz. En vertu des accords conclus dès 2009, il était convenu entre TotalEnergies et Novatek que cette dernière assurerait l'intégralité de la commercialisation du gaz et des condensats produits par la société Terneftegaz. D'un point de vue financier, TotalEnergies n'a versé aucun financement à Terneftegaz depuis 2015 - celle-ci étant autofinancée depuis cette date - et n'a perçu aucun dividende de cette société depuis février 2022. TotalEnergies a cédé sa participation de 49 % dans Terneftegaz à Novatek le 15 septembre 2022.

Je crois utile de préciser qu'une plainte a été déposée au second semestre 2022 par des associations, accusant TotalEnergies de complicité de crimes de guerre en lien avec sa participation de 49 % dans la société Terneftegaz, dans le prolongement d'un rapport d'une ONG et d'un article d'un quotidien français sur le même sujet. TotalEnergies avait exigé l'insertion d'un droit de réponse à cet article. S'agissant de la plainte, notre compagnie a fourni volontairement des explications détaillées et des documents à l'appui de ces explications aux services du procureur, afin d'expliquer en quoi ces accusations étaient infondées, en fait comme en droit. Cette plainte a été classée sans suite par le parquet national antiterroriste. Un recours a été formé par les associations devant le parquet général de la Cour d'appel de Paris, qui a été rejeté. Depuis, les associations ont déposé plainte, avec constitution de partie civile, qui est entre les mains du doyen des juges d'instruction à Paris. Cette affaire est à cet état de la procédure aujourd'hui.

Par ailleurs, TotalEnergies détenait en février 2022 une participation minoritaire de 20 % dans une co-entreprise exploitant le champ de pétrole de Kharyaga. Les autres partenaires étaient Equinor, à hauteur de 30 %, et la société d'État russe Zarubezhneft qui en était également l'opérateur. Le 6 juillet 2022, TotalEnergies a annoncé la cession de cette participation de 20 % à Zarubezhneft, laquelle est devenue effective le 3 août 2022.

Entre 2011 et 2018, TotalEnergies a en plusieurs fois acquis une participation qui s'est élevée au total à 19,4 % dans la société russe Novatek, participation qui est toujours détenue aujourd'hui par TotalEnergies. Novatek est une société privée russe, c'est-à-dire qu'elle n'est pas une société d'État, qui était à l'époque cotée à Londres et à Moscou, la cotation à Londres n'étant plus effective. L'actionnariat restant était et demeure réparti entre plusieurs actionnaires de référence - aucun n'étant majoritaire à lui seul - et des porteurs en bourse. Novatek est active dans la production et la commercialisation de gaz, et tout particulièrement de GNL en Russie. Je précise que cette société ne fait pas partie des sociétés placées sous sanctions par l'Union européenne.

En 2011, TotalEnergies a acquis une participation de 20 % dans le projet de GNL Yamal LNG, dont les autres partenaires sont Novatek (50,1 %), et des partenaires chinois pour les 29,9 % restants. Yamal LNG est une société de droit russe qui a construit et exploite un champ de gaz naturel et une usine de 4 trains de liquéfaction (Yamal LNG) entrée en opération à partir de 2017. En 2022 et 2023, Yamal LNG a produit environ 20 millions de tonnes de GNL. Environ 70 % de la production de Yamal LNG ont été livrées en Europe. Pour sa part, TotalEnergies est liée par des contrats de long terme d'achat de GNL pour 5 millions de tonnes de Yamal LNG, dont près des deux tiers ont été livrés en Europe en 2023. Ce projet Yamal LNG, pas plus que le GNL russe, n'a fait l'objet de sanction de l'Union européenne.

En 2019, TotalEnergies a acquis une participation de 10 % dans le projet Arctic LNG 2 développé par Novatek. Il s'agit d'un projet d'usine de GNL, avec3 trains de liquéfaction de 6,6 millions de tonnes (MT) chacun, donc près de 20 MT au total. Les autres partenaires sont Novatek (60 %), qui en est l'opérateur, deux partenaires chinois (20 %) et un partenaire japonais (10 %). Le premier train de liquéfaction a été achevé pour Arctic LNG 2 fin 2023, mais aucune livraison de GNL n'a encore eu lieu. Le 2 novembre 2023, les autorités américaines ont placé Arctic LNG 2 sous sanctions, sur la liste des entités dites Specially Designated Nationals And Blocked Persons List (SDN). En conséquence de ces sanctions américaines et en application des contrats conclus à l'origine, TotalEnergies a initié les procédures de suspension prévue au pacte d'actionnaires d'Arctic LNG 2 (pour ces 10 %) et dans le contrat d'achat de GNL. En application de ces procédures de suspension, TotalEnergies a vu tous ses droits et obligations suspendus à ces deux titres - projet et achat de GNL. TotalEnergies n'enlèvera donc aucun GNL issu d'Artic LNG 2 dans ce cadre.

En juin 2021, TotalEnergies a acquis une participation de 10 % dans la société Arctic Transshipment, qui est détenue par Novatek pour 90 %. Cette société est active dans la logistique de transport autour des activités de GNL, TotalEnergies a un rôle d'actionnaire minoritaire passif dans cette société.

Je vous ai présenté les activités concernant notre branche Exploration-Production et vais maintenant vous présenter celles, plus limitées, dans le domaine des lubrifiants et des batteries.

En octobre 2018, TotalEnergies, au travers de sa filiale TotalEnergies Marketing Russia (TEMRU), a inauguré un dépôt de production - aussi appelé blending - de lubrifiants. Cette usine produisait des lubrifiants qui étaient commercialisés par TEMRU en Russie principalement sous les marques Elf et Total. Dans le contexte des sanctions édictées par l'Union européenne, des ruptures d'approvisionnement de certains produits et des principes d'actions de TotalEnergies, nous avons graduellement cessé l'approvisionnement de notre filiale TEMRU dans le courant du premier semestre 2022. TotalEnergies a ensuite négocié la cession de 100 % du capital de TEMRU au management local de la filiale, ce qui a abouti à une cession, signée en novembre 2022. Cette cession est devenue effective au premier trimestre 2023. TotalEnergies n'a concédé aucune licence de marque ni aucun contrat de fourniture dans le cadre de cette cession.

Enfin, notre filiale de batteries Saft avait des activités commerciales - mais pas d'activité industrielle - en Russie, lesquelles ont été progressivement suspendues au premier semestre 2022.

J'en viens maintenant aux principes ayant guidé les actions de notre compagnie depuis le mois de mars 2022 : transparence, conformité aux sanctions applicables et responsabilité dans l'approvisionnement énergétique européen.

S'agissant du principe de transport, lorsque la Russie a envahi l'Ukraine, TotalEnergies a publiquement condamné cette agression militaire et a immédiatement pris un certain nombre de mesures qu'elle a publiées, le 1er mars 2022, dans un communiqué de presse :

- mobilisation pour fournir du carburant aux autorités ukrainiennes et de l'aide aux réfugiés ukrainiens en Europe ;

- affirmation publique de l'approbation des sanctions mises en place par l'Union européenne ;

- décision de ne plus apporter de capital à de nouveaux projets en Russie.

D'autres actions ont été mises en oeuvre depuis la fin du mois de février et nous avons, le 22 mars 2022, explicité publiquement ces principes d'actions. Outre les principes déjà rendus publics le 1er mars 2022, TotalEnergies a communiqué sa position comme suit :

- assurer le strict respect des sanctions européennes, quelles qu'en soient les conséquences sur la gestion de nos actifs, et engager la suspension progressive de nos activités en Russie, en veillant à la sécurité de notre personnel ;

- compte tenu des sanctions techniques et financières visant la Russie et de leur probable montée en puissance, il a été décidé de ne plus enregistrer de réserves prouvées au titre du projet Arctic LNG 2 dans les comptes de TotalEnergies SE. En effet, ces sanctions faisaient peser des incertitudes sur la capacité de Novatek, opérateur du projet Arctic LNG 2, à réaliser celui-ci ;

- ne pas inverser l'objectif des sanctions à l'encontre de la Russie et donc éviter de transférer indûment de la valeur à des intérêts russes en se retirant des actifs sans aucune contrepartie ;

- contribuer à assurer la sécurité énergétique européenne, dans le cadre défini par les autorités de l'Union européenne, en continuant à assurer l'approvisionnement en GNL à partir de l'usine de Yamal LNG dans le cadre de contrats de long terme que TotalEnergies se doit de respecter tant que les sanctions ne lui permettent pas d'en sortir ;

- compte tenu de l'existence de sources alternatives disponibles pour l'Europe, ne plus conclure ou renouveler de contrats d'achat de pétrole ou de produits pétroliers russes et mettre fin aux achats à terme qui avaient été conclus avant le 24 février d'ici la fin de l'année 2022. Cette décision a été prise avant que l'Union européenne n'interdise à son tour l'importation de pétrole et de produits pétroliers russes avec effet au 5 décembre 2022 et au 5 février 2023, dates à auxquelles TotalEnergies avait déjà mis fin à ces opérations.

Ces principes d'actions ont guidé - et continuent de guider - les opérations de TotalEnergies en lien avec la Russie.

Compte tenu de l'adoption de nouvelles sanctions visant l'exportation de technologies, le 8 avril 2022, TotalEnergies a, le 27 avril 2022, annoncé provisionner un montant de 4,1 milliards dans ses comptes au premier trimestre 2022 concernant notamment Arctic LNG 2.

Le 6 juillet 2022, TotalEnergies a annoncé la cession de sa participation de 20 % dans Kharyaga à Zarubezhneft.

Le 28 juillet 2022, TotalEnergies a annoncé une nouvelle provision de 3,5 milliards de dollars dans ses comptes, en lien avec sa participation dans Novatek.

Le 26 août 2022, TotalEnergies a annoncé la poursuite de la mise en oeuvre de ses principes d'actions, avec la suspension progressive de ses activités qui concernaient le champ de pétrole précité, les opérations locales de lubrifiants et les ventes de batteries, mises en sommeil au cours du premier semestre, et enfin la cession à Novatek de la participation de 49 % dans la société Terneftegaz.

Le 27 octobre 2022, TotalEnergies a annoncé avoir inscrit une nouvelle provision de 3,1 milliards de dollars dans ses comptes.

Le 9 décembre 2022, TotalEnergies a annoncé sa décision de retirer les deux administrateurs le représentant au conseil d'administration de Novatek, ce qui a conduit à enregistrer une nouvelle dépréciation comptable de 3,7 milliards de dollars, et à ne plus enregistrer de réserves prouvées au titre de la participation de 19,4 % dans Novatek.

Au total, TotalEnergies a enregistré 14,8 milliards de dépréciation et de pertes comptables en 2022 en lien avec ses actifs en Russie.

Pour conclure sur la transparence à laquelle TotalEnergies s'est astreint pendant l'année 2022 et depuis, j'ajouterai que nous avons, dans nos rapports annuels parus en mars 2022, mars 2023 et encore récemment en mars 2024, publié une section dédiée à nos activités en lien avec la Russie faisant un point sur nos activités, les sanctions applicables et les impacts financiers. Nous avons aussi été saisis de questions écrites, à l'occasion de nos assemblées générales des actionnaires de mai 2022 et mai 2023, et nous avons apporté des réponses précises à ces questions et les avons publiées sur notre site Internet.

TotalEnergies a, je le crois, agi de manière responsable en définissant et en mettant en oeuvre ses principes d'action : compte tenu de la chute brutale des livraisons de gaz russe par gazoduc en Europe, et des tensions tant physiques qu'en termes de prix sur les marchés du GNL, il est très rapidement apparu que l'Europe, particulièrement continentale, faisait face à une crise énergétique majeure, ce que chacun a évidemment constaté. Dans ce contexte, il était nécessaire d'agir en conformité avec les intérêts européens et français dans le cadre défini par les institutions en matière de politique énergétique. C'est ainsi que TotalEnergies a progressivement suspendu ses activités qui ne contribuaient pas à la sécurité énergétique du continent européen - et j'ai mentionné nos cessions de participations dans Kharyaga, Terneftegaz, dans notre filiale de lubrifiants et la cessation des activités commerciales dans les batteries. En revanche, en veillant au strict respect des sanctions, TotalEnergies a maintenu l'approvisionnement en GNL en provenance de Yamal LNG.

Et c'est précisément sur ce dernier point, et la conformité de nos activités avec les sanctions édictées par l'Union européenne, que je souhaiterais conclure. J'étais directeur juridique en février 2022 et j'ai supervisé le travail de l'ensemble des équipes pour veiller à la conformité de nos opérations aux sanctions adoptées par l'Union européenne et, dans une certaine mesure, aux sanctions adoptées par les États-Unis. Nous avons revu à l'époque - et avons poursuivi depuis - l'ensemble de nos activités et de nos transactions en lien avec la Russie et avons installé une veille permanente des trains de sanctions adoptés par l'Union européenne. Cela a évolué plusieurs fois par semaine à partir de mars 2022. Nous avons suivi très régulièrement les lignes directrices et positions adoptées par les autorités européennes - la Commission européenne - et nationales, pour nous assurer de la bonne interprétation des sanctions dans un contexte très dynamique. La mobilisation de nos équipes a été majeure : appui sur une cellule dédiée de la direction juridique groupe, appui sur des relais dans l'intégralité des directions juridiques des branches d'activités, contact permanent avec les équipes opérationnelles en charge des projets, et appui sur des conseils externes pour apporter des ressources et conforter nos analyses. Je tiens à redire que c'est avec le plus grand sérieux que nous avons veillé au respect des sanctions édictées par l'Union européenne dans la conduite de nos activités.

M. Jean-Claude Tissot. - Puisque vous êtes directeur général stratégie et développement durable de TotalEnergies, je souhaiterais que nous revenions sur les différents mécanismes de compensation carbone que vous mettez en place. Dans la volonté affichée par votre groupe d'être neutre en carbone d'ici 2050, il y a finalement un principe assez simple : financer la plantation d'arbres qui absorberont à terme du carbone pour équilibrer à terme vos émissions. Pourtant les arbres, lors de leur croissance, mettent plusieurs années à avoir la capacité d'absorber du carbone et donc d'avoir un réel effet de compensation. Prenez-vous en compte cette période de croissance des arbres dans votre calcul de compensation ? Ne pensez-vous pas que vos prévisions à court terme de compensation sont finalement assez illusoires quand on prend en compte ce facteur ?

Dans ce domaine, l'un de vos projets emblématiques est bien sûr le projet BaCaSi (Batéké Carbon Sink) au Congo Brazzaville : avez-vous une visibilité sur la compensation carbone réalisée sur ce site ? On sait que des propriétaires terriens et des populations locales ont été évincés de leurs terres pour permettre l'installation de ce projet. Pouvez-vous confirmer à notre commission d'enquête que tous les individus expropriés ont reçu une compensation financière à la hauteur des terres saisies, et que des solutions alternatives de relogement leur ont été proposées ?

Comme l'agriculture, lorsqu'elle est raisonnée, est un des moyens pour agir sur l'absorption du carbone et la préservation des terres, ne pensez-vous pas qu'il serait plus efficace de soutenir des projets locaux pour avoir une réelle compensation carbone et un respect des populations locales ?

M. Roger Karoutchi, président. - Nous sommes bien loin de la Russie...

M. Aurélien Hamelle. - Monsieur le sénateur, nous nous sommes fixé un objectif de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) pour le scope 1 et 2, qui correspondent à nos émissions directes issues de nos activités industrielles, et nous en avons déjà réalisé 24 % depuis 2015. Nous avons également un objectif de réduction de 40 % de nos émissions nettes à partir de 2030, et la compensation carbone interviendra à partir de cette date, et pas avant. D'ici là, le chemin de baisse est sans compensation carbone et uniquement lié à des efforts industriels de réduction de la consommation d'énergie, avec l'arrêt total du brûlage de routine avant 2030 ou la lutte contre les fuites de méthane. Nous réalisons donc tout un travail uniquement industriel.

Parallèlement, nous sommes en train de construire, avec des investissements de l'ordre de 100 millions de dollars par an, une activité « basée sur la nature », avec des projets de captage par la nature, dont des projets de foresterie qui mettent le développement au coeur de nos activités et sont menés par une équipe de spécialistes que nous avons recrutés il y a quelques années. Ces projets visent à développer des crédits carbone hautement certifiés d'une cinquantaine de millions de tonnes utilisables à partir de 2030 à hauteur environ de 10 % par an. Certains de ces projets portent sur l'agriculture raisonnée, comme en Australie. Dans les scénarios de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), les solutions de captage naturel ou industriel font partie de la palette des solutions à décliner dans le cadre des stratégies de transition énergétique.

Le projet BaCaSi, au Congo, ne prévoit aucune relocalisation ou relogement d'habitants, à ma connaissance ; nous pourrons toutefois vous répondre par écrit sur ce point. En revanche, il a un impact sur les activités agricoles. Le projet a été conçu pour que les populations puissent circuler librement dans sa zone de développement du projet forestier, sans qu'il y ait d'enclos ou de limitation physique. Des études d'impact et des procédures d'indemnisation ont été menées, puisqu'il y a des atteintes aux droits d'usage de certains foyers ; on les appelle des « PAP », comme l'a expliqué mon collègue Nicolas Terraz, notre directeur général Exploration-Production, lors de son audition à propos de l'Ouganda.

M. Michaël Weber. - Étant par ailleurs président d'un parc naturel régional, je souhaite évoquer les effets induits par le projet Tilanga dans le parc naturel des chutes de Murchison, puisqu'une route bitumée doit le traverser - ou le traverse déjà - et la construction d'un pipeline doit constituer une porte d'entrée pour l'expansion du secteur pétrolier dans la région. D'autres entreprises pourraient être intéressées par ce développement, avec in fine la création d'un aéroport et d'une raffinerie. Je ne suis pas certain que le fait de planter des arbres suffise pour compenser ces dommages, surtout lorsque l'on sait la situation actuelle de la plantation et la difficulté des arbres à résister au changement climatique accéléré. Si l'on ajoute que les 1 500 kilomètres de tuyaux qu'implique le projet EACOP seront chauffés à 50 °C sur toute sa longueur, en raison du caractère particulièrement visqueux du pétrole ougandais, on peut s'interroger sur cette façon de développer l'exploitation pétrolière.

Vous affirmez respecter scrupuleusement les sanctions européennes, mais êtes-vous impliqués dans l'importation vers l'Europe du gaz russe transformé puis importé depuis l'Azerbaïdjan ?

Enfin, comme l'invocation de la transition énergétique fait partie de vos axes de communication principaux, comment justifiez-vous les investissements très lourds réalisés en vue de l'exploitation permanente des énergies fossiles ? Vos investissements dans la recherche d'autres sources d'énergie sont-ils à la hauteur des enjeux ?

M. Aurélien Hamelle. - S'agissant de l'Ouganda et de la Tanzanie, je vous confirme que planter des arbres ne suffit pas, et c'est pourquoi nous ne limitons pas notre action en matière de biodiversité à cela. Le projet de production pétrolière et le projet d'oléoduc que vous avez mentionnés sont associés à des plans d'action pour la biodiversité qui comprennent des actions pour la protection du parc des Murchison Falls, en concertation avec les autorités forestières et l'autorité en charge de la protection de la vie sauvage - Wildfife Authority (WA). TotalEnergies ne participe pas au projet d'aéroport et de raffinerie que vous avez mentionnés.

L'oléoduc est chauffé puisque le pétrole est visqueux ; compte tenu de cette propriété physique, le pétrole doit être chauffé pour être transporté. L'oléoduc que nous allons construire, sur un peu plus de 1 400 kilomètres en effet, sera enterré sur des tronçons et ressortira brièvement pour des questions techniques et de sécurité. Il est prévu une solarisation de l'alimentation électrique pour le chauffer, ce qui permettra de réduire l'empreinte carbone. Comme mon collègue Nicolas Terraz vous l'a rappelé lors d'une autre audition, l'intensité de production en CO2 de notre projet en Ouganda et en Tanzanie est de 13 kilos de CO2 par baril produit contre 60 kilos de CO2 par baril pour l'industrie selon l'AIE. Ce projet est donc très efficace sur ce plan en termes de production et de transport.

Concernant votre deuxième question, j'ai omis de dire que TotalEnergies a communiqué, dès le 22 mars 2022, dans le cadre des principes d'action que j'ai rappelés, sur le fait que le groupe avait cessé toutes ses activités de trading sur le gaz spot à partir du 25 février 2022. Nous n'avons donc pas d'activité sur le gaz russe en dehors des contrats d'achat à long terme dont j'ai déjà parlé. Il n'y donc pas d'activité en marge de cela.

Mon collègue Nicolas Terraz vous a répondu à propos du projet gazier Absheron en Azerbaïdjan, dans lequel TotalEnergies possède une participation de 35 % : l'intégralité de sa production était vendue à la société nationale SOCAR pour le marché domestique.

Enfin, nos investissements en recherche et développement (R&D) sont orientés à hauteur de deux tiers sur les projets pétroliers et gaziers, à raison d'un tiers pour le maintien de la production, puisque les champs pétroliers et gaziers connaissent un déclin naturel d'environ 4 % par an et d'un tiers pour les nouveaux projets. Le dernier tiers des investissements est consacré, comme c'est mentionné dans notre rapport sur le climat et le développement durable, aux énergies bas-carbone - principalement l'électricité. Il en résulte que TotalEnergies est considéré comme l'un des premiers investisseurs et le premier dans son industrie. Nous avons d'ailleurs été classés récemment par l'organisme TPI qui évalue les investisseurs qui agissent pour le climat, comme la société qui fait le plus d'efforts en la matière. Nos dépenses R&D sont orientées à plus de deux tiers sur les activités de transition énergétique, de captage de CO2, et de nouvelles technologies bas-carbone.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Dans la mesure où le comité de déontologie du Sénat m'a demandé de me mettre en déport, dans cette commission d'enquête, sur toutes les questions concernant la Russie, je vous interrogerai sur les autres sujets.

Tout d'abord, M. Nicolas Terraz nous a indiqué, il y a quelques jours, que des personnes qui se sont opposées à vos projets en Ouganda et en Tanzanie ou qui ont contesté leur déplacement ont été emprisonnées. Il mentionnait des courriers de la part de TotalEnergies aux autorités ougandaises. Serait-il possible de connaître, éventuellement par réponse écrite, les dispositions que vous avez pu prendre pour défendre les droits à la liberté d'expression des personnes concernées ?

L'AIE défend, avec beaucoup de convictions, le scénario « Net zéro » à l'horizon 2050, soit l'alignement du secteur pétrolier notamment sur l'Accord de Paris, ce qui implique de ne plus aller chercher une nouvelle goutte de pétrole ou un nouveau mètre cube de gaz. Or la stratégie d'investissement de TotalEnergies va à l'opposé de cette exigence posée par le directeur général de cette agence. Comment vivez-vous, à titre personnel et dans le cadre de votre fonction, le fait de continuer à aller chercher toujours plus de gaz et de pétrole, alors que les scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), les Nations Unies ou l'AIE demandent de ne plus le faire ?

Cette contradiction très forte se retrouve dans votre trajectoire carbone. En effet, si vous avez suivi nos auditions, vous avez pu constater que tous les experts climat et tous les experts de l'énergie contestent votre trajectoire de décarbonation, considérant que si cette trajectoire prévoit une fin en 2050 ce n'est certainement pas un budget carbone, qui est la base de toute l'expertise en climatologie. Les experts et certains think tanks affirment que Total va contribuer, au travers de différents projets à la production de 60 gigatonnes de CO2 dans les années à venir, alors que Mme Valérie Masson-Delmotte estimait que le scénario « Net zéro » s'établissait à 250 gigatonnes de budget carbone au maximum.

Enfin, comment arrivez-vous à considérer, en tant que directeur général en charge du développement durable, le GNL - dont le gaz de schiste dans la production duquel vous investissez massivement -comme une énergie bas-carbone ? Même M. Jean-Marc Jancovici, qui n'est pas un écologiste très radical, considère que le GNL est une énergie extrêmement polluante, qui ne peut en aucun cas être considérée, comme vous le faites dans vos chiffres, comme une énergie bas-carbone.

M. Aurélien Hamelle. - Monsieur le rapporteur, s'agissant des contestations conduites en Ouganda par des ressortissants des communautés et des étudiants, mon collègue Nicolas Terraz vous a exposé les actions que nous avons prises. Nous pourrons vous faire parvenir les lettres adressées par TotalEnergies aux autorités ougandaises dans le cas des interpellations réalisées qui ont eu lieu, dans lesquelles nous avons rappelé, au niveau du siège ou de notre filiale, notre attachement à certains principes, dont la liberté d'expression, la liberté d'opposition, et le respect des droits des personnes pouvant être interpellées.

L'AIE publie plusieurs scénarios de référence, dont le scénario NZE (The Net Zero Emissions by 2050 Scenario) que vous avez cité ; il a été élaboré en déterminant une trajectoire d'évolution de la demande en énergies fossiles d'ici 2050 et en déterminant en regard l'évolution que devrait connaître l'offre si la demande évoluait ainsi. D'autres scénarios ont également été publiés par l'AIE, dont son directeur général M. Fatih Birol parle souvent, parmi lesquels celui APS (The Announced Pledges Scenario), qui consiste à évaluer ce que serait le monde en 2050 en terme énergétique si les États mettaient en oeuvre les engagements auxquels ils ont souscrit, mais aussi le scénario STEPS (The Stated Policies Scenario), au travers duquel l'AIE évalue la trajectoire induite en 2050 par les politiques déjà existantes. Les équipes de TotalEnergies publient tous les ans le rapport TotalEnergies Outlook dans lequel nous exposons notre vision des évolutions possibles de la demande énergétique, dans une optique de transparence et pour guider les grandes décisions qui doivent être prises en termes de transition énergétique.

Comme l'a rappelé la COP28 en décembre dernier, la transition « en dehors des énergies fossiles » (transitioning away from fossil fuels) est une « transition des systèmes énergétiques de manière ordonnée, juste et équitable », ce qui suppose que des entreprises comme TotalEnergies ont et auront des activités différentes dans différents endroits du monde. Il est acquis, au regard de l'Accord de Paris, que le rythme de transition ne sera pas le même dans des pays qui sont encore en développement et dans des pays comme ceux de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui peuvent et doivent aller plus vite. TotalEnergies, qui a une activité mondiale, s'inscrit dans cette approche.

Le scénario NZE de l'AIE prévoit une décroissance de 4 % de la demande, mais, comme vous l'a dit mon collègue Nicolas Terraz, ce n'est pas ce qui se passe pour le moment. Nous devons cependant veiller à ce que le système énergétique permette d'approvisionner le développement. Comme vous m'avez interrogé à titre personnel, monsieur le rapporteur, je vous assure, en tant que fils d'émigrés venant de l'autre côté du Rideau de fer, que le développement durable est très important pour moi. Nous consacrons un tiers de nos investissements aux énergies bas-carbone, que ce soit au travers de la production d'électricité ou des mobilités.

En ce qui concerne le budget carbone de TotalEnergies, je vous répondrai que l'agence de notation non financière indépendante MSCI a récemment estimé dans un rapport que notre trajectoire de décarbonation était compatible avec un réchauffement climatique de 1,8 °C, soit moins que les 2 °C fixés comme objectif par l'Accord de Paris.

S'agissant du gaz et le gaz de schiste, la COP28 a rappelé que le gaz est une énergie de transition, parce qu'il permet de décarboner la génération électrique, celle-ci étant assurée à plus d'un quart par du charbon, qui génère les trois quarts des 37 milliards de tonnes de CO2 émis. La génération électrique par le gaz représente un peu moins d'un quart de la production électrique mondiale et environ un quart des émissions de GES. Autrement dit le gaz permet de produire de l'électricité avec deux fois moins de CO2 que de charbon. À cet égard le gaz, en substituant du charbon, qui est très utilisé dans beaucoup de pays, est une énergie vertueuse pour permettre la décarbonation de la génération électrique. C'est pourquoi l'essor du gaz de schiste a permis aux États-Unis de réduire leurs émissions de GES, parce qu'ils ont substitué des centrales à gaz à des centrales à charbon depuis une dizaine d'années voire un peu plus.

Il reste néanmoins impératif de se fixer des objectifs de réduction des émissions de méthane, qui est un GES très puissant. TotalEnergies a déjà réduit ses émissions de méthane de 45 % dans ses opérations depuis 2020, avec un objectif de 50 % en 2025 et de 80 % en 2030. Nous avons par ailleurs souscrit à la Oil & Gaz Decarbonization Charter, une initiative issue de la COP28, à laquelle ont adhéré non seulement des compagnies pétrolières internationales, mais aussi des sociétés étatiques, qui représentent près de 70 % des productions et des réserves mondiales de pétrole et de gaz, et qu'il s'agit d'emmener dans une démarche de transition, ce qui passe par la lutte contre les émissions de méthane. Nous pouvons tous être fiers que la COP28 ait notamment abouti à cet accord, annoncé au mois de décembre dernier.

Pour l'ensemble de ces raisons, nous considérons effectivement que notre stratégie en matière gazière est très pertinente et très cohérente avec notre stratégie de transition énergétique.

M. Jean-Claude Tissot. - Si l'on considère le cas de l'Azerbaïdjan, on peut s'interroger sur l'efficacité des sanctions européennes contre la Russie et le rôle des majors européennes, dont TotalEnergies, dans la mise en oeuvre de ces sanctions. La production actuelle des puits de la mer Caspienne étant incapable de couvrir la demande domestique et la demande externe, Bakou a donc passé un contrat avec Gazprom pour assurer tous ses engagements. Il est donc fort probable que nous consommions in fine du gaz russe qui transite depuis l'Azerbaïdjan. Selon vous, existe-t-il un moyen de s'assurer que le gaz importé d'Azerbaïdjan n'est pas un gaz importé depuis la Russie par Bakou ? Comment assurez-vous le suivi des approvisionnements, aussi bien en gaz qu'en pétrole ? Est-ce une obligation pour vous au regard du droit de vigilance ?

Je note par ailleurs que vous nous avez dit que Novatek ne faisait pas l'objet de sanctions européennes, alors qu'il nous a été indiqué, dans le cadre de l'audition qui a précédé, que son P-D.G. avait été sanctionné.

M. Roger Karoutchi, président. - Si je me souviens bien, il a été sanctionné par les États-Unis, et non par l'Union européenne...

M. Jean-Claude Tissot. - Je pense qu'il nous a été dit qu'il avait été sanctionné par les instances européennes. Il faudra vérifier ce point.

M. Aurélien Hamelle. - Il me sera difficile de vous répondre sur l'Azerbaïdjan, et cela a été l'objet de l'audition de mon collègue Nicolas Terraz, car l'intégralité du gaz produit par TotalEnergies dans ce pays est vendue à la société nationale SOCAR, qui le diffuse sur le réseau domestique. Il n'y a pas d'implication de ce projet dans des activités liées à l'importation de gaz russe. Comme je vous l'ai dit également, TotalEnergies a cessé le trading spot de gaz russe à partir de fin février 2022. Il est à noter par ailleurs que le gaz russe ne fait pas l'objet de sanctions.

Un actionnaire minoritaire de Novatek, qui détient 24 % de son capital et n'est pas son président, fait l'objet de sanctions américaines et européennes. Or les règles des autorités européennes - de la Commission européenne - et nationales sont très claires sur ce point : lorsqu'un actionnaire minoritaire d'une société est sanctionné, cela ne « contamine » pas la société dans laquelle cet actionnaire minoritaire détient une participation. Novatek n'est donc pas sanctionnée, ni directement ni indirectement.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie beaucoup, monsieur le directeur général, de cette audition.

Audition de M. Carlos Lopes, économiste, professeur à l'université du Cap et à Sciences po, président du Conseil de la Fondation africaine du climat, ancien secrétaire exécutif de la Commission économique pour l'Afrique, ancien secrétaire général adjoint de l'ONU
(Mardi 9 avril 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui le professeur Carlos Lopes, Président du conseil de la Fondation africaine pour le climat et haut représentant de l'Union africaine pour les partenariats avec l'Europe.

Monsieur le professeur, vous avez été récemment élu membre du Groupe d'experts de haut niveau des Nations Unies sur la neutralité carbone des entités non étatiques, créé en mars 2022 par le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres. Vous enseignez également à Sciences Po et à l'Université du Cap en Afrique du Sud.

Avant cela, vous avez occupé plusieurs postes de direction au sein de l'ONU : vous avez notamment été directeur politique du secrétaire général Kofi Annan, sous-secrétaire général des Nations Unies et secrétaire exécutif de la commission économique des Nations Unies pour l'Afrique - poste duquel vous avez démissionné en 2016.

Vous êtes un des meilleurs connaisseurs des économies africaines et il est utile pour notre commission de connaître votre sentiment sur la place que les énergies fossiles ont dans le développement du continent et sur la façon dont la transition énergétique pourra s'y dérouler.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur le professeur, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Carlos Lopes prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Carlos Lopes, président du conseil de la Fondation africaine pour le climat et membre du Groupe d'experts de haut niveau des Nations Unies sur la neutralité carbone des entités non étatiques. - Aucun conflit d'intérêts.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu. Enfin, pour la bonne information de notre commission d'enquête, je vous invite à nous indiquer si vous avez mené des travaux concernant l'entreprise TotalEnergies et le cas échéant, la teneur de ces travaux.

M. Carlos Lopes. - Aucun.

Merci de votre invitation. C'est un plaisir et un honneur d'être parmi vous. Le groupe TotalEnergies, en tant que l'une des principales sociétés pétrolières et gazières au monde, joue un rôle majeur dans le paysage énergétique mondial. Ces activités traditionnelles d'exploration et d'extraction de combustibles fossiles contribuent donc de manière significative aux émissions mondiales de gaz et à effet de serre, alimentant ainsi une partie de la crise climatique. Bien que TotalEnergies ait annoncé des initiatives visant à réduire son empreinte carbone, telles que des investissements dans les énergies renouvelables ou des projets de capture et de stockage de carbone, ces efforts continuent à faire l'objet de controverses. Cette entreprise continue de dépendre largement des combustibles fossiles pour ses revenus et donc ses objectifs concrets de réduction des émissions à long terme sont mis en doute.

À mon avis, il y a un certain niveau d'hypocrisie dans l'argumentation sur les objectifs universels de réduction de l'utilisation des combustibles fossiles et permettez-moi ici de me focaliser sur l'angle africain. Quelle devrait être la voie à suivre pour l'Afrique en matière de combustibles fossiles ? C'est une question qui est centrale lors des négociations climatiques, et qui est devenue encore plus prégnante depuis l'invasion de l'Ukraine, alors que les dirigeants européens cherchent à trouver comment se détourner de manière efficace des combustibles fossiles bon marché provenant de Russie. Et même s'ils expriment toujours, au moins publiquement, leur enthousiasme pour que les économies africaines adoptent rapidement une transition vers les énergies renouvelables, un nouvel élément est apparu en privé. Ce pragmatisme visant à sécuriser des sources alternatives de combustibles fossiles n'est pas surprenant. Confronté à une inflation à deux chiffres et à une récession imminente, pourquoi les gouvernements européens ne se retourneraient-ils pas vers les nations africaines riches en gaz naturel largement inexploité ? Face aux récents événements, il est tout à fait légitime que les dirigeants politiques africains se demandent s'ils devraient également modifier leur calendrier de transition énergétique. Pourquoi les nations africaines ne devraient-elles pas exploiter les combustibles fossiles pour accélérer le chemin vers l'industrialisation et la prospérité ? Il serait parfaitement légitime de se poser cette question. La question alors deviendrait : investir dans les combustibles fossiles, est-ce judicieux ou non ? À mon avis, ce ne le serait pas. Jusqu'à présent, il était facile de dire que les nations africaines devraient éviter les investissements dans les combustibles fossiles en raison du coût élevé de la transition et du problème des actifs bloqués, l'infrastructure, et d'un point de vue financier de l'accumulation de la dette.

Mais la situation actuelle en Ukraine a rendu le débat beaucoup moins clair et une explication supplémentaire est nécessaire. Premièrement, l'Afrique possède un immense potentiel d'énergies renouvelables. Si vous devez choisir votre source d'énergie, choisissez celle qui vous projette vers l'avenir. Pour la majorité des nations africaines, les énergies renouvelables sont facilement disponibles. Ainsi, les combustibles fossiles seront toujours le mauvais choix lorsque vous avez des alternatives. Deuxièmement, les combustibles fossiles ne sont jamais un bon choix car la dépendance établit une économie basée sur les stocks. Les énergies renouvelables sont basées sur les flux plutôt que sur les stocks. En ce qui concerne tout stock de matières premières, les Africains se retrouvent toujours à la fin des cycles commerciaux. Les Africains ne raffinent pas, les Africains ne transportent pas les combustibles fossiles. Vous créez donc une économie basée sur l'exportation de matières premières, précisément au moment où tout le monde pense à une transition juste. Et troisièmement, les investisseurs privés occidentaux dans les combustibles fossiles, tels que TotalEnergies, ne sont en grande partie pas intéressés par l'argument des actifs bloqués. Ils seront couverts par des garanties souveraines qui minimiseront leurs risques. Mais le risque africain, c'est une autre affaire. Cela dit, les dirigeants africains sont dans l'ensemble des pragmatiques. L'urgence climatique n'est pas de leur faute et ils savent qu'un investissement significatif dans les combustibles fossiles dans leur pays ne déplacera guère le curseur en termes d'émissions globales totales. Cela signifie qu'ils opteront pour des combustibles fossiles à moins que certaines conditions pour le développement des énergies renouvelables ne soient remplies. Principalement, il doit y avoir un pivot significatif vers le financement des énergies renouvelables. Et cela nécessiterait une souscription globale du risque pour que les investisseurs privés injectent des capitaux dans de tels projets. Des milliards d'engagements doivent être alloués à des programmes de compensation des risques et d'assurance contre les risques pour réveiller les marchés de l'investissement vers les énergies renouvelables. Cela inclut les garanties souveraines, mais pas nécessairement des gouvernements africains. Les milliards promis pour la finance verte par les nations riches aux pays en développement ont été une histoire décevante qui a détourné l'attention des véritables besoins financiers. L'écart entre les promesses et la réalité se creuse et les dirigeants africains ne croient tout simplement plus à ce qu'on leur dit. Il doit y avoir un changement de mentalité des gouvernements occidentaux et des investisseurs en faveur des énergies renouvelables, qui doit être démontré avec des actes concrets. Par exemple, prenons l'hydrogène vert. Les acteurs occidentaux considèrent un tel investissement en Afrique au même titre que d'autres dans le café ou le lithium ou tout autre produit destiné à l'exportation pour satisfaire les besoins des marchés qui ne sont pas nécessairement africains. Les dirigeants africains seraient plus disposés à développer les énergies renouvelables si des projets d'investissement permettaient de développer des corridors d'industrialisation dans leur propre pays. Or cette perspective n'est pas évoquée pour le moment. Face à ce contexte, regardons ce qui semble être la stratégie de TotalEnergies. Sa stratégie économique de vouloir investir dans les énergies renouvelables vise à combler le fossé en matière de transition énergétique. Ce qui est tout à fait compréhensible. Les grands rivaux européens de la firme française, BP et Shell, ont investi massivement dans les entreprises à électrons, telles que l'énergie éolienne et solaire, jusqu'à ce que des rendements faibles et des cours boursiers déprimés ne les obligent à faire une marche arrière embarrassante. Ses homologues américains, ExxonMobil et Chevron, ont quant à eux doublé leur mise sur le pétrole et le gaz. Des molécules propres comme l'hydrogène et la capture de carbone, ont été récompensées avec des valorisations boursières très élevées. TotalEnergies pense continuer à investir dans le système A, comme ils l'appellent, c'est-à-dire le pétrole et le gaz, dont le monde a encore besoin. Des exemples incluent ces récents projets d'hydrocarbures au Brésil, au Suriname, en Namibie, au Mozambique et aux Émirats arabes unis. Ici, les impératifs sont de réduire la quantité de carbone libérée lors de l'extraction du brut et surtout de réduire les coûts de production jusqu'à moins de 20 dollars le baril. Si le baril continue de se négocier autour de 90 dollars, cela devrait générer beaucoup de liquidités à investir dans le système dit B, les activités à faible émission de carbone qui doivent croître rapidement si les objectifs climatiques mondiaux doivent être atteints. TotalEnergies possède ou construit actuellement environ 5000 MW de capacité de production d'électricité propre au Texas, ce qui en fait l'un des plus grands soutiens de telles entreprises dans un pays comme les États-Unis. Elle prévoit de consacrer 30 % de ses dépenses en capital sur environ 5 milliards de dollars par an à l'échelle mondiale à l'électricité à faible émission de carbone, soit le double d'un major typique, ses concurrents directs. En 2021, l'entreprise est retournée en Irak de manière spectaculaire en obtenant le rôle principal d'un projet énergétique de 27 milliards de dollars. Elle a devancé ses concurrents parce qu'elle offrait justement une assistance financière et technique pour aider l'Irak à produire de l'électricité à partir du gaz, qui aurait autrement été brûlé, et construire 1 000 mégawatts de capacités d'énergie solaire. Une approche similaire a été trouvée en Libye, au Mozambique, et dans d'autres pays riches en hydrocarbures avec des secteurs d'énergie sinistrés. Certains militants écologistes remettent en question cette stratégie. Ils voient le gaz qui brûle plus proprement que le pétrole ou le charbon, non pas comme un pont vers un avenir plus vert, mais comme une impasse fossile. Les plans de dépenses en capital de TotalEnergies suggèrent que cette vision pourrait être cynique. Donc mon message clair est le suivant. L'Afrique abrite d'importantes réserves de gaz naturel et de pétrole. Le continent a connu une explosion d'explorations pétrolières et gazières, ce qui a conduit au développement de grands pays producteurs de pétrole approchés par des entités multinationales telles que TotalEnergies et d'autres acteurs majeurs. Malgré les milliards de dollars d'investissement, le continent souffre toujours de la malédiction des ressources et de la dépendance énergétique. Un écosystème qui pourrait être utilisé pour améliorer le développement des ressources pétrolières et gazières de l'Afrique impliquerait de réexaminer la valeur stratégique que l'Afrique représente dans la chaîne de valeur mondiale pour des entreprises telles que TotalEnergies. Cela veut dire, pour être indépendant sur le plan énergétique, que les investissements dans le pétrole et le gaz doivent augmenter, surtout les capacités de raffinage. Sans elles, les pays africains ne peuvent pas vraiment comprendre quel est le modèle de négociation qui pourrait leur bénéficier. Les stratégies d'extraction pétrolière et gazière africaines doivent naviguer à travers les défis posés par les risques des transitions, notamment la transition énergétique, et pour cela, donner toujours une importance primordiale aux solutions qui leur permettent d'évoluer vers les énergies renouvelables. La diversification des compagnies pétrochimiques vers des énergies renouvelables, comme définies par TotalEnergies, est une tendance répandue. Reste à savoir si les grandes compagnies telles que TotalEnergies ne la font pas dans une séquence défavorable à l'Afrique.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci monsieur le professeur. Votre propos corrobore ceux d'un certain nombre d'experts que nous avons reçus sur la « malédiction du pétrole », à savoir l'idée que la manne pétrolière va pouvoir financer la construction d'écoles, d'hôpitaux et le développement soutenable. Plusieurs experts vont dans le sens de vos propos, écrits et travaux qui démontrent que, finalement, ce rêve d'un pétrole qui garantirait le développement conduit plus à un cercle vicieux qu'à un cercle vertueux. Notre commission d'enquête porte sur, au fond, les politiques publiques qui encadrent.

Vous avez bien mentionné à quel point l'enjeu n'est pas simplement pour les pays du Nord de tenir les promesses annoncées ou faites dans les conventions internationales. Comme on l'a vu à Dubaï, les pays africains, au fond, disent aujourd'hui, « en l'absence de financements climat, nous sommes désolés mais, d'une certaine façon, nous défendons notre droit à polluer et à utiliser ou exploiter le pétrole ». Donc vous expliquez bien le modèle économique qu'il y a derrière.

Je souhaite vous poser une question en me basant sur vos observations sur le Mozambique, l'Ouganda et la Tanzanie. Ces pays, quand ils développent ou veulent développer le pétrole, prennent un risque majeur d'endettement mais, au fond, est-ce que la nature même de ces régimes leur confère l'ambition d'aller vers un système plus soutenable et plus équilibré, d'énergie renouvelable ? Est-ce qu'un régime autocratique ou autoritaire n'a pas fondamentalement intérêt à une rente pétrolière qui concentre énormément la rente de l'État ? Première question.

S'agissant de l'intervention de la France, vous avez parlé de TotalEnergies. Il a été dit par exemple, que lors de son arrivée au pouvoir en 2017, le Président Macron avait écrit au président ougandais pour soutenir le projet Total d'exploitation pétrolière et de transport du pétrole par le pipeline EACOP. De la même façon, la France, comme le ministre des Affaires étrangères nous l'a dit, pas directement mais à travers l'Europe, a soutenu l'intervention rwandaise dans le nord du Mozambique contre les djihadistes y compris avec potentiellement la perspective de protéger les champs gaziers de Total. Donc comment voyez-vous, à travers votre expérience aux Nations unies, à travers votre analyse, les interventions des États qui dans les COP disent qu'il faut sortir des énergies fossiles mais qui dans les relations bilatérales soutiennent encore plus d'énergies fossiles ? Merci.

M. Roger Karoutchi, président. - je n'ai pas entendu exactement la même chose que le rapporteur dans vos propos. Mon sentiment est que vous nous dites que tant que l'occident, ou les grands États, ne mettent pas l'accent sur les compensations financières, pourquoi les pays africains, qui disent qu'il n'y a ni manne, ni soutien pour les énergies renouvelables, n'exploiteraient pas le gaz et le pétrole qu'ils ont immédiatement parce que par définition, personne n'assume l'équilibre financier de ce que serait la mise en place des énergies renouvelables chez eux ? Vous avez le sentiment qu'il y a une responsabilité internationale, qui dépasse TotalEnergies ou une quelconque société, sur le thème : « nous sommes tous la main sur le coeur pour la transition énergétique » mais il ne faut pas demander de compensation financière pour les pays qui auraient des stocks de gaz et de pétrole mais ne pourraient mettre en valeur les énergies renouvelables que si cette compensation financière existait.

M. Carlos Lopes. - Merci. Je pense qu'on oublie souvent que l'ensemble des pays africains ont déjà atteint l'objectif net zéro. Tout le monde cherche cet objectif et la seule région du monde à l'avoir obtenu, c'est l'Afrique. Si l'on prend en considération la capacité de capture du carbone en Afrique et les émissions, le solde est positif. Cela veut dire que les pays africains sont dans une situation morale supérieure pour entrer dans ce débat.

La deuxième question est de savoir si, avec toutes les explorations de gaz et de pétrole prévues dans les années à venir, la place de l'Afrique changerait significativement. La réponse est non. Il y aurait 1 % d'émissions supplémentaires mais sa capacité de capture est plus importante que celle des autres régions du monde et comme son solde est positif, l'Afrique resterait la région la plus performante en termes d'objectif climat. Cela est très important pour entrer dans le débat politique. C'est fort de ce constat que les dirigeants africains aimeraient, non pas parler de compensations financières, mais de régulation internationale afin de permettre la stimulation nécessaire pour se diriger vers les énergies renouvelables. Les Africains ne peuvent pas prendre cette décision seuls. Par exemple, imaginons que le système bancaire international soit obligé de rendre compte de ses financements en termes de charge, poids et intensité carbone, il serait beaucoup plus vigilant aux prêts d'agents auxquels il consentirait et nous aurions un effet cascade sur le besoin d'augmenter la performance des crédits en termes d'intensité carbone ou leur diminution. Mais ce n'est pas ce qui se passe. Actuellement nous avons plutôt des discours qui présentent la compensation comme la solution. On maintient les règles du jeu mais on proclame un certain nombre d'objectifs du financement climat. Ces objectifs ne voient pas le jour et sont des promesses vides. Le discours actuel est axé sur la réforme des institutions financières internationales, telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, pour pouvoir financer des possibilités hybrides d'expansion de la transition énergétique en particulier et tout ce qui est croissance verte. Mais cela reste encore en discussion et, même si cela voyait le jour, il y aurait probablement une diminution de l'aide publique au développement. En l'état actuel des choses, les pays africains sont obligés de constater que la seule possibilité de régler ce problème de développement, notamment leur croissance et à travers elle, les questions de pauvreté, d'inégalité, etc., c'est de pouvoir compter sur ce qui est plus facile à financer, donc les combustibles fossiles, malheureusement. Si l'on regarde le profil des investissements en Afrique actuellement, 40 % environ en direction de l'Afrique sont encore en combustibles fossiles. Il y a beaucoup de discours mais c'est cela la pratique. Personnellement, je suis dans une fondation qui s'occupe du climat et des transitions climatiques. Notre préoccupation est de démontrer aux pays africains que s'ils augmentent un peu leur marge de manoeuvre, pour financer eux-mêmes des projets de développement de grande envergure, à travers des modifications sur les exemptions qu'ils accordent à certaines entreprises telles que TotalEnergies, ils pourraient investir dans les énergies renouvelables qu'ils possèdent en grande quantité. Il faut moins compter sur le fait que la course vers les énergies renouvelables sera financée de l'extérieur et essayer de le faire avec des ressources propres autant que possible. Pour cela, il faut augmenter les possibilités d'exploiter les combustibles fossiles sur une période relativement courte pour pouvoir financer cette transition. Au fond, c'est la même stratégie que celle annoncée par TotalEnergies qui veut aussi sortir de sa dépendance aux combustibles fossiles en finançant les énergies renouvelables avec les rendements que cette exploration actuelle lui apportera. Si des entreprises multinationales le font, et ce n'est pas un hasard si TotalEnergies a réussi mieux que ses concurrents dans cette voie, pourquoi pas des pays africains ? C'est donc un peu la logique de ne pas nécessairement compter sur le fait qu'avoir des ressources pétrolières et gazières, c'est nécessairement un désavantage, mais plutôt les transformer dans une possibilité pour accélérer la transition.

M. Jean-Claude Tissot. - Hier, nous avons auditionné le directeur général de TotalEnergies, en charge du développement durable. Je l'ai notamment interrogé sur le projet BaCaSi de compensation carbone au Congo-Brazzaville. Vous l'avez abordé, mais précisément, quelle lecture faites-vous de ces projets de compensation qui ressemblent surtout à une marchandisation du carbone ? Et savez-vous si ce projet a suscité des réactions au sein de la population congolaise ? Une deuxième question : devant notre commission d'enquête il y a peu, on auditionnait l'ancien ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui a présenté la stratégie d'influence de la France pour soutenir ses entreprises à l'étranger. Comment est aujourd'hui perçue la diplomatie économique menée par la France sur le continent africain ?

M. Carlos Lopes. - La question du marché des crédits carbone est assez controversée, pour trois raisons. D'abord, il s'agit d'un marché contrôlé par des intermédiaires, en charge des certifications. Ils sont tentés de profiter des avantages de pouvoir être ceux qui permettent d'assurer qu'une certaine qualité est atteinte. Les pays africains n'ont pas l'expertise nécessaire pour pouvoir être des acteurs majeurs dans ce secteur et sont contraints de s'en remettre à ces intermédiaires. Ensuite, il y a aussi un problème moral. Les grandes entreprises ou les pays achètent des crédits carbone pour continuer à polluer. Dans leur rapport annuel, ils peuvent dire qu'ils ont contribué à la solution climatique. Mais est-ce tout à fait juste de dire que l'on contribue à la solution climatique si on exporte un peu la responsabilité ailleurs ? La troisième controverse, est liée au fait que toutes les définitions internationales sur les crédits carbone reposent sur l'idée qu'il faut faire de la réduction de carbone à travers la pollution déjà existante. Cela laisse très peu d'espace pour l'adaptation. La traduction concrète de cette approche, c'est que l'on compense par exemple pour planter des arbres, mais on ne compense pas pour les arbres déjà existants. Les pays qui ont des bassins importants pour la planète et qui ont des forêts relativement importantes ne sont pas vraiment compensés pour la conservation de ces forêts ou de ces mangroves ou de ces différentes contributions à la capture du carbone. Ils sont compensés s'ils plantent et s'ils contribuent à une reforestation. Cela incite presque à couper des arbres pour les replanter. Par exemple au Brésil, on suit de près la quantité de destruction de la forêt amazonienne chaque année et des fonds relativement importants, notamment de la Norvège, sont mis à disposition du Brésil pour faire de la reforestation. Donc, on fait de la reforestation et on coupe en même temps. Tout ce qui est marché carbone doit faire l'objet d'une approche beaucoup plus sophistiquée, qui tiendrait davantage compte de considérations éthiques.

Dans le cas du projet de TotalEnergies au Congo, la société doit démontrer auparavant qu'elle a fait des efforts de transformation de sa propre structure productive avant de profiter d'une compensation carbone parce les coûts d'émission dans l'exploration elle-même ont été réduits. Dans le cas de ce projet en particulier, on peut le concevoir, mais je reste très sceptique.

Sur la deuxième question, l'influence de la France dans les débats sur le climat en particulier, ainsi que sa diplomatie économique sont très appréciées par beaucoup de pays africains. Le sommet que le président Macron a convoqué sur le financement était une bonne initiative pour lier les discussions sur la dette africaine avec celles sur le climat. Le fait que l'initiative vienne d'un pays occidental était assez particulier. Même si ces discussions ont eu lieu, ainsi que beaucoup d'autres, cela ne signifie pas qu'on a vraiment changé le curseur. Il n'y a pas eu de résultats pratiques observés par les pays les plus vulnérables. Il y a beaucoup de proclamations d'intention, mais elles n'ont pas encore été suivies d'effets convaincants. Les pays africains sont devenus beaucoup plus exigeants dans leurs partenariats, parce qu'actuellement, ils sont sollicités de tous bords, ce qui leur permet de faire des choix beaucoup plus indépendants qu'auparavant. La diplomatie française doit vraiment tenir compte de ce nouvel état d'esprit qui est très différent de celui qu'on avait il y a quelques années.

M. Mickaël Weber. - Je rebondirai d'abord sur ce que disait mon collègue Jean-Claude Tissot, sur l'impact que certains projets peuvent avoir, je pense notamment au projet EACOP en Ouganda et en Tanzanie. Nous avons évoqué hier le sujet hier des espaces naturels protégés. La question est donc celle de la compensation notamment sur les plantations. Au vu de l'évolution du climat, il y a peut-être d'autres compensations à imaginer et voir l'impact qu'ont réellement ces procédés d'exploitation de matières fossiles. Comment évaluez-vous l'impact du changement climatique sur le long terme, sur la sécurité alimentaire, sur les moyens de subsistance, sur la répartition démographique et même sur les migrations au sein du continent africain ?

M. Carlos Lopes. - Il y a deux façons de voir l'évolution des changements climatiques sous l'angle africain. La première, pessimiste, consiste à constater que nous sommes déjà au-delà des moyennes de température qui sont enregistrées parce que la concentration de la chaleur est vraiment dans les tropiques et dans l'équateur. Nous discutons de températures moyennes, mais en Afrique, les conséquences sont déjà dévastatrices. Il est reconnu scientifiquement que les effets les plus immédiats du changement climatique se vérifieront en Afrique. Nous sommes déjà en crise. Avec l'explosion démographique du continent, nous allons avoir beaucoup de migrations pour des raisons climatiques. Ces migrations se dirigeront vers des régions qui seront plus habitables et éventuellement même à l'extérieur du continent. Par contre, nous pouvons être plus optimistes et considérer que le plus grand potentiel d'énergies renouvelables est en Afrique, que ce soit au niveau solaire, dont on parle plus, mais surtout pour l'hydrogène vert. D'après l'Agence internationale de l'énergie, 60 % du potentiel est en Afrique. Si on ajoute à cela le fait que l'Afrique a la plus grande surface maritime du monde, son économie bleue offre aussi d'énormes possibilités pour la reconversion de beaucoup de chaînes de valeurs et notamment les possibilités énergétiques offertes par la mer. L'Afrique est le terrain où l'on peut imaginer une solution climatique mondiale, si l'on prend juste le potentiel des énergies renouvelables. Si l'on ajoute le fait que l'Afrique regorge des minerais stratégiques qui sont nécessaires à cette même transition et qui à l'heure actuelle sont transformés pratiquement dans leur totalité en Chine. Si l'on veut envisager un avenir pour l'Afrique qui puisse donner des possibilités de développement au continent et qui puisse aussi bénéficier aux transitions mondiales, il faut investir en Afrique, soit dans les énergies renouvelables, soit dans la transformation des minerais stratégiques qui sont essentiels pour les industries d'avenir. En ce moment l'Afrique redéfinit ses rapports avec ses partenaires. Si on se tourne vers l'avenir, il faut investir lourdement sur la transition en Afrique. Par exemple, le taux de rendement d'un investissement dans l'énergie solaire dans un pays comme le Danemark est ridicule par rapport à ce qu'on gagnerait avec le même investissement au Maroc.

On peut imaginer une solution qui soit compatible avec les intérêts d'autres régions du monde, notamment l'Europe, débattre sur une sortie commune de la crise actuelle climatique plutôt qu'une concurrence telle qu'on la présente actuellement et qui est défavorable à l'Afrique.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Notre collègue Mickaël Weber parlait de l'Ouganda et de la Tanzanie. Quand on parle de ce projet, on constate qu'il y a des dizaines de milliers de personnes déplacées dans des conditions difficiles. Les réserves naturelles, l'environnement, la biodiversité sont mis en danger et on assiste à des atteintes assez lourdes aux droits humains, à la liberté d'expression, à la liberté de contester ce projet. La réponse de TotalEnergies est de considérer qu'ils ne sont pas responsables de la démocratie, de l'état de droit ou du respect des libertés en Ouganda ou en Tanzanie. Comment voyez-vous la responsabilité de ce type de multinationales dans ces projets ? Parce qu'au fond les atteintes aux droits humains ont été démontrées et finalement le projet se poursuit. Quelle est la responsabilité de TotalEnergies ? Quelle est la responsabilité de la France ? Quelle est la responsabilité de l'Ouganda ?

M. Carlos Lopes. - Je pense qu'une entreprise ne peut pas se dédouaner de principes éthiques, et donc que TotalEnergies a aussi une responsabilité lorsqu'ils constatent des pratiques qui ne sont pas compatibles avec leurs objectifs éthiques. Mais cette question est complexe parce qu'on est dans le domaine de la souveraineté et que la souveraineté est devenue, pour des raisons qui sont liées un peu à l'évolution de la politique africaine, une question extrêmement sensible. Nous avons une population qui est très jeune, dans la plupart des pays, avec une moyenne d'âge dans le continent de 19 ans. Gérer politiquement cette contestation qui est souvent associée à l'âge, n'est pas une tâche facile. Le deuxième élément, est que nous avons des élites qui sont dissociées de la réalité des gens, qui vivent dans leur bulle. Ils pensent qu'à travers leurs contacts et les négociations internationales, ils ont la légitimité et la reconnaissance nécessaires pour pouvoir continuer à faire ce qu'ils font sans se préoccuper d'une légitimité vis-à-vis de la population. Par exemple, s'il y a des élections, s'il y a une transition politique, la plupart des chefs d'État africains ou dirigeants africains cherchent une reconnaissance internationale plutôt qu'interne. Pour la jeunesse africaine, la question de la souveraineté est très sensible. Ils pensent que leurs dirigeants sont des vendus, qu'ils dépendent de l'extérieur et qu'il faut contester les formes de pouvoir qui ne représentent pas nécessairement leurs intérêts. Ils peuvent employer des méthodes qui ne sont pas les plus pacifiques. Les dirigeants africains, actuellement, font des déclarations politiques de souveraineté très fortes pour pouvoir contrer cette difficile situation politique. Vous allez avoir des exemples de plus en plus nombreux de pays qui montrent, disons, leurs verves révolutionnaires, ou bien leur capacité à mettre en cause des partenariats externes, pour une question de survie, afin de faire face à cette pression énorme sociale qui est en train de se développer à cause de la situation démographique. Dans le cas de l'Ouganda, la situation politique est très tendue parce que le président est au pouvoir depuis très longtemps et qu'il a un caractère autocratique et tente de museler l'opposition. Il pense que si le pays se développe économiquement, crée des emplois et transforme structurellement son économie, il pourra mieux contrôler la contestation politique. TotalEnergies ne peut pas régler cette difficile situation mais doit faire le nécessaire pour exprimer davantage son désaccord.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci professeur pour cette audition.

Audition de M. Christophe Béchu,
ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires
(Jeudi 11 avril 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer, monsieur le ministre, que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat - la vidéo sera diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur le ministre, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Béchu prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole pour un propos introductif, je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires. - Absolument pas. Je n'ai pas même la moindre carte de fidélité auprès d'un réseau de stations-service !

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous laisse la parole, monsieur le ministre.

M. Christophe Béchu, ministre. - Je vais d'abord parler de notre action globale en matière de transition écologique, puis je me concentrerai sur les points liés à TotalEnergies.

Notre action en faveur de la transition écologique se déploie à plusieurs niveaux, notamment à l'échelle internationale, compte tenu de la taille du groupe TotalEnergies.

La France a pris des engagements internationaux. La dernière conférence des parties (COP), qui a acté la sortie des énergies fossiles, constitue notre feuille de route. Vous connaissez nos engagements en la matière, notamment ceux du Président de la République et d'Agnès Pannier-Runacher. Ces engagements mondiaux sont complétés par des actions nationales et des engagements forts, comme la sortie progressive des énergies fossiles d'ici à 2040, avec une sortie du charbon d'ici la fin du quinquennat.

Lors de la COP26, nous avons rejoint, avec une vingtaine de pays, l'accord qui met fin au financement à l'étranger de projets d'exploitation d'énergies fossiles dès l'année 2022. Dans la loi de finances pour 2023, nous avons cessé d'octroyer des garanties à l'export pour l'ensemble de la chaîne de valeur du secteur des énergies fossiles, les anciennes garanties de la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (Coface). Cela vaut pour les activités d'exploration, de production, de stockage, de transport et de raffinage, pour le pétrole comme pour le gaz.

La France participe également à plusieurs coalitions et initiatives, comme E3F (Export Finance for Future), qui a vocation à faire du financement public des exportations un levier clef dans la lutte contre le changement climatique, en imposant des restrictions sur les projets d'énergies fossiles, tout en améliorant le soutien aux projets durables. Nous participons aussi à l'alliance Beyond Oil and Gas, qui vise à aligner les productions de pétrole et de gaz sur l'accord de Paris.

Au niveau européen, nous portons une voix ambitieuse en matière de climat, de biodiversité, de gestion de l'eau et de pollution plastique. Je pense à nos engagements pris lors de la COP15 de Kunming à Montréal : si les premières sources d'érosion de la biodiversité sont l'étalement urbain et l'artificialisation des sols, le dérèglement climatique a un impact sur les populations ; l'énergie fossile étant la principale source de dérèglement climatique, l'alignement de nos engagements est très clair.

Nous nous engageons à favoriser l'utilisation des solutions fondées sur la nature et à protéger les puits de carbone nécessaires au stockage des gaz à effet de serre (GES). Nous oeuvrons en faveur du zéro artificialisation nette (ZAN), dans sa version souple votée le 13 juillet dernier par le Sénat. La lutte contre la déforestation aux niveaux tant national qu'international et l'évolution des pratiques agricoles s'inscrivent dans cette logique.

Pour être ambitieux à l'échelon international, il est essentiel d'être exemplaire à l'échelon national. À cet égard, notre cadre réglementaire en matière d'hydrocarbures a été défini par la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement, dite loi Hulot. Cette loi a mis fin aux garanties à l'export pour les énergies fossiles et a révisé le label « investissement socialement responsable » (ISR) pour en exclure ces énergies. Voilà des décisions concrètes qui ne sont pas seulement des déclarations d'intention.

En juillet 2017, la France a réaffirmé son engagement envers l'accord de Paris et son ambition de faire de la lutte contre le réchauffement climatique une priorité absolue, avec pour objectif la neutralité carbone d'ici à 2050. Cet objectif a été inscrit dans le code de l'énergie, à l'article L. 100-4, et a été renforcé par la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat. Cette ambition est au coeur de la deuxième version de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), adoptée en avril 2020. La feuille de route pour atteindre nos objectifs de réduction des émissions reste inchangée. S'ajoute la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), qui décrit de manière précise, pour les années 2025-2035, les orientations de notre politique énergétique, et qui traduit nos ambitions en matière de réduction de nos consommations et de développement des moyens de production énergétique décarbonée.

La loi Hulot est cruciale. En 2011, la France a annoncé, pour la première fois, son engagement en faveur de l'interdiction totale de l'exploration et de l'exploitation des hydrocarbures liquides gazeux par fracturation hydraulique. Cela ne s'est pas fait sans débat. Cette décision a posé les bases de la loi Hulot, qui vise à limiter l'extraction des hydrocarbures en France et à mettre fin progressivement à leur production d'ici au 1er janvier 2040. Nous avons fait le choix de ne plus délivrer de nouveaux permis d'exploration, afin de conduire à une extinction progressive de la production nationale. Cette production reste résiduelle, car elle représente moins de 1 % de notre consommation d'énergie.

Pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles, il faut agir sur plusieurs leviers : réduire notre consommation d'énergie - je rappelle qu'une partie des arguments des pétroliers consiste à dire qu'il faut explorer de nouveaux gisements pour faire face à de nouveaux besoins - et développer des énergies alternatives. Notre stratégie combine l'énergie nucléaire, pilotable, et les énergies renouvelables, pour assurer la crédibilité de notre feuille de route de sortie des énergies fossiles. Le défi est majeur, et nous aurons besoin des énergéticiens.

Je distingue trois défis : sobriété, augmentation de la production d'électricité et doublement de la production de chaleur. Ces défis sont colossaux, tant en matière d'investissements que de ressources humaines. Nous aurons besoin d'embarquer les énergéticiens et les entreprises pour mener à bien ces projets. TotalEnergies, par exemple, a un rôle crucial à jouer dans cette transition, non pour continuer à explorer des gisements de pétrole, mais pour nous aider à décarboner notre production d'énergie.

Il n'existe pas de modèle de transition sans l'appui du secteur privé. Il nous faut trouver des alliés. La planification écologique que la France a mise en place montre que les entreprises ont tout intérêt à organiser leur propre transition vers une économie décarbonée : les demandes citoyennes augmentent, et c'est un enjeu existentiel pour les entreprises. Je n'entrerai pas dans le piège qui consiste à opposer entreprises et État. Nous sommes dans le même navire. Le secteur privé, en grande partie, a commencé à réduire ses émissions.

Pour embarquer les entreprises, nous devons poser un cadre qui aide, qui moralise et qui explique quelles sont les conséquences climatiques de nos activités, en présentant les externalités négatives qui reposent sur les collectivités. Telle est la logique de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), des normes européennes d'information en matière de durabilité (European Sustainability Reporting Standards, ou ESRS) ou du devoir de vigilance des entreprises. L'obligation de transparence permet de mener une analyse des risques climatiques matériels et de mesurer leurs impacts, afin de corriger, dans les chaînes de valeur, les atteintes à l'environnement qui seraient laissées à la charge de la puissance publique quand une partie des profits viendrait lui échapper. Disposer de données à l'échelle européenne est la meilleure garantie pour faire des comparaisons justes et éviter les distorsions de concurrence et des délocalisations entre pays.

Enfin, l'adaptation au changement climatique est également un élément clef de cette transition. Il est crucial d'intégrer une trajectoire de réchauffement de référence dans l'évaluation environnementale des entreprises. Le dérèglement climatique impose une évolution structurelle des modèles économiques pour intégrer les impératifs environnementaux. La puissance publique a un rôle à jouer pour faciliter cette transition, en instaurant un cadre d'analyse transparent.

Le modèle économique traditionnel de TotalEnergies est une partie du problème, mais sa transition écologique peut également faire partie de la solution. Il est crucial d'accompagner les entreprises dans cette transition. Par exemple, l'interdiction des véhicules thermiques en Europe, qui ne s'est pas faite sans débat, est absolument nécessaire si nous voulons atteindre notre objectif de neutralité carbone à l'horizon de 2050. Cependant, le remplacement des voitures thermiques par des voitures électriques à un horizon si bref représente un mur d'investissements et de production électrique colossal. Cela permet de mesurer les enjeux.

Poser un cadre clair permet de rappeler l'intérêt qu'il y a à investir dans la production électrique pour changer de modèle. Le fait que TotalEnergies ait investi pour devenir producteur de biocarburants, en reconvertissant deux de ses raffineries traditionnelles, La Mède et Grandpuits, s'inscrit dans ce chemin.

TotalEnergies est un participant actif aux groupes de travail pour établir des mécanismes nouveaux autour des biocarburants, et s'intéresse particulièrement à l'hydrogène renouvelable. TotalEnergies souhaiterait que des mécanismes incitatifs encouragent l'usage de l'hydrogène encore davantage que ne l'imposent les normes européennes.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le ministre, vos convictions sont claires, mais nous avons l'impression que vous avez été formé à l'école du Quai d'Orsay : tout cela est dit en termes très diplomatiques.

Imaginons, monsieur le ministre, que je sois M. Patrick Pouyanné. J'entends ce que vous dites, et voici ma réponse : tant que les Français utilisent de l'essence pour leurs voitures et du gaz pour se chauffer, il est normal que j'aille chercher et exploiter de nouveaux gisements. Certes, il faut s'engager et réduire considérablement la demande ; mais, s'il y a de la demande, il faut bien que quelqu'un offre ces énergies ! Tout le monde semble d'accord pour dire qu'il vaut mieux que ce soit une entreprise française qui réponde à la demande plutôt que BP, Shell ou Exxon.

Comment trouver une voie de passage entre votre appel à accélérer la transition et à réduire la demande en énergies fossiles et le fait que, alors que la réduction de cette demande est assez lente, TotalEnergies, malgré son engagement dans les énergies renouvelables, produise encore du pétrole et du gaz pour répondre à la demande ? Quel est le chemin de crête ? Doit-on dire que TotalEnergies a raison de répondre à la demande actuelle, ou pousser l'entreprise à accélérer sa transition vers le renouvelable ?

Depuis le début de ces auditions, nous tournons un peu en rond. Tout le monde dit que TotalEnergies peut faire mieux. Très bien ! Mais, aussitôt après, on nous dit qu'il faut laisser TotalEnergies exploiter et explorer, car il y a de la demande. Si c'est Exxon qui mène les explorations, que gagnerons-nous ?

Monsieur le ministre, je veux être un bon élève... Dites-moi clairement quel chemin emprunter !

M. Christophe Béchu, ministre. - Monsieur le président, vous décrivez toute la difficulté que constitue un modèle de transition dans lequel on ne peut tout changer en un claquement de doigts.

Nous pouvons parler de dépendance. Toute notre économie, depuis des décennies, se fonde sur un modèle où les énergies fossiles ont non seulement apporté des réponses économiques, mais ont aussi façonné une partie de l'aménagement du territoire. La forme même de nos villes aujourd'hui exige que nous ayons des véhicules : sans réseau de recharge disponible, il est impossible d'envisager une transition crédible.

Ma première remarque sera empreinte d'une vision gaulliste, à laquelle vous ne pourrez qu'être sensible. Nous discutons d'une entreprise française, mais de ressources qui ne le sont pas. Nous sommes importateurs d'énergie et nous sommes dépendants des énergies fossiles depuis le premier jour, dépendants d'une ressource que nous n'avons jamais produite.

La transition écologique est une occasion de renforcer notre souveraineté énergétique, comme ce fut le cas autrefois pour le programme nucléaire. Aujourd'hui, les techniques nouvelles autour du renouvelable nous doteront de nouvelles capacités, ce qui est dans l'intérêt de la France.

De plus, personne ne nie qu'il faille répondre à cette demande aussi longtemps qu'il n'y aura pas de solution alternative. La question est de savoir si nous devons explorer et chercher de nouveaux gisements alors qu'il existe un consensus pour dire que les gisements existants suffisent à répondre à la demande et que les nouvelles explorations conduiront à une surproduction d'énergies fossiles. La recherche de ces nouveaux gisements vise à rendre ces énergies fossiles plus compétitives, donc potentiellement à accroître la dépendance même à ces énergies.

Dès lors, nous serions capables de déterminer à partir de quand nous pourrions, au nom de notre conception de la souveraineté et de la transition écologique, interdire à certains États d'utiliser les ressources présentes dans leur sol ou de signer des contrats avec des entreprises pour exploiter ces ressources. Cependant, avons-nous mandat pour expliquer à l'Ouganda ou au Guyana avec qui ils doivent travailler ?

J'assume complètement le fait que la transition écologique est bonne pour notre souveraineté, pour notre pays et pour notre pouvoir d'achat : elle nous permet de reprendre la maîtrise de notre destin.

Organiser cette transition dans un cadre planifié évite que nous ne soyons submergés par une concurrence de pays-continents qui ont une force de frappe économique plus importante que la nôtre et qui, parce qu'ils disposent de standards unifiés sur de grands marchés intérieurs, pourraient gagner une partie de la bataille idéologique.

Prenons l'exemple de la voiture électrique. L'augmentation continue de la part des immatriculations de voitures électriques montre tout l'intérêt qu'il y a à ce que nous ne soyons pas submergés par un modèle intégralement construit depuis l'étranger, à accompagner notre filière dans une transition nécessaire et à se comporter en Européens.

Je me place du côté de l'intérêt de notre pays : il n'y a pas de contradiction entre le fait de soutenir la sortie des énergies fossiles et le fait d'oeuvrer avec une entreprise qui est elle-même en prise avec des États souverains, ce qui limite notre capacité d'action. Ce qui m'importe, c'est la cohérence qui consiste à ne pas favoriser, y compris avec des dispositifs de soutien à l'exportation, l'exploration de nouveaux gisements à l'étranger.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Certes, nos propositions ne sont pas tout à fait alignées, mais nous reconnaissons tous que nous faisons face à une contradiction majeure. Le chaos climatique s'intensifie, et il s'aggravera si nous n'agissons pas. La communauté internationale est unie sur ce point. L'Agence internationale de l'énergie (AIE), construite par les pétroliers eux-mêmes, affirme qu'il faut cesser d'ouvrir de nouveaux champs pétroliers ou gaziers, tout comme le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), les Nations unies et le Président de la République.

Pourtant, ce groupe énergétique, français par son histoire et par la présence de son siège social en France, assume d'augmenter sa production de pétrole et de gaz et d'ouvrir de nouveaux champs d'exploration, en contradiction avec le consensus international. De fait, le secteur pétrolier est si rentable que TotalEnergies n'a aucun intérêt intrinsèque à abandonner le pétrole et le gaz. Comment l'action publique peut-elle mettre fin à cette aberration ?

La France a pris certaines mesures, comme l'arrêt des crédits aux exportations et l'interdiction de l'exploitation du gaz de schiste sur notre territoire, véritable drame environnemental et climatique. Cependant, l'État français soutient encore TotalEnergies à l'échelon international, que ce soit en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Mozambique ou en Ouganda. La France est actrice de cette fuite en avant totalement folle ! Comment faire en sorte que la France renonce à son hypocrisie, elle qui prône la sortie des énergies fossiles tout en encourageant leur exploration ?

Au fond, il ne s'agit pas de savoir qui, de TotalEnergies ou des autres énergéticiens, va explorer de nouveaux gisements : il s'agit bien de changer les choses. Si les grands énergéticiens investissaient dans les énergies renouvelables, nous n'aurions plus besoin de chercher du pétrole et du gaz. Notre filière française d'énergies renouvelables se porte très mal, en termes non de capacité, mais d'industrie. TotalEnergies pourrait faire la différence en mobilisant ses investissements, ses compétences et son savoir-faire, y compris en industrialisant notre pays. Nous pourrions alors devenir un pays pionnier.

L'État intervient déjà dans de nombreuses entreprises, via Bpifrance et l'Agence des participations de l'État. Serait-il envisageable pour l'État de prendre une participation dans TotalEnergies pour influencer sa stratégie ?

Concernant le gaz, nous nous enfermons dans notre dépendance au gaz naturel liquéfié (GNL), notamment au gaz de schiste. TotalEnergies continue de s'engager dans ce domaine, comme en témoigne son récent contrat aux États-Unis. Comment pouvez-vous intégrer ces réalités dans notre politique climatique, alors que nous importons toujours plus de GNL, et préserver notre souveraineté énergétique ? Le GNL intègre beaucoup de gaz de schiste, ce qui constitue une catastrophe pour le climat.

M. Christophe Béchu, ministre. - Je ne suis pas ministre de l'énergie ; depuis janvier, si mon ministère organise la sobriété et l'efficacité énergétique, la production relève de Bercy, notamment au regard de l'enjeu industriel qu'elle représente.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - C'est une déception. Nous avions construit cette organisation avec le président Sarkozy, en associant les questions énergétiques à l'écologie.

M. Christophe Béchu, ministre. - Monsieur Jadot, je sais que vous êtes nombreux dans cette salle à regretter le président Sarkozy... Je sens une montée de nostalgie ! Récemment, en tant que ministre de la cohésion des territoires, j'ai rencontré des associations d'élus pour discuter de la situation budgétaire du pays ; M. André Laignel a alors évoqué le président Sarkozy comme modèle pour son soutien aux collectivités territoriales.

Notre responsabilité est de réduire la consommation d'énergies fossiles. Il y va de notre crédibilité. Cela implique des mesures grand public, comme le soutien à la voiture électrique, mais aussi des investissements massifs. Par exemple, soutenir la décarbonation des aciéries peut avoir des impacts significatifs sur l'environnement. Les réseaux de chaleur sont également essentiels. Grâce au soutien du Sénat, nous avons augmenté les crédits de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) de 300 millions d'euros pour améliorer notre efficacité énergétique. Telle est la pierre angulaire de notre action.

Prenons l'exemple du débat sur la pompe à chaleur versus la chaudière à gaz. Voici le contexte : nous sommes plus performants pour produire des chaudières à gaz que des pompes à chaleur, produites principalement par les Polonais et les Chinois. J'assume donc que notre calendrier vienne éviter les erreurs passées, par exemple celles que nous avons faites pour les voitures électriques. Évitons d'investir beaucoup d'argent public pour in fine voir augmenter les importations et le chômage ! Outre l'électrification du parc, l'un des enjeux pour réduire la demande et tenir notre trajectoire est le poids des véhicules : nous ne pouvons perdre d'un côté ce que nous aurions gagné de l'autre. La transformation se fait par étapes. Nous devons rester cohérents.

Je suis totalement hostile à ce que l'État prenne une participation dans TotalEnergies. Premièrement, compte tenu du prix de l'action, cela mobiliserait des fonds utiles à la transition écologique. Deuxièmement, cela pourrait être contraire à la loi Hulot : nous investirions indirectement dans des activités menées par un groupe privé hors de nos frontières, activités que nous estimons contraires à nos principes et impossibles à mener dans notre pays.

Je précise que TotalEnergies reste le premier investisseur en France dans les énergies renouvelables. C'est le premier acteur des bornes de recharge ultra-rapides.

Pour ce qui concerne le gaz, je suis parfaitement en paix avec notre décision qui consiste à ne pas recourir à la fracturation hydraulique.

Cependant, nous devons considérer le contexte géopolitique, et éviter toute hypocrisie. Puisque nous dénonçons l'agression russe, comment pourrions-nous continuer à acheter du gaz à la Russie ?

Beaucoup de producteurs d'énergies fossiles ne sont pas des démocraties ; leurs intérêts ne sont pas alignés sur les nôtres. J'aurais beaucoup à dire sur le gaz de schiste américain, étant donné son impact environnemental. Nous naviguons entre, d'un côté, une forme de compromission idéologique ou géopolitique, en achetant auprès de pays en contradiction avec nos valeurs, et, d'un autre côté, la nécessité de sécuriser notre mix énergétique, donc les approvisionnements, dans un contexte de très haute inflation. Nous avons su sécuriser ces approvisionnements dans un contexte difficile, en assumant de ne plus acheter de gaz aux Russes et en réduisant notre dépendance. La trajectoire est donc claire.

M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le ministre, le fait que le gaz russe représente une partie de l'approvisionnement de l'Union européenne a déjà été abordé plusieurs fois par notre commission. Nous avons également pu constater l'implication de TotalEnergies en Russie, avec, au premier plan, ses parts au sein de la société Novatek, qui gère le site Yamal LNG en Sibérie, comme l'a confirmé, la semaine dernière, Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de l'entreprise.

N'existe-t-il pas une contradiction entre le soutien apporté à l'Ukraine et le maintien de l'approvisionnement en gaz russe, auquel s'ajoute la participation financière d'entreprises françaises dans des actifs russes, étant précisé que l'un des actionnaires de Novatek est la cible de sanctions européennes ? Pensez-vous que la France pourrait prochainement porter ce veto sur le gaz russe au niveau européen ?

Sur un autre sujet, les 23 bombes carbone dont TotalEnergies est l'opérateur ou l'actionnaire pourraient entraîner le rejet, dans l'atmosphère, de 60 milliards de tonnes équivalent COsi elles étaient pleinement exploitées, soit 12 % du budget total restant à l'humanité pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, selon le Giec.

Alors que la France est active dans le cadre de la « diplomatie environnementale », notamment dans la continuité de l'accord de Paris, ne pensez-vous pas qu'il est temps d'intervenir plus fermement sur ces projets d'infrastructures considérés comme des bombes carbone, d'autant plus qu'il s'agit d'entreprises françaises ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Je crois avoir été extrêmement clair sur les bombes climatiques en disant que nous n'avions pas besoin de nouveaux gisements pour faire face à la demande et que l'argument selon lequel il faudrait produire pour répondre à des besoins se heurte à une réalité : il existe aujourd'hui un consensus scientifique absolu sur le fait que les ressources des gisements existants suffisent à répondre à la demande actuelle.

J'ajoute qu'il faudra poursuivre nos efforts visant à réduire cette demande afin d'éviter de légitimer ces bombes carbone et vous assure, de manière totalement transparente, que nous n'apportons pas le moindre soutien, budgétaire ou assurantiel, à des décisions que prendrait TotalEnergies par rapport à ces bombes carbone. Dans ce domaine, je ne vois guère comment l'État pourrait aller plus loin.

Ce que nous tâchons d'accomplir dans le cadre d'une diplomatie environnementale se heurte à des réalités géopolitiques particulièrement complexes. Quand, lors du G20 qui s'est tenu à Chennai l'année dernière, le ministre canadien, au bord des larmes, vous parle des 14 millions d'hectares partis en fumée avec les incendies, que son homologue pakistanais évoque les inondations qui ont frappé son pays et que, parallèlement, les Iraniens et les Saoudiens vous expliquent que ces événements ne justifient pas un ralentissement de la production d'énergies fossiles, vous mesurez la difficulté objective des négociations.

Certains de mes homologues représentant des pays producteurs de pétrole m'ont expliqué qu'une diminution de l'activité ou des rentes tirées de cette énergie conduirait à des révoltes sociales et que leur responsabilité consistait à éviter ce scénario. La réalité est donc complexe. Nous nous heurtons à des États souverains.

De la même manière, des élus guyanais se sont demandé s'il n'existait pas un double standard entre le fait que le Guyana voisin soit appelé à devenir immensément riche et le refus de la France d'explorer les gisements potentiels au large de la Guyane. Nous assumons pleinement notre cohérence dans ce dossier.

Je ne saurais répondre de manière précise à vos interrogations portant sur l'Ukraine et le gaz russe, sujets qui ne relèvent pas de mon portefeuille ministériel.

M. Pierre Barros. - La semaine dernière, le ministre de l'économie Bruno Le Maire nous a présenté TotalEnergies comme un atout pour la France, qui ferait l'honneur du pays à l'international, avec, à sa tête, un président qui incarnerait parfaitement l'entrepreneuriat hexagonal. Vous avez, pour votre part, mentionné le besoin d'avoir des entreprises alliées dans le cadre de la décarbonation et de la lutte contre le changement climatique.

TotalEnergies bénéficie d'un accompagnement sur une série de projets alors que les ressources mises à la disposition des collectivités territoriales sont de plus en plus contraintes. Le rapport Pisani-Ferry proposait pourtant de les doter d'une très forte capacité d'investissement, à hauteur de 30 milliards d'euros par an, afin de soutenir et d'accompagner la transition énergétique.

Nous accompagnons donc une entreprise qui émet autant de COqu'un pays comme la France, investit massivement dans les énergies fossiles malgré les alertes du Giec et de l'AIE, réalise des profits énormes tout en payant fort peu d'impôts en France, grâce à des pratiques discutables d'optimisation fiscale. Ne serait-il pas temps de changer de braquet et de recourir à une plus grande contrainte pour ce type de sociétés ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Les deux derniers projets de TotalEnergies soutenus activement par notre pays l'ont été durant le quinquennat de François Hollande, entre 2012 en 2017. Ces projets ont reçu l'appui de gouvernements de gauche, qui, malgré un discours sur la redistribution, la cohérence et la fin de l'hypocrisie, ont accompagné à la fois Yamal LNG en Russie et Ichthys LNG en Australie, respectivement en 2013 et en 2017. Depuis cette date, l'État français n'a pas accordé le moindre soutien budgétaire et financier à des projets de l'entreprise, ni sous forme de crédits directs ni sous forme d'assurances.

Par ailleurs, TotalEnergies réalise 20 % de son chiffre d'affaires en France, la fiscalité n'ayant pas été conçue en faveur ou en défaveur de telle ou telle entreprise. Dans le cadre de la planification écologique, notre soutien à l'investissement est aujourd'hui concentré non pas sur les entreprises, mais sur les projets.

Deux portes d'entrée existent : l'une, sectorielle, consiste à accorder des crédits pour la voiture électrique et la rénovation ; l'autre renvoie à des soutiens - dans le cadre de France 2030, en particulier - liés non pas à la personnalité de la structure, mais à l'ampleur du projet considéré et au niveau d'investissement porté par l'entreprise concernée.

L'un des modèles auxquels je crois le plus est celui des zones industrielles bas-carbone, qui permettent à des entreprises de plus petite taille de bénéficier de la chaleur de leurs voisins et de dispositifs d'investissement appuyant une diminution de notre dépendance aux énergies fossiles.

M. Pierre Barros. - Qu'en est-il de l'aide à l'investissement des collectivités territoriales pour accompagner la transition écologique ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Nous avons justement doublé l'enveloppe dédiée au soutien à l'investissement des collectivités territoriales. Pour rappel, le soutien aux collectivités concerne à la fois le fonctionnement et l'investissement : s'agissant du premier volet, la dotation globale de fonctionnement (DGF), stable depuis 2017, a augmenté à deux reprises au cours des dernières années. Sur le second volet, la dotation d'investissement - l'addition de la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) et de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) - s'élevait à 2 milliards d'euros, avant de doubler avec le fonds vert. J'ai caressé l'espoir de voir ce montant atteindre 4,5 milliards d'euros, mais les coupes budgétaires ont conduit à ne pas augmenter ce budget, ce qui représente malgré tout un effort, dans le contexte que nous connaissons.

Ce soutien à l'investissement de 2 milliards d'euros a permis d'accompagner 10 000 projets à l'échelle du territoire : près de 6 000 ont porté sur la rénovation et la baisse de la consommation, avec 3 300 projets consacrés aux bâtiments et 2 800 projets dédiés à la rénovation de l'éclairage public. S'y ajoutent des projets de renaturation et de dépollution, ainsi que des actions en faveur de la biodiversité, qui ne sont pas directement liées à la décarbonation, mais qui portent néanmoins une nécessaire ambition écologique.

L'ensemble de ces projets a généré un effet de levier, les 2 milliards d'euros initiaux ayant entraîné 10 milliards d'euros de soutien à l'investissement. La prochaine étape concernera le fonds d'adaptation aux défis qui sont devant nous.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Vous avez évoqué les leviers dont nous disposons pour agir au niveau de la demande, dont la fiscalité et la taxation. Êtes-vous favorable à la demande portée depuis plusieurs mois par le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, qui plaide en faveur d'une augmentation de la taxation du kérosène afin d'assurer une concurrence plus juste entre le transport ferroviaire et le transport aérien ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Sous-taxé pendant un temps, le kérosène était moins cher que l'essence jusqu'en 2023, date à laquelle les taxes correspondantes ont augmenté de 70 %. Cette hausse, que j'ai portée aux côtés de l'ancien ministre délégué aux transports, Clément Beaune, a permis de mettre fin à une niche fiscale contraire à nos objectifs.

Il reste encore des marges d'amélioration : j'assume ainsi de dire que la philosophie du maintien d'un taux réduit de TVA sur les liaisons aériennes intérieures m'échappe, au regard de nos objectifs et de nos ambitions. De la même manière, le taux réduit de TVA sur l'achat de chaudières à gaz pose la question du signal-prix envoyé aux consommateurs.

Le soutien apporté à la SNCF ne se limite pas aux conditions d'exploitation, il englobe un soutien aux conditions du réseau : nous sommes là face à une grande cause nationale, que votre assemblée évoque depuis longtemps. Dans les années 1980, le choix collectif a consisté à affecter le budget consacré à la régénération à l'ouverture de nouvelles lignes, ce qui a entraîné une dégradation de notre « patrimoine » ferroviaire, dont les 29 000 kilomètres de voies faisaient pourtant notre fierté. Une forme de facilité a prévalu, l'inauguration d'une nouvelle ligne à grande vitesse étant plus intéressante politiquement que la régénération de lignes existantes.

De surcroît, cette politique a doublement bouleversé l'aménagement du territoire : si le phénomène de métropolisation a été accéléré en réduisant les distances et les durées de trajet dans certaines zones, ces mêmes durées ont été rallongées pour d'autres territoires.

Ce travail de réparation est au coeur de la loi d'orientation des mobilités, qui, en 2019, a permis, pour la première fois, de consacrer à nouveau un budget à la régénération : à la fin de ce quinquennat, les moyens consacrés à ce chantier auront progressé de 1 milliard d'euros. La régénération du réseau est essentielle pour assurer des liaisons avec des territoires dont le sentiment d'abandon est accentué par des durées de trajet et des conditions de circulation chaotiques. Le sujet ne se limite donc pas au prix, l'essentiel de l'effort devant porter, de mon point de vue, sur la qualité du service et sur la régularité, c'est-à-dire sur les moyens accordés à la régénération et à l'investissement.

M. Philippe Folliot. - Pour en revenir aux enjeux relatifs au gaz, je partage votre analyse sur l'hypocrisie qui aurait été la nôtre si nous avions à continuer à importer du gaz russe compte tenu du conflit ukrainien. Du reste, nous aurions peut-être dû stopper ces importations dès 2008 ou 2014, et nous avons assurément manqué de clairvoyance.

Vous êtes un Européen convaincu, monsieur le ministre. Alors que la taxonomie décidée au niveau européen catégorise le gaz et le nucléaire comme deux énergies « de transition », le gaz se différencie-t-il selon vous du charbon et du pétrole ?

En outre, vous avez indiqué assumer totalement la loi Hulot relative à la non-exploitation des ressources en France. L'un de vos prédécesseurs a décidé de mettre un terme aux permis de recherche concernant l'île Juan de Nova, alors que le canal du Mozambique est appelé à devenir la mer du Nord du XXIe siècle ; du reste, TotalEnergies exploite un gisement gazier au Mozambique. N'aurait-il pas été utile de nous intéresser davantage aux potentialités de cette ressource nationale avérée, afin de sortir de l'alternative entre le gaz de schiste américain et le gaz naturel provenant de dictatures et de mieux maîtriser le cadre de la transition ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Toutes les énergies fossiles ne se valent pas. Elles peuvent être classées en fonction de leurs impacts sur l'environnement et sur la santé humaine. La hiérarchie est claire : le charbon est la pire des énergies, suivi du pétrole, puis du gaz, ce qui doit nous conduire à avoir un regard adapté sur chacune d'entre elles. La sortie du charbon représente ainsi autant un impératif climatique qu'un enjeu de santé humaine, compte tenu de l'ampleur de ses impacts ; à l'inverse, considérer que nous pouvons avoir une forme de souplesse sur le gaz a du sens.

Hier, le Parlement européen a adopté un texte sur les transports urbains, dont, me semble-t-il, Yannick Jadot avait été le rapporteur initial. J'assume la position qui consiste à considérer que l'échéance de 2030 était trop précoce pour imposer la conversion de flottes à l'électrique alors que des collectivités ont investi dans le bioGNV (gaz naturel pour véhicules), l'accompagnement de la sortie du diesel devant se faire avec pragmatisme, en acceptant certaines formes de transition. J'ajoute que la modestie et l'humilité doivent nous conduire à reconnaître que nous n'avons pas encore réussi à trouver des énergies de substitution convaincantes dans tous les domaines : l'hydrogène reste, par exemple, une promesse dont on n'est pas sûr qu'elle puisse fonctionner partout.

De la même manière, la décarbonation du transport maritime soulève des problèmes complexes : si la mise en oeuvre d'une nouvelle technologie venait à être décidée dans cinq ou dix ans, nous ne pourrions pas, compte tenu du nombre de navires à remplacer, atteindre l'objectif de zéro émission nette en 2050 sans nous appuyer sur des opérations de rétrofit.

Outre la nécessaire humilité dont nous devons faire preuve, nous devons sortir des postures pour entrer dans le détail : le gaz a moins d'impacts que le pétrole, qui en a lui-même moins que le charbon. Cela étant dit, l'enjeu consiste à s'orienter davantage vers les énergies renouvelables et à réduire notre dépendance.

Pour ce qui concerne le canal du Mozambique et les décisions de non-exploration, je note qu'un argument similaire aurait pu être utilisé pour le gaz de schiste. Il l'a d'ailleurs été par ceux qui estimaient qu'il n'y avait aucune raison de se priver d'une capacité de production autonome. Le Président de la République, qui a fait ce choix de la non-exploration, tenait pourtant un discours sur la souveraineté et la production nationale qui aurait pu conduire à une décision différente.

Ne pas appuyer des projets qui soutiendraient une forme de demande alors que nous devons diminuer celle-ci me semble juste, tout comme le fait de ne pas prendre le risque de jouer aux apprentis sorciers avec des écosystèmes fragiles et confrontés à une érosion de la biodiversité. J'insiste sur ce point : lorsque nous abîmons des écosystèmes, nous abîmons la capacité de la nature à nous aider à contrer le dérèglement climatique. Nous sous-estimons ainsi la capacité des océans à capter le carbone, tout comme le rôle des herbiers de posidonies au bord de la Méditerranée.

Je relie d'ailleurs cette décision à l'annonce, par le Président de la République, en marge du sommet de Charm el-Cheikh, du refus de la France de participer à l'exploitation minière des fonds sous-marins. On comprend aisément la difficulté, pour l'humanité, de tourner le dos à des énergies qui sont sources de richesse. En revanche, le fait que nous ne trouvions pas d'accord sur la préservation d'espaces vierges que personne n'a commencé à exploiter et que nous soyons le seul pays à nous prononcer pour ce refus, tandis qu'une trentaine d'autres plaident en faveur d'un moratoire et qu'un pays tel que la Norvège - pourtant peu avare de discours sur la question des engagements climatiques - délivre les premiers permis de forage, peut participer à une forme de découragement dans la fonction qui est la mienne.

M. Philippe Folliot. - Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question.

M. Christophe Béchu, ministre. - Certes, mais elle n'était pas simple.

Mme Brigitte Devésa. - Nous avons beaucoup parlé du chemin de la décarbonation qui peut être emprunté par les entreprises. Moi-même engagée dans la mission d'information « Entreprises et climat », les nombreuses auditions menées m'ont permis de constater qu'elles s'engageaient dans cette voie, avec des difficultés variables selon les secteurs. Plus spécifiquement, comment les entreprises de la métallurgie, qui ont d'importants besoins en énergie, peuvent-elles aller s'orienter vers le bas-carbone ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Je serai heureux de lire votre rapport, n'ayant pas une connaissance exhaustive de l'ensemble des secteurs que nous devons décarboner. Les investissements à mener pour faire évoluer un secteur qui recourt encore parfois au charbon sont stratégiques, car la métallurgie contribue aux solutions dont nous avons besoin. Lesdits investissements recouvrent les réflexions autour de l'hydrogène, les tranches nucléaires envisagées à proximité de ces sites ou encore leur raccordement à des lignes à haute tension depuis des centrales existantes. Nous avons l'espoir que l'hydrogène puisse être une solution pertinente et intelligente, en rappelant que les besoins d'énergie continus du secteur supposent de ne pas dépendre de sources d'énergies intermittentes.

Plus globalement, notre point de vue français et européen est limité. Un chiffre me hante depuis environ deux ans : la moitié des mètres carrés de la planète qui existeront en 2060 ne sont pas encore construits, et l'équivalent de la surface du Japon est bâti chaque mois à l'échelle mondiale. Alors que nos approches se font par pays, il est urgent d'adopter des approches sectorielles qui permettraient d'étudier les moyens de diminuer notre demande et nos besoins, à la fois en énergies et en matériaux.

Des approches purement nationales qui ne seraient pas accompagnées d'échanges de bonnes pratiques nous exposeront, à l'évidence, à des difficultés : il faut s'orienter, par exemple, vers la construction en bois et l'utilisation de matériaux à moindre empreinte carbone. Nous avons récemment organisé le premier forum mondial consacré à ce sujet, qui relève de mon portefeuille ministériel au titre du logement, et je suis convaincu que les échanges entre professionnels d'un même secteur, au-delà des échanges entre États, apporteront une partie de la solution permettant de diminuer la demande.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le ministre, vous avez parfaitement décrit la nécessité de ne pas exploiter des zones vierges, ainsi que l'articulation entre climat et biodiversité. Que pouvez-vous faire pour stopper les projets actuellement menés en Ouganda et en Tanzanie par TotalEnergies, qui se déploient dans des réserves naturelles, amènent des déplacements de population assez massifs et s'accompagnent de répression ? Ils représentent tout ce que vous dénoncez dans vos propos.

M. Christophe Béchu, ministre. - Je crains que le rapporteur n'ait confondu la dernière question adressée au ministre de la transition écologique avec la première question qui sera posée au ministre des affaires étrangères que vous vous apprêtez à recevoir....

M. Roger Karoutchi, président. - Rassurez-vous : il pose la même question à chaque fois !

M. Christophe Béchu, ministre. - J'ai rencontré Yannick Jadot voilà quinze ans, alors que nous étions tous deux têtes de liste dans le grand Ouest pour les élections européennes. Le militant associatif qui ne portait pas de cravate que j'ai rencontré à l'époque et le représentant de l'Union pour un mouvement populaire (UMP) gouvernementale que j'étais alors étaient fort éloignés. Or, si je mesure nos évolutions personnelles, avec d'un côté ma prise de conscience accélérée de ces enjeux dans les fonctions que j'ai pu exercer et, de l'autre côté, votre volonté d'être constructif, je suis rassuré quant à notre capacité à construire un chemin de convergence entre les femmes et les hommes de bonne volonté.

Pour rester sur cette tonalité responsable, je ne vous ferai pas croire que le ministre que je suis dispose d'un moyen pour forcer un État souverain à abandonner tel ou tel projet. Je continue de penser que nous devons agir sur deux leviers : d'une part, appuyer la communauté scientifique, pour éclairer les choix des décideurs dans tous les États du monde ; d'autre part, proposer des alternatives crédibles, afin que les pays pauvres ne se disent pas que le seul moyen de sauver leur population consiste à trouver un gisement et à l'exploiter.

L'initiative prise au moment du One Forest Summit afin d'aider les États à préserver leurs forêts fait écho à ce besoin d'alternatives : si vous gagnez de l'argent quand vous déforestez, vous ne retirez aucune manne quand vous la protégez, alors que vous stockez du carbone pour le reste de la planète sans le savoir. À ce stade, nous n'avons pas trouvé de modèle crédible permettant de proposer une alternative globale à ce type d'exploitations.

Ces considérations renvoient aux tensions internationales : compte tenu de la capacité de la Russie à agiter le Sud global en incriminant des réflexes colonisateurs de la part de l'Occident, nous devons manier ces concepts avec prudence, afin de ne pas donner le sentiment de vouloir empêcher ces États d'utiliser les leviers dont nous nous sommes servis lorsque nous étions au même niveau de développement que le leur. Il est ainsi malaisé de se positionner en tant que donneurs de leçons, quand bien même la préservation des écosystèmes relève de l'intérêt à terme de ces États et de leurs populations.

Je ne suis donc pas persuadé que les États, en particulier les États occidentaux, doivent être en première ligne sur ce sujet. Nous avons d'ailleurs la chance, dans d'autres combats environnementaux, de pouvoir nous appuyer sur d'autres acteurs pour porter des messages : le Rwanda et le Kenya ont ainsi joué un rôle dans l'interdiction du plastique. Nous n'avons, en revanche, pas totalement trouvé ce type de relais pour les énergies fossiles.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci, monsieur le ministre.

Audition de M. Stéphane Séjourné,
ministre de l'Europe et des affaires étrangères
(Jeudi 11 avril 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France en entendant M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur le ministre, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Séjourné prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Tel n'est pas le cas, monsieur le président.

M. Roger Karoutchi, président. - Dont acte.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Le soutien aux intérêts économiques de la France est au coeur de la politique étrangère que je mène, en pleine cohérence avec l'agenda ambitieux que nous portons en matière climatique et environnementale, d'une part, et de droits humains, d'autre part.

En quoi consiste très concrètement ce soutien stratégique ? Il s'agit d'appuyer notre commerce extérieur, c'est-à-dire la stratégie d'exportation de nos entreprises. Il y a là une priorité de mon action, car vous connaissez comme moi l'importance pour l'économie française des ressources générées par les exportations. Elles sont le moteur de notre économie : elles soutiennent les emplois, elles contribuent à la croissance de nos entreprises. C'est dans cette perspective que nous avons lancé à l'automne dernier le plan « Osez l'export ! ».

S'il y a là une priorité, c'est pour cette autre raison que, dans le monde en crise où nous vivons - nous avons déjà évoqué ensemble le bouleversement mondial qui est actuellement à l'oeuvre -, la diversité de nos partenariats économiques est une manière de protéger nos intérêts stratégiques.

Songeons aux perturbations majeures que l'agression russe contre l'Ukraine a entraînées quant à notre approvisionnement énergétique ces deux dernières années : pour diversifier nos circuits, pour prendre acte des reconfigurations qui se sont imposées à nous, il fallait conduire une diplomatie économique forte à l'échelle de l'Union européenne, mais également dans nos relations bilatérales.

La protection de nos concitoyens, de nos entreprises et de nos intérêts stratégiques dépend de ces objectifs et actions.

S'il y a là une priorité, c'est enfin parce que la France doit continuer à peser dans le monde. Or son poids dépendra notamment des capacités de nos entreprises à s'implanter et à s'intégrer sur les marchés et dans les tissus économiques étrangers. Lesdites entreprises contribuent en effet à notre influence et à notre rayonnement en faisant de notre pays un partenaire de premier plan ; mais cette influence et ce rayonnement supposent, en retour, que les acteurs économiques aient les moyens d'investir, soient compétitifs et soient dotés d'expertise et de savoir-faire.

Nos entreprises ont une vocation internationale. Dans une économie mondiale de plus en plus concurrentielle, il est inutile de vous dire qu'il est nécessaire pour nos entreprises que le ministère des affaires étrangères contribue à cette action - et tel est son devoir.

Notre soutien aux entreprises françaises à l'étranger s'inscrit dans un cadre très précis, celui-là même qui régit nos relations avec le groupe TotalEnergies.

Nous menons certaines actions en matière de diplomatie économique, que je vais préciser. Nous aidons nos entreprises à appréhender le contexte politique, économique et social des pays dans lesquels elles cherchent à exporter ou à investir ; elles bénéficient à cet égard de l'expertise des diplomates du ministère des affaires étrangères.

Nous accompagnons également les entreprises, notamment les ETI et les PME, dans leur démarche d'internationalisation. Nous avons mis en place et renforcé les dispositifs de la Team France Export, qui réunit tous les acteurs et opérateurs concernés. Ce service public ne consiste pas en un soutien financier aux projets d'exportation, cette dernière mission relevant du ministère de l'économie et des finances.

Je le dis de façon claire et nette : l'État ne finance pas les activités du groupe TotalEnergies à l'étranger, qu'il s'agisse de l'exploration, de la production, du transport ou même du stockage des énergies fossiles. L'État, qui n'est pas actionnaire de TotalEnergies, ne participe pas à ses instances de gouvernance. Il ne prend donc pas part aux décisions du groupe non plus qu'à ses choix commerciaux, qui impliquent d'investir dans un certain nombre de pays.

Que font, dès lors, les services du ministère ? Dans les pays instables et fragiles, ils apportent aux entreprises françaises leur analyse des enjeux, notamment sécuritaires, et des possibles vecteurs d'instabilité. Ils peuvent, dans ce cadre, être amenés à alerter les entreprises sur une éventuelle dégradation de la situation politique ou sécuritaire dans certains pays. Là aussi, le savoir-faire et l'expérience de nos diplomates appuient les initiatives de nos acteurs économiques.

En dehors des régimes de sanctions auxquels, bien sûr, toutes les entreprises sont tenues de se conformer, celles-ci apprécient de manière autonome l'opportunité d'établir leur présence ou de mettre en oeuvre des stratégies commerciales dans tel ou tel pays.

Les entreprises sont également soumises - je tiens à le rappeler devant votre commission d'enquête - au devoir de vigilance en matière environnementale et sociale. Nous avons débattu de cette réglementation en France et au sein de l'Union européenne, échelle à laquelle cette question s'est également posée.

C'est dans ce cadre précis que les entreprises peuvent solliciter l'appui du ministère dans leurs démarches, mais leurs choix sont faits de manière autonome et relèvent de leur stratégie commerciale. Je précise que, depuis ma nomination au poste de ministre de l'Europe et des affaires étrangères, je n'ai pas été sollicité pour répondre à pareille demande émanant de TotalEnergies.

Voilà comment nous soutenons nos entreprises à l'étranger. Je tiens à le préciser, notre soutien est cohérent avec l'agenda ambitieux que nous nous sommes fixé s'agissant de répondre aux défis climatiques et environnementaux : notre objectif est bien d'accélérer la transition énergétique et décarbonée de l'économie mondiale.

La France déploie en effet une diplomatie climatique active et ambitieuse. Nous avons joué un rôle clé pour engager la communauté internationale vers la sortie des énergies fossiles lors de la COP28. À cette occasion, nous avons été le seul pays à plaider en faveur d'un calendrier précis de sortie des énergies fossiles à l'horizon de 2050.

Au-delà des efforts entrepris pour réduire nos émissions à l'échelle nationale, le travail diplomatique est essentiel, notamment pour renforcer et sécuriser l'engagement des autres pays et des autres régions du monde en faveur d'une trajectoire compatible avec les objectifs de l'accord de Paris - le fameux « + 1,5°C » - visant à limiter le réchauffement climatique.

De tels engagements peuvent heurter la stratégie de développement et de croissance d'autres pays, nous en sommes pleinement conscients, et vous avez déjà évoqué cette question lors de nombreuses auditions. À titre d'exemple, je rappelle que plus de 600 millions de personnes vivant en Afrique n'ont pas accès à l'électricité. Là encore, le travail de la diplomatie est essentiel pour renforcer l'attractivité de cette transition énergétique dans les pays en développement, pour soutenir la transition dans ces pays via des investissements orientés vers une diversification des mix énergétiques ; tel est l'objet des partenariats pour une transition énergétique juste (JETP).

Nous en avons lancé avec plusieurs pays, notamment l'Afrique du Sud, l'Indonésie, le Sénégal et le Vietnam. Les autorités de ces pays établissent une feuille de route économique compatible avec nos objectifs climatiques, des financements publics sont mobilisés et les investisseurs privés s'engagent eux aussi, car, vous le savez, ils sont de plus en plus sensibles à ces questions, sous l'effet notamment de la coloration des investissements généraux par les investissements environnementaux et climatiques. Le principe est donc celui du cercle vertueux, et nous le soutenons grâce à nos efforts diplomatiques. Cette dynamique entre les actions de l'État et celles des entreprises méritait, me semble-t-il, d'être soulignée devant votre commission d'enquête.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le ministre, ma question sera globale.

Nos différentes auditions nous ont montré la nécessité de réduire la demande intérieure en produits fossiles pour que l'offre diminue également - par construction, l'offre répond à la demande...

À plusieurs reprises, nous nous sommes vu reprocher - vous avez vous-même entendu ce reproche en tant que ministre des affaires étrangères - de nous adresser en ces termes aux pays africains et asiatiques qui possèdent des ressources fossiles : « Vous n'allez tout de même pas exploiter du pétrole ou gaz ! Et la transition énergétique, alors ? » « Vous êtes bien gentils, ont-ils beau jeu de nous répondre, mais votre développement à vous s'est fondé sur les énergies fossiles ! Nous essayons de vous rattraper, et vous nous dites que ce n'est pas correct... ».

Ces pays arguent que les États ayant un niveau de développement élevé doivent contribuer s'ils veulent leur permettre de se développer sans utilisation de leurs ressources fossiles. Or les dotations allouées aux fonds de compensation sont faibles, pour ne pas dire insuffisantes - tout le monde le reconnaît. Résultat : les débats sur la situation au Mozambique ou en Ouganda. En effet, faute de compensations suffisantes - à leurs yeux, elles sont ridicules -, ces États doivent exploiter leurs ressources fossiles. C'est dans ce contexte qu'est reproché à TotalEnergies de mener des projets - en Ouganda, au Mozambique - non conformes aux engagements internationaux de la France. À cela, l'entreprise objecte légitimement qu'elle ne fait que répondre à une demande émanant des États : si Total s'y refuse, une autre compagnie y pourvoira. J'y insiste, une telle situation est due au caractère extrêmement insuffisant des compensations prévues pour les pays qui n'exploiteraient pas leurs ressources fossiles.

N'y a-t-il donc pas là une contradiction entre la politique de transition énergétique de la France - politique étrangère ou non, d'ailleurs - et la réalité ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Monsieur le président, il y a plusieurs questions dans votre question globale.

Lors de la COP28, la France et l'Union européenne ont voulu faciliter et réorganiser les financements afin de rééquilibrer cette situation. Lors des futures COP, à Bakou et à Belém, nous espérons attirer de nouveaux investisseurs à cette fin.

Vous soulevez la question du droit au développement ou à la croissance économique, qui est une revendication de ces pays ; tel est précisément l'objet des négociations internationales que nous menons.

Vous soulevez également la question du rôle d'une entreprise française, en l'occurrence Total, dans ce développement et dans l'exploitation de certaines ressources. Je tiens à rappeler que l'État ne finance pas les activités de Total et qu'en tout état de cause cette compagnie est soumise à des réglementations plus strictes et plus restrictives qu'un certain nombre d'autres entreprises - j'ai évoqué le devoir de vigilance et la réglementation européenne. Il vaut mieux qu'une entreprise française participe à ces marchés plutôt que d'autres, qui sont soumises à des règles moins contraignantes.

D'un côté, nous ne pouvons pas contraindre les pays à contenir leur mix énergétique dans le cadre des accords internationaux et des engagements internationaux qui ont été signés. De l'autre, le ministère n'a pas pour rôle d'inciter ou d'empêcher les entreprises à nouer tel ou tel engagement commercial : celles-ci se déterminent elles-mêmes.

Notre ambition est d'offrir une lecture géopolitique et une expertise diplomatique aux entreprises françaises qui souhaitent investir ou répondre à un appel d'offres dans un pays étranger. Si le contexte politique et sécuritaire est instable, nous les alertons, mais nous nous arrêtons là - ainsi procédons-nous, par exemple, pour les activités de TotalEnergies.

Tout l'objet des négociations climatiques est de permettre l'exercice par les pays du Sud de leur droit au développement, afin qu'ils puissent arriver au même équilibre qui est celui des pays du Nord, tout en atteignant l'objectif de limiter le réchauffement à 1,5°C, conformément à l'accord de Paris. Cela s'annonce très dur, car les émissions de gaz à effet de serre ont encore atteint des niveaux record cette année. Du reste, l'Europe et la France ne sont pas épargnées par le réchauffement climatique, et nous avons des débats sur ces sujets-là, tous les étés, à chaque épisode climatique. Face au changement climatique, nous devons redoubler d'efforts.

Ces discussions ont lieu dans un cadre multilatéral : les pays revendiquant leur droit au développement avancent des arguments que nous prenons en compte dans l'élaboration et le déploiement des objectifs mondiaux.

L'un des principaux enjeux des prochaines négociations climatiques sera pour nous d'aller chercher des investisseurs qui aujourd'hui ne contribuent pas, à l'instar de la Chine ou des grands pollueurs, et qu'il faudra faire contribuer, afin que les pays africains puissent bénéficier des ruptures technologiques qui adviennent en Europe, par exemple. À l'heure actuelle, je l'ai dit, 600 millions d'Africains n'ont pas accès à l'électricité ; des investissements du type de ceux que j'ai évoqués seraient susceptibles de changer la donne.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Il y a une malédiction du pétrole, les exemples sont assez nombreux dans le monde pour le démontrer, et l'ancien secrétaire général adjoint des Nations unies l'a encore rappelé devant notre commission d'enquête cette semaine. Ce n'est malheureusement pas en exploitant du pétrole et du gaz que l'on fournit de l'électricité aux habitants, aux écoles et aux hôpitaux.

M. Le Drian, qui vous a précédé dans vos fonctions actuelles, monsieur le ministre, a pleinement assumé devant nous la fin des crédits à l'export pour les énergies fossiles - votre collègue Christophe Béchu l'a confirmé ce matin -, mais il a également reconnu que dans ses fonctions il avait soutenu diplomatiquement les projets de Total au Mozambique, au Qatar, en Russie. De deux choses l'une, donc : soit un tel soutien ne sert à rien soit il a autant de poids qu'un crédit à l'exportation, par exemple en Ouganda...

Assumez-vous de vous inscrire dans la continuité de cette politique, qui consiste, dans les discours et dans la définition des outils de financement, à défendre la sortie des énergies fossiles, et, dans les actes, à mettre l'appareil diplomatique français au service des projets gaziers et pétroliers de Total, qui sont, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), une faute climatique ?

Par exemple, récemment encore, le président Macron a emmené le président Pouyanné, dans sa délégation, en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

Monsieur le ministre, vous inscrivez-vous dans la continuité de cette diplomatie, qui se met au service des projets de TotalEnergies ?

Le Sénat est attaché au soutien à l'Arménie, et vous l'êtes aussi. Nous avons été choqués de voir M. Pouyanné inaugurer des champs gaziers avec le président Aliyev, alors que ce dernier organisait au même moment l'épuration ethnique des Arméniens du Haut-Karabagh. Comment la diplomatie française a-t-elle perçu cette contradiction majeure ? Comment intervient-elle pour qu'une telle situation ne se reproduise pas ?

Au Mozambique, 1 500 personnes ont disparu ou ont été tuées à la suite d'attaques djihadistes. La France soutient-elle l'ouverture des champs gaziers au Mozambique ?

Le programme de mobilité du quai d'Orsay permet à des diplomates de travailler en entreprise. Ainsi l'ambassadeur Arnaud Suquet est-il passé du ministère des affaires étrangères à Total avant de revenir au ministère. Nous avons aussi auditionné quelqu'un que vous connaissez bien et que tout le monde respecte, M. Jean-Claude Mallet, qui, après des années à des postes de très haute responsabilité au ministère de la défense et au ministère des affaires étrangères, occupe aujourd'hui les fonctions de directeur des affaires publiques de TotalEnergies.

S'agissant d'un groupe privé, entend-on dire, l'État, qui défend le climat et les droits humains, ne peut malheureusement rien faire. En réalité, à observer les « portes tournantes » et les interventions de la diplomatie économique, on constate que les relations entre l'un et l'autre sont loin d'être aussi claires...

M. Stéphane Séjourné, ministre. - À titre personnel, je n'ai pas été sollicité pour soutenir politiquement un projet particulier. Le cadre est clair - je l'ai rappelé dans mon propos introductif : nous apportons notre expertise sécuritaire et politique pour des projets d'implantation ou des opérations en cours, et les pays décident de l'utilisation de leurs propres ressources conformément à leurs engagements internationaux ; nous n'avons pas à leur imposer des contraintes.

L'Afrique émet 4 % des émissions mondiales de CO2, alors que le continent abrite 20 % de la population mondiale - M. le président de la commission a soulevé tout à l'heure la question de ce décalage.

Des projets sont proposés, nous n'avons pas à les financer ; c'est aux pays qui les accueillent et qui cherchent des entreprises pour explorer, exploiter ou produire de le faire.

Mettons nous-mêmes en balance nos propres émissions de COet notre trajectoire de réduction avec celles de l'Afrique, qui font l'objet de discussions dans les enceintes internationales.

Sur l'Azerbaïdjan, on ne saurait m'accuser de mansuétude. J'ai pris des positions politiques claires sur ce pays : la France n'importe pas de gaz en provenance d'Azerbaïdjan. Lorsque la crise ukrainienne a commencé, nous avons débattu à l'échelle européenne de la nécessaire diversification de nos approvisionnements, qui représentait un enjeu pour le pouvoir d'achat des Français. Nous n'étions pas favorables à importer du gaz provenant de certains pays avec lesquels nous avions des difficultés.

Nous ne participons pas à la gouvernance de TotalEnergies : l'entreprise est libre de choisir ses marchés, cela relève de sa stratégie commerciale.

J'en viens à la question des mobilités.

Huit diplomates ont effectué une mobilité vers Total au cours des vingt dernières années. Par comparaison, à la fin de l'année 2023, 434 agents étaient en mobilité extérieure, dont huit étaient au sein d'une ONG. Il y en avait donc autant au sein d'ONG qu'au sein de TotalEnergies.

Ces mobilités sont contrôlées par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dont le mandat a été fixé par le législateur, de même que les critères d'évaluation. S'il fallait être plus strict, les modifications devraient être législatives. Cela étant dit, nous mettons un point d'honneur à respecter les critères en vigueur.

Pour ce qui est du Mozambique, ce pays a connu une grave dégradation de sa situation sécuritaire. Mon ministère a porté assistance aux ressortissants français présents sur son territoire, par le biais d'évacuations des agents en poste ou de salariés de TotalEnergies et d'autres entreprises françaises. À ces ressortissants, nous devons assistance, mais les sites sont sécurisés par les autorités locales ; nous ne pouvons donc pas intervenir. Notre mission est, le cas échéant, de rapatrier les ressortissants français présents sur le territoire, qu'ils soient salariés d'une entreprise ou d'une ONG.

- Présidence de Mme Marie-Claire Carrère-Gée, vice-présidente -

M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le ministre, la clarté s'impose concernant le rôle joué par les ambassades françaises dans les implantations d'entreprises françaises à l'étranger. Dans le cas de TotalEnergies, le groupe poursuit une stratégie de déploiement à l'échelle internationale. Comment les acteurs économiques sont-ils accompagnés par les ambassades au moment de leur implantation, en particulier dans les pays à risque, liés au terrorisme ou entretenant des relations tendues avec la France ? Des consignes précises sont-elles données ?

La France s'avère le premier importateur de gaz naturel liquéfié (GNL). Confirmez-vous le chiffre de 600 millions d'euros avancé pour le premier trimestre ?

Le Gouvernement a-t-il, dès l'invasion de l'Ukraine par la Russie, formellement demandé à TotalEnergies de se retirer de la Russie ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Lorsqu'une entreprise cherche à s'implanter à l'étranger, le ministère des affaires étrangères intervient dans un cadre précis : il apporte son expertise sur la situation politique et la dimension sécuritaire. Nous dialoguons avec toutes les entreprises françaises qui investissent ou souhaitent le faire, mais nous en restons là. Quand surviennent des problèmes de sécurité, nous sommes attentifs à toutes les sollicitations ; mais il n'existe pas de dispositifs particuliers impliquant, par exemple, une aide financière ou la mise à disposition de moyens.

M. Jean-Claude Tissot. - J'imagine que vous avez des préconisations pour les pays à risque.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Oui, naturellement. Les entreprises elles-mêmes sollicitent nos services pour une expertise politique et sécuritaire.

Pour ce qui concerne la crise énergétique liée à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous étions favorables à un paquet de sanctions. En comparaison des autres pays européens, et notamment de l'Allemagne, la France, grâce à sa stratégie de diversification énergétique, est moins dépendante du gaz russe.

Subsistent un certain nombre d'exportations. Le GNL, plus facilement exportable par pipeline que les autres hydrocarbures, représente environ 15 % de la consommation énergétique de gaz en France, soit 4 % du mix énergétique. TotalEnergies respecte les sanctions européennes et nous travaillons à une autonomie complète vis-à-vis des hydrocarbures russes d'ici à 2027.

M. Pierre Barros. - M. Le Maire, que nous interrogions la semaine dernière, parlait de TotalEnergies comme d'un atout pour la France dans le cadre de la politique énergétique et écologique menée par notre pays. M. Béchu, quant à lui, a employé le terme d'« allié », l'entreprise accompagnant la décarbonation de notre industrie et la production des énergies du futur. De votre côté, vous avez parlé de TotalEnergies comme d'une entreprise française. Or, cette entreprise doit, comme les autres, contribuer à l'effort national, et il serait bon, me semble-t-il, qu'une entreprise française accompagnant et soutenant le projet de notre pays paie ses impôts en France.

Le 6 avril dernier, un article publié dans un quotidien suisse nous a informés que deux filiales de TotalEnergies localisées en Suisse - Totsa Total Oil Trading et TotalEnergies Gas & Power Limited (TGP) - rapportaient des milliards d'euros à l'entreprise. La première de ces sociétés, spécialisée dans le négoce du pétrole, a enregistré en 2023 un chiffre d'affaires de 100 milliards d'euros et un résultat net de 2,87 milliards d'euros. Cette filiale a ainsi contribué à hauteur de plus de 14 % au bénéfice net de l'entreprise, qui fut important ces dernières années. Or l'entreprise, pour des raisons tout à fait légales, ne s'acquitte pas de ses impôts en France, et il est légitime de s'interroger à ce propos. Dans un contexte de dumping international, cette situation renvoie à la politique étrangère de notre pays, et à la manière dont nous travaillons avec les autres États sur les questions fiscales.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Monsieur le sénateur, sur ce sujet, vous devriez plutôt interroger le PDG de TotalEnergies, M. Patrick Pouyanné. L'entreprise se diversifie et cherche à développer les énergies renouvelables. Mais, n'ayant pas connaissance de tous les détails, je ne souhaite pas m'avancer quant à la stratégie de l'entreprise. En tant que ministre de l'Europe et des affaires étrangères, je ne dispose pas de tous les éléments dont j'aurais besoin pour vous répondre.

M. Pierre Barros. - Des pays européens hébergent une entreprise française à laquelle s'appliquent, ce faisant, des règles budgétaires et fiscales différentes des nôtres. Comment peut-on travailler à une harmonisation entre les pays ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Je suis navré, mais je ne dispose pas des éléments pour vous répondre ; le sujet excède les compétences de mon ministère.

M. Philippe Folliot. - Monsieur le ministre, je souhaite vous interroger sur le plateau des Guyanes, où les enjeux sont nombreux en matière énergétique. Lors de son audition, le ministre de la transition écologique a qualifié le Guyana de « Qatar d'Amérique du Sud ». Récemment, vous avez annoncé la création d'une ambassade dans ce pays, ce dont je vous félicite.

Dans cette région, quatre pays sont concernés par les enjeux énergétiques : le Brésil, le Suriname, le Guyana et la France, via la Guyane française. On trouve des exploitations d'hydrocarbures au Brésil ; au Guyana, de très importantes réserves ont été découvertes ; au Suriname, où TotalEnergies est engagé dans des recherches et prospections, des perspectives d'exploitation se font également jour. Comparée à ces trois pays, la Guyane française s'avère en retrait, ce qui suscite des incompréhensions de la part de nos compatriotes guyanais. Ceux-ci craignent en effet que les perspectives de développement observées dans les pays voisins n'aient des conséquences économiques, sociales et migratoires. Quel rôle la France peut-elle jouer dans ce contexte, notamment en matière de répartition des richesses liées à l'exploitation de ces hydrocarbures ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Si je suis votre raisonnement, monsieur le sénateur, en interdisant l'exploitation en Guyane, nous prouvons notre vertu : il y a là un signal fort de notre engagement international sur ces questions.

Comme vous l'avez rappelé, je me suis déplacé au Guyana pour y annoncer l'ouverture d'une ambassade de France en 2025. Sur place, nous n'avons pas évoqué le cas de TotalEnergies. Pour être tout à fait transparent avec vous, je peux vous dire que nous avons échangé sur certains contrats en cours, et notamment sur le contrat lié aux frégates, dans un contexte de conflit avec le Venezuela. L'une de ces frégates a été commandée à une entreprise française, et la construction s'effectuera aux Sables-d'Olonne. De la sorte, nous participons également au renforcement de nos liens diplomatiques avec le Guyana dans le cadre du conflit de territoire qui l'oppose à son voisin.

Monsieur le sénateur Folliot, j'assume totalement l'interdiction d'exploitation en Guyane, car le rôle de la France est de montrer l'exemple. Nous souhaitons approfondir nos liens avec le Guyana dans le cadre d'échanges bilatéraux. Au-delà de l'exploitation du pétrole et des nappes de gaz, nous avons d'autres sujets sur lesquels échanger ; je pense notamment aux questions de défense, au tourisme et à l'agriculture.

M. Bernard Buis. - Monsieur le ministre, depuis votre nomination, les négociations climatiques sont de retour dans le champ des compétences du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Ce choix permet d'inclure dans les discussions avec nos partenaires les ambitions portées par la France sur le plan environnemental.

Depuis votre prise de fonction, vous avez pu vous entretenir avec vos homologues lors de la réunion des diplomaties du G20 qui s'est tenue à Rio de Janeiro au mois de février puis lors des rencontres de préparation de la COP qui ont été organisées à Copenhague au mois de mars. Vendredi dernier, à Nairobi, vous avez réaffirmé, avec votre homologue, la nécessité de ne pas diviser les pays du Sud et les pays du Nord. Monsieur le ministre, quelle est votre feuille de route en matière environnementale ? Pouvez-vous nous indiquer quelles sont les démarches entreprises par le Gouvernement, au niveau multilatéral, en faveur de la sortie des énergies fossiles ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Les négociations climatiques sont en effet de retour dans le champ des compétences du ministère, et je porterai la voix de la France dans les négociations internationales. Pour l'année 2024, les négociations climatiques s'annoncent difficiles. L'un des principaux enjeux sera de revoir la cible de financement des pertes et dommages, objet de désaccord entre les pays du Sud et les pays du Nord et enjeu important d'acceptabilité, en revenant notamment sur un certain nombre de points actés lors des précédentes COP.

En juin 2023, le Président de la République a lancé le pacte de Paris pour les peuples et la planète, qui participe de cette ambition d'une reconfiguration du financement en faveur des pays les plus vulnérables. De mon côté, je travaille à ce que le plus de pays possible s'inscrivent dans cette démarche engagée par la France. Par ailleurs, notre pays contribue à hauteur de 6 milliards d'euros par an aux financements pour le climat, conformément à ses engagements. Au niveau européen, enfin, nous nous attelons à la mise en oeuvre des accords de la COP 28 et à la sortie des énergies fossiles.

Lors de son récent déplacement au Brésil, le Président de la République a exprimé son souhait de revoir à la hausse les ambitions de la COP 30 qui doit se tenir à Belém en 2025 ; dix ans après les accords de Paris, tout signal de recul est à proscrire. L'objectif est également d'approfondir nos relations bilatérales. Ainsi, il y a quelques jours, nous avons signé des accords avec le Kenya. Ces accords, qui engagent les deux pays sur des objectifs communs, ont notamment trait à la sortie des énergies fossiles.

Je vous invite à lire les déclarations ambitieuses qui ont suivi ces deux déplacements.

Aussi bien dans un cadre multilatéral que dans un cadre bilatéral, l'objectif est de développer des partenariats structurants. Pour ce qui est des négociations climatiques, l'idée est d'aller vers plus de contributions et plus de partage, en évitant le débat sur le droit au développement, c'est-à-dire sur le droit aux émissions de COpour les pays en développement.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le ministre, vous allez piloter la négociation climatique. Lors de la précédente COP, le Gouvernement a accordé des badges à TotalEnergies, ce qui a fait polémique, car ces badges permettent d'accéder à toutes les réunions. Voyez l'exemple de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) qui, lors de négociations dans le cadre de la lutte contre les maladies liées au tabac, avait interdit l'accès aux lobbies du tabac... Dans la perspective de la prochaine COP à Bakou, pouvez-vous vous engager sur le fait que le Gouvernement ne donne plus de badges aux lobbies des énergies fossiles, et notamment à TotalEnergies ?

Ma deuxième question porte sur l'Ouganda et la Tanzanie. Après que M. Yoweri Museveni a été réélu à la présidence de la République d'Ouganda, il semblerait que le président français lui ait adressé une lettre soutenant les deux projets de TotalEnergies dans la région, Eacop et Tilenga. Confirmez-vous ce soutien ?

Lors d'une précédente audition, un ambassadeur a précisé qu'en Afrique TotalEnergies incarnait la France. Or ces projets, outre qu'ils présentent un risque environnemental majeur, vont déplacer des dizaines de milliers de personnes, à l'issue de procédures parfois très répressives. La France peut-elle être associée à de tels projets ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Concernant votre première interrogation, monsieur le rapporteur, mon approche est différente de la vôtre. Il convient d'associer aux discussions, en toute transparence, les ONG et les entreprises, dont TotalEnergies. Il me semble préférable que soient présents à ces réunions ceux qui, précisément, vont participer à la transformation du modèle. Je ne m'engagerai donc pas à ne pas convier les entreprises concernées, car je pense au contraire leur présence utile. Cela dit, il s'agit d'être vigilant afin de prévenir, dans le cadre des discussions et des négociations, tout risque de conflits d'intérêts.

La France n'est pas partie prenante des projets de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie : elle n'apporte aucune garantie de financement. Si vous le souhaitez, je pourrai vous donner des informations plus précises sur ce point en marge de l'audition. Une chose est claire : TotalEnergies agit dans un cadre strictement légal.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée, présidente. - Sauf erreur de ma part, l'ambassadeur évoqué par le rapporteur faisait référence à des opinions locales qui assimilaient TotalEnergies à la France.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - C'est exactement ce que j'ai dit. TotalEnergies est associé à l'image de la France, pour le meilleur comme pour le pire ; et, dans ce second cas, il y va de notre responsabilité collective.

Audition de M. Patrick Pouyanné,
président-directeur général de TotalEnergies
(Lundi 29 avril 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui M. Patrick Pouyanné, président-directeur général (P-DG) de TotalEnergies.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et sur Public Sénat. La vidéo sera diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Pouyanné prête serment.

À l'issue de votre introduction, M. le rapporteur et moi vous poserons une première série de questions, puis l'ensemble des collègues vous interrogeront.

Il a été convenu que cette audition serait naturellement un peu plus longue que les auditions ordinaires - elle durera environ deux heures - et que, à la suite des réponses du président Pouyanné aux questions des membres de la commission d'enquête - j'appelle d'ailleurs chacun d'entre vous, mes chers collègues, à poser ses questions de façon aussi concise que possible et à demeurer dans le périmètre de la commission d'enquête -, les sénateurs pourront répliquer à cette réponse. Bien entendu, il n'y aura pas de réplique à la réponse du président Pouyanné à la réplique, afin de respecter notre programme !

M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à faire le point sur la stratégie de TotalEnergies au regard du thème de votre commission d'enquête.

Je me permets de vous signaler que l'entreprise fête cette année ses cent ans. Elle est née au sortir de la Première Guerre mondiale, le 28 mars 1924, à la suite du constat du Gouvernement, notamment de Georges Clemenceau puis de Raymond Poincaré, selon lequel, pendant la Grande Guerre - première guerre au cours de laquelle les engins mécanisés ont joué un rôle important -, l'approvisionnement de la France en hydrocarbures dépendait uniquement de compagnies anglo-saxonnes.

Dans le cadre du traité de San Remo, la France a pris à la Deutsche Bank les actions que cette banque détenait dans ce qui allait devenir l'Iraq Petroleum Company (IPC) - cela explique peut-être pourquoi il existe un géant pétrolier français et qu'il n'en existe pas un allemand -, et une société a été créée pour détenir ces titres. Notre groupe est né en Irak, au Moyen-Orient, là où nos ancêtres - les pionniers - ont découvert le premier gisement de pétrole, en 1927. Investis de la mission d'assurer la sécurité d'approvisionnement de la France - revenir sur l'histoire permet de s'en rendre compte -, ils ont amené le pétrole en France en moins de neuf ans, en construisant un pipeline, long de 2 000 kilomètres et traversant l'Irak et la Syrie jusqu'à la Méditerranée, ainsi que deux raffineries : l'une en Normandie, l'autre à La Mède. En moins de dix ans, ils avaient rempli leur mission. Cet esprit a survécu, puisque tout a été détruit durant la Seconde Guerre mondiale et que les raffineries ont dû être reconstruites.

Du reste, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une deuxième entreprise - celle qui allait devenir Elf - a été créée, pour les mêmes raisons, mais en Afrique et non au Moyen-Orient. Les entreprises Petrofina, Elf-Aquitaine et Total ont fusionné au tournant des années 2000, pour devenir Total, qui s'appelle TotalEnergies depuis que nous avons décidé de nous engager dans une stratégie de transition, laquelle nous amène à produire non seulement des hydrocarbures, mais également des énergies bas-carbone, au premier titre desquelles de l'électricité.

Avant d'aborder la stratégie de l'entreprise, je souhaite présenter le cadre dans lequel nous évoluons, car il en explique les points fondamentaux.

Tout d'abord, l'énergie est un bien essentiel pour la vie de tous les jours et, comme vous le savez, pour le développement, que celui-ci soit économique ou social.

La stratégie énergétique repose sur un trilemme, c'est-à-dire qu'elle doit être guidée par trois principes.

Premier principe : l'énergie doit être disponible, fiable et sûre. Cela peut nous sembler évident en France, mais dans le monde près de 800 millions de personnes n'ont pas accès à l'énergie. D'ailleurs, nous avons craint pour l'approvisionnement en gaz du continent européen en 2022, à la suite de la guerre déclenchée par Vladimir Poutine et en raison de l'utilisation de l'énergie comme arme de guerre. Ce premier principe est intrinsèquement lié à la notion de la sécurité d'approvisionnement.

Deuxième principe : l'énergie doit être durable ; j'aurais pu le citer en premier, car l'impératif climatique s'impose à tous, et ce encore plus depuis la signature de l'Accord de Paris, même s'il la précède, accord qui vise à limiter le réchauffement climatique à moins de 2 degrés. La réduction des émissions carbone est désormais impérative ; or l'énergie, telle qu'elle est actuellement produite, est l'une des sources majeures d'émissions, puisqu'elle en représente environ les deux tiers du total.

Troisième principe : l'énergie doit être abordable ; après avoir passé vingt-cinq ans dans le milieu de l'énergie, je dirais même que c'est primordial. L'énergie étant un bien essentiel et à la source de tout développement économique, son caractère abordable, voire bon marché, conditionne nombre de politiques énergétiques ; tout le monde a besoin d'énergie pour se chauffer, pour vivre ou encore pour se déplacer ! C'est un principe important dans nos pays, comme en témoignent les réactions - nous les avons vues en 2022 et nous les voyons encore aujourd'hui - à l'augmentation du prix de l'énergie ; c'est important également dans les pays en voie de développement, qui ont besoin d'énergie pour améliorer leur accès à la santé et à l'éducation, et pour avoir un meilleur niveau de vie.

Depuis des siècles, l'homme a cherché l'énergie la plus disponible et la plus abordable, mais pas nécessairement la plus durable, c'est un principe nouveau. Nous avons trouvé cette énergie petit à petit dans le pétrole ; l'énergie éolienne existe depuis bien longtemps ; que l'on pense aux moulins à vent. Le seul inconvénient du pétrole - il est réel - est que sa combustion émet du CO2, ce que l'on ne savait pas au moment de sa découverte. Le pétrole est l'énergie la plus dense - il est liquide -, la plus facile à transporter et la moins coûteuse à produire. Le prix du charbon est plus bas, mais le pétrole est plus intéressant, en raison de son coût de production.

La transition énergétique consiste à construire un nouveau système énergétique, en sortant des énergies fossiles, tout en gardant à l'esprit ces trois impératifs, que je rappelle : une énergie disponible, durable et abordable.

Ensuite, pour comprendre le défi auquel nous sommes confrontés, il faut bien saisir la manière dont est aujourd'hui produite l'énergie dans le monde. En 2023, le système dans lequel nous vivons - je l'appellerai le « système A » - est constitué à 80 % ou à 81 % d'énergies fossiles, qui proviennent à 30 % du charbon, à 30 % du pétrole et à 20 % du gaz. Quand je suis entré dans le monde de l'énergie, voilà vingt-cinq ans, ce taux s'élevait à 82 %. On peut dire qu'il ne s'est rien passé, mais en réalité il s'est passé beaucoup de choses : l'avènement des énergies renouvelables, qui est en partie lié à la hausse du prix du pétrole entre 2005 et 2010, et l'augmentation de la population mondiale, qui a entraîné la croissance de la demande énergétique. De fait, la demande énergétique croît au même rythme que la population, qui augmente de quelque 1,2 % par an depuis 2000. Ainsi, en 2023, nous avons construit près de 600 gigawatts (GW) d'infrastructures d'énergies renouvelables - c'est un record -, mais cela n'a permis de couvrir que 40 % de l'accroissement de la demande énergétique mondiale. Voilà pourquoi lors de la COP28 de Dubaï, nous avons lancé un mot d'ordre : tripler la production d'énergies renouvelables, afin d'espérer couvrir par des énergies bas-carbone la croissance de la demande énergétique. Je ne compte pas le gaz dans les énergies bas-carbone, expression que je préfère à l'adjectif « décarboné », car les énergies bas-carbone ne sont pas toutes décarbonées à 100 %.

Voilà pourquoi un deuxième mot d'ordre a également été lancé à Dubaï : doubler le taux annuel moyen mondial d'amélioration de l'efficacité énergétique d'ici à 2030. Si la demande énergétique croît moins que la population ou que l'élévation du niveau de vie - elle est décorrélée du PIB depuis un moment -, nous avons plus de chance d'atteindre l'objectif de décarbonation et ainsi d'inverser la tendance.

Le système A, constitué à environ 80 % d'énergies fossiles, c'est la réalité de notre monde actuel ; or il nous faut construire le « système B », c'est-à-dire un monde constitué d'énergies décarbonées. Depuis vingt ans, nous avons fait croître les énergies renouvelables, mais elles ne représentent qu'environ 10 % de notre mix énergétique, sachant que l'hydroélectricité existe depuis bien longtemps ; les énergies décarbonées représentent 20 % du mix mondial. Il faut arriver à multiplier cette proportion par cinq.

Le débat actuel porte sur le rythme de la transition du système A vers le système B. Certains pensent que, pour accélérer la transition, il faut abattre le système A. Sans doute faudra-t-il le faire un jour, mais abattre aujourd'hui le système A, qui nous fait vivre, sans avoir construit au préalable le système B, ne peut pas fonctionner : les consommateurs d'énergie et nos concitoyens ne sont pas d'accord ; ils veulent de l'énergie, ils ne sont pas prêts à accepter un manque d'énergie. Rappelez-vous les réactions qu'a suscitées la crainte de manquer de gaz - cette hypothèse ne s'est d'ailleurs pas réalisée - lors de l'hiver 2022-2023 dans nos sociétés développées, en Europe, en France ! C'est pourquoi la priorité actuelle est de construire ce système décarboné, le système B, pour lequel il faut amasser les investissements. TotalEnergies contribue à le construire. J'y reviendrai.

Ceux qui pensent qu'il faut arrêter d'investir dans le système A pour tout investir dans le système B ont tort, car ils méconnaissent une caractéristique physique : le déclin naturel des champs pétroliers et gaziers. La capacité de production du gisement mondial de pétrole perd chaque année 4 %, si l'on n'investit pas. Cette donnée, qui n'est pas connue de tout le monde, est majeure. Ainsi, si j'avais suivi les conseils consistant à ne plus investir dans le pétrole et le gaz, notre production de 100 millions de barils par jour en 2022 serait passée l'année suivante à 96 millions, alors que la demande montait à 102 millions ! Or, in fine, la demande égale toujours l'offre et ce qui fait l'ajustement, c'est le prix.

Le phénomène de perte naturelle du potentiel mondial du gisement de pétrole de 4 % par an est majeur. Il explique que, si nous voulons simplement maintenir la production à 100 millions de barils par jour, alors que la demande a crû pour s'établir à 102 millions et atteindra sans doute 103 millions cette année, il faut investir dans de nouveaux champs de pétrole, ne serait-ce que pour lutter contre le déclin naturel. Cette donnée physique est souvent omise dans le débat. La question est moins de savoir quand aura lieu le pic pétrolier, mais de savoir quand le déclin de la demande de pétrole sera de plus de 4 % par an. À ce moment-là, on pourra commencer à dire : « Il ne faut plus investir dans les champs de pétrole ». Avec un déclin annuel de l'offre de 4 % et un accroissement de la demande de l'ordre de 1 % ou 1,2 % par an, sans investissement dans le pétrole - mais cela vaut aussi pour le gaz -, les prix augmenteront jusqu'au ciel ! Cette stratégie pourrait paraître confortable pour TotalEnergies, mais en réalité elle ne le serait pas, car tout le monde se plaindrait ; je vous renvoie aux phénomènes auxquels nous faisons déjà face à cet égard.

Voilà donc la situation mondiale, laquelle justifie la stratégie de TotalEnergies.

Les conclusions de la COP28 de Dubaï sont importantes pour moi, car tout a été mis sur la table : l'expression « transitioning away from fossil fuels » a été employée, à laquelle il a été ajouté : « d'une manière juste, ordonnée et équitable », car la transition du système A vers le système B doit se faire sans oublier les clients d'aujourd'hui ni ceux qui aspirent à le devenir. Je pense par exemple aux 1,5 milliard d'Indiens dont la consommation de pétrole par habitant est bien plus faible que la nôtre.

Le changement climatique est un phénomène global - c'est tout le défi -, mais nous aurons du mal à proposer une réponse globale. Dans cette affaire, les pays développés, dont nous faisons partie, ont une responsabilité historique, parce qu'ils ont fondé leur développement sur les énergies fossiles - ils ont donc émis plus de carbone que les autres pays - et parce que leur consommation d'énergie par habitant est plus élevée que dans les pays émergents ; et elle est d'ailleurs encore plus importante aux États-Unis que dans l'Union européenne.

Bien sûr, nous devons rapidement faire des efforts de notre côté, sans quoi nous aurons peu de chance d'atteindre les objectifs climatiques, même nous savons que nos efforts, en France et en Europe de manière générale, seront insuffisants, s'agissant d'un phénomène global. Aussi, il faut trouver une solution pour entraîner positivement dans la transition énergétique la Chine, l'Inde, les pays du continent africain et l'ensemble des populations des pays émergents.

J'en viens au dernier point du cadre général qui explique la stratégie de l'entreprise. Je crois que nous arriverons à faire la transition ; dans cette hypothèse, la demande de pétrole ralentirait, ou atteindrait un plateau puis déclinerait, en raison des innovations technologiques, notamment en matière de véhicules électriques. Je le signale au passage, la fin de la vente de véhicules neufs à moteur thermique est planifiée non pour 2025, mais pour 2035 ; aussi, dans l'intervalle, la demande de pétrole subsistera : elle croît à un rythme d'environ 1 % à 1,2 % par an, qui reflète la croissance de la population mondiale. Le marché pétrolier atteindra donc un plafond, puis déclinera, pour de bonnes raisons. La situation sera similaire pour le gaz, j'y reviendrai sans doute un peu plus tard. Ainsi, à long terme, les marchés sur lesquels TotalEnergies était positionné étaient voués à décliner.

Dans ces conditions, la définition de notre choix stratégique est liée à la question : « Quelle énergie va croître dans le futur ? ». Clairement, l'énergie du XXIe siècle, qui s'accorde avec l'impératif de décarbonation de l'énergie, c'est l'électricité. L'électricité est une énergie secondaire. Elle tend à être produite par des sources d'énergie renouvelable ou par l'énergie nucléaire, qui est décarbonée. Mais, s'agissant d'une énergie intermittente, elle pose la question de son stockage.

Le choix de long terme de TotalEnergies, qui n'était pas évident, est donc de devenir un électricien, sans abandonner à court terme les hydrocarbures - là est la croissance -, afin d'être un acteur significatif de la transition énergétique.

Après avoir exposé mon analyse de l'évolution de la demande, je vais présenter le chemin que nous voulons emprunter, avec la société civile, pour atteindre la neutralité carbone. Cette stratégie se fonde sur deux piliers. Le premier, c'est celui des hydrocarbures, je ne le nierai pas. Nous sommes encore dans le système A, nous voulons continuer à fournir nos clients, cela nous rapporte, génère des profits, et nous permet d'avoir de bons résultats. Or, pour investir dans le système B, nous devons tirer l'argent du système A ; aussi, nous continuons à investir dans les hydrocarbures ; je reviendrai sur les conditions dans lesquelles nous le faisons. Deuxième pilier : les énergies bas-carbone, essentiellement l'électricité. Nous avons l'ambition de représenter 1 % de la production d'électricité mondiale à l'horizon de 2030. Ce n'est pas une petite ambition, sachant que nous représentons aujourd'hui 1,5 % de la production mondiale de pétrole.

Dans la mesure où nous continuons à produire du pétrole et du gaz, notre responsabilité est de les produire autrement, en émettant moins de CO2, et, pour la production de gaz, moins de méthane. C'est une transition ; le terme est important : il n'y aura pas de Grand Soir !

Tout ce que nous pouvons faire pour baisser les émissions actuelles de CO2 dans cette phase de transition, c'est-à-dire pendant que l'on construit le système B, nous devons le faire. Nous nous sommes engagés - nos objectifs sont forts et nous les tiendrons - à réduire les émissions émises par la production de gaz et de pétrole de 40 % entre 2015 et 2030, c'est-à-dire les émissions scope 1 et de scope 2. Cet objectif d'une réduction de 40 % des émissions scope 1 et 2 d'ici à 2030 est aligné avec les objectifs de l'Union européenne à cet horizon.

Que veut dire « produire autrement du pétrole » ? Concrètement, cela implique que les nouveaux projets pétroliers que nous approuvons doivent répondre à deux critères.

Premièrement, ils doivent coûter peu cher, car nous ne voulons pas d'actifs échoués dans notre bilan, donc le pétrole doit pouvoir être produit pour moins de 20 dollars le baril en coût technique ou de 30 dollars le baril en point mort. Pour TotalEnergies, le point mort s'élève à 23 dollars par baril. Autrement dit, lorsque le baril est vendu à plus de 23 dollars, TotalEnergies gagne de l'argent ; bien sûr, c'est quand il coûte 80 dollars que l'on en gagne le plus ! Ce niveau-là n'est pas tombé du ciel : notre point mort s'élevait à 85 dollars en 2014. Il résulte de l'énorme travail de l'ensemble des équipes de l'entreprise et de choix délibérés d'actifs. Par exemple, nous avons quitté les sables bitumineux du Canada, car la production coûtait trop cher.

Deuxièmement, l'intensité carbone des nouveaux projets, c'est-à-dire le nombre de « kilogrammes carbone » émis par baril produit, doit être inférieure à la moyenne de l'entreprise. C'est vertueux : la limite baisse chaque année ; de 20 kilogrammes par baril il y a trois ans, elle est désormais à 18 kilogrammes par baril. Selon nos prévisions, nous atteindrons 13 kilogrammes par baril en 2028. Aussi, nous produisons notre pétrole en émettant moins.

Pourquoi le gaz fait-il partie de la transition énergétique, alors qu'il s'agit d'une énergie fossile et que, à ce titre, il devra aussi être sorti du mix énergétique ? En quoi joue-t-il un rôle important dans cette transition, à nos yeux ? Nous souhaitons produire de l'électricité, je l'ai dit, à partir d'énergies renouvelables ; or il faut compenser la dimension intermittente de ces énergies, car les clients ne se satisfont pas d'une énergie intermittente.

Aussi, il faut la combiner avec des moyens flexibles de production d'électricité, et les plus flexibles sont les centrales à gaz, qui s'allument et s'arrêtent en appuyant sur un bouton, si j'ose dire : elles sont faciles à démarrer, il faut une demi-heure pour les arrêter ou les relancer. Nos amis allemands l'ont compris, puisqu'ils tendent vers un modèle constitué par des énergies renouvelables et des centrales à gaz, lesquelles deviendront plus tard des centrales à hydrogène, si les clients acceptent d'en payer le prix. Le modèle combine donc des énergies renouvelables intermittentes et des moyens flexibles de production d'énergie.

Nous pouvons également parler du stockage de l'énergie, mais le coût des batteries est encore très élevé. À court terme, nous n'arriverons pas à construire un système composé uniquement d'énergies renouvelables et de batteries.

De plus, pour faire de l'électricité, au lieu de brûler du charbon, on peut brûler du gaz. L'ensemble des études démontre - ce n'est pas nous qui le disons - que cela émet deux fois moins de CO2. Cette solution, qui permettra donc d'« abattre » du CO2, est transitoire, ce n'est pas la solution ultime, nous n'avons jamais dit cela.

Le gaz contribue à la trajectoire de réduction des émissions carbone, à une nuance près : le méthane, problème dont nous avons souligné l'importance lors de la COP26, à Glasgow. Nous avons pris cette question à bras le corps : nous nous sommes engagés à réduire de 80 % nos émissions de méthane entre 2020 et 2030, soit de 90 % entre 2010 et 2030, objectif que nous pouvons tenir. À Dubaï, l'ensemble des compagnies pétrolières ont signé une charte stipulant qu'elles tendaient vers l'objectif de zéro émission de méthane d'ici à 2030. Nous le savons, nous n'atteindrons jamais l'objectif de zéro émission, même si nous développons des moyens techniques. Depuis que nous avons compris le caractère réchauffant du méthane à court terme, notre priorité absolue est d'abattre les émissions de méthane, et nous nous y engageons. Entre 2020 et 2024, nous les avons déjà réduites de 46 %. Nous nous sommes rendu compte qu'un certain nombre d'évents existaient sur nos plateformes. Pour les arrêter, les ingénieurs ont focalisé leur attention sur ce sujet. Nous nous donnons les moyens de retenir les fuites de méthane.

Le gaz fait donc partie de la transition, même si, je le disais, il n'est pas la solution ultime.

C'est pourquoi TotalEnergies est devenu l'un des principaux acteurs du gaz naturel liquéfié (GNL). Après avoir racheté les actifs d'Engie en 2018, nous sommes devenus le numéro 3 mondial du GNL. Nous continuons à investir dans de nouveaux projets de pétrole et de gaz, afin de répondre à la demande et de contribuer à cette transition.

Notre autre pilier est, je le disais, l'électricité, activité commencée en 2020. En quatre ans, nous sommes devenus un électricien détenant environ 20 milliards d'euros d'actifs, produisant 45 térawattheures (TWh) en 2024, et prévoyant une production annuelle de 120 TWh en 2030. Nos installations d'énergies renouvelables représentent environ 23 GW de puissance installée, alors que nous sommes partis de zéro ; cette puissance atteindra 35 GW en 2025 et nous visons une centaine de GW d'ici à la fin de la décennie.

Pour cela, il faut investir et, au lieu d'investir comme jadis 18 milliards d'euros par an dans les hydrocarbures, nous investissons 12 milliards d'euros dans le pétrole et le gaz, environ 5 milliards d'euros dans l'électricité et 1 milliard d'euros dans des molécules bas-carbone, comme les carburants aériens durables, et dans le biogaz. Voilà l'équation qui se présente à nous.

Nous sommes critiqués de toute part, entre ceux qui pensent que nous en faisons trop et ceux qui estiment que nous n'en faisons pas assez, mais nous sommes en train de démontrer que ce modèle économique fonctionne. Depuis deux ans, nous sommes la major pétrolière la plus rentable, devant Exxon, alors que nous investissons 20 milliards d'euros de capitaux dans des énergies bas-carbone, partie considérée comme la moins rentable. Et en tant qu'électricien, notre rentabilité est de 10 %, ce n'est pas si mal !

Ce chemin ne peut être tenu que parce que nous avons un portefeuille pétrolier et gazier entretenu et d'excellente qualité. Sinon, mes actionnaires ne me laisseraient pas suivre la double stratégie consistant à produire du pétrole et du gaz et à investir dans les énergies bas-carbone. C'est bon pour l'entreprise. Nous nous y sommes engagés dès 2020, car la production d'énergie s'inscrit dans le temps long et ne pas prendre cette décision aurait entraîné des regrets plus tard. Pour bâtir des bases d'actifs, il faut une dizaine d'années. Aujourd'hui, l'électricité bas-carbone représente 8 % à 10 % de nos ventes d'électricité. À la fin de la décennie, cette proportion devra atteindre 20 % et les ventes de gaz seront plus importantes que les ventes de pétrole.

Nous sommes dans une situation paradoxale, que démontre l'existence même de cette commission d'enquête.

Dans notre secteur, nous sommes perçus comme un acteur ambitieux et pionnier. On m'a demandé d'être l'un des trois champions de l'Oil and Gas Decarbonization Charter (OGDC, Charte de décarbonation du pétrole et du gaz), aux côtés des patrons de l'Aramco et de l'Adnoc. Les compagnies internationales estiment que nous montrons une voie originale et les médias anglo-saxons saluent notre performance.

Mais cette transition reste mal comprise en France, je dois l'avouer. Sans doute ne sommes-nous pas assez bons à cet égard, à nous de trouver des remèdes. J'espère d'ailleurs que cette commission d'enquête permettra de réduire cet écart de perception.

Je suis convaincu que TotalEnergies est un atout pour la France, pour la compétitivité de son économie, par sa présence dans le monde, notamment dans de nombreux pays du Sud. Moi-même, par mon parcours personnel, je suis attaché aux valeurs de la République, comme les quelques hauts fonctionnaires qui nous rejoignent - ils ne sont pas si nombreux - pour participer à la réussite de l'entreprise. En raison de notre formation et de notre parcours, nous portons une vision et une ambition qui sont aussi celles de la France. Ce modèle fonctionne bien et j'en suis personnellement fier.

TotalEnergies est né il y a cent ans au confluent de volontés du monde politique et de chefs d'entreprises, visionnaires. Elle s'est reconstruite en 1945 autour d'un nouveau pacte entre l'État, les entreprises et les citoyens. Les défis stratégiques, technologiques et climatiques du XXIe siècle appellent le même état d'esprit et le même type de coopération. Je l'appelle en tout cas de mes voeux.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie.

Jeudi dernier, plusieurs d'entre nous nous sommes rendus auprès de la Commission européenne. Nous étions assez surpris de voir qu'il y avait de nombreux objectifs et définitions, mais très peu de règlements contraignants concernant la production de l'énergie en Europe. En réalité, dans notre économie mondialisée, il n'existe pas d'organisation mondiale ni européenne de la production d'énergie. Si la France ou l'Europe instauraient des contraintes beaucoup plus lourdes, celles-ci créeraient-elles un écart de compétitivité par rapport aux entreprises chinoises, américaines ou autres, faute de régulation mondiale de la production d'énergie ?

À Davos, vous disiez ne pas être totalement hostile à vous engager dans la relance du nucléaire en France. Lors de son audition, le ministre Bruno Le Maire a répondu « banco » - si je puis dire -, se montrant extrêmement favorable au fait que TotalEnergies s'inscrive dans cette vision. Récemment, vous avez déclaré que, parmi les énergies renouvelables et bas-carbone, le nucléaire avait un rôle essentiel. Vous ne croyez pas beaucoup à l'hydrogène vert, mais davantage aux biocarburants. Le groupe TotalEnergies envisage-t-il de s'engager d'une manière ou d'une autre dans le nucléaire ?

M. Patrick Pouyanné. - L'Europe est un continent souffrant d'un vrai déficit de ressources naturelles par rapport aux États-Unis. Nous n'avons pas d'hydrocarbures sur le sol communautaire - il y en a en Norvège et au Royaume-Uni, pays non membres de l'Union. Nous dépendons donc d'importations de pays tiers. Dans ce cas, la seule solution est de diversifier nos sources d'approvisionnement pour éviter une dépendance envers un seul pays.

L'Union européenne a les ambitions les plus fortes en termes d'objectifs avec le Green Deal. Il n'y a pas de règles sur la façon de produire, mais les États doivent respecter des objectifs quantifiés comme la part d'énergies renouvelables, objectifs ensuite déclinés. L'ETS (Emissions Trading Scheme, système de permis d'émissions négociables), à savoir le prix du carbone en Europe, est une réalité qui s'impose à tous, notamment à nous, industriels, qui en consommons ; cela pose déjà des questions de compétitivité. En effet, la guerre en Ukraine a eu des conséquences sur l'approvisionnement européen. Nous avions oublié que nous étions collectivement nous européens - surtout les Allemands -, dopés au gaz russe pas cher, et que la Russie n'était pas en Europe.

Nous avons donc un déficit de compétitivité très clair sur l'énergie. Comment le combler ?

S'il y a un domaine où il serait nécessaire de renforcer l'Union européenne, c'est bien l'énergie. Laisser chaque État organiser sa politique énergétique sans coopération, c'est dépenser collectivement plus d'argent. Si nous pouvions avoir une carte de l'Europe avec les centrales nucléaires françaises, les centrales solaires espagnoles, les centrales éoliennes au nord de l'Allemagne et l'éolien offshore et que tout cela soit considéré ensemble, nous pourrions avancer plus vite et plus intelligemment dans la transition. À mon avis, c'est la seule façon de baisser collectivement le coût de l'énergie en Europe. Ainsi, nous optimiserions ce que nous avons.

En effet, nous avons tout de même quelques ressources, comme les autres : du vent et du soleil, mais moins d'espace, alors que les énergies renouvelables nécessitent de l'espace. Même les Américains ont plus de surface que nous. Au Texas, où nous investissons, on peut coller des centaines d'hectares de panneaux solaires sans être ennuyé par personne. En un an, on construit des GW de puissance au Texas, contre quelques mégawatts (MW) en plusieurs années en Europe. Il faudrait optimiser l'organisation de l'espace en Europe, par une réflexion collective. Certes, c'est une idée iconoclaste, chaque pays estimant que la politique énergétique relève de sa propre souveraineté, mais ne faudrait-il pas accepter de perdre un peu de souveraineté pour être collectivement plus intelligents ? Selon moi, c'est la seule solution pour atteindre nos objectifs très ambitieux.

L'autre option consisterait à édicter des règles, des normes, des interdits. Il faudra alors entraîner le concitoyen, car tout cela aurait un coût. Comment rendre cette transition acceptable ? On réglemente déjà beaucoup la manière dont on produit l'énergie en Europe. Mieux vaut que les décideurs politiques ne fixent pas les technologies mais les objectifs, et laissent les entreprises trouver les moyens de les atteindre. Décider a priori d'une technologie, c'est faire un pari sur l'état de la connaissance actuellement, sachant que l'homme innove. On ne parlait pas de solaire ni d'éolien en 2000 - ce n'est que depuis quinze ans que ces secteurs se développent - ni de batteries lithium-ion aussi puissantes, alors que nous sommes en train de les inventer. Il faut croire à l'innovation. Si l'on veut atteindre le Net Zero, il ne faut surtout pas croire que nous avons tout entre nos mains et qu'il suffit de le faire. Certes, il ne faut pas attendre pour agir, mais continuer à chercher pour innover.

Je clarifie ma position sur le nucléaire : TotalEnergies n'est pas capable de produire de l'énergie nucléaire. Nous n'y connaissons rien. Être producteur d'énergie nucléaire est un vrai domaine de compétence, qui s'acquiert. Il est très compliqué d'inscrire au passif du bilan d'une entreprise privée les déchets nucléaires et l'arrêt des centrales. Je comprends donc le choix du modèle français avec une entreprise d'État.

Mais nous avons un portefeuille de clients en France. Nous produisons de l'électricité grâce à des centrales à gaz et des installations d'énergies renouvelables, et nous vendons de l'électricité. J'étais prêt à acheter à EDF, dans le cadre d'un contrat de long terme - de quinze à vingt ans - de l'électricité d'origine nucléaire, exactement ce que je fais auprès de producteurs de GNL américains, à qui je me suis engagé à acheter pendant vingt ans 5 millions de tonnes de GNL par an. Ainsi, ces producteurs peuvent lever des fonds, grâce à la garantie de la signature de TotalEnergies, qui rassure les banquiers. C'est comme cela que nous avons lancé au Texas le projet Rio Grande LNG. Si EDF veut négocier avec nous un contrat long, nous pourrions par exemple mettre en face de deux tranches de nucléaire la signature de TotalEnergies, ce qui aiderait à faire baisser le coût de la dette, puisque TotalEnergies emprunte à un taux beaucoup plus faible que d'autres entreprises.

Soyons clairs : je ne signerai pas un contrat avec du risque nucléaire, car je ne maîtrise pas les coûts du nucléaire, chacun son métier. Il en va de même avec le GNL : lorsque je signe un contrat sur vingt ans, je m'engage sur un prix, mais le vendeur s'engage à gérer ses coûts et à produire. Je suis prêt à entrer dans ces discussions et je suis à la disposition du président d'EDF pour échanger. Ce serait une façon de contribuer à la transition en France.

Nous sommes aussi un acteur de la transition. En 2023, nous avons investi 2 milliards de dollars en France, dont 60 % pour la transition énergétique. Avec 400 millions d'euros, nous étions le plus gros investisseur dans les énergies renouvelables. Nous investissons aussi 300 millions d'euros dans les carburants aériens durables, avec la construction d'une nouvelle bioraffinerie, et nous investissons plus de 100 millions d'euros pour construire des bornes de recharge. Nous avons 20 000 bornes, dont 1 300 bornes de recharge très rapides. Nous investissons aussi dans le biogaz et d'autres technologies. Même si je n'investirai pas dans le nucléaire, offrir un contrat de long terme peut contribuer à financer la production de nucléaire pour la nation.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous l'avez compris, le point de départ de notre commission d'enquête est le dérèglement climatique et l'urgence à agir. Le secrétaire général de l'Organisation des Nations unies (ONU) le répète constamment : l'effondrement climatique a commencé. Il y a quelques semaines, il a ajouté que « l'addiction de l'humanité au pétrole a ouvert les portes de l'enfer ». Certes, ni vous ni nous n'avons ouvert ces portes, mais notre responsabilité, c'est de les fermer.

Lors de l'ouverture de la COP28 à Dubaï, le président Macron a déclaré : « notre responsabilité est de sortir des énergies fossiles. Rien ne doit nous divertir de cette ambition. » Sur cette base, les Nations-Unies, les scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) alertent. L'Agence internationale de l'énergie (AIE), dont l'histoire est très liée aux hydrocarbures, a réalisé des scénarios dont le principal, porté par le directeur général, M. Fatih Birol, est le scénario « Zéro émission nette », avec une exigence : qu'il n'y ait plus de nouveaux gisements de pétrole ni de gaz.

J'ai bien entendu votre image pour passer du système A au système B, mais votre stratégie est en contradiction avec celle qui est demandée par l'AIE, puisque vous voulez faire grossir le système A en espérant qu'advienne le système B. Vos investissements en pétrole et en gaz aboutiront à l'augmentation de votre production, de 2 % à 3 % sur les cinq prochaines années. TotalEnergies est sur le podium des majors pétrolières les plus expansionnistes, investissant le plus dans le pétrole et le gaz. Vous connaissez le rapport sur les bombes climatiques. Votre stratégie ne correspond pas à ce que demandent les grandes agences internationales. Vous participez à une vingtaine de bombes climatiques soit, selon les experts, un équivalent de 60 milliards de tonnes de CO2. Mme Masson-Delmotte estime que si l'on veut rester dans le cadre de l'Accord de Paris, notre budget carbone est de 250 milliards de tonnes de CO2. Rien que ces bombes climatiques constituent 25 % du budget disponible si l'on veut éviter le chaos.

Comment, au-delà de l'intérêt économique, justifiez-vous cette trajectoire de TotalEnergies, que de nombreux experts critiquent ? Les experts de haut niveau de l'ONU estiment qu'en ne vous occupant que des scopes 1 et 2, vous omettez largement votre responsabilité et que, pour respecter l'Accord de Paris, il ne faut pas de nouveaux gisements. Enfin, ils attendent des précisions sur votre trajectoire à l'horizon de 2030.

Cette commission d'enquête est née pour des raisons climatiques et de politique étrangère. Quelques jours avant l'épuration ethnique organisée par le président de l'Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh contre les Arméniens, vous étiez à Bakou pour ouvrir un champ gazier. Vous continuez à vouloir rouvrir les champs gaziers du Mozambique. Ces derniers mois, 100 000 personnes ont été déplacées par les djihadistes islamistes, et des femmes et des enfants ont été enlevés. Comment évaluez-vous cette situation ?

En Ouganda et en Tanzanie, il y a eu des dégâts environnementaux. Vos collaborateurs nous ont raconté la répression des personnes refusant les déplacements et la malédiction du pétrole. Comment vous placez-vous dans ce jeu géopolitique qui contrevient aux valeurs de la République auxquelles vous êtes attaché ? Cela met la France en difficulté quant à ses valeurs et à son pacte républicain.

M. Patrick Pouyanné. - Qu'est-ce que le fameux scénario Net Zero de l'AIE ? C'est un scénario théorique avec un point d'arrivée de zéro émission nette en 2050. Ce n'est pas zéro pétrole, mais une production de 20 millions de barils par jour en 2050, soit une baisse de 80 % par rapport à la production actuelle. L'AIE a procédé ensuite à une régression linéaire, en traçant une droite entre 2020 et 2050, dont la pente se trouve être de 4 % par an. Comme ce chiffre correspond au déclin naturel des champs d'hydrocarbures, l'AIE estime qu'il suffit d'arrêter d'investir dans le pétrole.

Mais la même AIE, nous explique, chaque semaine et chaque mois, que la demande de pétrole de l'année suivante augmente. Le point de départ de 2020 était de 98 millions de barils par jour, on est passé à 100 millions ; on est à 102 millions cette année et on sera à 103 millions l'année prochaine. En 2026, nous atteindrons 105,6 millions de barils par jour. Ce n'est donc pas à moi qu'il faut poser la question, mais à M. Fatih Birol : comment fait-il pour concilier 106 millions de barils par jour en 2026 avec la production de 80 millions de barils par jour que nous devrions avoir atteinte si nous suivons sa trajectoire ? Je sais que tout le monde s'y raccroche et que nous avons un nouveau pape et une nouvelle bible, mais ce n'est pas la réalité de ce que nous vivons : la demande de pétrole continue à augmenter, non en raison des pays occidentaux, mais des pays émergents dont la population croît et aspire à un meilleur niveau de vie. Ce n'est pas moi qui fais croître le système A, c'est la demande.

Les industries pétrolières investissent beaucoup moins dans les hydrocarbures qu'en 2015. En 2015, nous investissions 700 milliards d'euros dans le pétrole et le gaz. Cette année, nous investissons 500 milliards d'euros, en raison de la transition. TotalEnergies est passé de 20 milliards à 12 milliards d'euros d'investissements. Nous consacrons plus d'argent aux nouvelles énergies et moins au pétrole. Pourquoi le prix du pétrole est-il élevé ? Comme nous investissons moins, l'offre court un peu derrière la demande.

Je respecte ce scénario et nous sommes d'accord avec son point d'arrivée, mais comment y va-t-on ? La société n'évolue pas linéairement. Il faut d'abord construire le système B, et à un moment il faudra laisser décliner les champs pétroliers et accélérer le déclin.

TotalEnergies n'est pas l'Arabie Saoudite, nos gisements ne sont pas éternels. Nous avons devant nous une durée de vie de 18 ans et nous savons ce qu'il faut faire en 2035 si l'on voit la demande commencer à baisser et atteindre 4 % de déclin. Nous baisserons nos investissements pétroliers. Et 4 % par an en quinze ans, cela fait 60 %. Il ne restera pas beaucoup de production de pétrole en 2050. Voilà ce que nous écrivons dans le rapport sur notre trajectoire jusqu'en 2030 et notre vision jusqu'en 2050, dont je vous conseille la lecture.

En 2030, la production de pétrole sera globalement plate, nous essaierons de ne pas l'augmenter. C'est le GNL qui croîtra. Je l'assume, car c'est une partie de la solution à la transition. Nous pouvons en débattre, mais voilà comment nous réconcilions nos objectifs avec la transition. Dans ce rapport, un graphique décrit notre trajectoire telle qu'elle est estimée. Nous ne disons pas que notre trajectoire prévoit une augmentation de 1,5 degré, mais de 1,7 à 1,8 degré. L'agence de notation MSCI, la plus reconnue, l'estime à 1,8 degré. Nous ne sommes pas sur la trajectoire Net Zero 2 (NZ2) de l'AIE - on pourra peut-être la rejoindre un jour - mais sur le scénario APS (Announced Pledges Scenario, scénario des engagements annoncés), qui prévoit une augmentation de 1,7 à 1,8 degré. Cela reste toujours inférieur à une augmentation de 2 degrés ; ce n'est pas si mal et ce sera un bel effort si nous y arrivons collectivement...

Je vais essayer de tuer ce canard des bombes climatiques : les rapports, y compris les plus absurdes, ne peuvent pas systématiquement attaquer TotalEnergies. Comment croire qu'une entreprise qui a une part de marché de 1,5 % dans le pétrole représenterait à elle toute seule 25 % des projets pétroliers mondiaux ? Ce rapport est totalement faux, et vous pourrez lire notre réponse. Il nous attribue 100 % des champs alors que nous n'en avons que 15 % et il nous attribue même des champs qui ne sont pas à nous, des fantômes ! Simplement en corrigeant les erreurs factuelles, les 67 milliards de tonnes de CO2 redescendent à 7,5 milliards, même si cela reste beaucoup.

Le scope 3 correspond aux émissions de tout un chacun, quand on consomme de l'énergie en utilisant notre voiture ou en prenant l'avion. Cette énergie peut être vendue par TotalEnergies, mais c'est le client qui décide de la consommer. Sans client, pas de scope 3. Le ministre Bruno Le Maire a utilisé une belle image. Selon lui, la meilleure décision pour baisser le scope 3 de TotalEnergies serait de décider que les véhicules seront électriques en 2035. Cela prouve bien que ce n'est pas entre mes mains, car ce n'est pas moi qui décide de cela. TotalEnergies ne fabrique ni voitures, ni avions, ni bateaux. Or le scope 3, pour nous, est essentiellement le calcul de la consommation du pétrole que nous vendons à nos clients qui, eux, consomment. Je ne dis pas que nous n'y participons pas, mais le scope 3 de TotalEnergies n'est pas qu'à moi : sur un avion, le scope 3 que l'on m'attribue lorsque je vends un litre de kérosène sera aussi le scope 3 d'Airbus, de Snecma et en partie le scope 3 d'Aéroports de Paris (ADP). Tout le monde compte le scope 3. Vous voulez attribuer à TotalEnergies, considérée comme la source de tous les maux, le scope 3 de tout le monde ! Je ne peux pas l'accepter. Surtout, je ne peux pas m'engager à le baisser comme cela, en valeur absolue. Si Airbus décide que demain tous ses avions vont utiliser 100 % de biocarburants, il m'aidera à faire baisser mon scope 3. Pour l'instant, il ne porte ce ratio qu'à 50 %. Je pourrais lui livrer 100 % de biocarburants demain matin s'il le souhaite, mais ce n'est pas moi qui décide comment on fait voler un avion...

Les Américains ont décidé de ne pas réguler le scope 3, contrairement à l'Europe. Tout le monde est responsable de cette notion de scope 3. Il faut juste que nous nous occupions de nos clients. Nous le faisons, via un autre indicateur, majeur, que nous promouvons dans ce rapport, car il traduit notre transition stratégique : l'intensité carbone des produits que nous vendons. Nous calculons le scope 1, le scope 2 et le scope 3 de nos produits, par unité d'énergie. Nous nous sommes engagés à réduire de 25 %, entre 2015 et 2030, l'intensité carbone de nos produits. Nous allons vendre des produits énergétiques qui seront en moyenne 25 % moins carbonés. Je peux prendre cet engagement grâce à l'électricité et aux carburants aériens durables que j'inclus dans mon mix énergétique. Nous sommes dans la transition. Je suis prêt à m'engager et à suivre cet indicateur d'intensité carbone qui intègre le scope 3 et le cycle de vie. Mais on ne peut nous nous demander de nous engager sur la valeur absolue du scope 3, qui dépend de nos clients, sauf à ce que je vende mes actifs, donc mes stations-service et mes raffineries. Mais, dans ce cas, une autre entreprise les rachètera et je n'aurai pas amélioré le climat.

Cela dit, la demande baissera et nous agissons : nous nous rendons chez nos clients et leur proposons des solutions, sans attendre qu'ils le fassent, avec une équipe spécialisée par industrie. Ainsi, nos ingénieurs vont voir aciéristes et cimentiers pour leur proposer des solutions alternatives comme des panneaux solaires. Nous sommes prêts à nous engager dans cette démarche, mais elle dépend aussi du bon vouloir des clients et non seulement de nous...

Nous nous engageons pour les scopes 1 et 2. Je suis prêt à m'engager sur l'intensité carbone qui intègre le scope 3, car j'ai une stratégie pour baisser cette intensité de mes produits, mais non sur un scope 3 en valeur absolue. Nous nous sommes seulement engagés à ne pas l'augmenter au-dessus de 400 millions de tonnes. Nous le ferons mais nous ne pouvons pas faire plus, car sinon, ce serait décider que l'entreprise va décliner : soit vendre des actifs, soit en fermer. Ce n'est pas la vocation de notre entreprise. Le scope 3 déclinera, et notre ambition Net Zero est en phase avec la société. Lorsque la demande de pétrole déclinera, nous déclinerons avec, et le scope 3 se réduira.

Nous ne faisons pas rien : entre 2020 et 2030, TotalEnergies aura vendu beaucoup plus de pétrole qu'elle n'en aura produit. C'est un fait. J'ai expliqué à mes équipes qu'elles devaient réduire leurs ventes de pétrole. En 2030, nous ne vendrons pas plus de pétrole que nous n'en produisons. En faisant cela, nous réduirons le scope 3 de la partie pétrole de 30 % à 40 %. Ce n'est pas facile d'expliquer à des équipes incitées à vendre toujours plus depuis cinquante ans qu'elles doivent réduire leurs ventes. Nous sommes sortis d'un certain nombre de secteurs. Par exemple, nous ne vendons plus de fioul à des centrales électriques, car elles peuvent fonctionner avec des énergies renouvelables ou du gaz. Nous sommes cohérents, car le fioul émet beaucoup plus de CO2. De même, dès 2015, lorsque je suis devenu PDG, nous sommes sortis du secteur du charbon : je ne pouvais financer ce secteur alors que je voulais promouvoir le gaz à la place.

Je suis conscient que nous ne serons pas totalement d'accord sur le scope 3, mais tels sont les fondamentaux de notre position.

Sur le terrain diplomatique, je veux bien que l'on fasse de la concordance des temps, mais ce n'est pas la visite de Patrick Pouyanné en Azerbaïdjan fin août qui a provoqué la décision du président Aliyev d'intervenir dans le Haut-Karabakh. En Azerbaïdjan, nous n'avons pas beaucoup d'actifs. Nous avons découvert un gisement de gaz dans les années 2010. Nicolas Terraz, directeur général exploration-production, vous l'a expliqué. Nous ne possédons, aux côtés de la société nationale et d'Adnoc, que 35 % de ce champ qui se trouve dans la mer Caspienne. C'est une petite production de gaz mise en service récemment - et non le gisement du siècle - vendue sur le marché domestique azéri, entre la mer Caspienne et Bakou ; rien à voir avec le Haut-Karabakh. On m'a demandé de l'inaugurer, comme cela se fait habituellement. Il y a potentiellement une phase 2. Ce gaz ne part pas en Europe, mais reste dans le pays. Je note que Mme von der Leyen s'était rendue peu de temps avant moi à Bakou pour signer un accord prévoyant le doublement des exportations de gaz azéri sur l'Europe. Je n'étais donc pas totalement en décalage à l'époque...

Ne nous demandez pas de faire la morale à la place des pouvoirs publics. Si l'Union européenne et les Nations unies décident de sanctions contre l'Azerbaïdjan, nous les appliquerons. Mais je ne vois pas en quoi, aujourd'hui, nous devrions renoncer à cette production de gaz qui intervient dans des conditions respectant les lois, les règlements et nos propres codes de conduite.

Nous sommes arrivés au Mozambique en 2019, me semble-t-il, en rachetant les participations d'un acteur américain dans des projets de GNL. Le Mozambique a découvert d'immenses réserves de gaz, équivalentes à la moitié du Qatar, dans le nord du pays, le Cabo Delgado. C'est non pas le gisement de gaz qui est la source des événements, mais plusieurs mouvements islamistes et notamment djihadistes.

Nous avons confié une mission à Jean-Christophe Rufin, qui connaissait le pays. Son rapport est public. Je voulais un oeil extérieur à nos équipes pour évaluer la situation et voir dans quelles conditions nous pourrions développer ce projet. Il a passé beaucoup de temps sur le terrain, sans nous, librement, et nous a rapporté un certain nombre de faits. Dès les premières pages, il rappelle que les racines de cette insurrection islamiste sont l'extrême pauvreté de cette région, perdue au nord du pays. Malheureusement, les jeunes rallient les rangs islamistes pour contester l'ordre établi.

Il s'est passé des événements dramatiques. La ville de Palma a été attaquée, avec des centaines de milliers de réfugiés. Nous avions sur place un ferry, et avons évacué le maximum de personnes possibles, dont des femmes et des enfants. Ce ne sont pas des situations très simples. Face à cela, nous avons déclaré la force majeure sur le projet. Nous sommes dans une situation claire : la sécurité du Cabo Delgado relève de la responsabilité non pas de TotalEnergies mais de l'État du Mozambique. Nous sommes une entreprise privée et non une autorité publique. Je peux assurer la sécurité de l'enceinte industrielle dans laquelle je pourrais opérer, mais non de la région. Je n'ai pas de moyens de sécurité suffisants et ce n'est pas notre travail. Aux autorités du Mozambique de dire si la sécurité est effectivement rétablie.

TotalEnergies n'est qu'un acteur à 26,5 % d'un consortium avec des entreprises principalement asiatiques, notamment thaïlandaises, japonaises et indiennes. C'est le consortium qui décidera ou non de redémarrer l'activité. Au préalable, les autorités doivent nous assurer qu'on peut lever la force majeure. Cet État a une longue histoire, mais non une grande armée. Il a demandé le soutien d'autres pays d'Afrique australe, au travers des forces de la SADC (Southern African Development Community, Communauté de développement de l'Afrique australe), et du Rwanda.

Récemment, Jean-Christophe Rufin me disait que le nord du Cabo Delgado était stabilisé, mais non le sud, sur 150 à 200 kilomètres, là où il y a encore eu récemment des troubles. Lorsque je lis une dépêche indiquant que 50 000 personnes ont fui des villages, je n'y reste pas insensible et souhaite y regarder de plus près. Nous sommes dans une phase transitoire : la coalition de l'Afrique australe se retire, l'armée rwandaise n'est pas encore arrivée et, malheureusement, ce qui se passe au Moyen-Orient a des effets au Mozambique, comme dans d'autres pays africains : des cellules islamistes se réveillent et parviennent à nouveau à recruter des jeunes.

Je rencontrerai prochainement le président du Mozambique ; il m'indiquera si, de son point de vue, son pays est en mesure d'assurer la sécurité dans le nord du Cabo Delgado. Après quoi, avec nos partenaires, nous évaluerons la situation.

Le rapport Rufin recommande de partager, sans attendre la production en 2028 ou 2029, les dividendes des futurs profits. C'est ce que nous faisons, via une fondation dotée de 200 millions d'euros qui développe l'activité économique au bénéfice des populations. Un des moyens de lutter contre les groupes islamistes est sans doute de faire des populations des alliées, en partageant la prospérité sans attendre les profits, que, d'ailleurs, nous ne réaliserons peut-être pas, si le projet ne va pas à son terme.

En ce qui concerne l'Ouganda, Nicolas Terraz vous a longuement exposé notre projet. Vous dites que nous avons beaucoup réprimé. J'ai, là aussi, confié une mission à un tiers, Lionel Zinsou. Je ne suis ni sourd ni aveugle : j'entends et lis ce qui se dit sur l'Ouganda. L'acquisition des terres a été notre principal défi : mes équipes me disent que les choses se passent bien, mais je ne considère pas que nous soyons parfaits.

Construire un pipeline de 1 400 kilomètres à terre, c'est compliqué ; nous sommes plus habitués à des projets en mer, moins gênants. De fait, nous avons dû acquérir de nombreux terrains, ce qui a affecté 19 000 foyers. Nous sommes conscients que c'est beaucoup. Aujourd'hui, 18 884 d'entre eux ont signé un accord de compensation, et 18 809 ont déjà été compensés. J'ai regardé de plus près les situations non réglées : dans la partie ougandaise, sur 42 cas problématiques, 17 sont liés à un désaccord sur la valeur - sur 5 576 foyers en Ouganda, je trouve que c'est assez faible...-, 18 à une double revendication de propriété et 7 à une impossibilité de trouver le propriétaire. Je ne dis pas que tout a été parfait. Lionel Zinsou ira sur le terrain pour connaître le ressenti des populations. Il est sûr que ceux à qui l'on a construit des maisons au lieu des huttes traditionnelles ne sont pas malheureux. Mais sur un projet de cette taille, on trouve des personnes qui ne sont pas contentes... Il faut les écouter et notre objectif est de satisfaire tout le monde, soit par la négociation amiable, soit par la voie judiciaire. En Tanzanie, la terre appartient à l'État ; c'est lui qui règle les questions.

En parlant de répression, sans doute faites-vous référence au droit des ONG en Ouganda, qui n'est pas le même qu'en France. Je le répète : je suis intervenu personnellement pour qu'on laisse les ONG se rendre sur notre zone. Ensuite, l'Ouganda a ses lois et règlements ; la liberté d'expression n'y est pas la nôtre. En tout état de cause, nous rencontrons les ONG qui veulent nous voir et, lorsque certains de leurs membres sont emprisonnés, nos équipes ont instruction de ma part d'intervenir auprès des autorités pour qu'ils soient relâchés aussi vite que possible.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le rapporteur, je vous invite à la concision pour votre réplique. En effet, dix de nos collègues doivent intervenir après vous.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous sous-estimez le talent et l'importance de votre groupe, monsieur Pouyanné... J'ai dit que vous contribuiez à l'émission de 60 gigatonnes de CO2, non que vous en étiez seul responsable. Mais reconnaissez que, même partenaire minoritaire, vous êtes un acteur clé de ces projets, parce que vous avez la compétence ; nombre d'entreprises pétrolières ont besoin de vous pour cela.

Vous vous sous-estimez aussi pour ce qui est de la demande. Imaginons que TotalEnergies et toutes les majors européennes, qui ont normalement une certaine sensibilité à ces enjeux, plutôt que dans le gaz, investissent massivement dans les énergies renouvelables - vous savez que l'une des dernières entreprises de photovoltaïque en France va fermer -, vous participeriez à la décarbonation de la demande au lieu de contribuer à son maintien. Vous avez, de fait, une responsabilité, au travers de l'énergie que vous produisez, dans l'évolution de la demande et de son coût carbone.

Quant à l'agence de certification MSCI, elle est rémunérée par les pétroliers et n'est pas forcément l'une des agences les plus importantes.

L'enjeu de la trajectoire et du budget carbone demeure. Vous avez dit : l'AIE a un nouveau pape et une nouvelle bible. On peut disqualifier le patron de cette agence et son scénario, mais celui-ci repose sur une baisse de la demande sur la décennie et non en 2019. Le vôtre, c'est plutôt celui de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), qui prévoit le maintien d'une demande durable, justifiant de chercher toujours plus de pétrole.

Bien sûr, vous investissez dans les énergies renouvelables, même si je ne sais pas quelle est leur part exacte dans votre production - on lit parfois moins de 2 % - et dans vos investissements, mais je regrette que TotalEnergies ne soit pas le grand groupe pionnier que nous souhaitons, peut-être moins rentable - je ne pense pas qu'il soit rentable avec le nucléaire -, mais emmenant ses ingénieurs, ses capacités d'investissement et nous tous sur un autre chemin que celui que vous prenez.

M. Roger Karoutchi, président. - Je demande à nos collègues de limiter leur intervention à deux minutes et à M. le président-directeur général de faire preuve également de concision dans ses réponses.

M. Jean-Claude Tissot. - Votre entreprise étant historiquement très implantée en Russie, vous avez une bonne connaissance de la situation énergétique et politique russe. Pourquoi avoir poursuivi vos investissements dans ce pays en 2014, notamment en renforçant votre partenariat avec Novatek sur Arctic LNG 2, alors que la Russie était déjà internationalement condamnée à la suite de l'annexion de la Crimée ?

Vous avez rencontré Emmanuel Macron en 2022 et en 2023, pour échanger notamment sur le gaz russe : quelles ont été la teneur de vos échanges et la position du Président de la République sur la présence de TotalEnergies en Russie ?

Enfin, l'un des actionnaires russes de Novatek fait l'objet de sanctions de la part de l'Union européenne, M. Aurélien Hamelle nous l'a confirmé. Dans le contexte géopolitique actuel, trouvez-vous sain de rester associé, même indirectement, à une personne sanctionnée pour son rôle dans l'économie de guerre russe ?

Veuillez, s'il vous plaît, ne pas vous limiter dans votre réponse au cadre des sanctions européennes, que nous connaissons bien. C'est sur la stratégie de votre entreprise et votre vision internationale que nous vous interrogeons.

M. Patrick Pouyanné. - En 2014, il n'y avait pas de sanctions contre la Russie. Nombre d'entreprises ont continué à investir dans ce pays.

J'ai poursuivi la politique de Christophe de Margerie, fondée sur l'idée que les entreprises peuvent créer des ponts entre les nations. Tous, après la chute du Mur, nous pensions ancrer la Russie en Europe par le développement des relations économiques. Nous avions tort, et nous avons mal évalué les intentions de Vladimir Poutine, mais j'aurais bien aimé, en 2014 ou en 2015, entendre plus de voix me dire que j'avais tort ; j'en ai plutôt entendu me poussant à continuer d'investir en Russie pour produire du gaz naturel liquéfié.

Il n'y a pas d'hydrocarbures en France, où je n'aurais d'ailleurs pas le droit d'en chercher... C'est toute l'histoire de l'entreprise, qui s'est construite uniquement à l'international. J'ai hérité de mes prédécesseurs un principe : aucun pays ne doit représenter plus de 10 % du portefeuille. C'est ainsi que nous avons pu débrancher la Russie - 15 milliards d'euros en moins dans notre bilan - sans conséquences majeures. Cela se reproduira peut-être ailleurs. Il est clair qu'il est plus facile d'investir davantage aux États-Unis qu'en Russie. C'est le choix que nous sommes en train de faire.

Qu'au moment d'une crise énergétique majeure le Président de la République et la Première ministre demandent au patron de TotalEnergies son point de vue sur la situation et l'approvisionnement en gaz de l'Europe n'a rien de surprenant... Je ne révélerai pas le contenu de mes discussions avec les plus hautes autorités de l'État : je ne pense pas que ce soit le lieu pour le faire, et les deux personnes que j'ai mentionnées ne l'apprécieraient pas. Nous avons parlé d'énergie, et ils ont considéré que le patron de TotalEnergies pouvait les aider à comprendre la situation.

En ce qui concerne M. Timtchenko, qui possède environ 23 % de Novatek, il était sous sanctions américaines ; il est sous sanctions européennes depuis la guerre. Nous sommes totalement sortis de la gouvernance de Novatek, et il n'y a plus d'actifs Novatek dans notre bilan. Simplement, le pacte d'actionnaires m'obligerait à vendre nos actions à M. Timtchenko, ce que je n'ai le droit de faire avec aucune personne sous sanction. Or lui abandonner mes actions pour zéro, il n'en est pas question... C'est la raison pour laquelle TotalEnergies, comme du reste son concurrent britannique et d'autres entreprises européennes, ne peut couper le lien.

M. Jean-Claude Tissot. - À Bruxelles, la semaine dernière, nous avons rencontré des représentants de la direction générale de l'énergie. Nous avons constaté que le choix de continuer d'importer du gaz russe était purement politique. Vos activités sont ainsi intimement liées aux choix des États, ce qui m'inspire quelques questions complémentaires sur la stratégie d'influence...

M. Roger Karoutchi, président. - Ne détournez pas la procédure : vous avez la parole pour une réplique, pas pour de nouvelles questions.

M. Patrick Pouyanné. - Je tiens à répondre, très brièvement, sur le GNL russe.

En 2022 et 2023, 14 millions de tonnes de GNL russe ont été importées en Europe, soit 12 % à 13 % de nos importations de gaz. Si nous, Européens, décidons de bannir le GNL russe, il faudra chercher ces 14 millions de tonnes ailleurs, en les payant plus cher. Il n'y a pas 14 millions de tonnes de GNL disponibles sur le marché mondial : il faudra les prendre aux Asiatiques, comme on l'a fait en 2022, en payant plus cher qu'eux.

Pour moi, ce n'est pas un problème ; il n'y a pas de stratégie d'influence. Au contraire, les prix du GNL augmentant, je gagnerai plus sur mon portefeuille mondial que je ne perdrai sur les 3 millions de tonnes que j'amène de Russie en Europe. Nous sommes en train de construire des capacités supplémentaires aux États-Unis et au Qatar. Mais, d'ici à 2027, si nous bannissons le GNL russe, les prix du gaz repartiront à la hausse. Si les autorités politiques prennent cette décision, nous exercerons sans état d'âme la clause de force majeure prévue au contrat et cesserons les importations de GNL. Dans l'intervalle, je ne peux pas le faire, car nous sommes liés à la Russie par un contrat Take or pay : tant qu'à les payer, je préfère avoir en échange le gaz dont l'Europe a besoin...

M. Pierre Barros. - Les ministres auditionnés avant vous, MM. Le Maire, Béchu et Séjourné, ont présenté TotalEnergies comme une entreprise française, un atout pour notre pays, où elle est le premier investisseur pour les énergies renouvelables. Vous-même avez exprimé votre fierté de diriger cette très grande et très belle entreprise, qui, à l'étranger, est l'expression de la France.

Mais être un atout pour la France, n'est-ce pas aussi contribuer à l'effort national en y payant sa juste contribution fiscale ? En 2017, les Paradise Papers ont révélé que votre entreprise avait des filiales dans des paradis fiscaux : Bahamas, Pays-Bas et Suisse. Dans ce dernier pays, deux filiales de négoce de pétrole et de gaz sont domiciliées, Totsa et TGP. La première a dégagé en 2023 un résultat net de près de 3 milliards d'euros, contribuant à hauteur de presque 14 % au bénéfice net du groupe.

Vous faites donc le choix de localiser une partie de vos charges en France et une bonne partie de vos recettes à l'étranger. À plusieurs reprises, TotalEnergies n'a pas payé d'impôt sur les sociétés. Vous avez reçu plus d'argent du fisc français via le crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) et le crédit d'impôt recherche (CIR) que vous ne lui en avez versé... La France représente 21 % de votre activité et 35 % de vos effectifs : les salariés français de la tour TotalEnergies travaillent au rayonnement du groupe à l'international. Ne pensez-vous pas que ces pratiques d'optimisation fiscale nuisent aux dispositifs mis en place par l'État pour accompagner nos territoires dans la rénovation énergétique, je pense notamment aux moyens du fonds vert ?

Enfin, le média Bloomberg révèle que vous envisagez de déplacer la cotation de l'entreprise de Paris à New York. S'agit-il d'attirer des capitaux américains ou de quitter une place boursière où des ambitions écologiques commencent enfin à émerger ? Quelles conséquences ce choix aura-t-il sur votre stratégie, notamment en matière de développement des énergies renouvelables ? Cela n'explique-t-il pas une forme de défiance, voire de rejet, que rencontre votre entreprise auprès des ingénieurs de demain ? Quelque 600 étudiants et salariés de Polytechnique ont envoyé une lettre ouverte à la direction de l'école demandant une place accrue pour la transition écologique dans les formations et la fin des partenariats avec, notamment, TotalEnergies. N'est-ce pas le signe que votre entreprise a perdu en crédibilité comme atout stratégique pour sortir des énergies fossiles et atteindre les objectifs du Groupement d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) et de l'accord de Paris ?

M. Patrick Pouyanné. - Je ne savais pas que la Suisse était un paradis fiscal... Elle n'est pas reconnue comme telle.

Les filiales aux Bahamas, nous les avons presque toutes éliminées, sous ma direction. Sur la trentaine qui existait, il en reste sept ou huit, parce que certains de nos partenaires, notamment américains, ont des raisons d'être aux Bahamas.

De même, j'ai fait démanteler tout le système d'optimisation que nous avions aux Pays-Bas, considérant que tout cela n'est pas bien, est marginal et, en fin de compte, est plus une source d'embêtements que d'autre chose.

En Suisse, nous avons de vraies équipes. De fait, la grande majorité des entreprises de négoce sont basées à Genève. Nous y avons plus de 1 000 employés, comme nous en avons à Houston et Singapour. Nous payons donc des impôts en Suisse, récemment relevés à 15 % en vertu de l'accord de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ; les Suisses, comme les Singapouriens, ont décidé qu'ils n'allaient pas nous laisser payer le complément en France... Ces pays avaient une politique fiscale très incitative pour attirer les équipes de traders. Genève est ainsi devenue la place mondiale pour le négoce de matières premières. Nous y avons une activité et y payons un impôt de 15 % : tout cela sera totalement transparent dans le cadre des Country by Country Reporting (CBCR) et autres réglementations.

Les équipes du siège qui travaillent pour l'international sont facturées à l'international. Nous devons être l'entreprise la plus contrôlée par le fisc : nous avons en moyenne 30 à 40 agents dans nos bureaux... Nous avions signé avec Gérald Darmanin un accord de confiance : je lui avais dit qu'il ferait des économies de personnel, d'autant que, parfois, le fisc nous rend de l'argent, parce qu'il découvre que nous nous sommes trompés et que les fonctionnaires français sont honnêtes. Les charges sont réparties et tout cela est contrôlé et audité. Nous avons d'ailleurs répondu récemment aux demandes d'une commission de l'Assemblée nationale sur la fiscalité.

Nous recevons 50 millions d'euros par an au titre de la recherche et développement. De fait, nos équipes de recherche sont essentiellement localisées en France, parce que notre pays compte de nombreux ingénieurs.

À ce propos, je vous rassure : 600 ingénieurs signataires d'une lettre sur 40 promotions de 400 étudiants, c'est modeste... La vérité, c'est que nous avons 150 candidats pour chaque poste d'ingénieur : c'est plutôt nous qui choisissons que l'inverse ! Je n'ai pas l'impression de ne pas être attractif, y compris dans les énergies renouvelables. J'ai d'ailleurs un problème avec mes deux collègues français chefs d'entreprise énergétique : ils pensent que nous allons chercher leurs salariés, alors que nous n'avons pas besoin de le faire...

Si Total est devenue TotalEnergies, c'est en partie à cause de notre personnel. Nos salariés sont aussi des citoyens. En 2018 ou 2019, de jeunes foreurs me demandaient : que deviendrai-je dans dix ans ? Le jour où nous avons présenté la stratégie consistant à continuer aujourd'hui encore avec les hydrocarbures tout en investissant lourdement dans les énergies bas-carbone - nous avons désormais 10 000 personnes qui travaillent dans ce secteur -, nous leur avons répondu. Aujourd'hui, 88 % de nos salariés adhèrent à notre stratégie. C'est la réalité de notre entreprise, qui fonctionne bien et a mis en place un cercle vertueux.

Notre cotation à New York, d'abord, n'est pas encore décidée. Nous l'étudions, pour une raison simple : du fait notamment du poids des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) en Europe, la base d'actionnaires européens de TotalEnergies diminue - nous avons perdu 7 % d'actionnaires français au cours des quatre dernières années -, alors que les actionnaires américains achètent TotalEnergies : la part de l'actionnariat institutionnel américain est passée de 37 % à 47 %. Nous sommes déjà cotés à New York, secondairement ; c'est un certificat de dépôt qui y est vendu, non une action. Je constate que les politiques menées ont cet effet que nous avons moins d'actionnaires européens. L'intérêt social que nous devons assurer est aussi de prendre ce fait en considération.

Cela changerait-il quelque chose à notre stratégie ? Non : elle est arrêtée par le conseil d'administration, aujourd'hui pour moitié français et pour moitié international. Par ailleurs, il n'est pas question de déplacer le siège social ; ce serait d'ailleurs compliqué, puisque de nombreux textes exigent l'accord du Gouvernement dans le domaine de la sécurité énergétique.

Comme Shell, nous constatons que les entreprises énergétiques européennes sont très décotées par rapport aux américaines. Nous avons exactement les mêmes résultats trimestriels que Chevron : elle est valorisée 330 milliards, nous à 200 milliards... Je serais ravi que, à la suite de ces échanges, plus d'actionnaires européens achètent du TotalEnergies : cela me convaincra de garder la cotation primaire à Paris. En tout état de cause, si le mouvement avait lieu, nous garderions une cotation secondaire à Paris.

M. Philippe Folliot. - Je fais partie de ceux qui pensent que disposer d'une entreprise à dimension internationale comme la vôtre est un atout pour notre pays. Se tirer une balle dans le pied n'est pas la meilleure façon de marcher mieux et plus vite ! Nous ne pouvons que vous inciter à aller plus loin, plus vite et plus fort en matière d'énergies renouvelables.

Je ne suis pas d'accord avec vous sur un point : la France dispose de ressources d'hydrocarbures : nous avons des ressources putatives sur le plateau des Guyanes et avérées sur Juan de Nova, à côté du Mozambique. Je ne reviendrai pas sur les débats de la loi Hulot. Aujourd'hui, la loi vous interdit toute exploration ou exploitation de produits pétroliers dans notre pays, ce qui est à certains égards paradoxal, puisque nous continuons d'importer...

Comment pouvez-vous continuer à envoyer des signaux forts en matière de développement des énergies renouvelables ? En particulier, pourriez-vous envisager d'investir dans le dernier fabricant français de photovoltaïque ?

M. Patrick Pouyanné. - Vous n'avez pas beaucoup entendu TotalEnergies râler contre la loi Hulot...

Il n'y a pas d'hydrocarbures en Guyane : on en a trouvé à l'ouest du Surinam, mais le bassin ne se prolonge pas à l'est ni en Guyane. On a fait un jour une découverte en Guyane, qui a conduit à cinq puits d'appréciation négatifs. Quant à Juan de Nova, mieux vaut laisser les îles Éparses en paix. Je maintiens donc mon propos : il n'y a pas d'hydrocarbures en France.

Sur les énergies renouvelables, nous avons déjà construit un portefeuille de 25 GW ; nous serons bientôt à 35 GW. Avec un partenaire indien, nous construisons dans le désert du Kutch l'un des plus grands champs solaires au monde, 30 GW sur 500 kilomètres carrés. En six mois, 2 GW ont déjà été construits. Dans six ans, nous aurons construit l'équivalent de sept réacteurs nucléaires, pour 20 milliards de dollars. Avec un tel projet, dont je suis très fier, je pense que je contribue fortement à la transition écologique. Ces projets montent en puissance, et nous ne faisons pas tout du jour au lendemain : nous constituons des équipes, trouvons des partenaires, montons les projets. Je rêverais de pouvoir faire cela en France : si vous me trouvez 500 kilomètres carrés disponibles, je suis partant... D'ailleurs, plutôt que de miter le paysage avec des éoliennes, on ferait mieux de les regrouper dans de vrais parcs.

Nous sommes fortement engagés : nous atteindrons les 100 GW en capacité brute et plus de 120 TWh. Je sais bien que cela ne va jamais assez vite, car on est très exigeant vis-à-vis de nous, mais si l'on m'avait dit en 2020 que nous investirions 5 milliards d'euros en 2024 dans les énergies renouvelables, je n'aurais pas signé, car ce n'est pas la trajectoire que nous avions à l'esprit. Nous y sommes pourtant et nous accélérons, notamment en Inde. L'enjeu indien est majeur pour le changement climatique : tout ce qu'on peut faire pour réduire la part du charbon dans leur mix est utile.

Mme Sophie Primas. - Pour bien saisir votre modèle économique, je voudrais connaître l'écart de rentabilité entre vos différentes énergies et vos trajectoires pour chacune d'elles. Il s'agit de comprendre si la production d'énergies renouvelables entre aussi dans une stratégie de rentabilité.

On vous demande souvent si les politiques publiques sont suivies par TotalEnergies. J'ai envie d'inverser la question : la France et l'Europe sont-elles un terrain de jeu favorable aux énergies renouvelables ? En d'autres termes, qu'est-ce qui vous empêche d'aller plus vite ?

Enfin, comment vous situez-vous par rapport à vos concurrents mondiaux pour ce qui concerne le devoir de vigilance et le virage climatique ?

M. Patrick Pouyanné. - La rentabilité des hydrocarbures dépend largement du prix du pétrole. Elle est d'environ 20 % sur capitaux employés pour le pétrole, contre 10 % pour l'électricité. Mais c'est lorsque le baril est à 80 dollars. À 60 dollars le baril, la rentabilité des hydrocarbures s'établit à 12 %. Nous nous sommes donc fixé pour objectif d'atteindre 12 % pour l'électricité, afin d'avoir la même rentabilité des deux côtés à 60 dollars le baril.

Nous publions, depuis l'an dernier, nos résultats en matière d'électricité. Nous sommes déjà à 10 % et ce segment rapportera cette année entre 2,5 milliards et 3 milliards d'euros. Ce n'est pas un petit business que nous sommes en train de créer.

Certains actionnaires nous disent : ne faites que du pétrole, c'est plus rentable. Je leur réponds : le prix du baril ne restera pas à 80 ou à 90 dollars. Nous prenons 60 dollars comme référence et notre trajectoire est celle que je viens d'expliquer.

Les énergies renouvelables ont très mauvaise réputation, car leur rentabilité serait de 5 % à 6 %. Nos actionnaires sont très surpris de la qualité de ce que nous arrivons déjà à produire. La vérité, c'est que l'on parle d'une chaîne, avec des moyens flexibles de production du gaz, des batteries, du trading et des clients. Il faut être capable de voir au-delà du segment de la production d'énergies renouvelables.

Un de nos atouts par rapport aux développeurs renouvelables, c'est que nous avons un bilan sans dette : nous pouvons donc prendre des risques de marché. Je ne cherche pas à couvrir mes renouvelables par des subventions. J'aime bien la volatilité : je n'ai pas envie de rendre à l'État le surprofit, comme je l'ai fait en 2022, donc je ne lui demande pas sa garantie. C'est ce modèle que nous suivons, et qui nous permet d'être plus rentable que les développeurs renouvelables, qui sécurisent leurs profits par des contrats avec les États. Nous voulons pouvoir jouer sur le marché de l'électricité ; notre ADN est de jouer de la volatilité des marchés, en résistant quand les prix sont bas et en en profitant quand ils sont hauts, et, quand ils le sont, il faut que je partage avec mes actionnaires, qui prennent des risques quand ils sont bas.

Ce qui nous ralentit en Europe, c'est le manque d'espace : je ne sais pas trouver 500 kilomètres carrés... S'il y avait une chose à vous demander, ce serait de planifier l'espace. La meilleure mesure que vous pourriez prendre pour favoriser l'accélération, ce serait de planifier. Certes, il est plus facile de le faire pour l'éolien offshore, mais on peut aussi l'envisager à terre. Ainsi, je considère qu'il vaudrait mieux concentrer les éoliennes dans un seul endroit, comme on l'a fait autrefois pour des industries lourdes, à Fos ou à Dunkerque, plutôt que d'en mettre un peu partout en rendant les gens mécontents. En effet, certains, comme moi, aiment bien les éoliennes, tandis que d'autres, comme mon épouse, les détestent. La planification de l'espace est donc un vrai sujet.

De plus, en Europe, tout est lent - je suis désolé de vous le dire - et cela pour deux raisons.

Premièrement, il n'y a pas assez de fonctionnaires pour s'occuper de ce type de projets. Cela peut paraître étonnant, mais le guichet en face de nous est surchargé. Les projets sont très nombreux et, même s'ils sont petits, ils une instruction des procédures, que ce soit en matière de biodiversité, d'archéologie ou autre. Il n'y a pas assez d'agents pour le faire et cela prend donc du temps.

Deuxièmement, dans nos démocraties, il y a des droits de recours importants et les recours sont lents. D'ailleurs, je suis toujours étonné de voir que ce sont très souvent des ONG qui attaquent les projets d'énergies renouvelables et qui les empêchent d'avancer. Alors que, en France, il faut cinq ans pour développer un projet d'énergies renouvelables, au Texas, il ne faut qu'un an. Aujourd'hui, j'ai besoin de deux à trois fois plus de personnes pour produire des MWh en France que dans d'autres pays. Telle est donc la situation en Europe, même si encore une fois cela ne veut pas dire qu'il faut renoncer.

Quant au devoir de vigilance, nous respectons les lois et les règlements que vous décidez. La France avait fixé un devoir de vigilance, dans le cadre d'une loi d'initiative parlementaire que, pour l'instant, les juges ont du mal à mettre en oeuvre pour diverses raisons de forme, car elle est compliquée. Il y a également un texte européen. Je pense que la France a cherché à établir un level playing field, car le texte européen va beaucoup plus loin que le texte français. J'espère que ce texte ne deviendra pas un handicap pour les entreprises européennes face aux entreprises américaines concurrentes. Nous verrons ce qu'il en sera, car nous ouvrons une nouvelle ère.

Cette ère sera, je le constate, celle de la judiciarisation de la vie des entreprises en Europe, à l'instar de ce que les États-Unis connaissent depuis longtemps. Il existe une industrie du droit américaine, alors que nous n'en avons pas en Europe. Il faudra peut-être la créer. Visiblement, la tendance américaine est très présente au Parlement européen, à Bruxelles. On y fabrique des textes qui seront des nids à contentieux et c'est là sans doute que se trouve une partie de la genèse de celui que j'ai mentionné et que certains promeuvent. Il faudra combiner ces textes avec notre droit européen, qui n'a pas la même base que le droit américain. Ainsi, aux États-Unis, les entreprises ont la capacité de faire des transactions financières sur à peu près tous les sujets, ce qui n'est pas vraiment notre savoir-faire en Europe, d'où les difficultés que les entreprises européennes rencontrent parfois aux États-Unis.

M. Michaël Weber. - Nous avons beaucoup parlé de performance, de rentabilité et d'optimisation et vous avez présenté TotalEnergies comme un fleuron qui contribue au rayonnement de la France. Mais vous avez aussi expliqué qu'il y avait une réaction de la société qui serait peut-être due à un besoin d'équilibre entre les impacts liés à l'exploitation, les investissements en matière d'énergies renouvelables et les compensations qui peuvent être faites.

J'aimerais revenir sur ces compensations. Vous avez dit que ce qui coûtait le moins cher pour réduire les émissions nettes de carbone, c'était de protéger la forêt et d'agir pour la reforestation. Pour en revenir à l'Ouganda, vous avez installé dans un parc national une route bitumée afin de permettre 600 trajets de poids lourds chaque mois et 2 000 trajets de véhicules par jour. Par ailleurs, pour construire le tuyau de 1 500 kilomètres de long que vous avez évoqué, il a fallu toucher à 16 aires naturelles protégées, dont des parcs nationaux à la biodiversité extraordinaire. Il a fallu déboiser un couloir de 30 mètres de large pour installer ce pipeline, qui doit en plus être chauffé à plus de 50 degrés pour pouvoir transporter la matière première.

Pour en revenir à la forêt, il est également question d'un projet de plantation industrielle d'acacias au Congo, alors que cette essence d'arbres est considérée comme allochtone, envahissante et même toxique à certains égards ; je rappelle qu'elle est interdite par la législation française.

Quelle est donc votre vision du processus de la compensation carbone ? N'y a-t-il pas une limite à ce nouveau business et à cet équilibre entre d'un côté la compensation et de l'autre l'exploitation ? Comment peut-on considérer que cette compensation suffira pour répondre à l'impact environnemental qui a été évoqué ?

Vous avez mentionné précédemment les 19 000 foyers qui ont été touchés et j'ai été choqué de vous entendre dire que vous leur aviez construit des maisons en échange. En effet, je crois que c'est une forme de néocolonialisme même si je suis désolé de le dire comme cela. On ne peut pas considérer que l'on indemnise des gens qui vivaient de l'agriculture dans des huttes et qui n'ont pas eu d'autre choix que de changer leur mode de vie ou de production, par la construction de maisons. Je ne suis pas certain que cela corresponde à leur choix : c'est une réponse qui a été apportée par l'entreprise pour permettre cette exploitation, mais je ne suis pas sûr que, en France, nos concitoyens réagiraient aussi bien face à une telle proposition.

M. Patrick Pouyanné. - Tout d'abord, la compensation par la nature, ce n'est pas la priorité de la feuille de route de TotalEnergies pour réduire les émissions. Notre politique, est d'abord d'éviter et de réduire, et ultimement de compenser. La compensation n'est pas une fin en soi. Nous n'avons pas prévu d'abattre 300 millions de tonnes ou 50 millions de tonnes de CO2. Dans notre feuille de route, l'objectif potentiellement visé correspond à une dizaine de millions de tonnes à long terme, parce qu'il faut du long terme pour le faire. Et il est vrai que c'est utile. Aujourd'hui, faire des puits de carbone est indispensable. Si l'on veut atteindre l'objectif de « zéro émission nette » (Net Zero), comme le préconise le scénario de l'AIE auquel vous vous référez, monsieur le rapporteur, il faudra des puits de carbone et des émissions négatives parce qu'il continuera d'y avoir encore 20 millions de barils de pétrole par jour. Il faut donc investir dans des puits de carbone et il faut préserver la forêt pour protéger la planète. L'humanité continue de déforester davantage chaque année, alors que l'une des premières actions à mener serait d'arrêter la déforestation nette. Nous pourrions alors commencer à dessiner une trajectoire.

Par conséquent, il peut être utile qu'un certain nombre d'entreprises investisse en ce sens, mais ce type de dossiers n'est pas simple. Pour ce qui me concerne, ce n'est pas ma spécialité. Nous avons recruté des équipes à l'extérieur, qui sont formées d'agronomes et d'agroforestiers. Les projets sont compliqués parce qu'ils ne peuvent être mis en oeuvre qu'en liaison avec les communautés locales. Vous avez cité l'exemple du Congo et en l'occurrence vous avez raison : l'acacia n'est pas nécessairement la meilleure essence à développer au Congo. Mais, en réalité, ces projets ne seront durables que si nous les menons intelligemment avec les populations locales, de manière à ce qu'elles trouvent une façon d'en vivre. Il s'agit donc de projets sociétaux, qui ne se réduisent pas à planter des arbres, loin de là.

Sur certains de ces projets, nous souhaitons avoir des crédits carbone réellement durables. Les spécialistes en parleraient mieux que moi, mais, encore une fois, cela ne vient qu'en ultime recours et la priorité reste d'éviter d'émettre, de consommer moins d'énergie dans nos propres opérations, de réduire ou de capter, puis éventuellement de compenser. Telle est notre philosophie.

Pour en revenir à l'Ouganda, car votre question portait sur deux sujets, il n'y a pas de route goudronnée construite par TotalEnergies. La route goudronnée a été faite pour les touristes. Celle de TotalEnergies n'est qu'une piste, et nous ne faisons pas passer nos camions sur la route goudronnée empruntée par les touristes qui visitent le parc des Murchison Falls. Ce que vous dites n'est donc pas vrai. Cela fait partie des erreurs que je peux corriger grâce à votre commission d'enquête.

Deuxièmement, le tuyau est chauffé parce que le pétrole est visqueux, mais il est enterré et il n'est donc pas dangereux. Ce n'est pas le premier tuyau chauffé au monde ; il y en a plein d'autres. La technologie pour chauffer un tuyau est totalement maîtrisée. Certes, quand le pétrole est liquide et s'écoule facilement, il n'y a pas besoin de le chauffer, ce qui évite de dépenser de l'énergie. Toutefois, dans ce cas précis, l'énergie est fournie par des panneaux solaires installés le long du tuyau, de façon à éviter des émissions liées au chauffage du tuyau. Celui-ci est enterré dans sa plus grande partie et certains points sont à découvert pour permettre une surveillance : ainsi, il faut des vannes en cas de fuite. J'entends beaucoup dire que ce tuyau serait dangereux parce qu'il est chauffé, mais ce n'est pas le cas. En l'occurrence, la technologie qui consiste à faire des tuyaux pour du pétrole brut visqueux est totalement maîtrisée. Elle se pratique au Canada ou au Venezuela.

Je suis désolé que mes propos aient pu vous choquer mais, tout d'abord, chaque personne a eu le droit de choisir, lorsque nous lui avons acheté son terrain, entre recevoir une somme financière ou bénéficier de la construction d'une maison. Il se trouve que 95 % des personnes ont choisi la maison.

Monsieur Weber, je vous invite à aller rencontrer les gens avec nous : vous pourrez voir s'ils sont malheureux d'être passés d'une hutte à une maison, d'avoir reçu le champ que nous leur avons donné et de bénéficier d'une aide à l'agronomie. En effet, la plupart du temps, ils ont choisi d'avoir une maison plus petite que celle que nous leur proposions de construire et nous avons utilisé une partie des financements pour relancer l'activité agricole et pour faire de l'« éducation ». Je suis prêt à ce que vous veniez rencontrer ces personnes. Cela ne me pose pas de problème et je considère que ce que nous avons fait pour elles ne relève absolument pas du colonialisme. Au contraire, nous les avons aidées à profiter elles aussi de l'opportunité. Ainsi, une mère de sept enfants qui avait perdu son mari m'a dit : « C'est incroyable ! J'ai eu une chance dans ma vie : c'est que votre tuyau traverse ma ferme. »

M. Michaël Weber. - Tous ne sont pas du même avis.

M. Patrick Pouyanné. - Mais ils sont plus nombreux à l'être qu'à dire qu'ils ne sont pas contents.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je suis contraint de réduire mes questions et de les simplifier.

Tout d'abord, vous avez dit que le GNL ne pouvait pas être considéré comme une énergie décarbonée. En revanche, dans le cadre de la communication que vous avez faite, le 21 avril dernier, à Mascate dans le Sultanat d'Oman, vous avez déclaré être « particulièrement heureux de pouvoir déployer les deux piliers de la stratégie de transition de Total que sont le GNL et les renouvelables ». Vous les mettez donc à peu près au même niveau. Vous investissez d'ailleurs massivement aux États-Unis où se pose aussi le problème du gaz de schiste.

Tous les experts que nous avons pu entendre en audition sont d'accord, que ce soit Mme Masson-Delmotte ou M. Jancovici qui n'est pas un écologiste radical - si je puis dire -, voire Louis Gallois, qui préconisait dans un rapport de 2012 de poursuivre la recherche sur les techniques d'exploitation des gaz de schiste. Ce dernier nous a affirmé que « le GNL est sur le plan environnemental un véritable problème. Il est pratiquement plus mauvais que le pétrole à cause des fuites ». Donc, peut-on considérer aujourd'hui que le GNL est encore une énergie de transition ?

Je ne suis pas de ceux qui ont un a priori sur TotalEnergies et je considère que nous sommes heureux d'avoir une grande entreprise. Toutefois, je rappelle que cette commission d'enquête a pour vocation de mesurer si la politique et la stratégie de TotalEnergies sont en adéquation avec les engagements pris par la France, dans le cadre des COP, qui sont de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré, ce qui suppose de baisser de manière drastique les émissions de gaz à effet de serre.

Vous nous avez expliqué vos difficultés, que je peux comprendre, sur le développement des énergies renouvelables, sur une demande qui progresse et même sur un coût social qui serait important si on avait une économie peu chère. Ma question sera simple : est-ce que vous croyez encore que nous pourrons limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré ?

M. Patrick Pouyanné. - J'ai pu dire que j'étais heureux d'investir dans le GNL, mais vous n'avez repris que la moitié de ma phrase...

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'ai repris le communiqué que vous aviez fait à Mascate.

M. Patrick Pouyanné. - C'était dimanche dernier, donc je me rappelle bien ce que j'ai dit, à savoir que j'étais particulièrement heureux parce que ce projet de GNL était une première dans notre industrie : il entraînera des émissions de 3 kilogrammes de CO2 par baril, alors qu'une usine normale de GNL produit 35 kilogrammes de CO2 par baril. Par conséquent, parce qu'il émet dix fois moins qu'une autre usine, je considère que ce projet contribue vraiment à la transition énergétique et que, à travers lui, TotalEnergies aide l'ensemble de l'industrie pétrolière. Nous sommes pionniers parce que nous avons décidé de totalement électrifier l'usine de gaz naturel liquéfié, au lieu d'utiliser le gaz pour faire fonctionner les trains de compression et de liquéfaction du gaz. De plus, cette électricité sera d'origine renouvelable en accord avec les autorités omanaises. Voilà pourquoi je dis que nous pouvons combiner le GNL et les renouvelables et c'est donc bien là la stratégie que nous développons. Je pense que 3 kilogrammes d'émissions par baril constituent un record, et de très loin. Si l'on appliquait partout un tel taux d'émission, la transition s'accélérerait. Le projet à Oman est un très bel exemple et je suis fier et heureux de pouvoir y investir.

Pour ce qui est de votre deuxième question, la réponse est oui : nous pouvons limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré. Je crois en la maxime selon laquelle « vouloir, c'est pouvoir ». Nous pouvons donc le faire, mais à condition d'être réalistes, de sortir des dogmes et de regarder ensemble comment avancer concrètement. C'est précisément ce que je veux faire dans le cadre de TotalEnergies et c'est ce que nous faisons. En effet, l'entreprise a une trajectoire et nous avons exposé notre vision dans un rapport que vous connaissez. Nous engageons une accélération dans cette décennie de sorte que, à l'horizon de 2050, l'entreprise devrait produire seulement 20 % à 25 % d'hydrocarbures, plutôt du gaz que du pétrole, plus de 50 % d'électricité et 25 % d'autres molécules pour les carburants synthétiques, les carburants aériens durables ou encore le biogaz. Telle est la vision que nous portons. Toutefois, il faut que tout le monde s'engage et que nous trouvions donc un chemin pragmatique pour mobiliser les consommateurs et les citoyens autour de cette trajectoire. Voilà le défi que nous devons relever.

M. Bernard Buis. - Je voudrais vous remercier pour la clarté de vos propos. J'avais une question, mais vous y avez déjà répondu en traitant la question de mon collègue Pierre Barros sur le départ éventuel de l'entreprise de la place de Paris. Je n'y reviendrai pas.

En revanche, je souhaite reprendre la question que vous a posée en conclusion mon collègue Philippe Folliot, à laquelle vous n'avez pas répondu : pourriez-vous envisager une aide aux fabricants de panneaux solaires et sous quelle forme ?

M. Patrick Pouyanné. - Il se trouve que nous avons été fabricant de panneaux solaires dans le cadre d'une filiale qui s'appelle Sunpower. Nous avons donc vécu le cycle qui consiste à investir dans des usines de panneaux solaires en Europe, puis de devoir toutes les fermer, je l'ai vécu moi-même. Et savez-vous pourquoi j'ai dû fermer ces usines ? Parce que, en 2016 ou 2017, l'Union européenne a décidé de lever toutes les barrières douanières sur les panneaux chinois. Je suis allé à Bruxelles et je suis allé voir le ministre de l'économie pour le prévenir que si ces barrières étaient levées, nous devrions fermer les usines que nous avions à Toulouse et à Carling. Je l'ai fait comme tous mes collègues. À la fin, quel choix a été fait par l'Europe ? On nous a dit : « Nous laisserons les panneaux chinois entrer et vous fermerez vos usines, parce que le choix que nous faisons, c'est que le coût de l'énergie solaire soit le plus bas possible. Or nous ne savons pas fabriquer en Europe des panneaux aussi peu chers que les panneaux chinois. » Tel est le choix politique qui a été fait en 2017.

J'ai donc été amené, malheureusement, à fermer des usines après les avoir installées. Je ne vais pas recommencer. Donc, la réponse à votre question est non : je préfère investir dans des fermes solaires.

Il faudrait que la réglementation française prévoie une obligation d'utiliser 30 % de panneaux français, sur le modèle de ce qui se fait aux États-Unis, où ceux qui ont recours à des panneaux américains bénéficient d'un avantage fiscal de 10 % à 20 % par rapport au taux qui s'applique sur les panneaux chinois. Pour nous inciter à utiliser des panneaux français, il faut mettre un cadre. Si le choix est celui de la libre concurrence et que l'objectif est que l'énergie solaire soit la moins chère possible grâce aux panneaux chinois, nous prendrons des panneaux chinois. D'ailleurs, nous prenons désormais aussi des panneaux indiens parce qu'il faut diversifier les sources et éviter de se retrouver totalement dépendants des panneaux chinois, au risque de faire monter les prix.

J'ai été assez surpris de voir des industriels se relancer dans la production de panneaux solaires, il y a deux ou trois ans. Chaque fois qu'ils m'ont interrogé, je leur ai fait part de notre expérience. J'ai peur que l'histoire ne se répète aujourd'hui...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous avez dit dans la première partie de votre propos, en réponse aux questions du président Roger Karoutchi, qu'il ne fallait pas que ce soient les autorités européennes qui choisissent les futures énergies, mais qu'il fallait faire confiance au privé. Compte tenu du contexte incertain dans lequel nous vivons, qui doit payer le coût de la recherche et celui du tâtonnement dans les domaines du transport routier, du transport maritime, ou pour ce qui est des compagnies aériennes ? L'utilisateur final ? Ce tâtonnement s'ajoute au fait que la transition est déjà difficile et chère. Quelle serait la répartition optimale des financements du point de vue de la décision publique ?

Ensuite, dans une autre réponse que vous avez faite au président Roger Karoutchi, vous avez écarté certaines options, en disant préférer des contrats à long terme avec EDF et des contrats d'achat, plutôt que l'investissement dans le nucléaire. Je comprends l'argument du poids que représentent les responsabilités du risque nucléaire. Je comprends un peu moins celui des compétences. Vous présentez le gaz comme une énergie de transition et l'objectif de TotalEnergies est de devenir un fabricant d'électricité. Toutefois, si vous refusez le nucléaire, la transition ne risque-t-elle pas d'être un peu longue ?

M. Patrick Pouyanné. - Non, parce qu'il ne faut pas se tromper : dans notre schéma, nous prévoyons de produire 70 % à 80 % d'énergies renouvelables et 20 % à 25 % de gaz. Encore une fois, ce n'est jamais que le modèle allemand. La centrale à gaz ne produira pas nécessairement du gaz naturel éternellement : elle pourra produire du biométhane ou de l'hydrogène, et pas nécessairement du gaz naturel.

D'ailleurs, il est prévu de construire de nouveaux réacteurs en France mais, objectivement, il faudra du temps pour cela. Des problèmes de disponibilité peuvent surgir dans l'intervalle, de sorte que, si je puis me permettre, cela ne ferait pas de mal d'avoir quelques centrales à gaz. Si j'étais chargé de développer la politique énergétique, je prévoirais quelques centrales à gaz de plus dans le pays pour assurer la sécurité du système. Le débat est sans doute un peu tabou...

Votre première question est compliquée. Il ne faut pas rêver : à la fin, c'est le consommateur qui paie. Le principe vaut de manière générale dans l'économie et le marché. Ensuite, la question reste de savoir à quel rythme nous souhaitons avancer et quelle est la part de recherche et de développement que nous pouvons soutenir. Nous ne la facturerons sans doute pas intégralement aux consommateurs, mais cela reste le principe de base. Le débat relève des pouvoirs publics. Toutefois, même s'ils interviennent par le biais de l'impôt, celui-ci finira par peser sur le consommateur, ou plus précisément sur le payeur d'impôt plutôt que sur le consommateur d'énergie, mais à la fin, d'une façon ou d'une autre, ce sera le consommateur qui paiera.

Par conséquent, il faut éviter les tâtonnements et vous avez raison de dire que la transition est compliquée à réaliser. Par exemple, nous avons des idées très claires sur l'aérien parce que, en matière de carburant aérien livrable, nous pouvons prévoir la trajectoire à suivre, notamment en commençant par faire du biocarburant. En revanche, pour ce qui est du maritime, la situation est très compliquée. Certains parlent de faire de l'ammoniac ou de développer d'autres solutions, mais moi, je ne fais rien. Je l'ai dit d'ailleurs lorsque je suis intervenu dans le cadre du dernier congrès de l'AIE : il faut définir rapidement un standard, que ce soit pour l'ammoniac ou pour le méthanol, car nous nous ne pouvons pas investir dans plusieurs infrastructures d'ammoniac ou de méthanol, dans tous les ports du monde, pour arriver à transiter. Comment parvenir à une convergence ? Il faut que les professionnels du maritime et les énergéticiens arrivent à se mettre autour d'une table pour échanger sur les prix. En effet, la grande difficulté dans ce type de débat, c'est le coût. Le transporteur maritime rêve d'avoir du méthanol vert ou du méthanol décarboné au coût du fioul lourd, mais il ne l'aura jamais. La difficulté consiste à ce que les différents secteurs trouvent un accord pour travailler ensemble en acceptant que cela coûte plus cher qu'auparavant. Il faut trouver l'équation qui rendra tout cela possible.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Et pour les poids lourds ?

M. Patrick Pouyanné. - Pour ce qui est des poids lourds, je pense que l'on évolue aujourd'hui dans deux voies. Nous avons décidé d'investir avec Air Liquide dans un réseau européen de stations pour les poids lourds à hydrogène. Je ne suis pas sûr que nous ayons totalement raison, car je pense que l'électrique finira par l'emporter. En effet, pour les véhicules légers, nous faisons des progrès massifs dans le développement des batteries et cela va très vite. En outre, il faut savoir que 80 % des poids lourds en Europe font en réalité moins de 500 kilomètres par jour. Il paraît donc presque évident d'envisager de les électrifier.

Par ailleurs, les lois sociales européennes font qu'un chauffeur de poids lourd doit s'arrêter toutes les deux heures, même sur un trajet allant de Varsovie à Lisbonne. Il aurait donc le temps de recharger une batterie.

Toutefois, nous avançons sur l'hydrogène, car rien n'empêche d'envisager des flottes captives de bus dans les communes. Pour les poids lourds évoluant sur de longues distances, s'il fallait parier, je dirais qu'ils seront électriques plutôt que fonctionnant à l'hydrogène, mais je peux me tromper. Nous travaillons donc sur les deux options, en mettant l'accent sur des bornes de recharge hyperrapides pour les poids lourds, mais aussi en exploitant notre joint-venture avec Air Liquide pour nous réorienter vers des flottes captives, notamment en déport.

M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez indiqué que TotalEnergies était un atout pour la France. Je crois que l'on peut le penser globalement. Comment expliquez-vous, vous qui avez fait Polytechnique, que sur le plateau de Saclay, il y a quelques années, certains se soient opposés à ce que TotalEnergies vienne investir ? Vous avez évoqué le fait que cela ne concernait que 600 étudiants, mais en disant cela, vous avez aussi reconnu que des étudiants ou des personnes qui n'étaient pas forcément des ayatollahs de l'écologie avaient manifesté l'an dernier lors de l'assemblée générale de TotalEnergies à la salle Pleyel. Vous nous indiquez que votre entreprise souhaite inscrire ses efforts dans le temps : pourquoi donc n'a-t-elle pas l'image que vous voulez lui donner ? Il me semble que c'est une question fondamentale tant pour vous que pour l'avenir de l'entreprise.

En outre, l'Afrique est un territoire qui aura besoin de beaucoup d'énergie dans les années qui viennent. Pourquoi n'y investissez-vous pas dès maintenant très fortement dans le domaine du solaire ? L'Afrique est un continent qui dispose des grands espaces dont vous avez besoin. Vous avez évoqué les problèmes que cela posait en Europe et il est important, en effet, de prendre en compte l'aspect juridique lié aux recours et autres procédures, même si cela rallonge quelquefois les délais. Il me semble que, en Afrique, vous pourriez porter un discours en faveur des énergies renouvelables, notamment l'énergie solaire.

M. Patrick Pouyanné. - Ce qui s'est produit à Polytechnique n'est pas arrivé qu'à TotalEnergies. Une autre très grande entreprise, LVMH, a subi la même expérience. Même si certaines ONG ont essayé de s'emparer du sujet, la raison fondamentale de cette opposition tient à l'articulation entre le public et le privé, ce qui est sans doute plus grave que si cela tenait simplement à la transition énergétique. En démocratie, il faut respecter l'avis de tout le monde et je ne dis pas que nous avons forcément raison. Chacun a le droit de penser différemment. En l'occurrence, certaines parties prenantes de l'école Polytechnique continuent de penser que le public est pur quand le privé serait impur, et que la cohabitation des deux est dangereuse pour les futurs cerveaux de la Nation. C'est inquiétant compte tenu du modèle qui est le mien, même si j'ai été élève de cette école, ce dont je suis très fier. Je suis d'ailleurs sans doute devenu en partie ce que je suis grâce à cette école et je ne vais donc pas la renier.

Cependant, je défends un autre modèle. Quand Saclay a été créé, nous avions tous en tête le modèle du Massachusetts Institute of Technology (MIT), c'est-à-dire celui d'une cohabitation entre public et privé, et de la fertilisation croisée. Le but n'était pas d'aller pervertir l'esprit des polytechniciens. D'ailleurs, j'aurais été assez vexé de m'entendre dire cela quand j'étais élève dans cette école, parce qu'il me semblait précisément que mon éducation me permettait d'avoir mon libre arbitre par rapport à un « envahisseur » comme TotalEnergies.

En réalité, le débat sur le public et le privé s'est doublé d'un enjeu lié à la transition énergétique et une autre grande entreprise française en a également subi les conséquences. Un choix a été fait. Aujourd'hui, mes équipes de recherche sont à Saclay, mais pas à l'école Polytechnique, ce qui n'est pas très grave. Notre souhait était de les implanter dans cet écosystème : elles y sont et elles travaillent sans faire de bruit, notamment sur la transition énergétique.

Quant à l'Afrique, c'est un sujet compliqué, car se pose le problème de la contrepartie financière. En Afrique, l'électricité n'est pas structurée et la garantie de paiement n'est pas assurée. Or celui qui développera des centrales solaires en Afrique voudra être payé. Comment faire ? Il ira frapper à la porte de l'État du Nigeria, par exemple, pour lui demander des garanties. Mais cet État n'aura pas la capacité de les lui donner, d'autant que la Banque mondiale lui dira qu'il ne faut pas qu'il les donne.

Nous avons toutefois réussi à monter des systèmes plus risqués dans des pays pétroliers. Nous prenons le risque de construire une centrale solaire - nous le faisons en Irak et en Angola, et nous allons le faire au Mozambique - et si nous ne recevons pas l'argent de l'électricité, nous prendrons une partie du pétrole en monnaie d'échange. Nous pouvons prendre ce risque, mais un développeur renouvelable classique ne le peut pas.

C'est la raison pour laquelle je considère que l'une des réformes à mener urgemment dans les instances financières internationales doit consister à donner des moyens de garantie. La garantie, cela ne veut pas dire que l'on ne sera pas payé. Un développeur qui fait face à un système où l'on ne paye pas toujours son électricité ne peut pas financer de projets. Or la Banque mondiale et les autres institutions se comportent comme des banques commerciales : plutôt que d'apporter des solutions, elles vous compliquent la vie. Voilà ce qui se passe concrètement.

Une des réformes urgentes à mener consisterait simplement à créer un véhicule financier international qui apporterait des garanties, notamment dans ces pays-là. Nous progresserions rapidement si nous avions cet outil. Des missions existent déjà sur ce sujet, dont celle de la représentante française à l'OCDE. Voilà la difficulté qu'il faut résoudre aujourd'hui, car l'envie ne manque pas d'investir en Afrique et nous le faisons déjà, mais doucement, au fur et à mesure des projets, et en cherchant nous-mêmes à trouver des garanties. L'un des avantages de notre business model, c'est de pouvoir être aussi présents dans ces pays-là. Notre situation en Afrique est frustrante : nous exportons leur énergie et nous aimerions bien que les Africains puissent avoir la leur. Les énergies renouvelables nous permettent d'investir dans les pays en question.

M. Roger Karoutchi, président. - Il me revient de vous remercier pour ces deux heures et quart de réunion de la commission d'enquête. Même s'il y a des divergences, nous vous remercions pour votre engagement, pour votre maîtrise absolue des dossiers et pour votre compétence.

M. Patrick Pouyanné. - J'espère encore une fois que la commission d'enquête aidera à réduire en partie l'écart d'image que subit notre entreprise et dont je suis bien conscient.

Audition de M. Thomas Buberl, directeur général d'AXA
(Jeudi 2 mai 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Thomas Buberl, directeur général d'AXA, accompagné de M. Alban de Mailly Nesle, directeur financier du Groupe AXA et M. Nicolas Magnier, directeur juridique d'AXA France.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes en tout, il me revient de vous indiquer, messieurs, que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant, monsieur Buberl, monsieur de Mailly Nesle, monsieur Magnier, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Buberl, M. Alban de Mailly Nesle et M. Nicolas Magnier prêtent successivement serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans un groupe concurrent du secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Thomas Buberl, directeur général d'AXA. - AXA a des relations d'affaires avec TotalEnergies et ses concurrents.

À titre personnel, je détiens des actions TotalEnergies - j'en détenais 258 au 31 décembre 2023 - ainsi qu'un nombre équivalent d'actions des concurrents de TotalEnergies. Je précise que ce portefeuille est géré, non pas par moi-même, mais par mes banquiers.

Je ne fournis pas de prestation ni ne prends part aux cénacles financés par les énergéticiens. Je participe toutefois à des forums d'échange auxquels des énergéticiens participent également.

M. Alban de Mailly Nesle, directeur financier du Groupe AXA. - Je détiens 138 titres TotalEnergies qui sont gérés par mon banquier. Il peut également m'arriver de détenir des titres de concurrents de TotalEnergies dont je ne suis pas en mesure, aujourd'hui, de vous indiquer le nombre. Je n'ai par ailleurs pas de relation personnelle particulière avec TotalEnergies.

M. Nicolas Magnier, directeur juridique d'AXA France. - Je n'ai pour ma part aucun intérêt dans le groupe TotalEnergies à déclarer.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

M. Thomas Buberl. - C'est un grand honneur de m'exprimer devant vous aujourd'hui.

Avec 187 000 collaborateurs au service de 94 millions de clients dans 51 pays, AXA est un leader mondial de l'assurance et de la gestion d'actifs. Nos métiers principaux sont l'assurance dommages - aux biens, corporels et autres -, l'assurance santé, vie, épargne et retraite, ainsi que la gestion d'actifs.

En 2023, le chiffre d'affaires du groupe AXA s'est élevé à 130 milliards d'euros, et le montant de nos actifs sous gestion, à près de 1 000 milliards d'euros. Durant la même année, nous avons versé plus de 50 milliards d'euros d'indemnisations à nos clients et investi près de 30 milliards d'euros dans l'économie. Nous avons recruté 17 000 personnes dans le monde et payé 12 milliards d'euros d'impôts et prélèvements dans le monde, dont près de 40 % en France. Près de 30 % de nos collaborateurs sont aussi actionnaires d'AXA.

Nos activités ont pour objet de protéger nos clients, et d'une manière générale la société, contre les risques auxquels ils peuvent faire face tous les jours. Pour bien exercer notre métier, nous devons comprendre et anticiper les risques afin d'aider nos clients à mieux les prévenir. Les groupes d'assurance sont de ce fait des observateurs avisés de l'impact du changement climatique. Telle est la raison pour laquelle nous nous sommes engagés très tôt dans la lutte contre le changement climatique.

En 2015, lors de la COP21, à Paris, nous avons été le premier investisseur institutionnel à s'engager à sortir du charbon. Depuis cette date, nous n'avons cessé de nous mobiliser pour aligner nos opérations avec les objectifs fixés par les accords de Paris, tant en termes d'investissements que d'assurance.

Nous avons également voulu entraîner l'ensemble de nos interlocuteurs, car c'est un combat qu'il faut mener collectivement. Cela suppose d'abord de poser les bons cadres, de savoir ce qu'on mesure et comment on le mesure. Concrètement, il importe de fixer des méthodologies partagées au sein de l'industrie financière de manière à assurer la transparence sur les résultats obtenus et la trajectoire. Nous avons structuré notre approche pour contribuer à la lutte contre le changement climatique autour des leviers que sont nos activités d'investisseur et d'assureur.

Nos activités d'investissement ont été le point de départ de notre stratégie de décarbonation puisque, comme je l'ai évoqué, nous avons annoncé dès 2015 que nous engagions notre sortie du charbon. Cette approche a emporté des changements rapides, puisque nos premiers désinvestissements datent de 2015. Ces derniers ont contribué à créer une dynamique dans notre entreprise, et au-delà, dans notre secteur d'activité.

En 2015, nous nous sommes également fixé notre premier objectif d'investissement vert, à hauteur de 3 milliards d'euros. Aujourd'hui, après huit ans, ce montant a été multiplié par dix, puisqu'il atteint 30 milliards d'euros. Ces investissements verts s'inscrivent dans un cadre interne très strict qui s'appuie sur des labels externes, des certifications et des normes environnementales.

Dans le même temps, nous avons été force de proposition au sein de la TCFD (Task Force on Climate Related Financial Disclosures), dont nous avons pris la vice-présidence. Créée en 2015 sous l'égide du Financial Stability Board, cette instance regroupait à l'époque des régulateurs et des superviseurs des pays du G20. Ses travaux ont permis d'établir un cadre de reporting qui a encouragé les entreprises à communiquer sur les enjeux auxquels elles sont confrontées. Ce cadre a ensuite été intégré aux normes de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), ce qui a contribué à faire converger les normes européennes et internationales.

Nous sommes ensuite allés plus loin, en annonçant, en 2019, notre sortie complète du charbon d'ici à 2040, et en nous fixant, en 2020, l'objectif de réduire de 20 % l'empreinte carbone de nos investissements entre 2019 et 2025, qu'ils relèvent du secteur de l'énergie ou non. Cet objectif ayant déjà été dépassé, nous visons désormais une baisse de 50 % à l'horizon de 2030. Nous mesurons cette baisse en nous fondant sur une approche standardisée des normes et des méthodologies de décarbonation.

Nous sommes par ailleurs membres de la Net-Zero Asset Owner Alliance, qui a défini un cadre commun de fixation des objectifs de décarbonation des portefeuilles d'investissements. Avec 86 membres et 10 000 milliards de dollars d'actifs sous gestion, il s'agit de la coalition la plus importante d'investisseurs engagés dans la lutte contre le changement climatique.

Nous agissons également dans notre coeur de métier qu'est l'assurance, avec l'objectif d'accompagner la transition climatique de nos clients, qu'ils soient des particuliers ou des entreprises, et de les aider à s'adapter au changement climatique. Cela nous a conduits à répliquer, en les adaptant à notre activité de souscription, nos politiques concernant la sortie du charbon, ainsi que les restrictions concernant d'autres énergies fossiles et les activités d'extraction de gaz.

Cela nous a également amenés à déployer plus rapidement notre capacité à assurer de nouvelles activités, ainsi que les usages liés à la transition climatique, afin d'offrir de nouvelles solutions à nos clients. L'année dernière, nous avons ainsi cumulé 2 milliards d'euros de primes d'assurance liées à des activités en faveur de la transition climatique. En 2023, le groupe a annoncé de nouveaux objectifs, plus importants, de décarbonation de ses portefeuilles de souscription commerciale et des véhicules automobiles des particuliers, afin de contribuer davantage à la transition climatique.

Comme pour nos activités d'investissement, nous avons souhaité jouer un rôle important dans la réflexion collective visant à standardiser les méthodologies de mesure. Jusqu'à l'été dernier, AXA a présidé la Net-Zero Insurance Alliance, qui est l'instance-miroir, pour l'assurance, de l'instance créée pour l'investissement. Le travail que nous avons mené au sein de celle-ci a permis d'adapter les méthodologies de mesure et le pilotage de la décarbonation des activités de souscription.

Nous souhaitons enfin agir aussi en tant qu'entreprise responsable.

Depuis 2021, nous utilisons un ensemble d'indicateurs qui nous permettent de suivre les progrès effectués sur les objectifs que nous nous sommes fixés. L'intensité carbone de nos émissions, par exemple, a diminué de 34 % en cinq ans, notamment grâce aux baisses d'émissions liées à nos voyages, à notre flotte automobile et aux nouvelles pratiques d'éclairage de nos agences la nuit.

Pour favoriser cette transition en interne, nous avons formé 96 % de nos collaborateurs aux enjeux climatiques entre 2021 et 2023, avec notre filiale AXA Climate. Depuis peu, nous formons également des collaborateurs d'autres entreprises, ainsi que nos actionnaires individuels qui le souhaitent.

Notre responsabilité se traduit également dans l'approche volontariste, soucieuse de transparence et de partage d'expérience qui, chaque année, préside à la rédaction de notre rapport Climat et biodiversité.

Nous sommes, en outre, partie prenante et les premiers utilisateurs de la TNFD (Task Force on Nature-related Financial Disclosures), qui produit également des recommandations.

Notre philosophie s'illustre dans nos activités qui sont liées au secteur énergétique, maillon fondamental de la transition écologique.

Depuis 2015, nous avons progressivement renforcé nos politiques liées au secteur de l'énergie pour les rendre les plus sélectives et faire en sorte que dans les deux piliers de notre métier, l'assurance et l'investissement, nos interlocuteurs soient les acteurs les plus crédibles et les plus ambitieux en termes de transition climatique.

En ce qui concerne nos investissements, nous poursuivons de manière déterminée la transformation du mix énergétique que nous finançons pour être un acteur du financement de la transition durable et aligner nos portefeuilles avec la trajectoire « zéro net » (Net Zero Initiative) d'ici à 2050.

Permettez-moi d'illustrer l'évolution de nos investissements depuis 2015 en citant quelques données. Nous n'investissons désormais plus que dans quelques entreprises les plus ambitieuses en termes de transition énergétique, soit environ 10 % des entreprises de l'industrie des énergies fossiles. Au 31 décembre 2022, nos investissements dans l'activité pétrole et gaz non conventionnels s'élevaient à 0,7 milliard d'euros, soit 0,1 % de notre actif général, en baisse de 75 % par rapport à 2018.

Dans le même temps, nos investissements dans le charbon ont été drastiquement réduits : ils ont baissé de 70 % depuis 2018 et s'élevaient à 1,7 milliard d'euros fin 2022, soit 0,4 % de l'actif global. Comme je l'ai indiqué, nous devrions être totalement sortis de ce secteur d'ici à 2030 dans les pays de l'OCDE, et d'ici à 2040 dans les pays hors OCDE.

En ce qui concerne nos politiques d'assurance, nos équipes analysent scrupuleusement chaque entreprise à l'aune de près de trente critères pour déterminer si elles sont conformes à notre politique.

L'ensemble de ces engagements ambitieux visent à aligner nos portefeuilles d'investissement et de souscription avec les objectifs de l'accord de Paris.

Avec 34 tonnes de CO2 par million d'euros investi, nos portefeuilles d'investissement nous assurent aujourd'hui sans doute le meilleur niveau d'intensité carbone de l'industrie, ce grâce au pilotage très attentif de nos investissements au cours des cinq dernières années.

Comme je l'ai indiqué, notre nouvel objectif est de réduire de 50 % les émissions sur le fonds général d'ici à 2030, conformément au protocole et au périmètre qui ont été définis par la Net-Zero Asset Owner Alliance.

En ce qui concerne nos portefeuilles d'assurance, nous sommes au début d'un travail d'alignement et de fiabilisation des méthodes de mesure. Le travail que nous avons mené avec les assureurs réunis dans la Net-Zero Insurance Alliance en a constitué une première étape, qui a permis de faire émerger les premiers outils de mesure de l'empreinte carbone de nos portefeuilles d'assurance. D'autres méthodes sont actuellement discutées par l'industrie. Bien qu'il faille encore un peu de temps pour aboutir à une approche plus standardisée, cela ne doit pas nous empêcher de prendre des engagements.

En ce qui concerne notre activité d'assurance, nous pourrons du reste faire encore mieux à l'avenir. Nous avons commencé un travail pour inciter nos 200 clients les plus importants, parmi les grandes entreprises, à se doter de plans de transition climatique ambitieux. Nous sommes parmi les premiers acteurs à le faire et, si ces discussions ne sont pas simples, nous sommes convaincus qu'elles sont nécessaires.

J'en viens à un sujet qui me paraît essentiel pour l'action en faveur du climat. La lutte contre le changement climatique est devenue une source de divisions, voire d'affrontements politiques dans certaines régions du monde. Si nous avons bénéficié en Europe d'une dynamique extrêmement forte ces dernières années, il est à craindre que nous connaissions bientôt des tensions dans d'autres zones géographiques. Je tiens à dire que la détermination d'AXA est et restera intacte. Notre volonté est de tenir nos engagements, car nous avons la conviction que la transition énergétique aidera nos clients, en particulier les plus vulnérables, à s'adapter au changement climatique.

Nous avons aujourd'hui besoin de nous projeter dans les prochaines étapes de la transition énergétique. Cela suppose de renforcer le leadership réglementaire européen, de manière à créer les conditions d'une véritable économie de la transition verte en Europe.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous avons bien noté les efforts considérables consentis par AXA depuis 2015.

Vous avez indiqué que la transition énergétique n'est pas une priorité dans certaines zones géographiques. Cela peut se traduire par des différences de compétitivité entre l'Europe et l'Amérique du Nord d'un côté, et la Chine et la Russie de l'autre côté. Quelles en sont les conséquences pour AXA, qui assure des entreprises partout dans le monde ?

Assurez-vous une partie des activités de TotalEnergies ? Au-delà du charbon, de nombreux assureurs ne souhaitent plus assurer les activités liées à la production d'énergies fossiles. Assurez-vous encore de telles activités ? Si oui, le groupe TotalEnergies est-il concerné ? Comment les grandes entreprises gazières et pétrolières font-elles pour s'assurer alors que de nombreux assureurs se détournent de telles activités ?

M. Thomas Buberl. - Le cadre réglementaire de l'Europe place celle-ci en position de leader mondial de la transition énergétique. Pour une entreprise globale comme AXA, cela emporte un certain nombre de défis. Si AXA suit les règles européennes, elle peut considérer que certains risques ne sont pas durables, par exemple en Chine, alors que ses concurrents locaux prendront ce risque, ce qui place AXA dans une position désavantageuse.

Pour autant, AXA détenant environ 2 % des parts de marché mondiales, nos perspectives de croissance sont telles que cela n'a pas créé de difficulté à ce stade. Lorsque nous avons annoncé la sortie du charbon, nous nous inquiétions de trouver des investissements verts de même rendement. Cette discussion n'a plus lieu d'être aujourd'hui. Le monde est certes devenu plus difficile, mais il est encore assez vaste pour que nous puissions y trouver notre chemin sans faire de compromis.

Je répondrai à votre seconde question de manière assez générale, car je ne puis faire état des relations précises que nous entretenons avec le groupe TotalEnergies. Des réponses plus détaillées vous ont du reste été transmises par écrit.

Notre politique consiste à exclure les activités qui ne font plus débat, telles que le charbon ou le tabac. Comme son nom l'indique, la transition énergétique est un chemin, au long duquel nous estimons qu'il faut accompagner les entreprises qui sont prêtes à changer. À ce titre, si nous ne pouvons ni ne souhaitons exclure complètement les secteurs du pétrole et du gaz, nous pouvons réduire notre activité et focaliser nos moyens sur les entreprises qui sont les plus actives dans cette transition.

Nos volumes d'activité avec les secteurs du gaz et du pétrole sont déjà très faibles, puisqu'ils ne pèsent que 1 % de nos primes et de notre fonds général et se concentrent sur les 2 % des entreprises qui sont engagées dans un plan de transition crédible et peuvent justifier d'un véritable changement de leur mix énergétique. Or TotalEnergies alloue des moyens considérables aux investissements dans les énergies renouvelables et le gaz.

Nous prenons également en compte la taille des entreprises pour nous assurer qu'elles sont en mesure d'assurer un certain niveau d'investissements, ainsi que les engagements de réductions d'émissions qu'elles ont pris d'ici à 2050. Le peu que nous investissons dans le petit nombre d'entreprises qui satisfont à ces critères constitue notre contribution à la transition climatique. Sans exclure ce secteur, nous concentrons le peu de moyens que nous lui allouons sur des acteurs réels et sérieux de la transition climatique.

En tant qu'assureurs, nous investissons l'argent de nos clients au nom de nos clients et dans leur intérêt, en tenant compte de la sécurité des investissements, de la nécessité de les diversifier, de leur rendement, mais aussi de leur contribution à une mission sociale.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je suis étonné que vous n'ayez pas abordé l'ampleur prise par le risque assurantiel en matière de climat. Pour la quatrième année consécutive, plus de 100 milliards d'indemnités liées aux catastrophes climatiques ont été versées dans le monde. En France, en 2022, les seuls épisodes de grêle et de sécheresse ont emporté le versement de plus de 10 milliards d'euros d'indemnisations. Une telle explosion des coûts assurantiels liés au climat fait peser un risque sur l'accès à l'assurance. Des communes et certaines collectivités très exposées au dérèglement climatique ont de plus en plus de mal à s'assurer, certaines étant même contraintes de s'auto-assurer. Certaines professions, comme les agriculteurs, sont particulièrement affectées par les risques liés au dérèglement climatique.

Comment intégrez-vous l'accélération du dérèglement climatique dans votre propre stratégie, notamment en termes d'assurance et d'investissements dans le secteur des énergies fossiles ? N'y a-t-il pas matière à accélérer la stratégie de décarbonation de votre portefeuille, non pas seulement d'investissements, mais aussi d'assurés ? N'est-il pas contradictoire de continuer à assurer et à investir dans le groupe TotalEnergies, qui assume de développer ses investissements dans la production d'hydrocarbures, alors que les risques assurantiels liés au climat explosent ?

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez refusé d'assurer le projet Eacop (East African Crude Oil Pipeline) en Ouganda et en Tanzanie ?

L'Autorité des marchés financiers a émis une alerte au sujet du reporting de TotalEnergies en matière de décarbonation. Comment vous donnez-vous les moyens de distinguer ce qui relève de stratégies et de trajectoires sincères de décarbonation, de ce qui s'apparente davantage, selon la Cour des comptes, à de l'écoblanchiment ?

M. Thomas Buberl. - Au regard du sujet de la présente commission d'enquête, je n'ai effectivement pas évoqué l'augmentation des risques assurantiels liés au climat, mais je le ferai bien volontiers.

Les coûts liés aux événements que nous qualifions de grands périls, tels que les ouragans, ont baissé, car depuis les ouragans Katrina et Irma, les États, les particuliers et les entreprises ont pris des mesures de prévention.

Depuis quelques années, les périls secondaires tels que les feux, les inondations ou les sécheresses sont effectivement plus nombreux. Or les industriels et les scientifiques ne sont pas encore en mesure d'expliquer pourquoi tel événement survient à tel endroit. La France étant l'un des seuls pays dotés d'un régime public-privé d'indemnisation des catastrophes naturelles, l'augmentation des primes est encore relativement limitée par rapport à d'autres pays.

Il s'agit toutefois d'un sujet de forte préoccupation pour notre groupe. Nous estimons que la prévention et l'investissement sont les seuls moyens de gérer ces risques. Nous avons donc pris un certain nombre de dispositions en ce sens.

AXA Climate forme nos collaborateurs et propose des services de conseil pour aider les entreprises à s'adapter. Les producteurs de petits pois, par exemple, souffrent souvent de la sécheresse en raison de plantations trop tardives. Nous aidons ces entreprises à mieux adapter leur rythme de plantation pour éviter les pertes. Nous avons récemment lancé, en France, des aides aux particuliers visant à encourager la prise en compte de la prévention lors des rénovations de logements. Nous nous sommes fixé l'objectif qu'AXA Climate puisse proposer 9 000 solutions et services encourageant à la prévention d'ici à 2026. En tout état de cause, je suis convaincu que l'assurabilité passe par la prévention.

J'en viens à votre deuxième question. Comme je l'ai indiqué, AXA gère les risques et l'argent de ses quelque 100 millions de clients en leur nom. Or nos clients évoluent dans des sociétés qui manifestent certes une grande volonté de passer d'une économie très liée aux énergies fossiles à une économie et une société très liées aux énergies vertes, mais au sein desquelles, dans le même temps, la demande d'énergie continue d'augmenter. Les entreprises productrices d'énergie s'efforcent donc elles aussi d'investir dans les énergies renouvelables, tout en répondant à cette augmentation de la demande en énergies fossiles, qui s'explique notamment par le développement des marchés émergents.

Comme je l'ai indiqué, notre engagement dans les secteurs des hydrocarbures est très limité, puisqu'il ne pèse qu'à hauteur de 1 % de nos primes et de notre fonds général, et que nous n'investissons que dans les entreprises les plus exemplaires du secteur.

M. Alban de Mailly Nesle. - Nous n'avons effectivement pas participé à l'appel d'offres du projet Eacop. L'assurance repose sur les deux principes que sont l'analyse des risques et la diversification. Au regard de notre portefeuille pétrole et gaz, il nous a paru plus pertinent d'investir notre capital, qui soutient les primes, dans d'autres projets.

M. Thomas Buberl. - En ce qui concerne le reporting, j'ai indiqué qu'il fallait à mon sens instaurer un cadre réglementaire. Une autorité pourrait se charger de fixer celui-ci et d'en assurer le suivi, ainsi que le respect de la réglementation européenne, qui, je l'espère, sera transposée dans chacun des États membres.

Il est vrai que nous sommes aujourd'hui confrontés à de nombreuses données non financières et qualitatives. AXA a mis en place un processus de gouvernance rigoureux qui s'appuie sur les méthodes de la Net-Zero Insurance Alliance et de la Net-Zero Asset Owner Alliance pour décider au mieux sur le fondement des données dont nous disposons aujourd'hui. Comme je l'ai indiqué précédemment, nous sommes en chemin. En 2015, il était difficilement imaginable de substituer des investissements verts à nos investissements dans le charbon. Nous avons encore un long chemin devant nous, et il est clair que des données de reporting extrafinancier fiables ne pourront que nous aider à faire notre travail.

M. Alban de Mailly Nesle. - Nous avons la chance d'être à la fois préparateurs de telles données pour des investisseurs qui souhaitent rejoindre AXA et utilisateurs des mêmes données pour nos propres investissements.

La réglementation CSRD, qui entrera en vigueur l'an prochain, sera à la fois très utile et très complexe dans sa mise en oeuvre. Il ne faut pas sous-estimer la quantité de travail que la publication de telles données emporte pour les entreprises.

Nous sommes une entreprise mondiale qui investit aussi en dehors de l'Europe. Or l'accès aux données de reporting des entreprises non européennes est souvent difficile. Plus l'Europe parviendra à fédérer d'États en matière de reporting, plus les données auxquelles nous aurons accès seront comparables.

Au-delà des données publiques que nous utilisons, les personnes qui, au sein de nos équipes, font de l'analyse crédit, ont un contact au moins annuel avec les sociétés dans lesquelles nous investissons, que ce soit sous forme d'actions ou d'obligations. Cette conversation annuelle avec nos homologues est l'occasion de mieux comprendre les initiatives réellement prises par ces entreprises, notamment pour le climat.

La CSRD sera très utile, mais elle ne concernera que les entreprises européennes et elle ne sera pas effective avant longtemps. La taxonomie verte est également utile, mais elle exclut par définition la transition, ce qui crée un manque. Et nous avons le contact direct, que rien ne remplace à mes yeux.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - L'Agence internationale de l'énergie (AIE) estime que les projets existants suffisent à satisfaire la demande d'hydrocarbures. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, estime lui aussi que les gisements existants sont suffisants. Que ne vous alignez-vous sur la position de l'AIE, en arrêtant d'assurer et d'investir dans de nouveaux projets ? N'est-ce pas la responsabilité éthique de votre groupe, qui souhaite s'engager en faveur de la transition énergétique, à rebours des déclarations de Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, qui estime - en substance - que l'AIE est une secte incompétente ?

Par ailleurs, plusieurs experts nous ont confirmé que le gaz de schiste est extrêmement polluant, et dans certains cas, plus émetteur que le charbon. Pourriez-vous clarifier votre politique en la matière ?

Enfin, comment gérez-vous les actifs échoués des groupes dans lesquels vous investissez mais qui, de fait, ne s'inscrivent pas dans le cadre de l'accord de Paris ?

M. Thomas Buberl. - La question de la trajectoire est à mon sens la plus grande question, à laquelle personne n'a la réponse, car nous ne connaissons pour l'heure que le point de départ et le point d'arrivée. Nous demandons aux entreprises dans lesquelles nous investissons ou que nous assurons de clarifier leur trajectoire.

J'estime que la question de la trajectoire sera l'objet de la prochaine grande bataille. Face à la réalité de l'offre et de la demande, les États s'efforcent d'organiser la transition. Ce que je vous dis aujourd'hui sera peut-être de la vieille soupe demain, car il nous faut nous adapter en permanence. Je rappelle cependant une nouvelle fois que notre investissement dans le secteur des hydrocarbures, qui s'établit à 1 % de notre investissement total, est très limité.

J'en viens au second point : la question, complexe, du gaz. Nous différencions dans l'industrie pétrolière et gazière trois métiers : l'upstream, c'est-à-dire l'exploration, le développement et la production, le midstream, le stockage, et le downstream, la distribution.

En ce qui concerne l'exploration, je viens de citer nos limites pour l'investissement et l'assurance. Ces limites sont déjà réelles pour le pétrole ; elles existeront à partir du 1er septembre 2025 pour le gaz. Nous avons toujours créé ces restrictions dans le même état d'esprit : nous ne voulons pas pénaliser, nous voulons aider. Pour ce faire, nous investissons au total au sein d'un faible volume d'entreprises, à savoir les 1 % les plus actives dans cette transition ; elles sont ainsi susceptibles d'être assurées.

En ce qui concerne les activités midstream et downstream, nous n'avons aucune limite. En effet, ces métiers sont intégrés dans de nombreuses stratégies de transition nationales. Par exemple, mon pays natal se focalise sur le gaz naturel liquéfié (GNL) pour passer à une énergie plus verte que le charbon. Puisque la période est transitoire, ces investissements le sont également.

M. Alban de Mailly Nesle. - Nous pouvons investir de deux manières. Soit nous investissons au travers d'obligations et d'actions, c'est-à-dire en finançant directement les sociétés. Dans ce cas, nous n'avons pas la liberté de choisir en fonction du mix de ces dernières, qu'il intègre du pétrole conventionnel ou du pétrole de schiste. Nous nous fixons toutefois des limites. Si une société tire plus de 5 % de ses revenus du gaz ou du pétrole de schiste, nous n'investirons pas. Nous ne pouvons pas financer seulement la bonne partie ! Soit nous investissons dans des projets, notamment d'infrastructures. Dans ce cas, nous ne participons à aucun projet qui porte sur du gaz de schiste ou, plus généralement, sur du pétrole ; nous choisissons ceux qui sont en lien avec du renouvelable. Notre politique d'investissement dans les entreprises dépend donc de leur mix de pétrole et de gaz.

En matière d'assurance, la plupart du temps, nous avons la possibilité de choisir les projets. Nous n'en acceptons aucun relatif au gaz ou pétrole de schiste. Si la police porte sur l'entreprise dans son ensemble, ce qui est assez rare, nous avons un seuil qui détermine si cette dernière tire une trop grande part de ses revenus de telles sources d'énergie, ce qui nous conduira à un refus.

M. Thomas Buberl. - L'importante question des actifs échoués prendra corps au moment où nous basculerons vraiment vers un système énergétique plus durable puisque, dans la phase actuelle, deux systèmes coexistent. Clairement, dans nos décisions d'investissement, nous faisons très attention à de tels actifs. Comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, la vice-présidence de la TCFD nous engage fortement ; nous avons aussitôt regardé comment protéger notre bilan contre un tel risque, étant donné l'importance du sujet.

Un assureur est toujours prudent dans ses investissements. En les diversifiant, il évite d'être touché par telle ou telle crise. Pour prendre un exemple récent, alors que les banques moyennes américaines ou suisses ont connu des difficultés, vous n'avez pas entendu AXA avoir de problèmes !

Notre diversification globale se combine à un bilan très solide. Notre ratio de solvabilité est tel que nous avons à peu près 2,3 fois le capital nécessaire pour faire face à une crise comme il n'en arrive que tous les deux cents ans ! Nous gérons et intégrons ainsi la perte de valeur des actifs considérés comme échoués au moment de passer à un régime énergétique plus durable.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je veux faire un point de méthode : l'honnêteté et la crédibilité de nos travaux gagneraient à ce que chacun veille, lorsqu'il fait référence à des propos tenus par des personnes entendues lors d'auditions précédentes, à restituer fidèlement ces derniers.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - La remarque est pour moi...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je me permets une telle observation, car cette situation arrive souvent. Nous devons tous nous fixer cette obligation.

Monsieur le directeur général, vous avez fait référence à votre participation active à diverses coalitions internationales et professionnelles visant à ce que les entreprises s'accordent sur des méthodologies communes, pour mieux partager celles-ci. Quel est le degré de précision de ces indicateurs : s'agit-il seulement d'objectifs-cadres ou bien sont-ils affinés ? Jusqu'à quel point sont-ils partagés à l'international, tant aux États-Unis et au Royaume-Uni qu'en Asie ?

Ensuite, votre rôle, en tant qu'investisseur et assureur, est considérable dans la transition relative aux enjeux climatiques. Un défaut de police pour une activité ou pour un investissement peut compromettre son existence, tout du moins son prix et donc sa rentabilité potentielle. Vous souhaitez aider les entreprises à changer : comment faites-vous concrètement ? Vos tarifs sont-ils différenciés ? Entre deux pétroliers qui cherchent auprès de vous une assurance pour un investissement, examinerez-vous le projet spécifiquement ou le processus de transition ?

Dans la mesure où la législation européenne impose de plus en plus d'obligations pour les entreprises en matière de transition, réclamez-vous seulement le respect de ces obligations ou avez-vous des exigences supérieures ? Que demandez-vous aux entreprises qui ne sont pas soumises à la législation européenne en matière de reporting extrafinancier ? Celles-ci ne sont-elles pas in fine favorisées ?

Enfin, votre politique d'assurance visant à accompagner vos clients dans la réalisation d'une transition plus efficace et plus rapide pèse-t-elle, selon vous, sur votre rentabilité ? Vos clients qui se comportent moins bien paient-ils plus cher que les autres ? Trouvez-vous ainsi un équilibre par le biais de votre politique tarifaire ?

M. Thomas Buberl. - Premièrement, pour nos deux pôles, assurance et investissements, nous sommes engagés dans des coalitions.

Les investissements étant déterminés par les gestionnaires d'actifs globaux - une grande partie d'entre eux ont montré leur implication -, nous nous sommes mis d'accord sur une méthodologie commune, que chaque entreprise choisit d'appliquer ou de ne pas appliquer. Les coalitions servent à échanger et à ce que les acteurs s'inspirent les uns les autres, mais non à imposer des obligations, ni à faire appliquer les méthodologies, ni à se mettre d'accord sur la manière d'investir ou de proposer des souscriptions face aux risques. Soyons clairs : nous avons toujours respecté les contraintes de la compétitivité, auxquelles il faut s'adapter.

Il en va de même pour les assurances. Nous avons partagé des principes et mis à disposition des entreprises une méthodologie commune. À mesurer le degré de maturité des deux pôles, les progrès les plus significatifs dans les prochaines années concerneront les assurances. En effet, le pôle des investissements est davantage développé, car l'autre est plus complexe. Nous parcourons un chemin, nous n'en avons donc pas atteint le bout !

De fait, nous avons éprouvé plus de difficultés à créer des coalitions véritablement internationales en matière d'assurances. Au sein de la Net-Zero Insurance Alliance, nous trouvons plutôt des Européens et quelques autres acteurs, notamment japonais. Les Anglais en font partie, mais, malheureusement, les assureurs américains sont absents.

Nous faisons face actuellement à un grand défi. Pour se plier aux souhaits des régulateurs locaux, il existe une multitude de méthodes ; la nôtre n'en est qu'une parmi d'autres. Il est donc important de créer des coalitions qui regroupent une grande partie des membres de cette industrie.

M. Alban de Mailly Nesle. - Le critère phare que nous utilisons pour déterminer nos propres objectifs est l'intensité carbone : quelle quantité de CO2 par euro de chiffre d'affaires ou de capitalisation boursière émet une entreprise dans laquelle nous investissons ou que nous assurons ? Or les mesures sont imparfaites. En effet, nous sommes tributaires des publications des sociétés, lesquelles ne sont pas toujours fournies par les entreprises non européennes. De plus, nous nous concentrons sur le scope 1 et sur le scope 2, car le scope 3 est encore plus difficile à quantifier pour ces acteurs.

Une pression amicale est exercée à l'intérieur de notre groupe pour déterminer la baisse à atteindre : 20 %, 25 % ? Depuis 2019, l'intensité carbone des actifs d'AXA a connu une chute de 48 % et s'établit, à ce jour, à un niveau significativement plus bas que celui de nos principaux concurrents. Pour parvenir à ce résultat, il faut donc prendre en compte le taux de réduction auquel les acteurs s'engagent et le montant de l'intensité carbone des actifs.

À l'intérieur de ces coalitions, nous prenons d'autres engagements, non quantitatifs. Ils sont relatifs aux discussions que nous nous promettons d'avoir avec les sociétés dans lesquelles nous investissons ou que nous assurons.

M. Thomas Buberl. - Deuxièmement, au moment de l'examen des projets, il existe une barrière à l'entrée. L'entreprise du secteur pétrolier et gazier en question fait-elle partie des bons élèves ? Sont considérés ainsi les acteurs disposant d'un plan de transition, de la matière financière suffisante et d'objectifs crédibles et clairs sur leur trajectoire. À défaut, nous ne regardons même pas le dossier.

Ensuite, nous examinons le dossier à partir de critères plus ordinaires. L'assurance dépendra de plusieurs facteurs, relatifs au projet, à sa construction, aux biens à protéger contre les dommages, aux collectivités et aux personnes intégrées, par exemple avec une souscription collective en matière de santé et de retraite. Tout dépend des produits en question ; je ne suis pas un expert des souscriptions relatives aux projets pétroliers et gaziers. Le tarif est lié fortement, d'une part, au projet et à ses composantes, d'autre part, à la durée. En effet, les contrats sont souvent évolutifs. Il est toujours possible d'en adapter certains points.

Il est important pour nous d'effectuer ce tri et d'accompagner les sociétés premières de la classe. Je n'aimerais pas que l'on me reproche d'avoir fermé complètement les portes de mon entreprise à certains acteurs, les menant ainsi à aller voir ailleurs sans que l'absence d'assurance ou d'investissement de notre part change quoi que ce soit pour eux !

Je trouve pragmatique d'assurer certains acteurs de ce secteur, à peine 1 % - c'est très peu -, les meilleurs de leur classement uniquement. Notre pratique évoluera au fil du temps : je ne dirai pas la même chose dans cinq ans !

M. Alban de Mailly Nesle. - Troisièmement, nos critères s'appliquent à tout le monde, notamment en matière d'assurance, sans aucun changement, que l'entreprise soit européenne, américaine ou asiatique. Selon les cas, la décision se prendra sur le fondement non pas d'un reporting public mais d'une discussion au moment de la souscription de la police : quelle part prennent les sables bitumineux dans l'entreprise ? Si celle-ci ne satisfait pas aux critères, nous nous arrêtons, purement et simplement.

Il en va de même pour nos investissements. Sans accès à l'information, nous ne les ferons pas. Le monde est vaste ! Si une entreprise ne veut pas communiquer - il y en a de moins en moins - sur ses émissions de CO2, tant pis pour elle !

M. Thomas Buberl. - Quatrièmement, cette politique ne pèse pas sur la rentabilité. Avec notre méthode de filtre initial, permettant de déterminer si l'entreprise est éligible ou non à l'investissement ou à l'assurance, les mêmes règles s'appliquent, que ce soit pour un bâtiment de Vinci, de Shell ou de TotalEnergies.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Tout au long des auditions, nous avons bien entendu que le pétrole et le gaz étaient très rentables : nous ne voyons pas pourquoi les acteurs seuls décideraient de se diriger vers les énergies renouvelables. La Cour des comptes évoque dans son dernier rapport l'idée de faire évoluer les ratios prudentiels pour jouer sur la rentabilité des investissements en fonction des différentes énergies. Quel est votre sentiment par rapport à cette proposition qui sanctionnerait de fait, en les rendant plus chers, les investissements dans les énergies fossiles ?

À l'inverse, comment expliquez-vous que les investissements, en Afrique comme ailleurs, dans les énergies renouvelables soit si compliqués et les projets si coûteux, ce qui rend la transition plus difficile ? Plusieurs acteurs nous ont assuré qu'il était bien plus facile et rentable en Afrique d'investir dans le pétrole et dans le gaz que dans les énergies renouvelables. Nous nous trouvons donc dans une impasse en matière de lutte contre le dérèglement climatique. Comment pouvez-vous contribuer collectivement à ce que les investissements dans les énergies renouvelables soient plus rentables ?

Si je comprends bien vos propos, si le portefeuille gazier ou d'ensemble de TotalEnergies contenait plus de 5 % de gaz de schiste, vous arrêteriez d'assurer et d'investir dans le groupe. Est-ce bien cela ?

M. Thomas Buberl. - En ce qui concerne les ratios prudentiels de rentabilité, je ne peux pas me prononcer sur l'industrie dans sa totalité, car je ne connais pas les chiffres. Comment pouvons-nous renoncer à des obligations ou des titres des entreprises qui produisent du charbon, très rentable, pour les remplacer par des investissements verts, dont le niveau de rentabilité ne serait potentiellement pas le même ? Je peux simplement vous indiquer que nous avons exactement fait ce pari en décidant, en 2015, de sortir du charbon. Presque dix ans après, nous n'avons connu aucune baisse de rentabilité de notre portefeuille. Nous avons même dépassé d'un facteur 10 notre ambition de l'époque ! Tout ce qui peut aider à pousser les investisseurs à concentrer leurs moyens sur les énergies renouvelables est bienvenu.

Par ailleurs, il existe encore des marges de manoeuvre. Il pourrait être intéressant de privilégier les investissements dans la transition énergétique au travers de la révision, en ce moment discutée dans les instances bruxelloises, de la directive Solvabilité 2, notre standard capital. Il faut prendre en compte le flux actuel d'investissement mais aussi la masse existante. En effet, si, demain, nous souhaitons davantage investir dans la transition énergétique, il faudra le faire sur la masse existante : il n'y aura pas 30 % de fonds en plus ! Tout ce qui peut aider à inciter les investisseurs à aller en ce sens mérite une réflexion.

Dans certaines zones géographiques bien connues, où les cadres juridiques et réglementaires sont très clairs et où des équipes permettent une appréciation sur place, les projets sont beaucoup plus simples à faire. Le problème est notoire. Les solutions se trouvent clairement dans des efforts associant public et privé pour que les acteurs travaillent ensemble.

Je fais également partie d'une alliance avec la Banque mondiale pour déterminer comment monter des dispositifs communs. Ainsi, une organisation multilatérale peut prendre, dans un premier temps, une partie du risque avant que les acteurs privés n'interviennent. Il faut multiplier de tels exemples, d'une part, pour aider ces pays qui ont absolument besoin de disposer sur place d'énergies renouvelables et, d'autre part, pour nous aider nous-mêmes en Europe. Si nous voulons éviter une augmentation de la demande d'énergie fossile, nous n'avons pas le choix.

L'enjeu est bien connu. Suis-je confiant dans le fait de parvenir à résoudre rapidement tous les problèmes ? Non, mais des projets très prometteurs sont en route.

M. Alban de Mailly Nesle. - Les projets pétroliers et gaziers exigent, par nature, des investissements supérieurs. Pour un acteur comme nous, il est complexe d'entrer dans un pays. Par conséquent, il faut que le jeu en vaille la chandelle ! Même si nous n'apporterons pas de financements pour les projets pétroliers, ce constat explique que nous ayons assez peu investi et, d'une manière générale, qu'il se trouve en Afrique assez peu de propositions d'investissement dans les énergies renouvelables.

Face à la complexité d'entrée et au petit montant qu'il est possible d'investir, passer par la Banque mondiale est une solution, car cette institution ouvre les portes. Il existe également quelques acteurs privés qui assurent cette fonction exacte, grâce à leur connaissance du territoire local. En effet, il faut des spécialistes pour décomplexifier l'opération.

Vous m'avez donné l'occasion de corriger une erreur que j'ai faite concernant notre politique : le seuil des 5 % vaut pour les sables bitumineux, il est de 30 % pour le gaz de schiste. Si TotalEnergies ne satisfaisait pas à ces seuils, susceptibles d'évoluer, nous désinvestirions.

M. Roger Karoutchi, président. - Je constate que ce n'est pas le cas. Je vous remercie, messieurs, pour cette intervention.

Audition de M. Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas
(Lundi 6 mai 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas, accompagné de M. Yannick Jung, responsable Corporate & Institutional Banking (CIB) Global Banking, de Mme Laurence Pessez, directrice de la responsabilité sociale et environnementale de BNP Paribas, et de M. Sébastien Dessillons, directeur des équipes sectorielles de BNP Paribas CIB.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Laurent Bonnafé, M. Yannick Jung, Mme Laurence Pessez et M. Sébastien Dessillons prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

Pour la bonne information de notre commission d'enquête, je rappelle que le groupe BNP Paribas a été assigné en justice par plusieurs ONG en 2022 pour non-respect de son devoir de vigilance en matière climatique et que ces ONG lui reprochent notamment son soutien financier à des entreprises pétrogazières, dont TotalEnergies. Il n'appartient bien évidemment pas à notre commission d'enquête de se prononcer sur ce contentieux et vous aurez la possibilité, monsieur le directeur général, de ne pas répondre à une question qui porterait de manière directe sur le contentieux en cours.

Avez-vous donc des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ?

M. Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas. - Non.

M. Yannick Jung, responsable Corporate & Institutional Banking (CIB) Global Banking de BNP Paribas. - Non, aucun intérêt.

Mme Laurence Pessez, directrice de la responsabilité sociale et environnementale de BNP Paribas. - Non, je n'ai pas d'intérêt.

M. Sébastien Dessillons, directeur des équipes sectorielles de BNP Paribas CIB. - Moi non plus.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci.

M. Jean-Laurent Bonnafé. - À titre de propos introductif, nous vous présenterons quelques dimensions de nos activités en tant que banque au service de la transition énergétique. Yannick Jung, responsable de la banque d'entreprise au niveau mondial, vous dira tout d'abord quels sont nos engagements et comment ils se déclinent. Il vous présentera également un certain nombre de réalisations et de financements pris, par exemple, l'année dernière. Laurence Pessez vous présentera la façon dont se sont succédé, dans la durée, nos différentes politiques dans tous les secteurs - charbon, gaz, pétrole - dont nous sortons progressivement ou définitivement et comment tout ceci s'est installé dans le temps et sous-tend notre trajectoire actuelle, qui fait que nous sommes relativement bien avancés, en tout cas lorsque nous nous comparons à d'autres banques globales. Enfin, Sébastien Dessillons vous parlera de l'ensemble des autres secteurs ; en effet, l'énergie est l'un des nombreux secteurs qui sont à l'origine des émissions et notre banque mène évidemment une politique sur les principaux secteurs émetteurs, au-delà du seul secteur de la production d'énergie.

M. Yannick Jung. - Mon propos sera structuré en deux temps. Tout d'abord, je vous expliquerai comment BNP Paribas se désengage méthodiquement des activités de financement de la production d'énergies fossiles et y substitue une accélération massive de son soutien aux énergies bas-carbone. Dans un second temps, je vous décrirai en quoi consiste, en pratique, cette accélération.

Auparavant, je souhaite définir rapidement trois termes que je prévois d'utiliser.

Le premier, ce sont les énergies renouvelables, ou, plus précisément, les énergies bas-carbone. Pour nous, cela recouvre les énergies renouvelables, c'est-à-dire l'énergie solaire, photovoltaïque, l'éolien, la géothermie, auxquels on ajoute les biocarburants et le nucléaire. En revanche, cela n'inclut pas tout ce qui relève de l'aval, comme les réseaux de charges électriques, le stockage d'électricité ou la production de molécules vertes, par exemple l'hydrogène vert. Nous nous concentrons donc sur le bloc rassemblant les énergies renouvelables, les biocarburants et le nucléaire.

Le deuxième terme, ce sont les énergies fossiles, qui comprennent, bien entendu, le pétrole, mais aussi le gaz et le charbon, dans les dimensions d'extraction et de production, mais aussi de raffinage pour ce qui est du pétrole, pour produire de l'essence.

Le troisième terme, ce sont les financements. Lorsque je parle de financements, je veux parler des engagements que nous portons à notre bilan, en d'autres termes, des lignes de crédit qui sont octroyées à nos clients, qu'elles soient utilisées ou non.

Nous vous avons transmis un document qui contient, sur la deuxième page, un graphique. On y voit deux courbes qui se croisent. La courbe brune représente la part des énergies fossiles dans le total des financements dédiés à la production d'énergie dans le monde. La courbe verte représente la part des énergies bas-carbone. Nous voyons comment, dans le temps, notre « mix énergétique » du financement de la production d'énergie a évolué : ces deux courbes se sont croisées.

Ce graphique illustre notre stratégie, qui est simple, même si sa mise en oeuvre est complexe. Elle est construite autour de deux grands axes. Le premier, c'est le désengagement progressif du financement de la production d'énergies fossiles, entamé depuis maintenant dix ans, qui entre en phase d'accélération : c'est la courbe brune que l'on voit décroître. Le deuxième, c'est la réallocation massive de nos moyens financiers et humains vers le soutien aux énergies bas-carbone. Nous nous sommes fixé une cible de 40 milliards d'euros de financements en place d'ici à la fin de l'année 2030 : c'est la courbe verte que l'on voit monter.

Plusieurs étapes clés ont jalonné notre trajectoire de transition. En 2012, trois ans avant la COP21, la part des énergies bas-carbone dans notre bilan pour le financement de la production d'énergie n'est que de l'ordre de 10 %. En face, 90 % de ces financements sont fléchés vers les énergies fossiles. Au moment des accords de Paris, en 2015, le mix s'est un peu amélioré : 25 % pour le vert, 75 % pour le brun. Les deux courbes se croisent ensuite quelque part en 2021. En septembre 2022, nous avons rendu publics, pour la première fois, nos relevés de mesure. À ce moment-là, l'empreinte bas-carbone dans notre bilan est passée à 54 %, là où la part des financements consacrés aux énergies fossiles est tombée à 46 %. Un an plus tard, en septembre 2023, les deux courbes se sont fortement écartées : deux tiers de notre portefeuille de financements sont alors dirigés vers la production d'énergies bas-carbone, et seulement un tiers vers les énergies fossiles. Fin septembre 2023, 32 milliards d'euros de financements sont utilisés pour les énergies bas-carbone. En face, il n'y a plus que 17 milliards d'euros résiduels pour les énergies fossiles. Plus de la moitié de ces 17 milliards d'euros correspondent au financement des capacités de raffinage pour produire de l'essence. Je ne détaillerai pas la composition de ces deux agrégats, mais si vous avez des questions sur ce point, je serais ravi d'y répondre.

Cela vous montre l'importance du travail que nous avons déjà accompli depuis dix ans. Je pense que cela prouve qu'en étant systématique et déterminé on peut commencer à obtenir des résultats. Ce travail se poursuivra et s'accélérera dans les années qui viennent. Notre plan de marche doit nous permettre de ramener le poids du stock résiduel de financements des énergies fossiles à moins de 20 % d'ici à la fin de l'année 2028 et à moins de 10 % d'ici à 2030 avec, en face, 90 % du stock de financement consacré aux énergies bas-carbone. En d'autres termes, en 2030, nous aurons un rapport exactement inverse de celui de 2012 : 90 % de vert, pour 10 % de brun. Cela vous montre l'ampleur de la transformation de nos activités de financement qui aura été accomplie en moins de deux décennies.

En pratique, d'ici à la fin de 2030, nos encours résiduels de financement sur la production et l'exploration de pétrole seront tombés en dessous de 1 milliard d'euros, soit une division par cinq par rapport au niveau de 2022. Pour ce qui est du gaz, nous nous sommes fixés pour cible une baisse de 30 % à cet horizon, mais nous pouvons d'ores et déjà vous dire que cet objectif sera largement dépassé.

L'accélération survenue en 2023, que je mentionnais précédemment, est née du fait qu'en janvier et mai 2023 nous avons publiquement explicité les mesures concrètes que nous prenions pour nous désengager du financement de la production d'hydrocarbures, afin de pouvoir réallouer massivement notre capital, notre bilan ainsi que le temps de nos équipes et leur savoir-faire vers le financement de la production d'énergies bas-carbone.

Ce plan d'action de désengagement se résume en quatre mesures. La première mesure est l'arrêt de tous les financements consacrés au développement de nouveaux champs, pour le gaz comme le pétrole, et ce quelles que soient les modalités de financement. La deuxième mesure se concentre sur l'arrêt complet du financement des sociétés spécialisées dans l'exploration et la production de pétrole, qui ont été présentées comme indépendantes lors de certaines de vos auditions passées. La troisième mesure est la réduction graduelle des parts de crédits généralistes destinés aux grands énergéticiens intégrés, aussi appelés « majors », qui sont attribuables à l'exploration et à la production d'hydrocarbures. Enfin, la dernière mesure, la plus importante, concerne l'augmentation de nos financements vers la production d'énergie bas-carbone, avec notamment l'énergie renouvelable en ligne de mire. C'est l'objectif de 40 milliards d'euros que j'évoquais plus tôt.

Un point d'importance : ce n'est pas parce que nous avons décidé de ne plus octroyer de nouveaux crédits que les financements qui ont été accumulés au fil des années vont disparaître du jour au lendemain. Il faut maintenant que l'on pilote ce désengagement. Or ce pilotage se fait via la non-production de nouvelles activités, ainsi qu'au moyen de l'amortissement contractuel des crédits existants, de sorties planifiées lors d'événements de refinancement et, en certains cas, à travers des cessions de créances.

En pratique, depuis début 2023, c'est-à-dire depuis un an, nous nous sommes abstenus de participer à de très nombreux financements, que ce soit sous forme de crédits syndiqués ou de financements obligataires.

Faute de temps, je ne vous parlerai pas de la façon dont nous nous positionnons dans les classements sur ces types de financement à l'échelle mondiale, mais je serais très heureux de répondre à vos questions si un intérêt se présente sur ce point.

En revanche, je souhaite vous dire simplement et clairement une chose : BNP Paribas ne finance pas l'expansion des ressources en hydrocarbures. Nous ne finançons pas la production d'hydrocarbures. Cette page est définitivement tournée en ce qui nous concerne.

Tout ce que je viens de vous dire a l'air simple, mais, dans les faits, c'est le fruit de beaucoup de travail. C'est un travail méthodique, systématique, qui est fait avec beaucoup de sérieux, de discipline, de détermination depuis plusieurs années maintenant. En outre, cela n'est pas sans incidence financière sur notre activité.

Comme vous l'avez entendu au fil des auditions, la transition énergétique - le fait de remplacer les énergies fossiles par des énergies bas-carbone - est un processus complexe, qui s'inscrira dans le temps et nécessitera beaucoup de travail. C'est la raison pour laquelle, chez BNP Paribas, nous nous efforçons d'agir de manière aussi graduelle, équilibrée, réfléchie que possible, en prenant en compte toute une série de dimensions : dimensions économique, sociale, réglementaire, géopolitique et, bien sûr, scientifique. Tout ce que nous avons fait, à chacune des étapes, s'inscrivait dans les politiques fixées par l'Europe et par la France.

C'est aussi pour cette raison que le second pan, essentiel, de notre stratégie est de faire de la transition bas-carbone notre priorité absolue. C'est la raison pour laquelle, il y a maintenant trois ans, nous avons créé une équipe dédiée, de 200 banquiers, que nous avons appelée « groupe de transition bas-carbone ». Ces professionnels, tous issus du domaine de l'énergie, se consacrent entièrement à deux choses : faciliter l'émergence de grands projets finançables dans le domaine de la production d'énergie bas-carbone et aider nos grands clients industriels à décarboner leurs propres cycles d'opération.

Faute de temps, je ne détaillerai pas tout ce que fait le groupe BNP Paribas par ailleurs sur ses autres segments de clientèle - particuliers, très petites entreprises (TPE), petites et moyennes entreprises (PME), entreprises de taille intermédiaire (ETI) - mais nous faisons beaucoup de choses. Et je serai ravi de répondre aux questions sur ce point si vous en avez.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - La courbe des financements consacrés aux énergies bas-carbone et renouvelables augmente. Que reste-t-il qui sera consacré aux énergies fossiles dans votre portefeuille jusqu'en 2030 ? La courbe brune est descendante, mais que contient-elle ?

M. Yannick Jung. - Vous y retrouverez des financements ayant une durée de vie longue et dont la maturité dépasse 2030. Je vais vous donner un exemple, tiré d'une activité que nous avons totalement cessée : c'est le financement de ce que l'on appelle les FPSO, ou Floating Production Storage and Offloading. Cela désigne les unités flottantes de production et de stockage pour les champs de pétrole en mer. Ces actifs ont une durée de vie très longue et les financements associés avaient des durées de vingt-cinq, trente, voire trente-cinq ans. Nous avons aujourd'hui dans notre bilan des actifs de cette durée. Nous avons essayé d'en vendre certains, sans y parvenir. Nous en avons vendu d'autres, mais nous sommes condamnés à les garder dans notre bilan au-delà de 2030.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Peuvent-ils contribuer à une augmentation de la part de financements consacrés aux énergies fossiles ?

M. Yannick Jung. - De toute façon nous n'en faisons plus, c'est fini. Les équipes qui étaient chargées de ces activités ont été démantelées.

Nous avons également des actifs de financements plus longs adossés à des réserves. Certains acteurs indépendants présentent ainsi des maturités qui dépassent 2030. Nous essaierons de gérer cela. Des événements de refinancement surviendront peut-être, à l'occasion desquels nous pourrons nous désengager.

Dernier élément : vous trouverez trace de nos participations dans des financements syndiqués pour certains grands énergéticiens que nous avons décidé de continuer à accompagner car nous considérons qu'ils ont une stratégie de transition crédible. Nous travaillons justement avec eux sur leur projet de transition. Ils ancrent leur groupe de banques relationnelles à travers des financements syndiqués qui ont pour vocation d'assurer leurs liquidités ou des lignes de crédit de précaution, utilisées pour rassurer à la fois les agences de notation et leurs actionnaires sur leur capacité à faire face à des événements imprévus susceptibles d'avoir un impact sur leur trésorerie.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous avez dit que vous n'incluiez pas l'aval dans vos financements consacrés aux énergies bas-carbone : recharges, batteries, molécules, etc. Pourquoi ?

Par ailleurs, vous êtes passé un peu rapidement sur un sujet qui doit vous préoccuper compte tenu de votre métier, à savoir l'incidence financière de ces choix. Pouvez-vous y revenir ?

M. Yannick Jung. - Nous sommes très impliqués dans tout ce qui relève du développement de l'écosystème bas-carbone, autour des molécules vertes - hydrogène vert, ammoniac vert, transport et stockage associés - ainsi que dans la réflexion autour de l'électrification des usages, dans la mobilité à travers les batteries ou les bornes de recharge ou dans le secteur de l'industrie lourde. Je pense à l'aciérie, par exemple, où l'on peut basculer sur la production d'acier en utilisant de l'électricité verte. BNP Paribas est très impliqué dans ce domaine.

Le choix que nous avons fait pour la construction de nos agrégats, que reflète le chiffre de 32 milliards d'euros relevé à fin septembre 2023, c'est de nous limiter à l'énergie primaire. C'est la logique. Il est possible que la façon dont nous comptabilisons toute notre activité évolue dans le temps, au fur et à mesure que ces technologies mûriront.

Par ailleurs, l'ensemble des revenus que nous générons avec ce que l'on pourrait appeler le secteur pétrogazier au sens large, qui inclut, outre la production et l'exploitation de pétrole et de gaz, le transport à travers des gazoducs ou des pipelines, le stockage, ou encore les équipementiers, est inférieur à 0,2 % des revenus de BNP Paribas consolidés actuellement à l'échelle mondiale. En 2022, ces revenus étaient supérieurs d'environ 10 %. On s'attend à ce qu'ils se réduisent encore d'environ 20 % cette année.

M. Jean-Laurent Bonnafé. - Sortir coûte tous les ans un peu plus cher, mais c'est le prix à payer. Nous remplaçons cette ancienne filière par une nouvelle, qui fait de nous le leader mondial du bas-carbone.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Il n'est pas interdit de penser que vous investissez dans des choses rentables...

M. Jean-Laurent Bonnafé. - Nous changeons de métier.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Quel est l'impact sur vos résultats ? Quel engagement financier cela vous fait-il prendre ? Ce n'est pas colossal, finalement.

M. Jean-Laurent Bonnafé. - Le revenu instantané était très connu, très prévisible, et très bas. Nous le savons, le monde nouveau peut contenir un certain nombre d'inconnues : dans l'éolien, le solaire, les batteries. Sur le plan de la rentabilité, ce n'est pas du tout la même chose. Néanmoins, il en va de même dans l'industrie automobile. Elle pivote du moteur à essence ou du moteur diesel vers un moteur électrique. C'est une autre technologie, à laquelle il faut s'adapter. Il se produit le même type de bascule. On sera toujours dans le financement de la production d'énergie, mais, alors qu'il concernait quasi essentiellement les énergies fossiles, il concerne désormais quasi essentiellement les énergies bas-carbone, et il le concernera exclusivement à un horizon que l'on peut fixer à 2035.

Par conséquent, notre activité change et c'est un apprentissage compliqué. Cela nécessite de disposer d'effectifs aux compétences plus pointues, car ce domaine est moins connu. Sans cet investissement immatériel, nous ne pourrions pas analyser les importants projets de demain, comme les grandes usines de batteries, et constituer des financements. Sans cela, un projet peut exister, mais personne ne s'y embarquera. Dans ce domaine, notre rôle est souvent d'analyser et de structurer le financement du projet dans son ensemble, puis de syndiquer ce financement avec d'autres banques. Ce rôle pivot explique notre position de leader mondial aussi bien dans le secteur du financement vert que dans celui de l'obligataire vert.

M. Yannick Jung. - C'est ce que nous avons voulu montrer sur la carte de l'Europe figurant sur la deuxième page du document. L'électricité verte est au coeur de la transition énergétique, car c'est une condition essentielle de la décarbonation des économies et elle constitue un facteur d'indépendance énergétique important pour l'Europe. Sur cette carte figurent 17 grands projets européens d'énergies renouvelables - 2 se situent en France -, pour lesquels BNP Paribas a structuré la dette et construit les financements. Leur capacité de production, supérieure à 15 gigawatts, permettra de répondre aux besoins annuels en électricité de plus de quinze millions de foyers européens. J'évoquerai uniquement deux d'entre eux.

Le projet Dogger Bank est le plus grand parc éolien maritime au monde. Situé au Royaume-Uni et d'une capacité de 3,6 gigawatts, il approvisionnera en électricité six millions de foyers britanniques. BNP Paribas a joué de multiples rôles et je peux dire, en toute modestie, que ce projet n'aurait sans doute pas vu le jour sans notre implication.

Le second projet concerne trois parcs d'éoliennes en mer, situés en France au large de Saint-Nazaire, de Fécamp et de Courseulles-sur-Mer, et développés par EDF Renouvelables. Le champ d'éoliennes situé au large de Saint-Nazaire commence à entrer en production - c'est le premier des trois -, alors que nous travaillons sur ces projets depuis 2014, ce qui donne une idée du temps de gestation de ce type de projets industriels. À cette occasion, nous avons défini, avec EDF Renouvelables, le cadre de développement de l'industrie de l'éolien en mer français.

Notre implication dans le secteur des énergies renouvelables ne se limite pas à ces grands projets ; nous avons aussi aidé au développement et au financement de plusieurs dizaines de projets régionaux en France. En tant que grande banque internationale, notre champ d'intervention n'est pas restreint à l'Europe. En 2023, nous avons aidé à financer le plus grand projet d'énergies renouvelables au monde, SunZia, qui est situé aux États-Unis.

Pour répondre à Mme Marie-Claire Carrère-Gée, au-delà de l'électricité verte et des électrons verts, nous intervenons dans toute la chaîne de valeur industrielle, notamment en matière d'électrification des usages et de développement des molécules vertes que sont l'hydrogène ou l'ammoniac. Dans le secteur de la mobilité, BNP Paribas est la principale banque du très beau projet industriel français, à dimension européenne, Automotive Cells Company (ACC), présenté par M. Carlos Tavares lors de son audition. Cette coentreprise entre Stellantis, Mercedes-Benz et TotalEnergies a pour objectif de produire des batteries pour les véhicules électriques. En matière d'application industrielle, BNP Paribas a aidé à mettre en place un financement de plusieurs milliards d'euros, signé en fin d'année dernière, pour le projet H2 Green Steel, situé en Suède. Cette première grande aciérie verte en Europe utilisera de l'énergie verte pour produire de l'acier. Le produit final aura ainsi une empreinte carbone jusqu'à 95 % inférieure à celle d'un produit traditionnel.

Voilà des exemples concrets de notre engagement auprès de nos clients pour les aider dans leur transition vers une économie bas-carbone.

Mme Laurence Pessez. - Comme Jean-Laurent Bonnafé l'indiquait, notre engagement ne date pas d'hier. Dès 2010, nous avons placé la transition énergétique - on employait alors, avant l'accord de Paris, non pas cette expression, mais celle de lutte contre le changement climatique, aujourd'hui quelque peu désuète - au coeur de nos priorités environnementales et l'une de nos toutes premières politiques de financement et d'investissement a concerné la production d'électricité à partir du charbon.

Les politiques de financement et d'investissement sont des documents publics qui définissent les critères obligatoires que nos entreprises clientes et celles dans lesquelles nous investissons doivent respecter pour des activités tant de financement que d'investissement pour le compte de tiers. Cela s'applique donc à toutes les activités de la banque.

Pour ce qui concerne les activités de financement, ces critères s'appliquent au moment de l'entrée en relation avec le client, mais aussi lors de la revue périodique des risques relatifs aux clients existants et au moment de l'octroi de crédit. Dans le cadre de notre stratégie de désengagement progressif du soutien aux énergies fossiles, nous avons commencé par le charbon, car c'est la source d'énergie la plus émettrice de gaz à effet de serre. Une première politique a été définie en 2010, puis progressivement durcie. Ainsi, en 2015, les financements de centrales électriques dans les pays à hauts revenus ont été arrêtés, comme ceux qui étaient liés à l'extraction de charbon thermique. Finalement, en 2020, nous avons décidé d'arrêter complètement de financer la chaîne de valeur du charbon, à l'horizon 2030 en Europe et dans les pays de l'OCDE, et à l'horizon 2040 dans le reste du monde.

Nous n'avons pas attendu cette échéance pour nous préoccuper du sujet et savoir si nos clients s'inscrivaient dans nos objectifs. Aussi, dès 2020, nous avons passé en revue l'intégralité de notre portefeuille de producteurs d'électricité et d'acteurs miniers afin d'évaluer leurs capacités à honorer nos attentes dans les délais fixés : la moitié d'entre eux n'envisageait pas de sortir du charbon aux dates déterminées, certains prévoyaient même la mise en service de capacités additionnelles. Par conséquent, nous avons engagé une sortie de relation avec une cinquantaine de clients, soit environ la moitié de notre portefeuille. La politique de financement et d'investissement a donc un réel effet.

Nous nous sommes ensuite assez logiquement attaqués à la deuxième source d'énergie la plus émettrice de gaz à effet de serre : les pétroles et gaz non conventionnels, à savoir le pétrole et le gaz de schiste ainsi que les sables bitumineux, principalement produits aux États-Unis et au Canada. Notre première politique de financement et d'investissement pour le secteur du pétrole et du gaz a été publiée en 2017 et était centrée sur les acteurs dont le modèle d'affaires était tourné vers l'exploration et la production de ces énergies fossiles. Dans la mesure où ils n'avaient pas la possibilité de se diversifier et que la production de ce type d'énergies est totalement incompatible avec l'objectif de maintien du réchauffement climatique en deçà de la limite fixée par l'accord de Paris, nous avons, là encore, décidé de cesser de financer ces acteurs, ainsi que les infrastructures de transport - pipelines ou terminaux d'exportation de gaz naturel liquéfié - alimentées par un important volume de pétrole ou de gaz non conventionnels.

En 2017, BNP Paribas était la première des trente-cinq plus grandes banques internationales à prendre une telle décision ; nous étions donc des pionniers. Notre politique a eu un réel effet dans ce domaine également. En effet, notre exposition de crédit pour ces acteurs spécialisés, qui s'élevait à 4 milliards d'euros en 2017, a été réduite à zéro en 2021 : quatre ans ont été nécessaires pour que tous les financements arrivent à échéance.

Cette politique de financement et d'investissement ayant trait aux pétroles et gaz non conventionnels, à l'origine centrée sur les entreprises spécialistes qui ne pouvaient pas se diversifier, s'est étendue, en 2020 et en 2022, aux acteurs diversifiés comme les majors, dont une partie de la production provient de sources non conventionnelles, et aux acteurs présents dans les régions sensibles, pour ce qui concerne le climat, la biodiversité et les droits humains, que sont l'Arctique et l'Amazonie. En mai 2023, nous avons actualisé notre politique pour refléter les engagements pris dans le cadre de l'alignement de nos financements en faveur du secteur du pétrole et du gaz avec un scénario de zéro émission nette, ou Net Zero Emissions Scenario, en 2050. Nous y avons fait figurer les leviers évoqués par Yannick Jung : l'arrêt des financements des nouveaux champs de pétrole et de gaz, ainsi que l'arrêt programmé des financements aux indépendants pétroliers, qui sont les conditions sine qua non pour atteindre nos objectifs très volontaristes de réduction de nos financements à l'exploration et à la production de gaz. Nous y précisons également les critères d'analyse des plans de transition de nos clients.

M. Yannick Jung. - Je souhaite corriger un chiffre : le poids de l'ensemble du secteur pétrogazier est inférieur à 1,3 % des revenus mondiaux de BNP Paribas. L'ordre de grandeur indiqué précédemment avait trait uniquement à mes activités.

M. Sébastien Dessillons. - Pour conclure ces propos introductifs, nous voulions souligner nos engagements qui, au-delà du domaine des énergies fossiles, visent à accompagner la décarbonation de dix secteurs figurant parmi les plus émetteurs de gaz à effet de serre. Cette démarche s'inscrit dans le cadre de l'alliance bancaire Net Zero, ou Net-Zero Banking Alliance (NZBA), qui est une coalition internationale de 144 banques, dont BNP Paribas est l'un des membres fondateurs. Depuis le lancement de cette initiative voilà trois ans, nous nous sommes fixé des objectifs de décarbonation de nos financements associés pour ces dix secteurs : tout d'abord, en 2022, pour le pétrole et le gaz - nous l'avons évoqué -, pour la production d'électricité et pour l'automobile ; ensuite, en 2023, pour les secteurs de l'acier, de l'aluminium et du ciment ; enfin, dans le cadre de notre prochain rapport Climat, qui sera publié dans quelques jours, pour les secteurs du transport maritime, du transport aérien, de l'immobilier commercial et résidentiel, ainsi que de l'agriculture.

Ces sujets sont techniquement très complexes et nous les abordons avec beaucoup d'humilité. Nous apprenons en marchant, ce qui nécessite de dialoguer avec nos clients, les industriels et les sachants des différents secteurs. Il s'agit de comprendre à quelle étape du cycle de production les émissions de CO2 sont les plus importantes, quelles sont les transitions industrielles à l'oeuvre, dans quelle situation sont nos clients aujourd'hui et dans quelle direction ils se projettent à l'horizon de cinq ou dix ans, quelles sont leurs capacités pour mettre en oeuvre leurs ambitions et, in fine, pour soutenir leur transition. Il s'agit ensuite de nous fixer des objectifs pour contribuer, par nos financements, à leur transition.

Les objectifs de décarbonation de nos financements pour ces secteurs sont définis en termes d'intensité d'émissions : nous calculons la quantité d'émissions de gaz à effet de serre par unité physique. Notre stratégie est ici différente de celle d'un désengagement progressif défini pour le secteur Oil and Gas, du pétrole et du gaz. En effet, l'objectif est de conduire ces secteurs économiques et industriels à utiliser les ressources fossiles le plus efficacement possible afin de réduire les émissions de CO2 d'une production ou d'une unité physique. Ainsi l'intensité d'émissions est-elle mesurée, pour l'automobile, en grammes de CO2 par kilomètre parcouru ou, pour la production d'énergie, en grammes de CO2 par kilowattheure. Ce sont des objectifs non pas de réduction de notre exposition, mais d'allocation de nos financements de la façon la plus efficace au regard de la transition énergétique. À ce jour, les indicateurs retenus à la fin de l'année 2023 soulignent que nous suivons les trajectoires définies, qui sont comparées aux scénarios produits notamment par l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Nous nous attelons, avec beaucoup de sérieux, à cette mise en oeuvre ordonnée et graduelle de la décarbonation de nos financements dans ces secteurs. Il s'agit de piloter notre trajectoire et d'accompagner nos clients, en matière de financement et de conseil, pour leur propre trajectoire. Ces sujets figurent souvent aux premiers rangs de leurs préoccupations et sont très importants dans notre relation commerciale.

M. Roger Karoutchi, président. - En dehors du secteur des hydrocarbures, vous conseillez des clients, issus de plusieurs secteurs - de nouveaux s'ajouteront prochainement -, en matière de transition énergétique. Quelles entreprises, ou quels types d'entreprises, ont le plus de réserves à s'engager dans cette voie et, selon vous, pour quelles raisons ? Est-ce pour des motifs financiers ? Certains secteurs sont-ils moins faciles à décarboner que d'autres ?

Ensuite, si certains soutiennent qu'il ne faut plus développer de nouveaux projets d'hydrocarbures, d'autres soulignent que la consommation mondiale d'hydrocarbures continue d'augmenter, pour le moment. Vous vous désengagez complètement de ce secteur ; la plupart des banques que nous avons interrogées ont d'ailleurs fait une déclaration similaire, car elles souhaitent participer à la transition énergétique. Comment les nouveaux projets des entreprises du secteur des hydrocarbures, pas seulement TotalEnergies, sont-ils financés ? Quel type de banques interviennent encore dans ce domaine ? S'agit-il de banques asiatiques ou américaines ? Des banques européennes continuent-elles d'investir ?

M. Jean-Laurent Bonnafé. - Le secteur pétrogazier est assez différent des autres secteurs. En effet, en raison du niveau actuel des prix, il est extrêmement rentable. Si l'on observe la partie historique de l'une de ces grandes entreprises, leur cash flow ou flux de trésorerie net, qui est en quelque sorte sa capacité d'investissement, permet de rembourser les financements passés, de réaliser des investissements, de payer les impôts et de distribuer des dividendes ou de racheter des actions.

Ces entreprises ont besoin de financements externes à deux titres. D'une part, pour les grands ou les nouveaux projets, les entreprises du secteur ont l'habitude, en dépit de leurs bénéfices, de structurer des financements ad hoc ; c'est le cas en Afrique, aux États-Unis, partout dans le monde. Ce sont alors les banques nord-américaines ou asiatiques, notamment japonaises, qui financent la plupart du temps. Les banques européennes sont en voie de sortie, si je puis dire. D'autre part, les entreprises du secteur réalisent bien moins d'émissions obligataires qu'auparavant, car le niveau de profitabilité est tel que le besoin en la matière est bien plus faible.

Au regard de l'analyse des cash flows, les grands acteurs européens, comme BP, Equinor, Shell, Eni ou Repsol, représentent une part importante des investissements dans le bas-carbone. Cette part est en croissance ; c'est particulièrement vrai pour TotalEnergies. Pour le moment, il n'est pas dans la pratique de ces entreprises de se consacrer aux émissions obligataires vertes, dont la seule finalité est de financer un tel secteur ; elles se limitent aux obligations conventionnelles pour que leur approche reste équivalente à celle des grands compétiteurs nord-américains.

Pour notre part, nous nous en sommes retirés, parce que certains affirmaient que de telles obligations, générales par nature, étaient susceptibles de financer tout et son contraire. En réalité, l'analyse des cash flows laisse penser que, à cet instant du cycle, cette remarque n'est pas tout à fait exacte ; néanmoins, nous avons indiqué à l'ensemble de nos clients que, selon nous, il convenait de financer le bas-carbone au travers d'obligations vertes. Ainsi, quand les entreprises peuvent le faire, elles le font et, si elles ne le font pas, pour des raisons qui leur sont propres et qui peuvent être variées, nous ne les accompagnons pas.

L'Europe est, pour le moment, plus volontaire en matière de transition et sa réglementation est probablement plus structurée, plus avancée. Dans d'autres zones, comme aux États-Unis, en Inde, en Chine ou en Indonésie, les données démographiques font que la consommation de charbon augmente en valeur absolue, malgré la baisse relative de cette source d'énergie dans le mix. Ces pays n'ont pas le choix, dans l'attente que le nucléaire ou le bas-carbone prennent le relais. Les cycles sont différents.

L'Amérique du Nord ne connaît pas le cadre de contraintes que développe l'Europe. Pour autant, les États-Unis ont développé le numéro un mondial du véhicule électrique, ils battent tous les ans le record du nombre de centrales thermiques classiques mises à l'arrêt et ils disposent, tant dans le nucléaire que dans le solaire, des meilleures technologies. Chacun sa culture !

Il est certain que certains régulateurs, comme la Réserve fédérale américaine, la Fed, considèrent ne pas devoir se mêler de la transition menée par les banques. Ces superviseurs ne sont pas dans une optique de pilotage ferme ou d'encadrement, même si l'aléa physique - les inondations ou les tornades - est susceptible d'abîmer les actifs financés par les banques et d'avoir ainsi un effet indirect. La Banque centrale européenne (BCE), quant à elle, s'inscrit dans une logique bien plus active.

Dans tous les cas, la méthode employée doit être soutenable. Il faut regarder les portefeuilles des banques : ne pas envisager, lors des stress tests, de la même manière les actifs qui s'éteindront cinq ans plus tard et ceux qui existeront encore trente ans - ces calculs sont toujours très compliqués et fragiles, les chiffres n'étant pas tous disponibles et les évolutions étant difficiles à modéliser.

Au travers de ses lois et de ses règlements, l'Europe est sans doute, malgré les nuances entre pays, la région la plus déterminée. D'autres réglementent moins, mais progressent. Je ne veux pas dire que tout va bien, mais, en Chine, des pas de géant ont été faits dans les véhicules électriques, ainsi que dans des infrastructures que nous pouvons pour partie leur envier. Quelle que soit la technologie, les États-Unis sont toutefois leaders.

Pour les entreprises du secteur pétrogazier qui veulent émettre des obligations conventionnelles ou qui souhaitent des financements globaux, dits corporate, les sources de financement sont presque sans limites. Étant donné qu'elles ne rencontrent aucun problème, elles ne voient probablement pas d'intérêt pratique aux émissions vertes.

Les investissements avancent, les acteurs s'améliorent. Pour les secteurs du ciment et de l'acier, les entreprises doivent revoir leurs technologies - parfois, elles ne sont pas intégralement maîtrisées ou maîtrisables à l'heure qu'il est - et la valeur ajoutée dans leur chaîne. Il leur faut migrer d'un financement à l'autre, ce qui exige beaucoup d'efforts.

Pour l'automobile, les deux sujets principaux sont les batteries, qui posent la question des ressources en minerais, et le réseau de distribution. Il faut de l'énergie bas-carbone, à partir de sources « vertes » ou « roses », pour obtenir de l'hydrogène. Ce dernier peut être produit en grande quantité puisque la France et l'Europe disposent de nucléaire, tout comme les États-Unis et la Chine. Toute une filière hydrogène viendra combler certains interstices : machinisme agricole, poids lourds, voitures de grande taille, transport maritime et aérien, immobilier commercial ou résidentiel... Pour faire face aux besoins, il faut des infrastructures : des stations de recharge. L'enjeu est complexe, entre privé et espace public, mais les bonnes volontés ne manquent pas et le niveau d'investissement est fort.

L'agriculture est probablement le secteur le plus difficile à orienter vers le bas-carbone, car il est émietté en une grande diversité d'acteurs, de toutes tailles et de toutes natures. Les progrès y sont plus compliqués et plus lents. Il faudra, avec beaucoup de soins, un véritable changement culturel pour réaliser des avancées en bon ordre, sans provoquer de phénomènes de rejet qui conduisent à un retour en arrière, et de la régularité, en suivant une ligne aussi droite que possible, sachant qu'un tel chemin n'est pas toujours le plus adapté.

Il faut tenir compte à la fin de la réalité économique. Comme les taux d'intérêt monétaires, le coût de l'énergie est un élément cardinal qui détermine la capacité à se développer. Objectivement, à l'heure actuelle en Europe, même si le continent a passé le pire de la crise liée à la guerre entre la Russie et l'Ukraine, le coût de l'énergie reste sensiblement plus élevé qu'en Chine ou aux États-Unis d'Amérique. Il faut y prêter attention. L'énergie est à la base des capacités et de l'efficacité d'un grand nombre de filières industrielles et donc d'emplois.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le directeur général, comment expliquez-vous le fossé qui existe entre la présentation que vous venez de nous faire, l'image que vous avez de vos activités, et les chiffres publiés régulièrement par les experts et les ONG sur votre portefeuille d'investissements dans l'énergie ? D'après ces statistiques, vous seriez encore très majoritairement présents dans le fossile, en matière de financement des projets ou des entreprises, ou par le biais d'émissions obligataires. Dans son dernier rapport, la Cour des comptes propose d'augmenter les ratios prudentiels dans une logique de renforcement des coûts de financement des projets relatifs aux énergies fossiles et des acteurs pétrogaziers. Puisque, d'après vous, vos fonds se dirigent vers les comportements vertueux, n'avez-vous pas vous-même intérêt à réclamer, au travers des coalitions bancaires dont vous faites partie, davantage de réglementation et de législation afin de sanctionner les investissements dans les énergies fossiles et de rendre votre méthode plus rentable ?

De plus, votre stratégie s'applique à tous les acteurs pétrogaziers. Or on est passé d'investissements dans des projets, souvent très lourds, à des investissements dans les entreprises, par exemple au travers d'émissions obligataires. Au-delà de la question des obligations vertes, qui est une façon assez générale d'obtenir des fonds, Equinor consacre strictement 99 % de ses financements aux projets verts. S'agit-il d'une de vos stratégies potentielles ?

Enfin, pour revenir sur la sortie du pétrole, du gaz et du charbon, vous n'avez pas mentionné les infrastructures : gazoducs, oléoducs, terminaux gaziers... Comment décidez-vous, en cohérence avec vos engagements, de votre politique d'investissement ? Je pense aux terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL), au regard de l'origine de cette source d'énergie et de la part malheureusement toujours plus importante du gaz de schiste américain.

Jean-Laurent Bonnafé. - Premièrement, le décalage entre image et réalité provient de certaines organisations d'essence purement locale. Dans les référencements d'organisations ayant une expertise pour juger du positionnement des banques de manière globale, nous sommes toujours très bien placés, sinon classés systématiquement comme les meilleurs. Certes, ces études sont en anglais, mais nous y figurons au-dessus de la pile. C'est la réalité ! Les traductions sont disponibles pour tout le monde.

Souvent, l'image que certains essaient de donner de nous s'explique par une sorte d'abus de langage, si je puis dire. Ce qui compte dans une banque, c'est le financement qui est « au travail » : on peut faire un crédit d'un montant N pendant dix ans ou faire chaque année pendant dix ans un crédit de même montant... Mais, dans de nombreuses méthodologies qui tendent à nous attribuer d'énormes financements du fossile, un crédit renouvelé tous les ans est compté dix fois de suite alors qu'il s'agit du même ! Par conséquent, plus la durée de l'investissement est importante, plus les chiffres sont élevés.

En 2020, pendant la pandémie, le marché de l'énergie a connu une disruption. Or il faut assurer la liquidité de ce marché, et cela passe par le biais de bourses sur lesquelles sont pratiqués les échanges et même une entreprise comme TotalEnergies en a besoin ! Il lui a donc fallu démontrer sa liquidité compte tenu d'une potentielle élévation des prix, induisant des besoins énormes. L'entreprise a alors demandé à ma banque et au Crédit Agricole de mettre en place un filet de sécurité au travers d'une ligne back-up de 8 milliards d'euros. Nous avons partagé en deux cette ligne de précaution, la syndiquant auprès d'autres banques pour une durée de 365 jours.

Cette ligne n'a jamais été tirée. Pourtant, une grande partie des personnes qui dressent de nous un profil épouvantable ont déclaré que nous financions à hauteur de 8 milliards d'euros divers projets d'exploration ou de production partout dans le monde, comme ceux qui sont menés au Mozambique ou en Ouganda. C'est faux ! Même si la durée du « filet » se limitait à un an, il nous est toujours collé statistiquement sur des périodes longues le fait d'avoir participé à cette ligne pour 4 milliards d'euros.

À l'époque, nous avons accompli notre devoir de banque, qui, lors d'une crise, sert à donner de la liquidité. Durant les trois mois du premier épisode de covid, BNP Paribas, à travers le monde mais principalement en Europe, a été à l'origine de 400 milliards d'euros de financement, dans tous les secteurs, sous la forme d'émissions obligataires, de financements syndiqués et d'émissions d'actions. En pointe, sur la période, nous avons représenté 60 % du marché.

Nous recevons de certaines organisations, y compris françaises, des courriers de satisfecit, nous félicitant de notre politique tout en nous encourageant à faire mieux encore. Même s'il est toujours possible de s'améliorer, nous sommes une entreprise, aussi faut-il nous laisser définir nos objectifs et nous accorder un minimum de liberté dans la façon de les atteindre. Compte tenu de cibles multiples, une banque doit déterminer à un instant t son parcours et s'appuyer sur les bonnes technologies, lesquelles peuvent correspondre à différents types de financement en bilan ou en hors bilan. Il est impossible d'en dessiner présentement le détail !

Notre réalité actuelle prend appui sur des décisions anciennes. Par exemple, notre politique en matière de charbon date de 2010. Nous n'avons pas attendu d'être sifflés, réprimés ou envoyés au tribunal ! Nous avons une volonté forte d'effectuer notre transition : les chiffres sont les chiffres, même si certains peuvent toujours les contester. En tant que simple ingénieur des mines, je n'ai peut-être pas un talent de communication suffisant. Que tous ceux qui affirment que nous pourrions faire mieux regardent les actions des autres : Amérique du Nord, Asie... Même si nous ne sommes pas parfaits, notre résultat est bien meilleur.

Deuxièmement, dans l'ensemble, je ne pense pas que le supplément de réglementation soit une solution. La France et l'Europe édictent déjà énormément de règles exigeantes et contraignantes, particulièrement dans le secteur bancaire. Même si leur effet est positif, le mieux est l'ennemi du bien... Il faut être réaliste. Je ne sais pas comment ont été élaborés les rapports que vous évoquez. Disposant d'une solide base scientifique, je les trouve contestables de A à Z ! Nous ne savons rien des hypothèses utilisées ni de la manière de lire les chiffres, car nous n'avons jamais été consultés, comme si quelqu'un indiquait en regardant de l'extérieur si une usine était ou non aux normes, restant à la surface des choses. Par conséquent, je n'estime pas que de tels rapports doivent nous guider.

L'important est plutôt d'avoir accès aux infrastructures de financement, quelles qu'elles soient : banques, compagnies d'assurances, gestionnaires d'actifs (asset managers)... Nous tenons à nous inscrire dans notre sphère d'appartenance, aussi nos politiques sont-elles conformes aux règles françaises, européennes et globales, et aux indications de l'AIE. Toutefois, il faut laisser les entreprises fixer leurs objectifs et les juger sur leurs réalisations, en leur laissant la capacité d'agir.

Troisièmement, faire peser davantage de charges sur le capital brun et moins sur le vert n'est pas une bonne idée. En effet, à la fin, tout sera vert...

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Bonne nouvelle !

Jean-Laurent Bonnafé. - Dans ce cas, en tant que banque, mon portefeuille sera plus risqué qu'un autre comprenant seulement du brun. C'est un fait !

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Il est possible d'établir des règles préventives sur les actifs échoués.

Jean-Laurent Bonnafé. - Vous ne monterez aucun des projets que nous venons de présenter si vous exigez le même niveau de prévisibilité et les mêmes profils de risque que ceux du secteur pétrogazier. Nous en sommes encore dans une courbe d'apprentissage.

En tant que superviseur, la BCE n'est pas favorable à cette proposition. La prise de risque supplémentaire que représente le passage du brun au vert durera un moment, peut-être quinze ou vingt ans. De fait, même une entreprise aussi sérieuse que Siemens a connu des difficultés importantes avec ses éoliennes, qui sont d'ailleurs très impressionnantes - tout comme le sont les grandes usines de batteries, on n'a généralement pas envie d'y rester très longtemps -, car, en mer, les éoliennes s'usent. Ce ne sont pas les mêmes profils de risque.

Il existe une volonté politique d'accomplir la transition, faute de quoi le monde serait inéquitable, dangereux et inadapté. Il faut donc que les entreprises qui peuvent oeuvrer s'engagent. C'est ce que nous faisons. En vingt ans, notre stock de crédits consacrés au bas-carbone sera passé de 10 % à 90 %. Saura-t-on atteindre les 100 % en 2030 ? Selon M. Jung, à qui je pose tous les jours cette question, certains projets sont un peu têtus. Par conséquent, nous atteindrons cet objectif après cette date. Je préfère assurer que nous ne compterons plus que 10 % de crédits consacrés aux énergies fossiles à cette échéance afin de tenir un objectif réaliste.

Le jour où nos investissements dans le secteur de l'énergie seront essentiellement consacrés au bas-carbone, il me faudra disposer de suffisamment de fonds propres pour pouvoir supporter un profil de risque plus complexe. Quand vous entrez dans un environnement moins connu, il faut passer par un apprentissage, donc par un supplément de capital. Aussi, en tant que banquier, je ne pense pas que l'idée de déshabiller les fonds propres d'une activité soit bonne. Un banquier aime la stabilité. Je trouve équitable de ne pas investir davantage dans les fossiles, mais l'incitation existe déjà, elle est donnée par le superviseur.

Pour les projets nouveaux, tout est à créer. Il n'existait pas d'usines de batteries il y a cinq ans ! Nous avons été la première banque engagée sur le projet Northvolt en Suède, que nous avons structuré. Pour comprendre si nous pouvions nous impliquer, il nous a fallu recruter des agents de haut niveau qui auraient pu être eux-mêmes porteurs du projet : chimistes, mécaniciens, électriciens...

Je ne suis pas un représentant de la Nation, je ne suis pas parlementaire ; BNP Paribas n'est qu'une entreprise, mais une entreprise obéit nécessairement au cadre collectif, qui est, en Europe, la transition. Tout le monde, partout, veut mettre en oeuvre la transition, même si l'expression est différente. Nous proposons pour notre part de transformer rapidement les investissements qui sont au travail dans notre bilan. Un délai de vingt ans est assez court pour atteindre cet objectif sans rendre la vie impossible à l'économie. Aussi, nous donnons seulement une impulsion à nos clients, sans les empêcher de travailler, car, tout en accélérant, le processus doit rester soutenable. Par ailleurs, disons-le clairement, nous n'émettons plus d'obligations conventionnelles dans le secteur pétrogazier. Je l'ai dit, je ne pense pas que cette politique corresponde à la réalité actuelle des entreprises, eu égard à l'analyse des cash flows, mais c'est ainsi, n'en parlons plus !

Quatrièmement, la courbe relative aux investissements dans les infrastructures bas-carbone était d'abord linéaire, montant régulièrement à partir de 2012. Nous avons décidé de divulguer notre trajectoire quand la part de ces investissements a atteint 50 %, afin de montrer qu'elle était vertueuse, puis nous avons accéléré entre fin 2022 et début 2023, et entre fin 2023 et début 2024. En effet, alors que la question restait en suspens, l'Europe a une bonne fois pour toutes classé le nucléaire comme une vraie énergie de transition, la décision dans son principe ayant été prise dans les semaines qui ont précédé le déclenchement de la guerre entre la Russie et l'Ukraine. En pratique, l'État français et Électricité de France, EDF, ont alors donné à nouveau une direction industrielle en matière d'électronucléaire. Un certain nombre d'installations ont été remises en état, une dynamique a été donnée, le parc futur a été repensé.

L'analyse est simple : puisque le nucléaire jouera un rôle plus important, le gaz, qui est l'autre énergie de transition, aura une part moindre. Entre fin 2022 et début 2023, nous parlions pour le gaz d'un ratio de 30 % et d'une baisse de 80 % pour le pétrole, parce que nous ne savions pas dans quelle mesure nous pourrions nous en passer. Une année plus tard, le nucléaire est reparti, malgré les difficultés d'une industrie difficile, dont les investissements seront longs et coûteux. Nous n'avons pas divulgué les chiffres, mais nous réussirons largement à passer sous la barre des 30 %, ce qui nous permettra de parvenir plus vite au bon endroit.

Nos raisonnements et les décisions que nous prenons ne sont pas autonomes, n'étant ni indépendants ni souverains : nous appartenons à la collectivité et sommes pleinement intégrés dans l'économie européenne sous-jacente. La part du gaz se réduit nécessairement à partir du moment où l'Europe indique que le nucléaire est une énergie de transition et que le premier acteur du secteur, Électricité de France, et la France nous assurent avoir un plan de charge pour aller de l'avant. Dans le cas contraire, nous n'aurions pas pu nous fixer un objectif plus élevé. Nous ne nous attribuons donc pas le mérite de l'accélération perceptible entre 2022 et 2024, nous en tenant aux choix qui ont été faits concernant le nucléaire.

L'avantage des infrastructures de gaz, c'est qu'elles sont commutables, comme l'est une bouteille, qui peut être remplie d'eau minérale, d'eau gazeuse ou de vin. La guerre ayant éclaté, le gaz russe est venu à manquer et il a fallu, pour le remplacer en Europe, se tourner vers le seul acteur qui puisse en fournir en quantité, proposant une énergie issue du fracking, de la fracturation hydraulique, ce que personne ne se désirait.

Notre intention n'est pas de financer de façon déterminée et systématique des infrastructures gazières, comme des terminaux ou des bateaux. Notre plan ne le prévoit pas. Je ne pense pas que nous travaillions sur de nouveaux projets de cette nature en ce moment ; en tout état de cause, si c'est le cas, ils ne sont pas nombreux.

Toutefois, compte tenu de la taille que nous représentons dans le système bancaire européen, nous restons prudents. Nous savons que le nucléaire se développera, mais, la montée en puissance du parc n'étant pas simple, une crise demeure possible. Veillant à faire attention, nous ne nous interdisons pas, le moment venu, notamment si la puissance publique nous le demande, d'étudier des projets gaziers, par exemple en cas de nécessité pour des raisons d'indépendance énergétique ou de soutenabilité de l'économie ; je rappelle par exemple que, lors de la crise de 2020, les banques américaines ont été absentes des originations. Sans nous, Dieu sait ce qu'il se serait passé pour un certain nombre d'entreprises.

Néanmoins, financer les infrastructures gazières n'est pas notre choix central. Pour les grands projets pétrogaziers, nous ne sommes plus présents, depuis longtemps, en amont. Ce choix au long cours remonte à 2012. Par nos actions, qui nous placent en bonne position dans le bas-carbone, nous représentons le futur de la banque. Ce constat est vrai pour l'énergie, mais également pour les autres secteurs. Dans dix ans, nos successeurs auront un portefeuille de clients qui correspondra à nos demandes actuelles et non à celles du siècle passé.

Il est donc dans notre intérêt de prendre cette direction. À l'image d'une partie de l'industrie automobile qui basculera vers le tout-électrique, nous nous limiterons purement au bas-carbone. Pour tous les autres secteurs, y compris les plus difficiles - ciment, acier, aviation, etc. -, nous procéderons à un accompagnement. Nous investissons en fonds propres dans des projets relatifs aux carburants qui permettront de répondre aux problématiques.

Je conclus ; je comprends le décalage entre représentation et réalité. L'enjeu pour certains est de tenir un discours politique, relevant de l'encouragement. Peut-être est-il nécessaire ? Quoi qu'il en soit, vous pouvez compter sur nous. Les engagements qui sont pris seront tenus, sauf situation particulière.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez largement participé au cours de l'histoire aux émissions obligataires de TotalEnergies. Cette entreprise recherchera de nouveaux financements en 2024 et en 2025, une partie de ses obligations actives arrivant à échéance. Au regard de vos propos et des nouveaux projets à venir de TotalEnergies dans le pétrole et dans le gaz, participerez-vous à ces émissions ?

Puisque vous êtes également actionnaires de TotalEnergies, participez-vous directement aux assemblées générales ? Le cas échéant, soutiendrez-vous la résolution portée par une coalition centrée autour du collectif d'actionnaires Follow This, qui vise à demander à l'entreprise d'appliquer les scénarios de l'AIE et ainsi de tendre vers le Net Zero, ce qui signifie d'empêcher le développement de nouveaux projets pétroliers et gaziers ?

Une enquête du journal Le Monde a démontré que de nombreux produits financiers prétendument durables ne le sont pas. Lors d'une audition, le ministre Le Maire a rappelé la volonté de la France, grâce à sa nouvelle réglementation, de sortir les secteurs pétrogaziers des investissements socialement responsables (ISR), eux qui ne sont pas exclus des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Appliquerez-vous cette décision ?

Jean-Laurent Bonnafé. - TotalEnergies nous a invités à participer en avril à une émission obligataire en dollars américains. Nous avons refusé. Il n'est pas dans notre intention de participer à l'avenir à de telles émissions et l'entreprise le sait. Le sujet est clos.

BNP Paribas n'est pas actionnaire en tant que telle de TotalEnergies. De fait, notre banque ne détenant pas de titres de cette entreprise, nous ne votons pas à l'assemblée générale. Certains de nos asset managers, qui gèrent de l'argent pour le compte de tiers, investissent peut-être de manière marginale dans les titres de cette société. La décision leur est propre, la banque n'y participant pas. Je ne peux donc pas répondre à votre question. Je ne suis même pas sûr de connaître le détail des résolutions qui sont proposées.

Naturellement, nous avons vocation à respecter toutes les normes qui s'appliquent aux produits que nous commercialisons.

Mme Laurence Pessez. - À l'heure actuelle, 86 de nos fonds sont classés ISR conformément au label français, pour un montant de 86 milliards d'euros. Parmi eux, 32 investissent dans les secteurs pétroliers et gaziers, pour un montant de 456 millions d'euros. La proportion est donc très faible. La moitié de ces investissements concerne TotalEnergies.

L'objectif de BNP Paribas Asset Management est de conserver au maximum ces labels, ce qui nécessitera des désinvestissements de certains types de sociétés du secteur pétrolier et gazier, dont TotalEnergies fait partie.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - À la suite de la présentation de votre engagement global et plus particulièrement de vos actions tendant à favoriser la décarbonation de dix secteurs fortement émetteurs, je comprends que vous vous montriez comme des banquiers du futur, agissant ainsi pour votre entreprise. En effet, il est évident que le marché vous est assuré : la décarbonation coûtera cher, il faudra des financements. Pour les acteurs de ces dix secteurs et pour tous ceux qui ont des projets verts, bas-carbone ou tendant à la décarbonation, à part créer des indicateurs et donner des objectifs que vous suivez à l'aide de comparaisons avec d'autres banques, que faites-vous ? Parvenez-vous à les convaincre que vous êtes les meilleurs banquiers grâce à vos équipes disposant des bonnes compétences ? Leur prêtez-vous moins cher, sur une durée plus longue ou plus facilement à partir du moment où le projet expertisé est reconnu comme vert ? Vous positionnez-vous simplement comme les meilleurs banquiers, ceux qui sauront le mieux examiner les risques pour prendre les meilleures décisions ?

M. Yannick Jung. - Restons modestes, nous ne prétendons pas être les meilleurs banquiers ! La problématique est nouvelle, le secteur se développe vite et nous avons beaucoup à apprendre. Nous aidons nos clients à différents stades de développement.

Le constat est vrai dans le domaine de l'énergie. BNP Paribas a été aux côtés de la plupart des plates-formes d'énergies renouvelables qui ont émergé en France pour les aider à lever du capital ou à s'introduire en bourse afin de poursuivre le développement de leur activité en le finançant.

La remarque vaut pour les nouveaux modèles économiques qui émergent autour de l'hydrogène ou, plus généralement, dans la chaîne du bas-carbone. Toute une série d'opérateurs de réseaux de bornes de recharge pour les véhicules électriques s'est tournée vers BNP Paribas pour les aider à faire un tour de table afin de financer une nouvelle phase de leur développement.

Nous intervenons également sur des projets qui ont atteint un certain degré de maturité, apportant des conseils aux entreprises sur la meilleure façon de poursuivre leur développement et de structurer leurs levées de fonds. Des sources d'investissement nombreuses et diverses peuvent exister : Bpifrance, financements à l'export, fonds sur projet, ou, au contraire, apports de longue durée en provenance du marché obligataire...

De nombreuses usines de grande taille relatives à la production de batteries équipant les véhicules électriques sont montées sous forme de financement de projet. Pour ce faire, nous formons un syndicat bancaire, comme dans le cas d'Automotive Cells Company (ACC) ou de Northvolt. En l'occurrence, sur ces deux projets, la banque qui a développé un certain savoir-faire en la matière, qui a aidé à structurer le financement, à le placer auprès d'autres banques, à l'expliquer à ces dernières ainsi qu'à les rassurer sur la nature des risques était BNP Paribas.

La remarque vaut aussi pour le secteur de l'acier vert. Nous travaillons actuellement sur des projets d'aluminium durable, de capture et de séquestration de carbone, que ce soit directement dans l'air ou à la sortie de la cheminée de l'usine d'un cimentier. Chaque fois, nous essayons de trouver la solution permettant à ces grands acteurs industriels de financer leur transition énergétique.

Nous aidons également les ETI. Je mentionnais notre groupe de 200 banquiers spécialisés, provenant pour la plupart du secteur de l'énergie, de la chimie et de l'industrie, assistant nos clients dans cette transition ; nous menons une initiative équivalente au niveau local dans cinq de nos réseaux européens, à savoir en France, en Belgique, en Italie, au Luxembourg et en Pologne, où nous sommes très présents auprès des TPE et des PME. Nos banquiers dédiés se tournent vers ces dernières pour les aider à trouver des solutions.

La transition est en effet très coûteuse. Nous parlons de milliers de milliards d'euros d'investissements à prévoir chaque année sur les vingt à trente années qui viennent. Nous pouvons apporter une petite partie de ces besoins à l'aide de notre bilan, mais il n'est pas extensible à l'infini. Une partie de notre savoir-faire est dans le fait d'aller trouver des sources de financement dans les marchés publics : bourse, marché obligataire, investisseurs institutionnels, autant d'acteurs qui sont prêts à prendre des risques industriels sur le temps long.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie pour cette audition extrêmement intéressante.

Audition à huis-clos de M. Xavier Sticker, ambassadeur de France
en Ouganda
(ne sera pas publié)
(Jeudi 23 mai 2024)
Audition de M. Maxwell Atuhura, directeur général de Tasha research institute africa limited
(Jeudi 23 mai 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies de ses obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons maintenant M. Maxwell Atuhura, Directeur général de Tasha research institute Africa limited. Cette organisation défend les droits de l'homme, l'environnement et la justice climatique, et promeut en particulier la mise en place d'une bonne gouvernance des ressources naturelles.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes en tout, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur Atuhura, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Maxwell Atuhura prête serment.

L'audition de M. Atuhura, qui s'exprime en langue anglaise, fait l'objet d'une traduction simultanée.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Maxwell Atuhura, directeur général de Tasha research institute Africa limited. - Je suis demandeur dans une procédure introduite devant les tribunaux français à l'encontre de TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - C'est sans doute l'affaire contre la société EACOP, dont nous aurons l'occasion de reparler.

Je rappelle qu'il n'appartient bien évidemment pas à notre commission d'enquête de nous prononcer sur ces contentieux éventuels. Vous aurez la possibilité, Monsieur le directeur général, de ne pas répondre à une question qui porterait de manière directe sur un contentieux en cours.

M. Maxwell Atuhura. - Je suis heureux d'être ici et de partager mon expérience ougandaise, pour vous parler de ce que nous traversons avec le projet de TotalEnergies. Je viens de Buliisa, une région qui se trouve au coeur du projet Tilenga de TotalEnergies. C'est également dans cette région que le projet EACOP a vu le jour.

J'ai été le témoin des débuts de ce projet, et j'ai travaillé avec les personnes impactées, dont certaines sont des membres de mon entourage proche, des amis, des membres de ma communauté. C'est mon foyer ancestral et mon lieu de naissance. Mais à un moment donné, il est devenu difficile de rester dans cette région en raison de la situation sécuritaire. C'était trop pour moi. Je parlais ouvertement des atteintes aux droits de l'homme en raison de ce projet, et j'ai été arrêté. C'était à l'occasion de mon travail d'enquête avec une journaliste italienne, pour les besoins duquel nous interrogions des personnes touchées par le projet. Or, je n'étais jamais allé en prison par le passé. Dans la situation que je décris, je n'ai été arrêté que parce que je parlais ouvertement de ce projet pétrolier.

Lors de mon arrestation, des questions m'ont été posées. Notamment, il m'a été demandé d'exposer les raisons pour lesquelles j'étais opposé à ce projet et lançais des pétitions. J'étais également interrogé sur les raisons pour lesquelles j'incitais à refuser l'indemnisation. Je plaide contre les déplacements de populations. Je plaide pour une valorisation des propriétés. Je veux lutter contre la perte des moyens de subsistance, la perte des foyers. Nous avons observé qu'un grand nombre de droits étaient bafoués, dont les droits fonciers, le droit à s'alimenter, le droit à l'autodétermination, le droit à un environnement sain et propre.

Un grand nombre de personnes ont été déplacées du fait du projet. Tout a commencé en 2017 avec un plan d'action qui a donné lieu au déplacement de 600 personnes de la zone industrielle, où les dispositifs de traitement centraux étaient construits. Certains ont reçu une bien maigre indemnisation, d'autres ont reçu une indemnisation sous forme de parcelles de terrain, mais d'autres encore, n'ont reçu aucune indemnisation. TotalEnergies a travaillé avec le gouvernement. Les personnes qui refusaient l'indemnisation, y ont finalement été contraintes par des procédures judiciaires.

Un autre plan d'action a consisté, pour les tribunaux, à traiter les affaires de 42 familles, qui ont été poursuivies pour avoir refusé l'indemnisation. En décembre 2023, les décisions judiciaires rendues ont été défavorables à ces familles.

Plus récemment, un tribunal a émis des ordres d'expulsion des familles qui avaient le plus souffert de ce projet. Certaines familles ont vu leurs maisons entourées de clôtures avant même de prétendre à une indemnisation, se voyant ainsi privées de la liberté de se déplacer tandis que leur bétail, privé d'eau et d'alimentation, mourait.

Notre organisation, Tasha research institute, s'est prononcée contre ces actions restrictives. Nous avons lancé des actions pour aider ces familles expulsées, qui se retrouvent désormais sans foyer. J'ai reçu hier les photos d'une personne qui se trouve actuellement dans une nouvelle structure, où elle vit avec sa famille dans des conditions indécentes. C'est une négation de leur humanité, et nous ne parlons là que d'une partie des déplacements en raison de Tilenga. Environ 2 900 hectares de terres ont été acquises pour les besoins du projet Tilenga à Buliisa et dans d'autres régions, dans lesquels initialement 600 personnes vivaient. Des milliers de foyers touchés d'une manière ou d'une autre par le projet, se sont ajoutés aux personnes déplacées, sans pouvoir retourner à une vie normale.

Nous avons observé TotalEnergies, invitant les journalistes à visiter les maisons construites. Des entretiens ont été organisés avec les familles relogées afin de connaître les conditions de leur nouvelle vie dans ces maisons. Même si en présence des médias, ces personnes ont témoigné que tout allait bien, je les connais et je peux affirmer que c'est faux. Moins de 5 % des personnes touchées par le projet sont parvenues à obtenir des maisons. C'est une fraction infime et je ne comprends pas pourquoi aussi peu de personnes ont été relogées. Ces rares personnes sont exposées comme exemples de réussite, alors qu'en réalité les populations autochtones ne peuvent plus jouir de leurs droits.

J'en viens à EACOP. Pour les besoins de ce projet, 24 744 personnes issues de plus de 3 660 foyers font face à des déplacements et à l'absence d'indemnisation. Le déplacement forcé est véritablement la source de notre malheur, sans provision ni garantie pour l'avenir de ces personnes. Nous avons toujours parlé haut et fort en faveur du respect des droits de l'homme. Une indemnisation juste devrait intervenir conformément aux prescriptions du Conseil des droits de l'homme. La terre d'Ouganda appartient au peuple ougandais. Or avec ce projet, un grand nombre de personnes attendent des indemnisations depuis trois ans. Il n'est pas juste que ces personnes autochtones, pour lesquelles la détention de leur terre est un droit fondamental, s'en voient privées par une organisation étrangère. Tous les citoyens d'Ouganda ont pour projet d'acheter du foncier ou d'en hériter. Pourtant le projet EACOP va à l'encontre de cette aspiration.

Voilà le problème qui m'a valu une arrestation pendant deux nuits dans une cellule, au motif de réunion illégale. J'ai été mis sous surveillance policière. Après quelques mois, j'ai vu l'émergence de la police pétrolière, unité nouvellement créée par l'État pour faire la police de ce projet.

Quelques mois après mon arrestation, j'ai vu cette police flanquée d'une mission locale « CID », dont les agents ont fermé mon bureau au seul motif que je m'insurgeais contre les atteintes aux droits des personnes.

Je mène ce travail pour l'amour de mon pays et de ma région, ainsi que pour la durabilité des moyens de subsistance et la justice. Or j'ai eu la surprise de voir ces équipes armées arriver à bord de cinq voitures, pour imposer la fermeture de ma petite organisation défendant les personnes qui subissent des abus. C'est injuste et injustifié. L'un de mes collègues a été à l'origine de la première action en justice intentée en France contre TotalEnergies. Après son retour en Ouganda, il a été arrêté à l'aéroport. Il est venu en France pour porter plainte, ce qui est son droit le plus légitime. Nous n'avons pas compris les raisons de son arrestation et de sa détention pendant quelques jours en France. Il a également subi du harcèlement à son domicile jour et nuit.

L'organisation Friends of the Earth a travaillé sur ce sujet et a répertorié au moins 50 cas de harcèlement. Pour ma part, j'ai été harcelé au moins 11 fois, uniquement en lien avec le projet. On me fait chanter parce que je m'oppose à l'autorité publique. On me présente comme un ennemi du développement, mais à vrai dire, personne n'a mentionné les pratiques qui sont réellement celles du terrain. Nous pensons donc que le gouvernement français devrait exercer son influence pour empêcher TotalEnergies de porter atteinte aux droits des personnes.

J'ai rencontré en France des représentants du ministère des affaires étrangères français, qui m'ont indiqué que TotalEnergies était une entreprise privée dans les affaires internes de laquelle il était impossible, pour l'État, de s'immiscer. Pour autant, l'Accord de Paris a été signé ici. Dans ce pays, chacun est fier de déclarer que les droits humains et la justice sont respectés et défendus, et pas seulement en France. Dans ce cas, pourquoi les entreprises françaises qui ne promeuvent pas la justice, ne sont-elles pas inquiétées ? C'est anormal. Au nom des gens qui souffrent, nous pensons que le gouvernement français peut agir pour empêcher ces actions.

Nous avons rencontré des obstacles en Ouganda pour recueillir des éléments de preuve sur le projet pétrolier de TotalEnergies, qui est scellé dans le secret le plus absolu. Tout est fait au moyen d'accords secrets. Ce n'est pas normal. Le gouvernement français doit agir pour obliger TotalEnergies à divulguer ces informations, notamment les informations judiciaires. La charge de la preuve repose aujourd'hui sur le requérant, mais dans un cas où aucun accès à l'information n'est possible, comme c'est le cas pour mon Institut, aucune action n'est envisageable. L'ambassade française s'est murée dans le silence dès que des problèmes de harcèlement ou d'autres problèmes se posaient.

Le Parlement européen, après la visite d'une délégation en Ouganda, a pris une résolution, à la suite de laquelle une manifestation de soutien à EACOP, orchestrée par l'autorité publique et soutenue par TotalEnergies, s'est tenue dans les rues de Kampala. Les personnes qui soutenaient la résolution tant attendue de l'Union européenne ont été harcelées par la police et torturées, tandis que celles qui s'y opposaient étaient escortées par la police.

C'est à ce moment que nous avons commencé à pointer du doigt l'ambassade française. Les représentants que nous y avons rencontrés à l'occasion de réunions, nous ont demandé pourquoi nous nous focalisions sur TotalEnergies et non sur les acteurs chinois. La raison est simple : le porteur du projet pétrolier en Ouganda est TotalEnergies, qui en détient 62 % des parts tandis que l'État ougandais n'en détient que 15 %. Le pétrole sera exporté au bénéfice de TotalEnergies. On ne peut donc pas dire que le pétrole profitera à l'Ouganda.

Nous nous trouvons actuellement au stade des étapes préliminaires du projet. Nous assistons à des campagnes de harcèlement et d'intimidation, et à des actions obligeant les personnes à accepter les déplacements. Toutes ces actions virulentes de TotalEnergies sont la preuve que des intérêts importants sont en jeu. Pourquoi mettre en oeuvre ces projets s'ils ne profitent pas au peuple ? Nous pensons donc que ce projet doit prendre fin.

Un certain nombre de personnes avec lesquelles j'ai interagi rencontrent des problèmes différents. En l'espèce, plus de 200 affaires pourraient être présentées, en détaillant les problèmes afférents. Je connais intimement ces personnes affectées, j'ai parlé au nom des victimes lorsqu'elles ne pouvaient pas le faire. Nous avons fait de notre mieux, mais malheureusement, nous continuons de subir la situation actuelle. Nous avons été harcelés, mais la seule question qui nous est posée est celle de savoir qui nous finance. Pourtant, notre souffrance est réelle. Nous nous défendons contre l'injustice dont nous sommes victimes, mais certains nous font un procès d'intention en pointant du doigt de prétendus financements. Nous ne sommes pas liés à l'Europe, nous voulons la justice tout simplement.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous étions tout à l'heure en visioconférence avec l'ambassadeur de France à Kampala, qui affirme que non seulement le gouvernement, mais aussi la totalité des forces d'opposition en Ouganda et l'opinion publique, sont favorables au projet. Nous comprenons que pour votre part, vous y êtes opposé puisque vous avez intenté une action judiciaire. Vous avez évoqué le harcèlement que vous subissez, et vous avez été emprisonné. Or TotalEnergies affirme, preuves à l'appui, qu'à cette occasion, le groupe est intervenu en votre faveur auprès du gouvernement ougandais pour obtenir votre libération.

TotalEnergies affirme également qu'en décembre 2023, des manifestations hostiles au projet ont eu lieu, peu nombreuses certes, mais que le groupe était intervenu auprès du gouvernement pour lui demander de respecter la liberté d'expression et les droits de l'homme.

En réalité, nous voyons bien votre opposition naturelle au projet, et la souffrance des personnes qui habitent dans la région où il se déroule. Nous avons connu, ailleurs en Afrique et en Europe, des projets qui entraînaient également des expropriations, ce qui est toujours extrêmement douloureux. Pour autant, sans préjuger du résultat de la procédure devant le tribunal français, je souhaiterais que vous apportiez certaines précisions. Vous considérez que les méthodes sont dures et que, par définition, les expropriations sont difficiles à vivre pour les populations concernées. Considérez-vous néanmoins que l'ensemble des forces politiques ougandaises, hormis le Gouvernement, sont opposées au projet ?

Représentez-vous en Ouganda une force opposée à ce projet, ou êtes une Organisation non gouvernementale (ONG) tout à fait respectable mais non représentative ? La majorité des Ougandais est-elle favorable au projet ?

Par ailleurs, l'ambassadeur nous indiquait que 90 % de l'énergie utilisée en Ouganda était hydraulique ou en provenance du charbon de bois. Considérez-vous, par conséquent, que l'Ouganda a besoin de l'exploitation pétrolière ? Vous rappelez que l'Ouganda est minoritaire dans l'exploitation. C'est vrai, mais la situation est exactement similaire dans un grand nombre de pays. Ceux-ci sont minoritaires dans l'exploitation mais vendent la ressource, qui revient donc en grande partie au pays. Selon vous, l'Ouganda a-t-il besoin de cela pour son développement futur ?

M. Maxwell Atuhura. - Je ne représente pas une force d'opposition. Nous ne sommes qu'une petite organisation qui oeuvre pour les droits des personnes. Nous avons vu le jour dans une région touchée par le projet de TotalEnergies, et sommes témoins des pratiques de ce dernier.

La situation en Ouganda est la suivante. Les personnes qui vivent dans les grandes villes telles que Kampala, estiment que le projet est très important. L'ambassadeur de France a donc dit vrai pour le citadin vivant confortablement, qui n'est nullement dérangé par le projet. En revanche, il faudrait aussi interroger les personnes qui vivent dans les régions directement affectées. J'ai rencontré les familles qui vivent dans les deux régions les plus touchées et qui se sont vu promettre une indemnisation. Celles qui l'ont reçue vont naturellement se prononcer en faveur du projet, mais la majorité des personnes concernées n'a pas reçu d'indemnisation. Notre organisation et ses partenaires se tiennent aux côtés des personnes ayant subi, à notre sens, une injustice.

Nous ne travaillons pas pour un parti politique donné, mais voulons rétablir la justice. Nous oeuvrons en faveur d'un environnement protégé et du développement durable. Très clairement, les alternatives ayant eu un effet multiplicateur sur le plan de l'emploi (l'agriculture, les pêcheries, les énergies vertes...) existent. Nous ne pouvons donc pas nous concentrer uniquement sur la sortie des énergies fossiles. Nous avons besoin d'un ensemble de trajectoires au service du développement. Nous devons aussi nous concentrer sur les atteintes aux droits humains, les restrictions des terres, la déscolarisation des enfants. Mon seul intérêt réside dans la possibilité que ces enfants aillent à l'école, et que les droits humains soient respectés. Cela ne veut pas dire que je travaille pour un parti donné. Tel est notre plaidoyer.

Par ailleurs, je considère que la partie qui dispose de la participation majoritaire est la principale bénéficiaire. J'estime que l'honnêteté et la sincérité devraient avoir un poids dans ces discussions. Le bénéfice n'est pas le seul enjeu. Nous pensons simplement que TotalEnergies veut générer un bénéfice, auquel le gouvernement apporte son soutien parce qu'il y a une part à gagner. Le gouvernement y trouve peut-être un intérêt pour rester au pouvoir, mais se préoccupe trop peu des concitoyens, dont la vie est très difficile. Les groupes pétroliers refusent de prendre conscience que les populations sont confrontées à des défis. Des stratégies de communication sont mises en place. Je répète que ces populations ont une vie difficile et qu'elles ne peuvent se contenter de vivre de promesses.

L'Ouganda n'est certes pas le seul pays d'Afrique à produire du pétrole, puisque le Nigeria, le Soudan du Sud et l'Angola notamment, font de même. Mais pour l'heure, je n'ai vu aucun pays dans lequel le pétrole était utilisé pour le développement.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Nous nous trouvons dans une situation où des rapporteurs des Nations unies confirment la répression sur les opposants au projet, et à l'occasion de laquelle le Parlement européen a pris position. D'ailleurs, à la différence de l'ambassade de France, la délégation européenne à Kampala s'est exprimée. En outre, des acteurs financiers (banques, assureurs) refusent de s'associer à ce projet qui pose des questions extrêmement lourdes, notamment concernant les déplacements de populations et les impacts climatiques et environnementaux.

Vous avez mentionné un certain nombre de cas. Pouvez-vous nous donner des exemples plus précis de l'implication de TotalEnergies en tant qu'entreprise, dans cette politique de répression et de privation de liberté des populations, en particulier en matière d'agriculture et de logement ?

En outre, vous avez évoqué la « malédiction du pétrole », qui exprime le fait qu'avoir un sol riche en pétrole, notamment en Afrique, participe rarement du développement. Pouvez-vous évoquer davantage les conséquences environnementales de ces projets ?

M. Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, nous a expliqué qu'il n'y avait absolument aucun problème concernant les forages dans les réserves naturelles, les lacs Albert et Victoria, ou même le pipeline sur 1 500 kilomètres, qu'il considère comme totalement anecdotiques d'un point de vue environnemental. Pouvez-vous nous livrer votre analyse sur ces éléments ?

M. Maxwell Atuhura. - Concernant l'implication de Total dans la répression et les arrestations, comme je l'indiquais de nombreux accords ont été passés, et les informations sont cachées au public. Mes propos ne sont donc fondés que sur l'observation. Ainsi dans les grandes réunions publiques, TotalEnergies est accompagné de la police et des représentants de l'autorité publique, ce qui donne à réfléchir.

Pour ce qui est des arrestations, dont la mienne, on m'a interrogé sur le projet TotalEnergies. Il est vrai que le président de TotalEnergies s'est exprimé. Il a assuré que des vérifications étaient menées par les forces de police concernant l'identité des personnes circulant sur les sites pétroliers. Il y a donc une implication de TotalEnergies. Pourquoi les personnes entrant sur les sites doivent-elles se soumettre à un contrôle de police, et non au contrôle réalisé par TotalEnergies ?

La réponse à cette question est sans cesse esquivée. Lorsqu'on entre dans le détail, on ne peut que constater la situation.

Que me reproche-t-on précisément ? J'ai été arrêté, et on m'a demandé pourquoi je m'agitais contre un projet pétrolier. Certains ont informé la police de mes actions. Il y a donc eu une action policière, derrière laquelle je pense que TotalEnergies se trouve. Nous avons aussi constaté que les entreprises sous-traitantes travaillant pour TotalEnergies, avertissaient les personnes n'acceptant pas les indemnisations, que des procédures en justice seraient intentées à leur encontre, et que la police viendrait frapper à leur porte.

Pourquoi le collaborateur d'un sous-traitant de TotalEnergies tient-il de tels propos ? « On ne peut pas combattre le gouvernement. Le gouvernement est bien trop fort pour vous. » TotalEnergies est une entreprise privée, mais il est sans cesse fait référence au gouvernement. Il y a des liens entre les deux, et ils agissent ensemble. J'en veux pour preuve la police pétrolière spécialement créée. Nous pensons donc qu'il existe des connivences, des ententes cachées, mais nous manquons d'informations sur les projets et les soutiens octroyés à TotalEnergies en matière de sécurité.

Par ailleurs, TotalEnergies a délivré une formation aux forces de sécurité, ainsi que nous l'avons observé sur le terrain. Nous en tirons donc nos propres conclusions puisque nous avons accès à une information limitée. Nous voulons un accès ouvert à l'information et aux accords passés, mais nous ne pouvons l'obtenir.

L'impact sociétal et environnemental est avéré. J'ai assisté à des faits concrets dans le Parc national de Murchison Falls, la plus grande réserve naturelle du pays, qui attire un grand nombre de touristes chaque année et recèle une biodiversité impressionnante. Là-bas, des forages sont pratiqués en pleine nuit. On voit des lumières pendant la nuit, ce qui perturbe les animaux. Les éléphants et les buffles, effrayés par ces opérations, ont attaqué les villages à Buliisa, ce qui a occasionné deux décès. Effrayés par les sites pétroliers, les animaux fuyaient mais encore aujourd'hui, personne n'en est tenu pour responsable.

En outre, des contaminations chimiques des eaux proviennent de l'unité de traitement centrale. Ces produits sont rejetés dans un lac que nous défendons depuis notre plus jeune âge, et dont dépendent de nombreuses familles, dont la mienne. Peut-on vraiment dire que l'eau du lac aura la même qualité ? Bien entendu, la transformation du paysage entraînera des séquelles. De nombreux arbres abattus empêchent le passage des animaux. Des trous ont été creusés. Le paysage a été complètement meurtri. Dans ces conditions, il est malhonnête de prétendre à l'absence de problèmes environnementaux. Cette situation doit prendre fin.

M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez évoqué les questions d'habitat. Le Président directeur général de TotalEnergies ne tient pas du tout les mêmes propos concernant les habitations construites par son groupe.

Il est toujours compliqué de réaliser des extractions. Pensez-vous que TotalEnergies a fait le minimum ou le maximum, y compris sur l'importante question des indemnisations ?

Vous avez évoqué les relations entre l'ambassade de France et TotalEnergies. Pouvez-vous citer des faits très directs pour étayer vos propos ?

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - On a beaucoup évoqué le déplacement de populations, mais le sujet du déplacement des sépultures l'a été beaucoup moins alors qu'il semble s'agir de l'une des difficultés du projet. Certaines ONG ont pointé un manque de respect pour les morts et pour les traditions et coutumes funéraires. Est-ce une réalité ? TotalEnergies envisage-t-il d'apporter une compensation à cette atteinte à l'histoire et à la vie des personnes ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - J'ai lu attentivement le rapport Human Rights de TotalEnergies consacré à cette situation. J'ai bien entendu vos propos indiquant que, compte tenu des conditions particulières de vie dans votre pays, il pouvait être très difficile pour les personnes, en particulier modestes et vulnérables, de porter plainte devant les tribunaux. J'ai lu cependant que TotalEnergies indiquait avoir mis en place des systèmes de compensation assez étoffés. Depuis 2012, 1 495 plaintes ont été enregistrées, selon TotalEnergies ; le rapport indique que 1 458 (98 %) sont aujourd'hui résolues. Quels sont vos commentaires sur ces chiffres ? Estimez-vous que les cas désormais clos n'aient pas eu un bon aboutissement pour les personnes dont il s'agit ? Le taux de 2 % de cas non résolus, même s'il est vrai qu'il concerne des personnes, peut paraître faible.

M. Maxwell Atuhura. - Les logements construits, quel que soit leur nombre, ne sont pas compatibles avec les besoins des personnes. Des T2 ont été créés à l'origine, avant qu'un espace supplémentaire ne soit ajouté. Or le cadre culturel est tel qu'une famille vit dans plusieurs maisons. Les femmes et les maris vivent dans des logements séparés, de même que les enfants filles et garçons. Par conséquent, cette pratique généralisée consiste, pour les familles, à disposer de plusieurs logements autour d'un logement central. Ces familles ne souhaitaient donc pas vivre dans une maison unique avec une cuisine, deux chambres, des toilettes et un salon. C'est pourquoi il a été décidé de louer ces maisons dans lesquelles les familles ne vivent pas. Vous pourrez constater sur place que les personnes vivant dans ces logements n'en sont pas les propriétaires. Un sous-traitant a même loué ces logements pour y installer des bureaux.

Voilà pourquoi il est difficile de se réjouir de ce projet pétrolier, en raison des difficultés rencontrées sur le terrain. Les demandes n'ont pas été comblées.

En substance, nous pensons que certaines choses ne pourront jamais vraiment être indemnisées. Il existe actuellement des catégories d'indemnisations en nature ou en espèces. Sont indemnisés le terrain et les cultures. Le prix du foncier est déterminé par l'évaluateur de l'autorité publique. Pour les cultures, c'est le gouvernement local qui fixe la valeur en se fondant sur le prix de marché des denrées plantées sur le terrain. Nous avons constaté que malgré la variation des cours, les taux utilisés pour effectuer le calcul n'étaient pas actualisés depuis deux ou trois ans. Certains montants utilisés ne sont pas ceux applicables aux terrains concernés, mais sont ceux qui sont en vigueur ailleurs. Interrogés à ce sujet, les évaluateurs invoquent des prétextes. Le district de Buliisa a proposé un prix juste pour une culture vivrière, mais une instance supérieure a réformé cette décision locale au motif qu'elle serait trop élevée. Par conséquent, il existe de sérieux problèmes d'évaluation.

L'évaluateur en chef de l'État établit un prix du foncier sur la base de sa valorisation dans les régions urbaines ou dans les régions de villages. Le prix du foncier est beaucoup plus élevé dans les villes que dans les villages, ce dont on ne peut sans doute pas se plaindre. Cependant dans la même zone, une autre autorité, celle des routes, octroie des indemnisations beaucoup plus élevées que celles accordées pour le pétrole. Qu'est-ce qui justifie cet écart d'indemnisation dans le même secteur ?

L'intérêt des peuples dans ces zones est d'avoir une terre fertile et arable à des fins de culture, mais pas un petit lot situé dans une ville. Les populations veulent des terrains fertiles de grande taille à des fins agricoles.

Je doute que les liens sociaux puissent être évalués et indemnisés. Ces personnes sont contraintes de quitter le lieu dans lequel elles ont grandi, où elles ont noué des liens sociaux. Cette vie sociale, le rattachement à la terre de certaines familles, n'ont pas été indemnisés alors même que les terrains portent le nom des clans. Telle est l'importance des terres aux yeux de ces personnes.

Enfin, les agriculteurs et les éleveurs de bétail ne sont pas non plus indemnisés suffisamment. Par exemple, ils peuvent perdre l'accès à l'eau pour leur culture ou leur troupeau sans que cela soit pris en compte.

En définitive, il m'apparaît que les indemnisations sont trop basses et que le droit à l'autodétermination n'est pas respecté.

Concernant les relations entre TotalEnergies et l'ambassade française, je ne peux rapporter les faits précis que vous demandez. Y a-t-il eu une déclaration officielle, une prise de position de l'ambassade française lorsque les faits ont été dénoncés ? L'ambassade des États-Unis, généralement, réagit très vite, mais l'ambassade française s'est murée dans le silence. Une déclaration nous aiderait beaucoup, pourtant. Nous nous posons donc des questions. C'est pourquoi nous ne nous réjouissons pas de la situation.

Dans notre culture ougandaise, le respect des sépultures est sacré. Un deuil de trois jours après l'enterrement est observé pour les hommes et de deux jours pour les femmes. Le même rituel doit être exercé lorsque les tombes sont déplacées. À l'occasion du projet, nous avons appris que certains terrains comportaient des tombes. Les personnes ont été indemnisées pour quitter le terrain, mais sans respect pour les tombes ainsi atteintes. C'est une profonde torture pour les familles. Dans la famille Kello, le père a été découpé en morceaux pour être à la taille du cercueil. À l'heure actuelle, cette situation n'est toujours pas résolue. Une indemnisation a été évoquée, mais rien n'est sûr. Nous refusons ce type de situations. Il faut respecter les personnes décédées et donner aux familles les ressources et le temps pour enterrer à nouveau leurs proches de manière respectueuse.

Il existe une croyance selon laquelle si vous n'enterrez pas vos proches selon les rites, cela peut porter malheur. Cette croyance a été totalement négligée par les promoteurs du projet. « Prenez votre valise et partez ». C'est ce que les familles ont entendu.

On ne peut donc pas prétendre que tout va bien. Il faut en parler ouvertement avec les familles affectées et les familles qui soutiennent le projet.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie pour cette audition.

Audition de M. François Hollande, ancien Président de la République
(Lundi 27 mai 2024)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. François Hollande. Monsieur le président, notre commission d'enquête a souhaité vous auditionner au regard de votre expérience des affaires de l'État et de votre implication dans la conclusion de l'Accord de Paris. Non seulement nous devons adapter notre modèle économique à la transition énergétique, mais le retour de la guerre en Europe a également mis à jour notre dépendance énergétique. Comment, dans ces conditions, garantir notre souveraineté énergétique ?

Il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle que, selon l'usage républicain, le Président de la République est non pas convoqué, mais invité par la commission d'enquête et ne prête donc pas serment.

Monsieur le président, vous m'avez indiqué que vous préfériez répondre à nos questions plutôt que de commencer par un propos liminaire. Je souhaiterais donc, pour ouvrir le débat, vous interroger sur l'action de la France en matière de politique climatique. Vous étiez Président de la République à l'occasion de la conclusion de l'Accord de Paris. Quel bilan tirez-vous de cet accord, avec près de dix ans de recul ? Comment articuler le rôle de la France en termes de diplomatie climatique à l'échelle internationale avec le soutien que notre pays apporte à TotalEnergies ainsi qu'à d'autres entreprises qui interviennent dans les industries fossiles ?

Par ailleurs, globalement, quelles ont été selon vous les relations entre l'État et le groupe TotalEnergies pendant votre mandat ? Estimez-vous que les règles de transparence, qui ont été considérablement renforcées entre 2012 et 2017, devraient encore évoluer pour assurer une meilleure régulation du lobbying ?

M. François Hollande, ancien Président de la République. - Monsieur le président, je réponds bien volontiers à votre invitation, puisque je n'avais aucune contrainte pour venir ici sauf celle de rendre compte, ce qui est bien légitime, de l'action que j'ai conduite comme Président de la République pour assurer autant qu'il était possible à la fois la lutte contre le réchauffement climatique et l'indépendance énergétique de notre pays.

Vous m'avez d'abord interrogé sur la question climatique. En 2012, nous ne partions pas de rien. Le Grenelle de l'environnement avait déjà trouvé sa traduction, sous l'impulsion du précédent président, Nicolas Sarkozy, et de Jean-Louis Borloo dans un certain nombre de lois qui ont pris en compte ce que l'on savait à l'époque du réchauffement climatique.

Dès 2012, j'ai eu à connaître les rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec). J'avais même invité les différents membres de ce groupe d'experts à l'Élysée pour bien évaluer les conséquences du réchauffement climatique à la fois sur la planète, mais aussi sur notre pays. La conclusion était que nous faisions face à un processus qui s'était sans doute aggravé et qui était sûrement mieux apprécié que nous ne l'avions fait jusqu'à présent.

Nous nous sommes posé la question de savoir si la France prenait la responsabilité d'organiser une conférence sur le climat, dès lors que la précédente, à Copenhague, avait été un fiasco retentissant, en dépit de la présence des chefs d'État ou de gouvernement le dernier jour. Beaucoup, y compris au sein du Gouvernement, étaient dubitatifs quant à la réussite de cette conférence et, plus encore, quant à la nécessité de l'organiser à Paris. En effet, être à l'origine d'une conférence qui échoue n'est jamais un facteur de succès à l'international.

Néanmoins, nous avons pris la responsabilité d'organiser la COP21
- nous étions d'ailleurs les seuls candidats. Cela a conduit le Gouvernement, le Président de la République, avec le concours d'un certain nombre de personnalités, dont Nicolas Hulot, à faire un travail souvent obscur, assez tenace et plutôt efficace si l'on en juge sa conclusion. Outre les visites d'un certain nombre de nos postes diplomatiques, nous avons pris contact avec les chefs d'État ou de gouvernement. Nous avons aussi été aidés par un certain nombre de personnalités, parmi lesquelles Laurence Tubiana, qui a été une personne ressource très précieuse.

Que puis-je dire aujourd'hui de la conférence elle-même, de son dénouement, de l'accord ? Elle reste une base, même si nombre de pays n'ont pas respecté leur engagement, même si les émissions de CO2 ont continué de progresser, même si les constats, notamment par le Giec, se révèlent beaucoup plus alarmants que ceux dont nous disposions à l'époque.

Sur cette base, nous pouvons prendre de nouveaux engagements. Il y en a eu : chacun se souvient des engagements pris lors des conférences de Glasgow et de Dubaï. Néanmoins, nous sommes encore loin du compte. Plus inquiétant encore, à mesure que nous constatons que les émissions progressent, les chiffres énoncés au moment de la COP21, c'est-à-dire l'objectif de limiter le réchauffement à 2 degrés Celsius - 1,5 dans les meilleures des hypothèses - à la fin du siècle, risquent d'être atteints à l'horizon 2050.

Vous m'interrogez sur ce qu'il faut faire de plus de manière plus globale. J'insisterai sur l'action de l'Union européenne (UE), qui a fixé des objectifs susceptibles de nous permettre de parvenir à la neutralité carbone en 2050. Tous ces objectifs seront-ils atteints ? N'y aura-t-il pas une tentation d'en réduire la portée à la moindre difficulté ? Tous les États, y compris européens, se mettront-ils à l'unisson ?

Je rappelle qu'aucune sanction n'a été prévue, pas plus que dans l'Accord de Paris ou dans le Green Deal. L'existence d'un mécanisme de sanctions financières pour le non-respect des critères de conformité budgétaire peut en effet paraître paradoxal - cela étant, nous n'avons jamais nous-mêmes été sanctionnés malgré tous nos excès - dans la mesure où il n'y en a pas pour les objectifs climatiques. Le prochain Parlement européen, le Conseil européen auront l'un et l'autre à revenir sur ce Green Deal et sur les engagements qui ont été pris.

Pour la diplomatie française, j'y insiste, ce fut un succès. Je veux rendre hommage à tout le personnel diplomatique - hauts fonctionnaires ou diplomates -, sans qui rien n'aurait pu avoir lieu. Un gouvernement, un Président de la République ne peuvent parvenir à des résultats sans l'implication - et, en l'espèce, elle a été réelle - de l'ensemble des administrations, qu'il s'agisse du ministère des affaires étrangères, du ministère de l'écologie dirigé alors par Ségolène Royal et du ministère des finances, qui nous a transmis de nombreux éléments. À un moment où l'État est critiqué pour son manque de loyauté ou de conformité, je peux affirmer qu'il s'est alors pleinement engagé.

Je ne m'attarderai pas sur mes rapports avec Total. L'entreprise a connu deux présidents au cours de cette période : Christophe de Margerie et Patrick Pouyanné. Je connaissais Christophe de Margerie avant d'entrer à l'Élysée, car il faisait partie de mon environnement proche. Je savais son tempérament et ses actions. Il était très impliqué avec la Russie. Hélas, vous savez les conditions dans lesquelles il a disparu. Malgré nos relations, il ne m'a jamais sollicité.

Jean-Yves Le Drian, qui a été interrogé devant votre commission d'enquête, a effectivement dû en tant que ministre de la défense, je l'imagine, engager une démarche pour convaincre le Qatar - si tant est qu'il y avait besoin de le convaincre - d'être le principal investisseur de Total. Je ne sais pas si Laurent Fabius a également été sollicité. En tous les cas, Christophe de Margerie ne m'a jamais demandé de faire quoi que ce soit ; je ne suis d'ailleurs pas sûr que j'aurais forcément été le meilleur interlocuteur avec le Qatar.

À sa mort, Patrick Pouyanné l'a remplacé. J'ai rencontré ce dernier pour la première fois le 7 janvier 2015. Je m'en souviens parfaitement, car c'était le matin de l'attentat contre Charlie Hebdo. Nous n'avons pas pu poursuivre cet entretien, mais je l'ai revu plus tard. Nos relations ont été plus fréquentes, il a notamment été invité lors de la préparation de la conférence de Paris. En outre, il m'a accompagné une fois lors d'un déplacement en Angola. M'a-t-il demandé, là encore, d'utiliser notre réseau diplomatique pour signer un accord avec quelque pays que ce soit, au Brésil, au Qatar ou dans d'autres pays ? Non. En revanche, j'ai moi-même dû intervenir - mais il y était prêt - pour retirer Total du Yémen à un moment où les risques étaient extrêmement sérieux. Patrick Pouyanné a alors pris les dispositions qui me paraissaient les plus nécessaires. Pour le reste, il s'agissait aussi d'assurer l'indépendance énergétique.

S'est posée la question, au moment de la première guerre d'Ukraine, si je puis dire, de savoir s'il était nécessaire de prendre des sanctions européennes quant à la livraison de gaz que des entreprises, notamment Total, assuraient pour l'Europe et la France. À l'époque, nos partenaires européens ne l'ont pas souhaité. Depuis la deuxième guerre d'Ukraine, les livraisons de gaz par gazoduc ont été sanctionnées.

Il reste néanmoins, mais je m'écarte du sujet concernant ma présidence, que du gaz naturel liquéfié (GNL) sort toujours de Russie vers les ports européens, en particulier les ports français. La Russie porte d'ailleurs un grand intérêt à ce type d'exportation compte tenu des transbordements et des effets pour son activité.

À titre personnel - aujourd'hui je n'ai pas de responsabilités pour en décider -, quoi qu'il en coûte, j'estime qu'il serait sans doute nécessaire de suspendre ce type de livraisons, qui est un atout considérable pour la Russie, une source de financement importante et, en réalité, un contournement des sanctions. Patrick Pouyanné s'en est expliqué ici, cela aurait sûrement des effets sur le prix du gaz compte tenu de la place du GNL. Peut-être y aurait-il aussi, ce qui serait contradictoire avec nos objectifs climatiques, des importations de GNL provenant d'autres pays. Mais ce serait là, me semble-t-il, un principe de cohérence politique avec ce que l'on sait de l'action de Vladimir Poutine.

J'en viens à la transparence. Là non plus, je n'avais pas connaissance des passages peut-être réguliers de hauts fonctionnaires chez Total. À cet égard, votre commission d'enquête a été utile, puisqu'elle en a démontré l'existence. Toute la question est de savoir si la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dont vous avez aussi auditionné le président, est suffisamment armée, voire habilitée, pour opérer les contrôles qui paraissent nécessaires.

Je rappelle que cette Haute Autorité, qui a été créée en 2013, était présidée à l'époque par Jean-Louis Nadal. Certaines activités mériteraient sans doute d'être regardées de plus près. Mais, là encore, je n'avais pas été destinataire de rapports ou d'informations qui laissaient supposer une confusion ou un conflit d'intérêts.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci, monsieur le président, de votre présence et de vos propos. Vous l'avez bien décrit, la COP21 est un point de bascule. D'une part, la communauté internationale se remet à travailler plus sérieusement sur le dérèglement climatique, se fixe un certain nombre d'objectifs, même s'ils ne sont pas contraignants. D'autre part, les impacts du dérèglement climatique deviennent perceptibles pour chacun.

On peut se demander si l'État a pris la mesure de cet accord, du dérèglement climatique dans ses relations avec certaines entreprises. On dispose d'un cadre français, avec un certain nombre de lois, d'un cadre européen et d'un embryon de cadre international. Mais, et nous le voyons au cours de cette commission d'enquête, on a tout de même le sentiment qu'est en train de s'installer une forme de séparatisme pétrolier.

Certaines entreprises, en l'absence de cadre international réglementaire ou contraignant, préfèrent, face à la demande, verrouiller notre avenir énergétique du point de vue des énergies fossiles. De plus en plus d'acteurs financiers - BNP, le Crédit agricole, AXA - se désinvestissent progressivement du secteur pétrolier. Mais Total, dans son projet gazier en Afrique du Sud, aura comme partenaire bancaire Gazprombank. On a l'impression que les États pétroliers et un certain nombre de majors sont en train de s'organiser pour échapper à toute règle. Et c'est la difficulté à laquelle nous sommes confrontés.

N'a-t-on pas tardé à adapter notre diplomatie économique à certains types d'entreprises ? Le ministre Le Drian a dit explicitement que son travail consistait à mettre nos réseaux, les leviers d'action et notre capacité d'influence au service des entreprises et de nos intérêts économiques. C'est totalement légitime de manière générale, mais quand il s'agit d'une entreprise pétrolière contribuant à l'un des plus grands défis de l'humanité, cela pose question.

Dans le cadre des mobilités, vous l'avez mentionné, des hauts fonctionnaires, voire des ambassadeurs passent chez Total. Dans le cadre diplomatique, M. Pouyanné participe aux COP. Mais, eu égard à la question du dérèglement climatique, n'est-on pas arrivé au moment où il faudrait revoir la participation de Total, à l'instar de ce qui a été fait pour les lobbies du tabac qui ne participent plus à l'Organisation mondiale de la santé (OMS), quand il s'est agi de lutter contre les dégâts du tabac ?

S'agissant de notre diplomatie économique, ne sommes-nous pas restés dans le vieux monde ? A-t-on pris la mesure de ce qui se passait ?

Total est incontestablement un acteur majeur dans ce secteur. Ce n'est pas le pire, je le reconnais aisément, même si, pour un euro investi dans les énergies renouvelables, trois euros sont toujours investis dans les énergies fossiles et trois ou quatre euros sont distribués aux actionnaires. Mais cette entreprise continue à aller chercher de nouveaux projets de pétrole et de gaz, alors que l'Agence internationale de l'énergie (AIE) conteste cette idée. Mmes Masson-Delmotte et Tubiana que nous avons auditionnées nous disent qu'il faut absolument arrêter.

Que fait-on, en termes de diplomatie économique, pour dissocier le soutien à nos entreprises du soutien à un secteur qui pose problème ? Dans ces nouveaux projets, je citerai le Mozambique, dont le nord est soumis à une insécurité djihadiste, l'Ouganda et la Tanzanie, avec un projet qui soulève énormément de contestations. De plus, Total continue à développer ses activités en Azerbaïdjan. N'est-on pas dans une impasse française liée à une vieille relation de l'État avec des entreprises situées dans des pays qui ne respectent pas ou peu les droits de l'homme ?

M. François Hollande. - Sans doute, dans notre histoire que vous connaissez bien, au temps d'Elf Aquitaine et de la Compagnie française des pétroles, une confusion entre l'État et de grands groupes pétroliers sous drapeau français a-t-elle été entretenue.

Jusqu'à ces dernières années, la diplomatie - qui n'était pas encore qualifiée d'économique - visait sûrement, y compris au niveau présidentiel, à faire en sorte que les entreprises françaises, quels que soient les secteurs considérés, et non pas uniquement celles du domaine pétrolier, puissent remporter des marchés et investir dans des pays où les considérations démocratiques importaient alors peu. Tout cela a sûrement existé, tout comme une méconnaissance ou une ignorance des caractéristiques climatiques de ces investissements - et je ne parle pas uniquement de TotalEnergies.

Toutefois, pendant une grande partie de mon quinquennat précisément en raison de la COP21, l'État n'a jamais participé sous mon autorité - c'est pourquoi je voulais apporter ce témoignage - à une forme de diplomatie dont l'objectif aurait été d'appuyer TotalEnergies- si tant est que l'entreprise en ait eu besoin - pour obtenir une activité d'exploration ou un investissement.

Vous avez cité plusieurs pays en exemple s'agissant des nouveaux projets. Pour ce qui concerne l'Azerbaïdjan, je n'étais alors plus président ; TotalEnergies y mène des activités d'exploration depuis longtemps. À propos du Brésil, l'entreprise n'avait pas besoin de l'État pour y nouer des relations. Au sujet de l'Ouganda, je connais bien la situation qui est également postérieure à mon mandat : Bruno Le Maire n'a pas donné le sentiment, lors de son audition par votre commission, d'avoir favorisé cet investissement - je ne dis pas qu'il l'a empêché ou freiné.

Le fait nouveau est peut-être celui que vous décrivez : ces grandes compagnies pétrolières se sont émancipées des États ; elles sont à côté et les dépassent même. Par conséquent, contrairement aux années 1960, 1970 ou encore 1980, pendant lesquelles l'implication des États pouvait être réelle, où les entreprises étaient en concurrence pour obtenir des explorations ou des exploitations et où l'État, en particulier le nôtre, voulait conserver ses positions héritées d'un passé colonial - celles de la Compagnie française des pétroles en Irak et dans la zone du Levant et celles d'Elf Aquitaine dans la zone africaine -, ces compagnies pétrolières ont leur propre logique de développement, qu'on peut critiquer ou laisser prospérer, et qui ont été mises en place à partir de la COP21 ou peut-être avant.

Pour ce qui concerne TotalEnergies, nous raisonnons comme s'il s'agissait d'une entreprise française- et nous avons raison de le faire. Néanmoins, la vérité nous oblige à dire que 40 % à 45 % de son actionnariat est américain, et à peine 20 % à 25 % de ses actionnaires sont français, même si le groupe des actionnaires salariés compte, et cette entreprise de taille mondiale, présente sur un grand nombre de sites, est en concurrence, en dépit de sa dimension bien plus réduite, avec de grandes entreprises comme ExxonMobil ou d'autres. Malgré cela, nous faisons comme si c'était encore la France. J'espère que son président considère que c'est encore le cas. Il s'en est expliqué ici même et ses propos sur la cotation étaient intéressants : pour lever des capitaux et les valoriser au mieux, avoir une double cotation, si je puis dire, pouvait être intéressant à ses yeux - il a corrigé ses propos depuis.

Que devons-nous faire sur le plan politique face à cette nouvelle situation ?

Première option, nous considérons qu'il faut renationaliser ces entreprises. Néanmoins, sauf si les conclusions de votre commission allaient dans ce sens, personne ne peut défendre de prendre cette direction, non pas simplement en raison de doutes quant à l'enjeu même de les nationaliser, mais parce qu'aucun État ne dispose de la capacité financière nécessaire. En outre, je ne suis pas certain que cela serve les intérêts de l'entreprise compte tenu de la place qu'elle occupe à l'étranger.

Deuxième option, avoir un dialogue ouvert, autant qu'il est possible, et rugueux sur l'enjeu climatique. Une pression s'exerce d'ailleurs en la matière. Vous avez auditionné M. Pouyanné : ce dernier souhaite montrer - peut-être pour être bien compris par l'opinion, car cela compte ; c'est pour cela que l'entreprise s'appelle TotalEnergies -, qu'il sera un grand producteur d'électricité et qu'il investit de plus en plus dans les énergies renouvelables, même si l'on considère que ce n'est pas suffisant. Cette pression est exercée par les autorités politiques, que celles-ci gouvernent ou non, par l'opinion, par certaines ONG.

Toutefois, des réalités doivent être prises en considération. Les groupes pétroliers que vous avez évoqués investissent désormais beaucoup d'argent, bien sûr encore dans l'exploration pétrolière, mais aussi dans les autres énergies, car l'enjeu est de s'orienter vers elles le plus vite possible. Je reviens du Texas, où je m'étais rendu pour tenter de comprendre ce qu'il se passe. Il faut voir quels investissements ces entreprises réalisent aujourd'hui, y compris dans les énergies renouvelables, non pas pour être en conformité avec l'Accord de Paris, mais parce qu'elles considèrent que ce sera un secteur de haute rentabilité. Ces grandes compagnies sont aidées par l'État américain : pour des raisons climatiques, mais aussi de compétitivité, la politique de Joe Biden les a aidées à avoir, non seulement le plus bas coût de l'énergie aujourd'hui - cela nous pose un problème de compétitivité avec les États-Unis -, mais aussi un temps d'avance en matière d'énergies renouvelables et d'énergies bas-carbone. Sous l'effet de la pression des opinions et du marché ainsi que de l'enjeu lui-même, les entreprises iront plus vite qu'elles ne l'ont imaginé dans cette voie, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas inciter sur le plan politique.

Ainsi, est-ce judicieux d'investir dans des pays peu sûrs ? Pour ce qui concerne le Mozambique, très franchement, la guérilla est telle que cela explique, à mon sens, les raisons pour lesquelles le projet a été retardé. Le rôle de l'État - j'évoquais le cas du Yémen, qui est un précédent - est d'affirmer que des travailleurs, qu'ils soient français ou étrangers, dans le cas présent des travailleurs français, ne doivent pas être exposés à des risques sécuritaires. Cela revient aussi à exercer une pression : si des terrains d'exploration et d'exploitation possibles existent aujourd'hui dans de nombreux sites, ce sont tout de même souvent des sites de plus en plus contestés et contestables.

Cela fait partie des outils d'intervention politique des gouvernements, actuels et futurs. L'intervention de ces derniers n'est pas tellement d'ordre capitalistique : ils ne seraient franchement pas à la hauteur. En outre, s'agissant des bénéfices, on pourrait toujours trouver préférable d'avoir moins de dividendes, mais cela relève de la taxation ; si l'on considère possible de taxer davantage, alors faisons-le ! Ce qu'il faut, c'est orienter le mieux possible les investissements de TotalEnergies au regard de notre objectif climatique.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Des coalitions d'actionnaires se créent dans presque toutes les entreprises, y compris chez TotalEnergies. L'alternative n'est pas forcément soit laisser faire, soit laisser les actionnaires seuls et reprendre le contrôle complet de la société : l'État français pourrait revenir dans le capital, non pas à hauteur de 50,1 % pour nationaliser l'entreprise, mais pour participer à des dynamiques actionnariales, y compris au travers d'une action spécifique pour garantir que le siège de TotalEnergies reste en France.

M. François Hollande. - Le rôle des banques, que vous avez évoqué, n'est pas négligeable. En effet, celles-ci sont de plus en plus vigilantes à l'égard d'un certain nombre d'investissements. Au sein des coalitions d'actionnaires, des actionnaires très minoritaires peuvent également jouer un rôle. Pour ce qui concerne le siège de TotalEnergies, l'intérêt de l'entreprise est paradoxalement de rester en France. En effet, même si j'ai expliqué combien les entreprises étaient désormais indépendantes, TotalEnergies, c'est encore la France pour nombre de pays. C'est un avantage pour Total, car l'entreprise est liée à un État doté d'un certain nombre de règles et de valeurs. À mon sens, nous disposons de moyens de pression plus réels. Une action spécifique relève d'une autre logique qui aurait sans doute des conséquences sur l'actionnariat de TotalEnergies. Si nous voulions permettre à TotalEnergies de délocaliser sa cotation, ce serait - hélas ! - un prétexte tout trouvé. Il faut rechercher, me semble-t-il, toutes les formes de pression, d'organisation, mais aussi de dialogue.

Votre commission d'enquête l'a démontré : des sujets communs existent. Je l'ai indiqué, la direction de TotalEnergies est consciente qu'elle ne peut pas conserver le modèle ancien : le président de TotalEnergies a expliqué le chemin à suivre pour passer du modèle A au modèle B et beaucoup plaideraient d'emblée pour le modèle B. Nous nous y dirigeons inexorablement. Ce n'est qu'une question de temps.

M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le président, je vous remercie de votre présence. Comme cela a été clairement indiqué, l'un des principaux sujets de notre commission d'enquête a trait à la présence de TotalEnergies en Russie, au détriment de la position diplomatique et géopolitique de la France et de l'Union européenne.

Dès l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, vous avez fait partie de ceux qui ont cherché une issue diplomatique à ce conflit. Vous avez ensuite su prendre des décisions fortes, notamment l'annulation de la livraison des deux porte-hélicoptères à la Russie. Alors que le conflit entre l'Ukraine et la Russie s'est très fortement aggravé depuis 2022, quelle est votre lecture de la situation, aussi bien sur le plan énergétique qu'au regard de TotalEnergies ? Comment expliquer que, dix ans après l'annexion de la Crimée, certains pays européens soient encore très fortement dépendants du gaz russe, comme l'Autriche ? Est-ce de la naïveté ou un aveu de faiblesse ?

Pouvez-vous nous dire si vous êtes favorable à un arrêt dans les meilleurs délais des importations de gaz russe ?

Enfin, selon vous, pouvons-nous tolérer que des entreprises aussi puissantes que TotalEnergies continuent d'être associées à des dirigeants condamnés par l'Union européenne et les États-Unis ? La puissance publique ne doit-elle pas être plus ferme dans ce contexte particulier de guerre aux frontières de l'Union européenne ?

M. François Hollande. - Monsieur le sénateur, je vous remercie de votre question, car ce sujet me tient à coeur.

À la suite de l'annexion de la Crimée et de l'occupation du Donbass par des séparatistes qui étaient en réalité des soldats russes, nous devions imposer des sanctions. Pour obtenir un accord des vingt-sept membres de l'Union européenne, ces sanctions ont été réduites au niveau fixé par les Américains. En réalité, les Européens appliquaient des sanctions définies, je ne dirais pas sous la dictée, en tout cas sur les mêmes bases que celles des États-Unis, soit un niveau assez bas. Ma volonté aurait été d'aller plus loin.

Rappelez-vous l'affaire du gazoduc ! J'essayais de convaincre Mme Merkel, même si des entreprises françaises, en l'occurrence Engie - ce n'était pas TotalEnergies -, étaient très impliquées dans ce gazoduc. Toutefois, Mme Merkel était convaincue, parce que telles étaient sa volonté et la position de l'Allemagne depuis déjà plusieurs années, que le gazoduc non seulement apporterait du gaz bon marché à l'Allemagne, mais était aussi un moyen de convaincre Vladimir Poutine de ne pas aller plus loin. Vous connaissez le résultat. L'idée, qui peut se justifier rationnellement, selon laquelle le gazoduc représentait une source de richesse pour Vladimir Poutine, peut-être pour lui-même, et pour son système, mais aussi un avantage économique partagé pour la Russie et pour les pays européens, qui allait l'amener à réduire ses ambitions territoriales, n'a pas fonctionné ; la démonstration en a été faite.

Par conséquent, des sanctions d'un niveau insuffisant ont été prises lors de la première guerre d'Ukraine. J'ajoute que le niveau des sanctions est toujours insuffisant à l'heure actuelle. La preuve en est qu'elles sont finalement, pour partie, contournées : la Chine, la Turquie, parfois l'Inde, à l'évidence l'Iran, permettent à la Russie d'éviter une partie des sanctions et de s'approvisionner, y compris en armes d'ailleurs. Ensuite, les sanctions n'empêchent pas, ce que l'opinion ignore le plus souvent, la poursuite d'exportations de gaz russe, d'un niveau élevé, vers l'Union européenne. Le GNL devrait donc être soumis aux sanctions. Cela est dû, en réalité, non pas aux pressions des compagnies pétrolières - je n'ai jamais subi de pressions de TotalEnergies dans un sens ou dans un autre sur ce sujet -, mais aux États qui ne sont pas au niveau requis. Les entreprises - vous avez observé comment elles agissaient -ne souhaitent pas la mise en place de sanctions, bien sûr, parce que cela est contraire à leurs intérêts, qu'elles ont des salariés en Russie ou ailleurs, qu'elles sont obligées de brader, voire de donner, et parfois se font voler leurs actifs qu'elles ont constitués pendant des années ; c'est un crève-coeur pour les entreprises ! Je peux le comprendre.

Néanmoins, une entreprise accepte les pertes causées. Lors de son audition voilà quelques jours, M. Pouyanné déclarait que si on lui demandait d'arrêter de travailler avec l'Azerbaïdjan ou la Russie, il le ferait, même s'il indiquait que cela aurait un coût pour lui, mais aussi pour nous en termes de prix du gaz.

Par conséquent, l'entreprise s'adapte à la contrainte : si celle-ci existe, elle la respecte, mais s'il n'y en a pas, pourquoi ne jouerait-elle pas ? Lors du déclenchement de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, j'avais interrogé un certain nombre d'entreprises afin de savoir s'il était possible de suspendre complètement les importations de gaz - je n'évoquais pas le GNL. Elles m'ont répondu que c'était impossible. Or cela a néanmoins été réalisé dans un délai assez court avec des conséquences sévères en termes d'inflation ; aujourd'hui, les prix sont revenus à un niveau plus convenable.

La sanction est donc un arbitrage politique. En la matière, ne laissons pas l'opinion croire, car ce serait à mon avis trompeur, que les entreprises bloqueraient les sanctions, alors que les États les voudraient.

Prenons l'autre exemple sur les fameuses frégates, en réalité des porte-hélicoptères. Bien sûr, ma décision a posé un vrai problème à NavalGroup, qui avait construit les deux porte-hélicoptères, prêts à être livrés avec des inscriptions en cyrillique, et de même aux élus locaux qui s'interrogeaient sur l'avenir de ces deux bateaux. Mais in fine, c'est l'État qui a pris en charge le coût et la décision. Dans les conflits en cours, c'est donc aux États de décider, si possible ensemble, et s'il n'y a aucune autre solution, unilatéralement. Il faut l'unanimité au sein du Conseil européen. Plusieurs de ses membres refusent les sanctions contre la Russie, et pas uniquement pour des raisons commerciales afin de se fournir en gaz. C'est aussi pour des raisons politiques, à cause des relations qu'ils entretiennent avec Vladimir Poutine.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Dans cette commission d'enquête, nous n'avons pas tous les mêmes lectures, y compris des auditions. J'ai entendu l'expression de « séparatisme pétrolier ». Or pour moi, le séparatisme est une action qui vise à séparer d'une communauté un groupe ethnique ou religieux. Nous traitons, au sein de cette commission d'enquête, d'un sujet complexe qui ne se règle pas avec des anathèmes, des diabolisations ou des slogans.

Notre préoccupation est de savoir comment accélérer la transition, partout - en France, en Europe ou dans le monde - en utilisant tous les leviers et en embarquant tout le monde.

Vous n'avez pas abordé le sujet du devoir de vigilance : sous votre présidence, la France a été pionnière en faisant adopter, pour la première fois en Europe, une loi imparfaite, certes, mais innovante, et qui a porté ses fruits en Europe. Pouvez-vous en dire plus sur cette logique ? Comment une telle démarche peut-elle être utile au sein des entreprises pour prendre en compte l'environnement - au sens strict, mais aussi au sens des droits humains - pour que la communauté internationale aille dans le même sens, et en ayant le souci de la complexité de l'environnement des acteurs économiques et sociaux ?

M. François Hollande. - Le Parlement avait voté la loi préparée par le Premier ministre - dans ce vieux monde, ce n'était pas le Président qui faisait la loi...

M. Roger Karoutchi, président. - L'ancien monde, c'est dans les livres...

M. François Hollande. - C'est la préhistoire... Le Parlement a voté plusieurs textes. Le premier sur la transparence : quand un fonctionnaire, un ministre ou un ancien ministre part dans le secteur privé, on vérifie désormais les domaines dans lesquels il ne doit pas intervenir et ceux dans lesquels il n'est pas autorisé à travailler.

Ensuite, la loi dite Sapin 2 imposait certaines règles de « compliance », de responsabilité, grâce à laquelle de nombreux cabinets d'avocats prospèrent.

Ces lois vivent. Il serait important de les évaluer pour voir si elles sont conformes aux objectifs initiaux, s'il y a eu des excès, des insuffisances, notamment sur les droits fondamentaux. Des ajouts ont été apportés par l'Assemblée nationale... Les entreprises sont aussi notées sur ces points.

Il n'y a pas que la France qui évolue. Le reste du monde impose des critères et des conditions, sous la pression des ONG. Il faut reconnaître la présence d'une société civile, constituée, qui vérifie et interpelle, et parfois attaque devant les tribunaux certaines insuffisances.

Je crois à la nécessité d'un cadre législatif, qui doit être suffisamment stable pour être appliqué, et qui doit s'améliorer de manière continue.

Je n'ai pas été saisi d'éléments pouvant laisser à penser que des règles avaient été enfreintes. Ces personnes ont été écoutées par la HATVP.

Il y a quinze ou vingt ans, dans une grande entreprise, recruter un ambassadeur faisait partie d'un certain standing, participait de son statut, et lui permettait de mieux connaître le monde et les lieux de pouvoir. Aujourd'hui, d'autres exigences sont posées - si tant est qu'un corps diplomatique demeure...

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Tous les experts que nous avons reçus ont cité la « malédiction du pétrole » : aller chercher du pétrole ou du gaz dans les pays du Sud - je mets à part la Norvège et la Grande-Bretagne - n'aboutit pas à construire des écoles et des hôpitaux. Cela renforce plutôt des régimes autoritaires et construit des rentes non partagées.

Comment la France et l'Europe peuvent-elles intervenir pour favoriser d'autres transitions ? Vous citiez Jean-Louis Borloo, qui a tenté, des années durant, de construire des fonds de soutien aux énergies renouvelables en Afrique. Malheureusement, cela n'a pas abouti, même si c'était incontestablement une bonne idée. Que fait-on avec l'Agence française de développement (AFD), notamment avec l'Ouganda ou la Tanzanie ? Ces projets risquent de déplacer 100 000 personnes...

Vous avez évoqué les relations avec les secteurs économiques. Après la crise financière, on a renforcé le cadre international pour gérer les banques et la finance. On tente de construire un cadre réglementaire sur les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft. Il n'existe rien sur le secteur des énergies fossiles. Lorsqu'on parle de mobilité entre l'État et les entreprises, de devoir de vigilance, de diplomatie économique, ne faudrait-il pas caractériser, dans nos règles, ce secteur au regard de l'enjeu climatique, afin de se donner tous les moyens d'accélérer la transition ? Je ne suis pas favorable à la disparition de Total. Je souhaite que cette entreprise mette ses compétences, ses investissements et sa puissance au service de la transition énergétique. Il faudrait spécifier, dans notre droit et nos règles, le secteur des énergies fossiles.

M. François Hollande. - Il est pénible de le dire, mais les pays en développement, fragiles ou pauvres, ont l'espoir d'avoir un jour de l'exploration pétrolière. Voilà ce qu'espère le Sénégal. Je n'y suis pas favorable. Dans ce pays, il y a eu ce changement démocratique en raison de l'espoir d'une exploration pétrolière et gazière. Il y a toujours cette chimère.

Beaucoup d'autres pays l'espèrent, et pas seulement en Afrique : c'est le cas à Chypre, dans le cadre du conflit avec la Turquie, mais même aussi entre Israël, le Liban et la Palestine, à Gaza... De nombreux pays estiment que la présence d'énergies fossiles apporterait une rente qui leur permettrait de vivre. Même le Brésil, qui possède d'autres ressources, est tenté de rechercher encore plus loin.

Même en France, la Guyane était regardée à un moment comme un possible territoire à prospecter, avant qu'on ne se rende compte que ce n'était pas forcément possible ni souhaitable. Il faut faire preuve de compréhension envers ces pays et les inciter à se diversifier. On peut leur proposer ce que Jean-Louis Borloo avait à l'esprit : produire de l'électricité sans énergie fossile. Les pays cherchent à avoir de l'électricité, de la lumière, des moyens pour que leur population vive décemment pour pas cher et puisse produire des biens, y compris agricoles.

L'enjeu, pour nous, est de fonder un modèle électrique. C'est pour cela que Total veut s'appeler Total Electric, si je puis dire, pour faire passer ces pays d'un modèle à un autre...

Comment créer un cadre juridique spécifique pour les entreprises pétrolières ? Le problème, en France, contrairement aux États-Unis, c'est que les industries pétrolières ne produisent rien en France - et j'y ai veillé. Au début de mon mandat en 2012 et 2013, certaines personnalités voulaient produire du gaz de schiste en Seine-et-Marne pour baisser les coûts de production des entreprises. J'ai été critiqué, y compris au sein du Gouvernement, pour avoir privé les entreprises d'une ressource... Je pense qu'il est bien qu'on ne l'ait pas fait. Imaginez où nous en serions aujourd'hui, y compris les entreprises qui se seraient lancées dans ces projets !

Nous pouvons contrôler ce qui se fait sur notre territoire. Ailleurs, le cadre que nous pouvons poser ne peut être qu'incitatif, que moral, politique... Je ne sous-estime pas l'ampleur de l'effet politique, sinon cette commission d'enquête n'existerait pas... Je suis le dernier à bénéficier de cette tribune. Cette commission d'enquête a été très utile pour mettre à jour certains éléments. Certes, chacun en tirera ses conclusions. Mais elle a permis aux entreprises de venir et d'apporter un certain nombre réponses.

Malgré les différences, on reconnaît que la transition énergétique est irréversible et que la question climatique est majeure et durera un certain temps - mais je l'espère, pas trop longtemps !

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie de votre participation.

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