D. LES REPORTS DE CRÉDIT OU LA POLITIQUE DÉLÉTÈRE DU LAISSER-ALLER

S'ajoute à cette absence de réel pilotage de la dépense en 2023 la pratique des reports de crédits, qui constitue une entorse sérieuse au principe d'annualité budgétaire, aux termes duquel les crédits ouverts au titre d'une année ne créent aucun droit au titre des années suivantes52(*).

Cette pratique, critiquée de manière constante par la commission des finances, a considérablement dérivé depuis quatre ans, soustrayant un montant élevé de crédits à l'autorisation parlementaire annuelle et la dévoyant totalement de son objectif initial.

Montant des reports de crédits de paiement
sur les programmes du budget général

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances, à partir des documents budgétaires

Ainsi, le décret d'annulation de crédits du 21 février dernier, à hauteur de 10 milliards d'euros, a-t-il été plus que compensé, quelques jours plus tard, par l'ouverture de crédits nouveaux par voie de report pour 16,1 milliards d'euros : il en résulte, malgré la communication gouvernementale autour du pilotage de la dépense en exécution 2024, que le montant des crédits réellement ouverts est encore supérieur au niveau autorisé en loi de finances initiale pour 2024. La Cour des comptes a fait observer que ce double mouvement contradictoire « ne contribue pas à la lisibilité de la politique budgétaire et soulève la question de la sincérité de certaines prévisions de dépenses en loi de finances initiale »53(*).

À l'opposé du principe selon lequel les reports de crédits seraient autorisés au dernier moment et pour des raisons précises liées par exemple à la nécessité d'achever des opérations de fin d'année, les montants de crédits de reports d'une année vers l'année suivante sont, en réalité, fortement corrélés aux reports de l'année précédente vers l'année en cours. Le coefficient de corrélation de 84 %, statistiquement très significatif54(*), confirme la prévisibilité de ces reports et montre l'effet d'accoutumance aux reports de crédits qui s'est installé, pour un grand nombre de programmes du budget général.

Corrélation statistique entre les reports de crédits de 2022 vers 2023 
et les reports de 2023 vers 2024

(en millions d'euros, échelle logarithmique)

Lecture : un point représente un programme du budget général. L'abscisse correspond au montant des crédits reportés de 2022 à 2023
et l'ordonnée au montant des crédits reportés de 2023 vers 2024.

Source : commission des finances, à partir de l'annexe 1 au projet de loi de résultats de la gestion pour 2023. Seuls les programmes ayant reporté plus de 1 million d'euros sont représentés

Or, face aux demandes répétées d'une meilleure information au sujet des reports de crédits, le Gouvernement persiste contre toute évidence à affirmer que ceux-ci ne peuvent pas être prévus avant la fin de l'année55(*).

En réalité, les documents obtenus par la mission d'information confirment ce que le rapporteur avait déjà constaté, à savoir que les reports de crédits, malgré les dénégations du Gouvernement, constituent une politique délibérée pour constituer des volants de crédits disponibles dont les ministères peuvent faire un usage libre, sans avoir été formellement autorisés par le Parlement. Les reports de crédit, loin d'être décidés au cas par cas en début d'exercice, font l'objet de discussions et d'arbitrages bien en amont.

Une note en date du 7 octobre 2022 faisait déjà état de demandes de certains ministères de reports de crédits élevés alors qu'un risque de non-consommation est avéré. La même note recommandait de limiter le nombre de programmes pour lesquels un déplafonnement du montant des reports serait autorisé en loi de finances. Or, le Gouvernement fera le choix de déplafonner les reports de crédits pour 40 programmes dans la loi de finances initiale pour 2023. En outre, au lieu de se contenter de simplement majorer le plafond de 3 % comme le prévoit la loi organique, le plafond est totalement supprimé par la loi de finances pour 2024, autorisant un report de la totalité des crédits, avec une justification très lacunaire. En conséquence, le Sénat s'y est opposé en refusant ces dérogations, sur la proposition du rapporteur général et de la commission des finances.

Le déplafonnement du montant des reports

Si le principe d'annualité budgétaire prévoit que les crédits budgétaires ne créent aucun droit au titre des années suivantes, le II de l'article 15 de la loi organique relative aux lois de finances limite à 3 % les crédits de paiement (hors crédits de personnel) qui peuvent être reportés à l'année suivante s'ils n'ont pas été consommés.

Toutefois, le même article permet à une loi de finances de majorer ce plafond de 3 %, à condition d'apporter une justification56(*).

Alors que le nombre de programmes concernés était compris entre 15 et 29 au cours des années 2010, il est supérieur ou égal à 40 depuis la loi de finances pour 2021, sans qu'une tendance à la baisse apparaisse.

Nombre de programmes pour lesquels le plafond de 3 % est levé

(en nombre de programmes)

Source : commission des finances, à partir des lois de finances initiale

Un an plus tard, le 6 octobre 2023, une note similaire recommandait d'écarter toute demande de recyclage issues des sous-consommations constatées ainsi que les demandes, en loi de finances de fin de gestion, d'ouvertures de crédits qui viendraient alimenter les reports. Cette note ne sera pas plus suivie. Le nombre des programmes autorisés à dépasser la limite de plafonnement est même en augmentation dans la loi de finances pour 2024 (43 programmes).

Ces discussions entre ministères permettent de comprendre le phénomène constaté chaque année par la commission des finances : le nombre de programmes pour lesquels le déplafonnement est autorisé, très réduit dans le projet de loi de finances initial, s'accroit de manière très importante en cours d'examen du texte pour atteindre 40, voire 50 programmes depuis la loi de finances pour 2021.

La pratique des reports étant ainsi entrée dans les moeurs, des notes font état, tout au long de l'année 2023, de prévisions du montant prévisionnel des reports de crédits de 2023 vers 2024 : ces reports sont prévus à un niveau de 11,1 milliards d'euros dès le mois d'avril, puis de 13,3 milliards d'euros au mois de juillet. Ces notes invitent le Gouvernement à écarter les demandes de crédits supplémentaires des ministères, qui risquent de dégrader l'équilibre budgétaire en 2023, mais aussi en 2024 par un accroissement du niveau prévisionnel des reports.

Malgré le souhait de discrétion du Gouvernement, cette politique systématique du report de crédit laisse des traces dans certains documents publics : comme le Rapporteur général a déjà pu le remarquer57(*), certains projets annuels de performances annexés au projet de loi de finances pour 2024 annoncent des reports de dépense vers 2024, ce qui montre à quel point cette pratique est désormais vue par les gestionnaires de programme, responsables de l'élaboration de ces documents, comme une méthode de gestion sinon encouragée, en tout cas tolérée et mise à leur disposition moyennant certaines négociations.

La Cour des comptes note également que « pour plusieurs dispositifs, les montants ouverts en loi de finances de fin de gestion n'apparaissent pas en lien avec les besoins réellement constatés pour l'année 2023 »58(*), concluant qu'une partie des crédits ouverts en loi de finances de fin de gestion a accru le volume des reports vers 2024 : sur la mission « Immigration, asile et intégration », le niveau des ressources débloquées pour financer les dépenses en faveur des bénéficiaires de la protection temporaire a été bien supérieur aux besoins exprimés par le ministère dans ses échanges avec le contrôleur budgétaire et comptable ministériel (CBCM) et le solde de crédits non utilisés a atteint 0,16 milliard d'euros en crédits de paiement. Sur la mission « Défense », de même, la loi de finances de fin de gestion a ouvert 0,2 milliard d'euros de crédits abondant le fonds spécial pour l'équipement de l'Ukraine avec l'objectif de les reporter sur l'exercice 2024, comme cela avait été le cas l'année précédente.

Enfin, les explications données par le ministre de l'économie et des finances lors de son audition devant la commission des finances le 30 mai 2024 sont, au mieux, parcellaires. Il a indiqué que « les reports de crédits ne constituent pas une cagnotte puisque le principe est de reporter à l'année suivante des crédits correspondant à des engagements pris pendant l'année écoulée. Il s'agit donc d'opérations de gestion » et que « des autorisations d'engagements ont été ouvertes à cette occasion, une consommation qui se fait année après année, ce qui explique largement les reports de crédits exceptionnels ».

Cette formulation étonnante semble ignorer que les autorisations d'engagement ouvertes pendant une année n'ont pas vocation à être couvertes au cours des années suivantes par des reports de crédits ouverts dès la première année, mais par l'ouverture, chaque année, de crédits de paiement nouveaux en loi de finances, qui seront annulés et non reportés en fin d'année s'ils n'ont pas été consommés.

De ces éléments se dégage le sentiment qu'à la politique budgétaire se substitue une politique des reports. D'un côté les ministères demandent - et obtiennent le plus souvent - le report de leurs crédits non consommés. De l'autre Bercy annule des crédits soit pour empêcher ces reports avant même qu'ils ne soient demandés (décret d'annulation de 5 milliards d'euros du 18 septembre 2023), soit pour atténuer autant que faire se peut les effets des reports sur le solde budgétaire (décret d'annulation de 10 milliards d'euros du 21 février 2024).

L'ensemble des pratiques décrites ci-dessus caractérise une mauvaise politique budgétaire : la loi de finances initiale 2024 prévoit, en dépit de la nécessité de redresser les comptes publics et de l'impératif de prudence, des crédits en hausse pour l'ensemble des ministères. Les responsables de programme bâtissent sur cette base leur programmation annuelle. Un mois et demi plus tard, le Gouvernement annule 10 milliards d'euros, en urgence, alors que la situation économique n'a pas évolué et sans être en mesure de détailler précisément les économies associées à ces 10 milliards d'euros. Au même moment, 16 milliards d'euros non prévus en loi de finances initiale sont ajoutés à la gestion 2024. Ce pilotage par à-coups se substitue à une politique budgétaire solide qui permettrait à la fois de redresser les comptes publics et de donner tant au Parlement qu'aux gestionnaires de programmes budgétaires la visibilité nécessaire.

Recommandation : mettre fin à la pratique abusive des reports de crédits constatée depuis 2021 (Gouvernement).


* 52 Article 15 de la loi organique relative aux lois de finances.

* 53 Cour des comptes, rapport sur le budget de l'État en 2023, p. 139.

* 54 Coefficient de corrélation de Pearson entre les reports de 2022 vers 2023 et les reports de 2023 vers 2024, pour 105 programmes du budget général pour lesquels le montant des reports n'est pas nul, en distinguant titre 2 et hors titre 2.

* 55 En réponse aux questions envoyées par le rapporteur général lors de la préparation du projet de loi de finances pour 2024, le Gouvernement indiquait que « les crédits présentés dans le solde budgétaire en PLF 2024 constituent à ce jour l'estimation la plus sincère de consommation desdits crédits pour l'année 2024 » et que « la consommation éventuelle de reports, y compris en cas de déplafonnements, ne constitue qu'un aléa de gestion parmi d'autres qui, par nature, ne peuvent être précisément anticipés ».

* 56 L'article 15 de la loi organique relative aux lois de finances prévoit que le montant total des crédits de paiement ainsi reportés ne peut excéder 5 % des crédits ouverts par la loi de finances de l'année. Cette disposition, introduite en 2021 à l'initiative de la commission des finances du Sénat, constitue une contrainte nécessaire mais limitée dans la mesure où elle s'applique à l'ensemble des crédits budgétaires et non pas séparément à chaque programme.

* 57 Jean-François Husson, Rapport général n° 128 (2023-2024) sur le projet de loi de finances pour 2024, tome I, fait au nom de la commission des finances, déposé le 21 novembre 2023.

* 58 Cour des comptes, rapport sur le budget de l'État en 2023, p. 114.

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