VI. ADAPTER LE DROIT PÉNAL ET LA PROCÉDURE PÉNALE AUX RÉALITÉS DU NARCOTRAFIC

La commission d'enquête l'a affirmé : il est plus que temps que la réalité de la menace liée au narcotrafic soit prise en compte et que les moyens de la lutte soient portés au niveau supérieur.

Ce constat vaut, plus encore que dans d'autres matières, dans le domaine de procédure pénale. Ayant l'ambition de donner aux officiers de police judiciaire et aux magistrats les moyens d'agir contre le trafic, le présent rapport est porteur de nombreuses propositions qui, toutes, visent à permettre une répression effective des narcotrafiquants, en priorisant le « haut du spectre ».

A. CRÉER UN PARQUET NATIONAL ANTISTUPÉFIANTS

La première de ces propositions porte sur la création d'un parquet national antistupéfiants, équivalent en judiciaire de l'Ofast rénové dont la commission d'enquête recommande la mise en place qui en serait le bras armé.

Cette création s'inspirerait des parquets nationaux existants en matière financière (donc le parquet national financier, ou PNF) et de lutte contre le terrorisme (soit le parquet national antiterroriste, ou Pnat).

Le PNF et le Pnat : des modèles à suivre

Le PNF

Le parquet national financier (PNF) a été créé par la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance financière et par la loi organique n° 2013-1115 du 6 décembre 2013 relative au procureur de la République financier.

Cette loi trouve sa genèse dans un évènement national, « l'affaire Cahuzac », dans laquelle un ministre délégué en charge du Budget a été mis en cause puis condamné pour les délits de fraude fiscale et de blanchiment de fraude fiscale, mais répond également, au niveau international, aux recommandations de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) qui avait invité la France, à l'issue d'une évaluation réalisée en 2012, à intensifier ses actions pour lutter contre la corruption internationale. [...]

Afin d'accroître l'efficacité de son action en matière de lutte contre la fraude de grande complexité, les magistrats qui le composent sont spécialisés en matière économique et financière.

Le PNF est doté d'une compétence nationale. Il peut donc connaître de tous les faits entrant dans son champ de compétence commis en France métropolitaine et sur les territoires et départements d'outre-mer. Il peut également, sous certaines conditions, connaître de faits commis à l'étranger.

Le PNF est spécialisé dans le traitement de la délinquance économique et financière la plus complexe.

Son champ de compétence recouvre quatre catégories d'infractions :

· les atteintes aux finances publiques (les délits de fraude fiscale complexe, de fraude fiscale commise en bande organisée, d'escroqueries à la TVA de grande complexité et de blanchiment des infractions précitées) ;

· les atteintes à la probité (les délits de corruption, de trafic d'influence, de prise illégale d'intérêts, de pantouflage, de concussion, de favoritisme, de détournement de fonds publics, d'obtention illicite de suffrages en matière électorale...) ;

· les atteintes au bon fonctionnement des marchés financiers (les délits d'initié, de manipulation de cours ou d'indice, de diffusion d'informations fausses ou trompeuses) ;

· depuis l'entrée en vigueur de la loi du 24 décembre 2020, le PNF a vu sa compétence étendue aux atteintes au libre jeu de la concurrence (les délits d'entente illicite et d'abus de position dominante).

En matière d'atteintes aux finances publiques, à la probité et à la concurrence, le PNF dispose d'une compétence concurrente à celle des autres parquets territoriaux et juridictions spécialisées (Jirs). Cela signifie qu'il n'est pas le seul à pouvoir être saisi de ce type d'infractions, même lorsqu'elles présentent une grande complexité.

Toutefois, en matière d'atteintes aux marchés financiers, sa compétence est exclusive, ce qui signifie que le PNF est la seule autorité judiciaire compétente pour enquêter et poursuivre pénalement ce type d'infractions796(*).

Le Pnat

L'activité antiterroriste a pris une part prépondérante dans l'activité du procureur de Paris. Il était donc nécessaire de créer une structure dédiée à temps plein à cette lutte contre le terrorisme. [...] ce nouveau parquet [...] sera compétent sur l'ensemble du territoire en matière de terrorisme et de crimes contre l'humanité.

Le Pnat bénéficiera d'une équipe de magistrats et de fonctionnaires renforcée. Sa création s'accompagnera de la désignation de procureurs délégués antiterroristes au sein des parquets territoriaux les plus exposés.

Le Parquet national antiterroriste aura pour mission la répression de trois catégories de crimes et délits :

· les crimes et délits terroristes ainsi que certaines infractions visant des personnes mises en cause pour des actes de terrorisme ;

· les crimes et délits relatifs à la prolifération des armes de destruction massive ;

· les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité relevant auparavant de la section A3 du parquet de Paris.

Doté de la plénitude de compétences en matière de terrorisme, le Pnat exercera l'action publique devant la cour d'assises spéciale797(*).

Sur le modèle de ces deux parquets dont la légitimité est aujourd'hui pleinement établie, la commission d'enquête estime indispensable de créer un parquet dédié à la lutte contre le narcotrafic du « haut du spectre »798(*).

Cette proposition répond à deux impératifs majeurs :

· d'une part, celui de la spécialisation qui, seule, peut permettre de tenir compte des particularités des réseaux de narcotrafic : ces derniers constituent - comme on l'a vu - une menace pour les intérêts fondamentaux de la nation, ce qui impose une fine maîtrise à la fois des modes d'action des narcotrafiquants et des outils juridiques pouvant être déployés pour investiguer sur les groupes criminels complexes auxquels ils appartiennent et pour les démanteler. La création d'un parquet national antistupéfiants (Pnast) doit ainsi permettre d'accroître, voire de massifier le recours aux techniques spéciales d'enquête, en lien avec un Ofast rénové et disposant à l'avenir d'une autonomie dans la gestion des matériels requis (voir supra), et d'aller plus loin dans la mise au jour de circuits de blanchiment qui échappent aujourd'hui à la répression faute de pouvoir être identifiés ;

· d'autre part, celui de l'incarnation : l'efficacité de la lutte contre le narcotrafic passe en effet, aux yeux de la commission d'enquête, par l'émergence d'une figure unique, clairement identifiée et qui sera l'interlocuteur de référence pour la sphère judiciaire. Cette figure sera, en particulier, la mieux placée pour développer des liens fluides et confiants non seulement avec les services de police judiciaire et avec les douanes, mais aussi avec les services de renseignement du premier cercle engagés dans la lutte contre le narcotrafic, dans le cadre du dialogue que la commission d'enquête appelle de ses voeux pour établir une juste frontière entre le pénal et le renseignement799(*). On rappellera à cet égard que les créations du PNF et du Pnat ont été d'incontestables succès s'agissant du renforcement de la visibilité et de la cohérence de l'action judiciaire dans leurs secteurs respectifs de compétences : le même mouvement doit s'opérer en matière de lutte contre le narcotrafic.

Cette centralisation et cette particularisation du narcotrafic permettront au futur parquet national antistupéfiants d'être au coeur de la stratégie de lutte contre cette menace - cette stratégie étant aujourd'hui largement définie, comme on l'a vu s'agissant par exemple des opérations « place nette », sans le concours des juridictions, ce qui n'est pas satisfaisant.

Le Pnast serait ainsi saisi des « grandes » affaires de narcotrafic (donc les affaires d'ampleur nationale ou internationale) et des infractions directement connexes en matière de violences ou de blanchiment. Il aurait une compétence d'attribution en matière correctionnelle, dans le cadre d'un dialogue avec les Jirs et la Junalco (voir infra), et disposerait d'un monopole sur les affaires criminelles : règlements de comptes les plus violents (meurtres, tortures...), animation d'un réseau de trafic, etc.800(*)

Dans l'esprit de la commission d'enquête, le Pnast aurait en outre un monopole sur la gestion des « repentis », dont il est proposé ci-après d'étendre le périmètre d'application, et des infiltrés « civils », c'est-à-dire de délinquants dont il est proposé de faire, sur le modèle américain, les yeux et les oreilles de la police judiciaire dans les réseaux (voir infra).

Cette évolution ne signifierait ni la dévitalisation des Jirs ni la disparition de la Junalco : non seulement les Jirs continueraient d'être saisies des affaires qui, sans avoir une ampleur nationale, dépassent le ressort d'un seul parquet ou présentent une certaine complexité, mais surtout la Junalco continuerait à jouer l'indispensable rôle qu'elle assure aujourd'hui dans la lutte contre la criminalité organisée et resterait saisie des cas qui mêlent plusieurs types de cette criminalité - donc le narcotrafic et d'autres types de trafics.

S'agissant là encore de l'articulation avec la Junalco, la création du Pnast, souhaitable pour des motifs qualitatifs, semble par ailleurs réaliste au plan quantitatif : selon les statistiques transmises par la Junalco à la commission d'enquête, le narcotrafic représente 22 % de son activité. Plus précisément, sur les 137 affaires dont elle a été saisie depuis sa création, 31 concernaient le trafic de stupéfiants : le volume d'affaires restantes (106) est suffisamment important pour que le dimensionnement actuel de la Junalco ne soit pas remis en cause par l'émergence du Pnast.

Symétriquement, ces chiffres révèlent que le volume de dossiers relatifs au narcotrafic du « haut du spectre » est suffisant pour justifier la création d'un parquet national ad hoc (a fortiori au vu de la haute technicité des procédures applicables en matière de narcotrafic comme de la nécessité d'une spécialisation pour assurer la gestion, déjà évoquée, des « repentis » et des infiltrés « civils »). On ne saurait douter que, vu l'ampleur de la menace, la « masse critique » requise pour assurer le fonctionnement normal d'un parquet spécialisé sera atteinte par le futur Pnast en ce qui concerne non seulement les magistrats, mais aussi l'équipe à constituer autour de ces derniers (greffiers, assistants spécialisés...).

Le rapporteur relève enfin que, bien que s'étant déclaré opposé à la création d'un parquet national antistupéfiants, François Molins, ancien procureur général près la Cour de cassation, avait souligné lors de son audition par la commission d'enquête, le 27 mars 2024, le besoin d'un véritable « chef de file » (rôle qu'il envisageait de confier à la Junalco) afin d'assainir des « partages de compétences qui renvoient à des enjeux de pouvoir - je le dis sans langue de bois - entre l'administration centrale et le ministère public » ; il estimait d'ailleurs qu'un tel chef de filat judiciaire « se justifierait d'autant plus que le trafic de stupéfiants est souvent mené par des réseaux “multicartes”, qui commettent également des meurtres et qui peuvent se livrer à des pratiques d'extorsion ».

Ces deux propositions ne sont pas exclusives l'une de l'autre, et la commission d'enquête estime judicieux que la Junalco soit renforcée et que son rôle spécifique soit réaffirmé. La recommandation tendant à créer un Pnast n'enlève rien, en effet, à la qualité de l'action de la Junalco qui, après quatre ans d'existence, a fait toute la preuve de sa pertinence et de son efficacité : pour n'en donner que deux exemples, elle a ainsi réussi à faire parvenir le tentaculaire dossier Sky ECC à maturité et a généré la saisie, en 2023, d'environ 230 millions d'euros d'avoirs criminels. Ce bilan mérite d'être mis en valeur et salué.

Le Pnast cohabitera donc avec les Jirs et la Junalco, chaque acteur étant doté d'un périmètre de compétences clairement défini. Afin de garantir le bon fonctionnement de cette nouvelle architecture et de ne pas perturber l'action des entités existantes, et sans préjudice de ce qui a déjà été souligné ci-avant quant à l'indispensable affirmation de la compétence des Jirs et à l'approfondissement de leur coordination avec les juridictions de droit commun, il est essentiel qu'un dialogue de chaque instant soit assuré entre les Jirs, la Junalco et le futur Pnast. Le principe d'une saisine simultanée par les services d'enquête, pour permettre notamment à la Junalco et au Pnast de revendiquer leur compétence sur une affaire, et d'une répartition harmonieuse des dossiers devra être scrupuleusement assuré - ce qui peut passer, au vu des failles relevées en deuxième partie, par l'inscription de cette triple saisine dans le code de procédure pénale.

Signe que la proposition de la commission d'enquête trouve toute sa pertinence et son actualité, lors de leurs auditions respectives devant la commission d'enquête, les ministres de la justice et de l'intérieur et des outre-mer801(*) ont fait part de leur intérêt pour la création d'un parquet national, le ministre de la justice ayant d'ailleurs précisé qu'une réflexion sur ce sujet était en cours et qu'il fallait dans tous les cas renforcer la Junalco sans dévitaliser les Jirs. Le ministre de l'intérieur est apparu quant à lui très favorable à la création d'un parquet national compte tenu, notamment, du succès du Pnat pour lutter contre le terrorisme au stade judiciaire.

Recommandation n° 21 de la commission d'enquête : donner à l'autorité judiciaire les moyens de la mobilisation contre le narcotrafic

· Créer, sur le modèle du Pnat et du PNF, un parquet national antistupéfiants (Pnast).


* 796 Source : site du tribunal judiciaire de Paris.

* 797 Source : site du Gouvernement.

* 798 Le volume d'affaires concernées ne permet pas, en effet, d'imaginer une compétence générale comparable à celle du Pnat et milite pour des prérogatives calquées sur celles du PNF, c'est-à-dire centrées sur les infractions d'une particulière gravité.

* 799 Voir infra.

* 800 Pour mémoire, la commission d'enquête recommande par ailleurs que les infractions connexes au narcotrafic soient à l'avenir soumises à une cour d'assises spécialement composée, donc exclusivement composée de magistrats professionnels.

* 801 Auditions, respectivement, des 9 et 10 avril 2024. Gérald Darmanin a ainsi déclaré : « Le Pnat a été créé parce que le terrorisme a des particularités. Le parquet national financier (PNF) a été créé parce que la délinquance financière a des particularités. Si l'on ne voit pas que la drogue et le grand banditisme ont des particularités... En tout cas, pour le très haut du spectre, on aurait intérêt à travailler avec un parquet spécialisé, d'autant qu'il faut souvent dépayser les affaires dans ce domaine ».

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