B. CRÉDIBILISER LE « RENSEIGNEMENT CRIMINEL »

Le renseignement criminel ne se définit pas par rapport à son « auteur » mais par rapport à son usage. Il correspond à toute information issue d'une source ouverte ou fermée, relative à une activité délictuelle ou criminelle et qui peut donner lieu à une exploitation, afin de lutter contre un ou plusieurs groupes criminels organisés.

Dans une vision extensive, il peut inclure les informations tirées de dossiers judiciaires mais aussi celles collectées par l'usage de techniques de recueil du renseignement. De manière prosaïque, il peut constituer une aide à la décision et à l'enquête en apportant une compréhension plus précise des phénomènes de criminalité organisée au niveau local, et notamment des trafics de stupéfiants. Ces deux approches seront tour à tour abordées, par le biais du projet de fichier relatif à la criminalité organisée et par le biais du réseau des Cross.

1. Le fichier « crim org », le Léviathan du bien ?

Dans le cadre des discussions sur la frontière entre le renseignement et le judiciaire et sur les moyens mobilisés dans la lutte contre le narcotrafic est apparue la question du croisement des données et, surtout, celle de la création d'un grand fichier dédié à la criminalité organisée.

La police nationale, la gendarmerie nationale et l'Ofast défendent en effet l'idée d'un « fichier crim org », une base nationale qui regrouperait les données du renseignement criminel et qui aurait vocation à rassembler les données issues de certaines procédures judiciaires, du renseignement criminel, les données collectées en source ouverte, mais aussi des renseignements d'ordre administratif. Aujourd'hui en effet, et comme l'a regretté le directeur général de la police nationale devant la commission d'enquête, « pour tout ce qui concerne les recoupements entre dossiers, entre affaires, entre ce qui est de l'ordre administratif ou judiciaire, nous ne disposons pas de support juridique réunissant l'ensemble des informations »781(*).

La création de cette base nationale pour la criminalité organisée fait partie des quatre priorités énoncées par l'Ofast pour 2024782(*). Elle consisterait en quelque sorte en une très forte extension des potentialités offertes par l'article 706-105-1 du code de procédure pénale (cf. supra).

L'instauration d'un tel fichier se heurte toutefois à plusieurs contraintes juridiques et tend à remettre en cause la distinction fondamentale entre le renseignement et le judiciaire.

D'abord, ce fichier excéderait les deux cadres juridiques existants, à savoir celui des bases d'analyse sérielle, qui permettent de croiser des données judiciaires sur les phénomènes sériels, et celui des logiciels de rapprochement judiciaire, qui permettent de croiser de la donnée dans une procédure judiciaire unique783(*).

Ensuite, l'approche « multicapteurs » d'un tel fichier, si elle existe depuis longtemps dans le monde du renseignement, serait nouvelle pour les services répressifs et pour son application à des données brutes, avant toute synthèse784(*). L'accès direct à ces données soulèverait d'importantes interrogations de confidentialité et de besoin d'en connaître. La commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) s'est quant à elle toujours montrée très vigilante sur la ligne de partage entre le volet judiciaire et le volet renseignement.

La remise en cause de cette limite est, au demeurant, assumée par les services porteurs de ce projet : le modèle de la base de données dont disposent les services de renseignement du premier cercle pour lutter contre le terrorisme est clairement cité, tout comme l'impératif de « décloisonner » les cadres d'utilisation des données. Or, pour le terrorisme, il s'agit d'un fichier de souveraineté, accessible aux seuls services de renseignement et strictement encadré.

Par ailleurs, d'après les informations recueillies par la commission d'enquête, non seulement un croisement des données et des informations collectées pour des finalités différentes - judiciaires et renseignement - est demandé, mais l'objectif serait aussi d'utiliser des outils d'intelligence artificielle pour analyser les données disponibles et pouvoir déceler des indices présumant de l'existence d'un narcotrafic et de ses participants avant l'ouverture d'une enquête. Cela rejoint l'argument du rapporteur : si c'est avant l'enquête, cela relève du renseignement et, si cela relève du renseignement, c'est aux services dédiés et formés à cet effet d'exploiter ces données.

Cet argument est d'autant plus fort que la nature des informations ayant vocation à figurer dans ce fichier, dans l'esprit de ses défenseurs, n'est pas claire. La commission d'enquête a cru comprendre que le fichier était censé être alimenté par les données issues des affaires judiciaires closes. Pour autant, rien n'est moins sûr lorsque l'on relit les propos tenus par le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, lors de sa seconde audition785(*) : « Ce serait effectivement une banque de données, alimentée notamment par les informations recueillies au titre des dossiers clôturés. En effet, il serait sans doute dangereux d'utiliser les dossiers d'affaires en cours, car certains croisements pourraient alerter telle ou telle personne. Cela étant, il existe des dispositifs techniques permettant de cloisonner les accès à une même base. On peut se protéger de ces risques ».

La commission d'enquête accueille avec la plus grande des réserves l'idée selon laquelle il serait possible de traiter en renseignement des données issues d'affaires judiciaires en cours. Cette piste est à la fois dangereuse et problématique sur le fond, puisqu'elle implique mécaniquement que des fichiers de renseignement soient mis en lien, visiblement sans le contrôle de l'autorité judiciaire, avec des dossiers couverts par le secret de l'instruction. Plus encore, les propos tenus par le directeur général de la police nationale laissent craindre, sans pour autant que cela soit affirmé avec netteté, qu'il soit envisagé de créer un accès direct des services de renseignement (du premier comme du second cercle) à des bases judiciaires, ce qui expliquerait la mention d'un cloisonnement des accès « à une même base » : cette évolution ne saurait être acceptée.

Enfin, le contenu et la portée de ce futur fichier interrogent dans un contexte où il semble avoir vocation à contenir des informations « périmées », sans utilité apparente pour les enquêteurs comme en renseignement : lors de l'audition précitée786(*), Frédéric Veaux évoquait ainsi l'enregistrement dans ce fichier des « éléments de téléphonie » (ce qui est étrange s'agissant d'une population qui change de ligne tous les mois, voire toutes les semaines) et des « plaques d'immatriculation » (ce qui pose question s'agissant d'une forme de criminalité largement alimentée par le trafic de véhicules avec, là encore, des changements fréquents d'immatriculations voire l'utilisation de fausses plaques)...

En résumé, si la commission d'enquête est convaincue que le judiciaire doit bien constituer l'aboutissement de la lutte contre le narcotrafic, cela ne signifie pas pour autant qu'elle soutienne l'idée que les services d'enquête puissent s'octroyer des prérogatives de prévention et de traitement préjudiciaire, qui relèvent du renseignement administratif.

Ainsi, si le rapporteur de la commission d'enquête peut soutenir la création d'un tel dispositif, c'est à la condition qu'il soit suffisamment encadré, qu'une autorité de supervision soit clairement désignée et que le « partage des rôles » soit bien garanti. Là encore, il est frappant qu'aucun des acteurs interrogés (DGPN, DGGN, Ofast) n'ait été capable de se poser d'initiative la question du contrôle à mettre en place et des limites à apporter au fichier souhaité, pas plus que de préciser la nature des traitements qui seraient envisagés dans le cadre de la « base de données » souhaitée.

Aux yeux de la commission, la gravité de la menace ne justifie pas que soit donnée aux services la possibilité de « piocher » des informations dans un gigantesque fichier pour y découvrir, par hasard ou par chance, des éléments qui n'auraient pas été révélés au cours de l'enquête pénale. Le parallèle avec le terrorisme est, là encore, éclairant : une telle opération, sensible par nature, ne peut relever que du premier cercle du renseignement (ou de services du second cercle limitativement énumérés dont le « besoin d'en connaître » sera préalablement démontré et régulièrement réévalué) ; elle doit également être soumise à un cadre juridique clair évitant toute ingérence excessive dans la vie privée (les données des proches des suspects peuvent également apparaître dans les procédures...) et maintenant une ligne de partage nette entre le judiciaire et le renseignement.

2. Professionnaliser les services du second cercle
a) Mieux préparer la judiciarisation des dossiers

Si la Junalco relève que le renseignement criminel s'est largement développé ces dernières années, elle souligne aussi la nécessité de poursuivre la professionnalisation des services de renseignement787(*). Elle perçoit d'ailleurs dans la faculté de transmettre des informations judiciaires aux services de renseignement un moyen de « faire progresser » sa capacité de judiciarisation, « tout comme il faut que les services de renseignement progressent dans leurs capacités à s'investir dans la lutte contre la criminalité organisée »788(*).

S'agissant des dossiers traités par le pôle « renseignement » de l'Ofast, près de la moitié des dossiers de la Cross nationale ont été judiciarisés. Ce ratio est plutôt satisfaisant et repose sur un travail étroit avec l'autorité judiciaire, notamment lorsqu'une source humaine est à l'origine de la procédure et pourrait y apparaître. Ce sont en effet les dossiers pour lesquels la judiciarisation peut être la plus difficile à déclencher et la procédure la plus complexe à respecter.

b) Garantir l'étanchéité entre les actions de renseignement menées par le « second cercle » et les procédures judiciaires : le cas de l'Ofast

Le rôle de chef de file de la lutte contre le trafic de stupéfiants attribué à l'Ofast a conduit à la création d'une structure particulière, qui réunit en son sein un pôle opérationnel et un pôle « renseignement ». Ce choix peut légitimement susciter des interrogations quant à l'étanchéité de ces deux compartiments, physiquement situés au même endroit.

Le pôle « renseignement » est notamment chargé de l'animation de la Cross nationale, de la gestion des cibles d'intérêt prioritaire et de diverses investigations spécifiques à ses missions. Il constitue l'un des piliers de l'Office et a établi, en 2023, plus de 500 notes de renseignement, témoignant d'un niveau élevé d'activité.

L'Ofast a voulu se doter d'un tel pôle pour traiter d'égal à égal avec les autres services de renseignement et pour professionnaliser ce renseignement789(*). Or, lors d'un contrôle sur place, le président et le rapporteur de la commission d'enquête ont pu se rendre compte que cette professionnalisation n'était pas encore totalement au rendez-vous, ne serait-ce que formellement : si les agents sont bien spécialisés, les locaux ne sont pas sécurisés (voir supra), les personnels peu au clair de la distinction entre le judiciaire et le pénal, ce qui ne peut que nourrir des doutes quant à l'étanchéité entre ces deux approches au sein de l'Office. De plus, il arrive que des agents du pôle opérationnel mettent en oeuvre des techniques de renseignement, alors même que cette mission ne relève pas de leurs compétences théoriques. Souvent, c'est parce que les agents ne disposent pas d'informations suffisamment constituées pour lancer des investigations dans un cadre judiciaire : mais, si tel est le cas, le dossier n'a aucune raison de rester au sein du pôle opérationnel.

Le pôle « renseignement » est également compétent en matière d'investigations internationales, y compris sur des tâches opérationnelles. Il s'agit, là encore, d'une brèche potentielle entre les deux missions.

Enfin, en tant que service du second cercle, le pôle « renseignement » de l'Ofast peut mettre en oeuvre des techniques de recueil du renseignement (TRR). Plusieurs centaines de ces techniques ont été mises en oeuvre en 2023 ; leur nombre est en baisse de 32 % par rapport à 2022 mais pour un taux de judiciarisation nettement supérieur (33 %, contre 10 % en 2022)790(*). Si cette évolution est encourageante, les chiffres bruts attestent que l'Ofast apparaît encore loin d'être un acteur de premier plan et semble sous-dimensionné pour agir comme un véritable service de renseignement. Comme on l'a déjà souligné dans le cadre de la recommandation tendant à faire de l'Ofast une véritable « DEA à la française », les missions du pôle « renseignement » doivent être rationalisées et l'étanchéité enfin assurée avec le pôle opérationnel.

3. Redynamiser le dispositif des Cross

La nouvelle version du plan national de lutte contre les stupéfiants, dont les lourdes imperfections ont été évoquées ci-avant, devrait appeler à accroître les capacités du renseignement opérationnel dans les territoires. Cette mesure, à l'instar des autres, apparaît particulièrement floue. Si l'objectif est de mieux connaître les zones d'implantations des trafiquants et les réseaux, alors la commission d'enquête propose, de manière beaucoup plus concrète, de redynamiser le dispositif des Cross.

a) Poursuivre la montée en puissance des Cross

Parmi les missions des Cross figurent le recueil, l'analyse, l'enrichissement et le partage des renseignements opérationnels, la cartographie des réseaux ou encore la constitution d'une cellule de documentation criminelle. Le réseau des 104 Cross est coordonné par la Cross nationale, l'une des six sections du pôle « Renseignement » de l'Ofast. La Cross nationale vise également à collecter, à traiter et à enrichir le renseignement criminel. Deux autres Cross nationales thématiques ont été créées et sont dédiées aux vecteurs portuaire et aéroportuaire - cette dernière incluant les enjeux liés au fret postal.

En 2023, les Cross ont reçu 13 307 signalements, soit une augmentation de 18 % par rapport à l'année 2022 (11 214 signalements).

Répartition de l'origine des informations reçues par les Cross en 2023

Source : commission d'enquête, d'après le bilan annuel d'activité 2023 de l'Office anti-stupéfiants

La suite donnée à ces informations et les résultats obtenus confirment la montée en puissance du réseau des Cross. En 2023, 39 % des informations reçues ont fait l'objet d'une note de renseignement. Sur ces 5 187 notes, un peu moins d'un tiers a trouvé une traduction judiciaire ou douanière.

Évolution des informations reçues par les Cross entre 2022 et 2023

Source : commission d'enquête, d'après les éléments transmis par l'Ofast, la direction générale de la police nationale et la direction générale de la gendarmerie nationale

À l'occasion de ces procédures judiciaires, 3 590 personnes ont été placées en garde à vue et 1 265 écrouées, 290 réseaux et 251 points de deal ont été démantelés tandis que 16,5 tonnes de cannabis ont été saisies, ainsi que 721 kilogrammes de cocaïne, 78 kilogrammes d'héroïne, 223 kilogrammes de drogues de synthèse, 604 armes, 225 véhicules et quasiment dix millions d'euros d'avoirs en valeur. Les saisies ont donc diminué par rapport à 2022, notamment pour ce qui concerne la cocaïne (3,4 tonnes) mais aussi les avoirs criminels (11 millions d'euros), sans que des facteurs d'explication n'aient été avancés.

Évolution des résultats obtenus à la suite de notes de renseignement des Cross entre 2022 et 2023

Source : commission d'enquête, d'après les éléments transmis par l'Ofast, la direction générale de la police nationale et la direction générale de la gendarmerie nationale

Pour poursuivre leur montée en puissance, les Cross doivent être véritablement fonctionnelles sur l'ensemble du territoire et disposer de personnels suffisamment formés pour en assurer l'animation et favoriser l'exploitation des renseignements. La commission d'enquête se félicite à cet égard qu'un système d'information dédié aux Cross soit déployé en 2024, dans une logique de professionnalisation des méthodes de travail des cellules et de sécurisation de la gestion des informations détenues (partage d'informations, facilitation de la coordination et du suivi au niveau national, harmonisation des documents de travail, etc.).

b) Éviter « la mise au vert » de certains délinquants

Les auditions et les déplacements menés par la commission d'enquête l'ont conduite à disposer d'un échantillon assez représentatif des écosystèmes de coopération au niveau local. Or, en dépit des résultats très positifs en 2023, et qu'il convient de saluer, le constat est clair s'agissant des Cross ; il y a des endroits où elles fonctionnent très bien, d'autres où elles ont été totalement mises de côté, se réunissant à peine une fois par an. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation : la qualité des relations interpersonnelles, qui demeure un facteur prépondérant791(*), la présence ou non d'une antenne de l'Ofast à proximité pour redynamiser le réseau, des « faits » d'actualité, qui peuvent conduire à réactiver des cellules en sommeil.

La mise en sommeil de certaines Cross constitue, pour les narcotrafiquants, une faille supplémentaire dont ils peuvent tirer profit. Les auditions menées avec des magistrats, des policiers et des gendarmes de zones rurales ont confirmé une tendance des trafiquants à chercher à se « mettre au vert », que ce soit pour trouver un nouveau lieu de stockage pour leurs produits ou pour trouver « refuge » dans une commune plus calme et pas en première ligne dans le narcotrafic.

Ainsi que le résumait Karine Malara, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse : « les délinquants nous avouent parfois qu'ils se sont mis au vert dans un village, où ils bénéficient d'un relatif anonymat et où ils courent moins le risque d'être identifiés par les forces de l'ordre que dans les villes. Les zones rurales sont aussi les bases arrière des trafics, notamment en matière de stockage. Il en va ainsi de Bourg-en-Bresse pour les trafiquants lyonnais, qui s'y comportent en distributeurs, en développant des stratégies géographiques afin de se rapprocher de la clientèle, présente partout »792(*).

Par ailleurs, la création des Cross répond à une logique préventive : que certaines cellules soient réactivées après l'interception d'une cargaison de stupéfiants ou après un fait criminel violent s'inscrit à rebours de l'objectif poursuivi et également défendu par la commission d'enquête tout au long de ce rapport, à savoir, parvenir, enfin, à anticiper pour cesser d'être dans la réaction permanente.

La direction générale de la police nationale a procédé à une évaluation du réseau des Cross à la fin de l'année 2023, évaluation qui devrait lui permettre de proposer des ajustements. Lors de leurs auditions, tant le directeur général de la police nationale que la cheffe de l'Ofast sont restés très flous sur ces évolutions. Il revient pourtant à l'Ofast, en tant que chef de file de la lutte contre le trafic de stupéfiants et que « Cross nationale », de pouvoir animer le dispositif des Cross, en particulier dans les territoires où elles sont délaissées. Il est partout nécessaire de disposer de tels espaces de discussion et de coordination, qui permettent d'éviter les « renseignements perdus » et de traiter tous les signaux faibles, qui peuvent éclairer l'organisation d'un réseau ou du trafic793(*).

Or, le temps presse quand il s'agit de s'opposer à des organisations criminelles puissantes. La commission d'enquête propose donc :

· de conduire une action de sensibilisation auprès de l'ensemble des forces de sécurité intérieure pour favoriser la remontée d'informations brutes en provenance des effectifs de terrain. Le but de la Cross n'est pas seulement de pouvoir discuter de dossiers en voie d'être judiciarisés, mais également de pouvoir anticiper en recoupant des informations brutes qui n'auraient peut-être pas été exploitables prises isolément, mais qui peuvent être enrichies en étant comparées et recoupées. Un tel travail a été engagé par la préfecture de police de Paris794(*) ;

· de définir, dans certaines régions, des « Cross cheffes de file », sur le modèle francilien. En Île-de-France, la Cross 75 centralise, analyse et enrichit tout le renseignement qui concerne son ressort avant de faire « redescendre » ces informations vers les Cross franciliennes, qui en retour les diffusent à l'ensemble des services et unités contributeurs. Ce modèle pourrait être utilement répliqué dans d'autres régions : les Cross ayant un faible volume d'activités pourraient participer aux travaux de leur Cross cheffe de file. Ces organisations intermédiaires ne seraient pas nécessairement alignées avec le périmètre de la région, mais pourraient tenir compte des particularismes locaux : on rappellera au lecteur l'exemple déjà évoqué de Verdun et de ses liens difficiles avec la Cross de Metz, alors même que le trafic local est largement alimenté par les réseaux messins.

c) Intégrer le parquet

Les travaux menés par la commission d'enquête ont fait apparaître des disparités quant à la présence ou non du parquet aux réunions des Cross. Cet état de fait s'inscrit en porte-à-faux des recommandations émises lors de la création des Cross : sans prévoir que les parquets soient membres de ces structures, une dépêche de la direction des affaires criminelles et des grâces avait néanmoins souligné, dès 2018, que les missions assurées par les Cross devaient « permettre au procureur de la République d'enrichir les enquêtes en cours ou d'ouvrir de nouvelles enquêtes »795(*).

L'intégration systématique du parquet aux réunions des Cross apparaît donc essentielle, et pour deux raisons. D'une part, elle pourrait permettre de donner un premier cadre à ce que la commission d'enquête appelle de ses voeux, une « judiciarisation du renseignement » et une « renseignarisation du judiciaire » et, d'autre part, elle permettrait de disposer d'une vision globale de la délinquance et des menaces qui pèsent sur un même territoire. L'intégration des parquets pourrait tenir compte des particularités de la délinquance locale : les procureurs ne seraient pas seulement invités à participer à leur Cross départementale, ils pourraient également demander à participer à des Cross limitrophes.

?

Le renseignement, qu'il soit recueilli et enrichi par un service du premier cercle ou par un service du deuxième cercle, criminel ou administratif, est à la base des enquêtes judiciaires qui sont ensuite conduites pour démanteler les réseaux. Il suppose l'investissement de l'ensemble des services concernés, au niveau central comme au niveau local, à travers le réseau des Cross.

Recommandation n° 20 de la commission d'enquête : tracer une juste frontière entre le judiciaire et le renseignement

· Rationaliser l'intervention des services du renseignement et définir des « doctrines d'arbitrage » en cas de dossiers recoupant les champs de compétence des chefs de file (stupéfiant, fraude fiscale, blanchiment) ;

· Donner à la DGSI les moyens d'être pleinement mobilisée dans la lutte contre le narcotrafic ;

· Former les personnels des services de renseignement du second cercle à la judiciarisation des dossiers et garantir l'étanchéité entre les pôles opérationnel et renseignement de l'Ofast ;

· Accroître la transmission d'informations entre les juridictions et les services de renseignement par l'intermédiaire d'un dispositif de feed-back inspiré de celui mis en place dans la lutte contre le terrorisme ;

· Définir les cadres d'usage de l'intelligence artificielle ;

· Subordonner la création d'un fichier « criminalité organisée » à l'identification claire de son périmètre, des services appelés à y accéder et des modalités de sa supervision, en interdisant tout lien avec des dossiers judiciaires en cours ;

· Envisager une expérimentation du renseignement algorithmique en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, avec des règles adaptées et clairement encadrées ;

· Redynamiser le dispositif des Cross, en intégrant les parquets, en encourageant les remontées d'informations en provenance des effectifs sur le terrain et en désignant des Cross « chef de file » pour centraliser et enrichir le renseignement et éviter les « informations perdues ».


* 781 Audition de Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, 18 mars 2024.

* 782 Office anti-stupéfiants, bilan annuel 2023.

* 783 Selon des éléments transmis par la direction générale de la police nationale en réponse au questionnaire du rapporteur.

* 784 Direction du renseignement militaire, «  Intelligence artificielle et renseignement militaire », Revue défense nationale, 2019/5, n° 820.

* 785 Audition précitée du 18 mars 2024.

* 786 Ibid.

* 787 En réponse au questionnaire du rapporteur.

* 788 Audition de représentants de la Junalco, 7 décembre 2023.

* 789 Audition de Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office antistupéfiants, 18 mars 2024.

* 790 Office antistupéfiants, bilan annuel d'activité 2023.

* 791 Lors du 25e comité de suivi des Cross, plusieurs exemples de frictions locales ont été évoqués tels que, dans un département, l'interdiction d'accès de la Cross aux brigades locales de gendarmerie.

* 792 Audition du 15 janvier 2024.

* 793 Audition en format rapporteur d'Annabelle Vandendriessche, cheffe du Sirasco, 10 janvier 2024.

* 794 Préfecture de police de Paris, « Le dispositif de la préfecture de police en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants », contribution aux travaux de la commission d'enquête, 21 mars 2024.

* 795 Direction des affaires criminelles et des grâces, dépêche relative à la lutte contre la criminalité organisée et les trafics au sein des quartiers de reconquête républicaine, 7 septembre 2018.

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