B. INSTAURER UN VÉRITABLE « PLAN D'URGENCE » DES MOYENS POUR LA LUTTE CONTRE LE NARCOTRAFIC

La commission d'enquête a acquis la conviction, amplement documentée dans ce rapport, qu'en matière de lutte contre le narcotrafic, la France n'est pas encore passée à l'échelle. Avec des services répressifs débordés et une justice embolisée face à des narcotrafiquants dont les moyens sont infinis, la partie est terriblement inégale. Isabelle Couderc, vice-présidente chargée de la coordination de la section Jirs « criminalité organisée » au tribunal judiciaire de Marseille, ne disait pas autre chose en déclarant devant la commission d'enquête : « Je crains que nous ne soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille »722(*).

Le garde des sceaux a choisi de répondre à ces propos par un courroux déplacé et une grave mise en cause723(*), publiquement assumée724(*), des magistrats.

La commission d'enquête pense au contraire que la seule réponse possible à l'inquiétude légitime des magistrats est de renforcer massivement les moyens policiers et judiciaires contre le narcotrafic, dans le cadre d'un véritable plan d'urgence.

1. Renforcer la police judiciaire comme la sécurité publique : « taper plus haut » et occuper le terrain

Dans les zones rurales et les petites villes touchées par le narcotrafic, la priorité est de renforcer les effectifs de police judiciaire comme de sécurité publique. Au cours de ses déplacements de terrain, la commission d'enquête a entendu à de nombreuses reprises les forces de police et de gendarmerie dire leur frustration de ne pas pouvoir remonter les filières, faute de moyens humains, et de devoir se contenter de « taper bas » pour obtenir une réponse pénale immédiate725(*). Cette frustration est à la hauteur de leur engagement : il est du devoir de l'État d'honorer le sien, qui est de leur donner les moyens de lutter. Ces moyens incluent également des équipements informatiques dignes de ce nom.

La réponse policière se joue aussi dans l'occupation de la voie publique, au moment crucial où un point de deal commence à s'implanter : il faut alors une présence renforcée que les forces locales n'ont pas nécessairement les moyens d'assurer.

Une telle présence se joue notamment dans une capacité rapide de déploiement de moyens de police judiciaire, les enquêtes approfondies étant, comme on l'a vu, le seul moyen de porter un coup décisif aux réseaux. Là encore, le manque de moyens humains et techniques est criant. Pour faire face à ce constat, il convient d'aller bien au-delà des mesures ponctuelles que le Gouvernement envisage avec la mise en oeuvre, depuis septembre 2023, d'unités nationales déployables (l'unité d'investigation nationale (UIN) pour la police, et l'unité nationale de police judiciaire (UNPJ) pour la gendarmerie).

D'après les éléments sollicités par la commission d'enquête, celles-ci sont en effet :

· faiblement dotées : en ce qui concerne la gendarmerie, et en dépit d'une cible de 30 effectifs (2 officiers et 28 enquêteurs dont « certains » - leur nombre n'est pas précisé - seront spécialisés dans les domaines de la délinquance financière et de la cybercriminalité), qui ne sera atteinte qu'après les jeux Olympiques, l'effectif réel était seulement, en mars 2024, de 15 personnels ; pour la police, les moyens semblent tout aussi dérisoires, avec une unité de seulement 22 effectifs (un commissaire, chef d'unité, un commandant divisionnaire, deux officiers chefs de groupe et 15 enquêteurs - là encore, la répartition entre officiers et agents de police judiciaire n'est pas précisée - avec un « état-major » comprenant deux secrétaires administratifs et une analyste, soit trois postes qui ne sont pas affectés au terrain) ;

· animées d'une vocation floue : alors que la gendarmerie admet, dans une note adressée au rapporteur, que « la doctrine d'emploi de l'UNPJ est en cours d'élaboration [et] permettra de préciser les conditions de sa saisine, son déploiement, sa constitution, les contentieux pris en compte » (cette absence de doctrine n'ayant pas empêché l'unité d'être plusieurs fois engagée depuis sa création, principalement sur des opérations « place nette » et « Tempête »), la doctrine communiquée au rapporteur par la DGPN reste muette sur la nature des situations ou des infractions qui peuvent donner lieu à la mobilisation de l'UIN726(*). Elle est, en revanche, très claire sur le caractère ponctuel du soutien qu'elle apportera aux forces locales : « La durée d'engagement de l'UIN sur un secteur et un dossier donnés ne peut être que temporaire afin de maintenir la capacité de projection de la force au bénéfice de l'ensemble des services territoriaux. Son engagement dure le temps nécessaire à l'enquête et ne peut s'inscrire dans la phase postérieure aux interpellations. De même, l'UIN n'a pas vocation à assurer la phase de défèrement et de présentation des mis en cause à l'autorité judiciaire » : en d'autres termes, l'unité a vocation à partir partout où elle est appelée, en « pompier », avant même la fin des enquêtes qu'elle aura pourtant contribué à mener à bien.

Cette situation n'est pas acceptable et les mesures prises, si elles procèdent d'une intention vertueuse, ne sont pas suffisantes. L'inquiétude est grande face non seulement aux lacunes des moyens actuels, mais aussi face aux effets prévisibles de la mobilisation totale attendue des forces de sécurité intérieure pendant la période - ô combien sensible ! - des jeux Olympiques et Paralympiques à l'été 2024 : au cours de l'été, quelle sera la possibilité de continuer à engager des forces pour lutter contre le narcotrafic, dans un contexte où les officiers de police judiciaire eux-mêmes seront requis pour des missions de sécurisation et de voie publique727(*) ? Quelle sera la doctrine du ministère de l'intérieur pour gérer cet événement porteur de menaces, mais aussi pourvoyeur d'un public étranger nombreux qui peut constituer une masse nouvelle de consommateurs de stupéfiants, et donc un revenu supplémentaire pour le trafic ?

Plus encore, que se passera-t-il lorsque, après un été laborieux, de nombreux policiers et gendarmes prendront leurs congés en septembre, créant un déficit capacitaire dont les trafiquants ne manqueront pas de profiter ?

Ces questions, pourtant soulevées par la commission d'enquête depuis le début de l'année 2024, n'ont pas encore trouvé de réponse.

2. Armer les tribunaux en moyens humains et matériels

Les déplacements de la commission d'enquête dans les tribunaux judiciaires de Bobigny, Dijon, Lyon, Marseille, Valence et Verdun ont mis en évidence un constat commun, détaillé dans ce rapport728(*) : une véritable embolie face à l'afflux de « petites mains » du trafic et, plus préoccupant encore, une insuffisance de moyens qui touche aussi les Jirs et la Junalco.

Ces faiblesses sont parfaitement, et cyniquement, exploitées par certaines défenses de trafiquants du « haut du spectre » qui optent pour des stratégies de « guérilla » sur des points de procédure parfois spécieux afin de faire perdre un temps d'audiencement qu'elles savent compté729(*).

La réponse, évidente, consiste donc dans un renforcement des effectifs de magistrats afin de dégager du temps d'audiencement, mais aussi de spécialiser davantage les cabinets d'instruction. Mais il convient de ne pas oublier les greffiers, dont la présence est indispensable à la tenue de chaque audience, ni les adjoints administratifs, appelés à jouer un rôle de plus important, notamment en matière d'entraide internationale.

Des solutions spécifiques pour les Jirs proposées par les magistrats

Pour répondre aux problèmes spécifiques rencontrés par les Jirs, le tribunal judiciaire de Marseille a, par l'entremise de son président, présenté à la commission d'enquête une solution « clés en main ». Pour répondre aux besoins, il faudrait pour le siège :

· un magistrat « placé » (de tels magistrats étant des « sapeurs-pompiers » délégués par le premier président de la cour d'appel pour permettre aux juridictions de faire face aux absences de leurs membres, par exemple en cas de congé de maternité ou d'arrêts maladie) par cabinet d'instruction ;

· un greffier et un adjoint administratif par cabinet ;

· un juriste-assistant pour deux cabinets ;

· deux assistants spécialisés en entraide pénale internationale et en analyse criminelle pour trois cabinets ;

· un service de numérisation performant et correctement dimensionné.

Enfin, la réponse de l'État passe aussi par une remise à niveau de moyens informatiques tout à fait obsolètes qui grippent la machine judiciaire730(*).

Recommandation n° 16 de la commission d'enquête : donner de véritables moyens de lutte aux magistrats et aux services répressifs

· Augmenter massivement les moyens humains sur le terrain, que ce soit en sécurité publique ou en police judiciaire, bien au-delà de ce que permettent les unités nationales récemment créées ;

· Renforcer les tribunaux judiciaires en moyens humains et informatiques ;

· Mieux valoriser le métier de greffier et celui d'adjoint administratif ;

· Renforcer l'équipe autour du magistrat, notamment en reprenant les propositions du tribunal judiciaire de Marseille pour répondre aux besoins des Jirs.


* 722 Audition du 5 mars 2024.

* 723 Le garde des sceaux a d'abord rencontré les magistrats du tribunal judiciaire de Marseille le mardi 19 mars en marge du déplacement du Président de la République. La réunion, houleuse, a été rapportée par le Figaro (« L'opération “place nette” à Marseille réveille la tension entre Éric Dupond-Moretti et les magistrats ») ; le ministre aurait notamment accusé les magistrats de « faire le jeu de l'extrême droite ».

* 724 Lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement du mercredi 27 mars 2024, répondant à une interpellation du rapporteur sur les reproches adressés aux magistrats à Marseille, le garde des sceaux a déclaré : « J'ai dit que lorsque l'on exprimait l'idée qu'une guerre était perdue, on la perdait. Oui, c'est une réalité ».

* 725 Cette frustration était particulièrement criante à Verdun.

* 726 La doctrine communiquée au rapporteur se borne à indiquer que « La sollicitation en renfort de l'UIN peut être effectuée par la hiérarchie de toute circonscription de police nationale sous le couvert du directeur départemental ou interdépartemental de police nationale [...] afin de déclencher l'élaboration d'un diagnostic de la situation locale et de confirmer l'opportunité de l'engagement de l'unité », ce qui n'apparaît pas d'une parfaite clarté sur la nature de la « situation locale » ainsi visée.

* 727 Pour mémoire, et comme le rappelait le récent rapport d'Agnès Canayer et Marie-Pierre de La Gontrie sur la sécurité des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, « Sur la totalité de la période estivale, [le taux de présence des forces de sécurité intérieure] oscillera entre 75 % et 100 % alors qu'il s'établit habituellement entre 45 et 60 % sur ces mêmes périodes, témoignant du caractère inédit de la situation » ; pour assurer ce taux de présence, « d'après un principe général posé par le ministre de l'intérieur, seulement dix jours de congés - en dépit de la période estivale - seront autorisés entre le 15 juin et le 15 septembre » : il est donc très probable que de nombreux congés soient pris après le 15 septembre.

* 728 Partie II-3.

* 729 Ces stratégies ont été exposées à la commission d'enquête dans les tribunaux de Bobigny, Lyon et Marseille.

* 730 Voir la partie II-3 sur les défaillances du logiciel Sirocco.

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