IV. REMETTRE À NIVEAU LES MOYENS D'ACTION DES SERVICES RÉPRESSIFS
Si la France est menacée de submersion par le narcotrafic, c'est en partie dû à la dramatique dissymétrie de moyens entre les trafiquants et les services répressifs. Pour éviter le basculement, il faut donc mettre fin à ce déséquilibre en donnant à nouveau à tous les acteurs de la lutte les moyens d'agir.
A. TRANSFORMER L'OFAST EN PROFONDEUR : VERS UNE « DEA À LA FRANÇAISE »
La commission d'enquête a mis en évidence les fragilités dont souffre l'Ofast dans son rôle de chef de file de la lutte contre le narcotrafic. Elle propose donc une série de mesures destinées à lui donner une véritable position d'animation du réseau des services répressifs. Si l'Ofast a l'ambition d'impliquer l'ensemble des acteurs de la lutte contre le trafic de stupéfiants, il faut lui en donner les moyens opérationnels et institutionnels.
1. Améliorer la coordination entre les antennes de l'Ofast
La commission d'enquête a mis en évidence des problèmes préoccupants de coordination entre certaines antennes de l'Ofast, en particulier aux Antilles, dont les magistrats se sont fait l'écho716(*). De telles difficultés ne peuvent qu'affaiblir le rôle de l'Ofast en tant que coordinateur des services douaniers et policiers de la lutte contre le trafic.
La coordination entre les antennes d'une part, et entre celles-ci et le siège central de l'autre, est d'autant plus cruciale que la mobilité géographique des trafiquants et des flux s'est considérablement accrue, avec des circulations criminelles entre des départements parfois très éloignés. La Bourgogne est l'une des illustrations les plus frappantes de ce phénomène : au Creusot, un réseau dont les têtes étaient parisiennes a été démantelé ; à Dijon, les « Marseillais » ont tenté de récupérer un point de deal717(*). Or la coopération entre le territoire d'origine et le territoire d'implantation est indispensable pour mieux comprendre ces phénomènes, comme les méthodes particulières des Marseillais : salaires plus élevés, mais répression très violente en cas de « défaillance » (défection, « carottage », etc.).
2. Garantir la qualité des recrutements et l'incorruptibilité des agents de l'Ofast
Le président et le rapporteur ont appris, lors de la visite au siège de l'Ofast, que l'Office ne maîtrisait pas entièrement ses recrutements. Pour exercer son rôle de chef de file, l'Ofast ne peut faire l'économie d'une politique de gestion des ressources humaines en propre.
La visite du président et du rapporteur à l'Ofast a également montré que l'Office n'était pas mieux équipé pour détecter les consultations anormales de fichiers. Ce point est paradoxal au vu de la saillance du phénomène d'utilisation abusive de fichiers de police au service des trafiquants, décrit dans ce rapport comme un phénomène en forte augmentation718(*). C'est l'un des éléments de la corruption dite de « basse intensité » qui affaiblit la réponse policière et sape le rapport des citoyens à l'État. Il est inconcevable que l'Ofast ne soit pas en mesure de détecter les consultations anormales de fichiers : il devrait, tout à l'inverse, être prioritaire dans le déploiement d'outils permettant une telle détection.
Les agents de l'Ofast sont les plus exposés au risque de corruption par les trafiquants, en particulier pour la consultation de fichiers comme le système d'immatriculation des véhicules (SIV) ou le fichier des objets et des véhicules signalés (FOVeS). Ils devraient donc faire l'objet des contrôles les plus rigoureux, qui sont autant de protections.
3. Renforcer le chef de filat de l'Ofast : l'interministériel XXL
Les travaux de la commission d'enquête - auditions, déplacements de terrain, communications écrites reçues des acteurs de la lutte contre le narcotrafic - l'ont convaincue que le positionnement institutionnel de l'Ofast en tant que service central rattaché à la direction nationale de la police judiciaire n'était pas le bon, comme la deuxième partie de ce rapport l'a exposé719(*).
La commission d'enquête propose donc un double rattachement de l'Ofast au ministère de l'intérieur et à celui de l'économie et des finances, ce statut lui apparaissant comme le seul à même de permettre à l'Ofast d'assumer sa mission de chef de file et de lui donner autorité sur l'ensemble des parties prenantes. Un tel positionnement facilitera également une convergence de l'approche financière et de l'approche criminelle, qui doivent être mises en oeuvre simultanément pour une action efficace contre le narcotrafic.
À la faveur de cette évolution, un rapprochement entre l'Ofast et la mission de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) et l'Ofast pourrait être envisagé. Rattachée au Premier ministre depuis 2008, la Mildeca a pour objet, ainsi que son président, Nicolas Prisse, l'a exposé lors de son audition par la commission d'enquête, de « coordonner l'action publique en mobilisant l'ensemble de ses leviers et en facilitant leur articulation, depuis les sujets les plus régaliens jusqu'à l'accompagnement des personnes et la réduction des risques et des dommages »720(*). Une part de son action a donc partie liée à la répression du trafic de stupéfiants.
La Mildeca est, en outre, l'opérateur du fonds de concours « Drogue » alimenté par les saisies et confiscations des avoirs criminels, et finance à ce titre de nombreuses actions au bénéfice des forces opérationnelles - comme l'installation de deux radars dans la zone Antilles-Guyane721(*). Un rapprochement entre les deux organismes donnerait à l'Ofast des potentialités nouvelles, à la fois en enrichissant l'expertise de son pôle « stratégie » et en donnant à l'Office une maîtrise des actions financées par le fonds de concours - cette maîtrise financière étant un puissant levier d'affirmation de son autorité et un gage de prise en compte des enjeux qu'elle identifie comme prioritaires dans le cadre de sa mission d'analyse de la menace.
L'Ofast conserverait ainsi la pluralité de missions qui est au coeur de son ADN et qui empêche qu'il devienne un service hors-sol, détaché de l'opérationnel et du terrain : il demeurerait compétent en matière de stratégie, d'enquêtes judiciaires sur le « haut du spectre » et de renseignement.
Ce nouveau positionnement n'aurait pas de sens s'il n'était pas adossé à des mesures concrètes d'affirmation du rôle de l'Office en tant que chef de file. Ainsi renforcé, l'Ofast devra :
· bénéficier d'effectifs complémentaires pour mener à bien l'ensemble de ses missions : concrètement, il conviendra qu'il dispose d'une direction technique autonome lui permettant de maîtriser le déploiement de ses moyens judiciaires et de renseignement (TSE et TRR) et de cesser d'être tributaire du Siat ;
· professionnaliser et renforcer son pôle « renseignement », lui permettant de dialoguer d'égal à égal avec les services du premier cercle, y compris une DGSI réinvestie dans la lutte contre le narcotrafic ;
· être recentré sur son « coeur de métier », étant rappelé que ce périmètre n'inclut ni la rédaction de notes d'actualité pour les cabinets ministériels, ni la gestion des flagrants délits ;
· surtout, être renforcé dans son positionnement institutionnel, ce qui implique, d'une part, qu'il soit doté d'un véritable pouvoir d'évocation lui permettant de « récupérer » les enquêtes les plus complexes ou les plus sensibles et, d'autre part, qu'il soit systématiquement saisi ou co-saisi des dossiers gérés par les Jirs et par le futur Parquet national antistupéfiants, dont il sera l'interlocuteur naturel.
Recommandation n° 15 de la commission d'enquête : consolider l'Ofast et en faire une véritable « DEA à la française »
· Formaliser la coordination et la circulation du renseignement entre les différentes antennes de l'Ofast, notamment à travers les Cross qui y sont rattachées ;
· Donner à l'Ofast le contrôle de sa politique de ressources humaines ;
· Doter l'Ofast d'un algorithme de détection des consultations anormales de fichiers ;
· Placer l'Ofast sous la double tutelle du ministère de l'intérieur et des outre-mer et du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté numérique et lui donner l'autorité requise pour qu'il assume pleinement son rôle de « chef de file », avec notamment un pouvoir d'évocation ;
· Envisager un rapprochement entre l'Ofast et la Mildeca sur l'aspect stratégique et sur la maîtrise de l'emploi des deniers du fonds de concours « Drogues » ;
· Doter l'Ofast des moyens techniques et humains nécessaires pour bénéficier d'une véritable autonomie d'action et de décision.
* 716 Voir la partie II-6.
* 717 Cas respectivement présentés par David Marti, maire du Creusot, et Olivier Caracotch, procureur de la République près le tribunal de Dijon.
* 718 Voir notamment la partie II-4.
* 719 En particulier la partie II-6.
* 720 Audition du 11 décembre 2023.
* 721 Audition de Nicolas Prisse, président de la Mildeca, 11 décembre 2023.