II. SE DONNER LES MOYENS DE LA SÉCURITÉ DANS LES OUTRE-MER
Outre l'échelle internationale, la lutte contre le narcotrafic passe par des mesures adaptées dans tous les territoires de la République. Proches des États producteurs, convoités par les trafiquants pour leur place stratégique sur la route vers l'Europe, les outre-mer sont en première ligne face à la menace ; rempart sacrifié sur l'autel de l'entrave à l'arrivée des produits stupéfiants sur le continent européen, ils ont besoin d'un soutien que le Gouvernement n'a pas su leur apporter.
La commission d'enquête considère que la doctrine d'intervention de l'État pour lutter contre le narcotrafic dans les territoires d'outre-mer est vouée à l'échec si elle continue à prioriser la non-pénétration des produits stupéfiants sur le territoire métropolitain. Les résidents ultramarins méritent mieux de la part du Gouvernement : la commission d'enquête estime que la stratégie mise en place doit reposer autant sur la lutte contre l'entrée des stupéfiants dans les territoires ultramarins que sur l'évitement de leur pénétration en Europe.
Une telle stratégie ne peut fonctionner qu'avec des moyens supplémentaires, destinés à entraver les stratégies de contournement déployées par les organisations criminelles.
A. RENVERSER LA PHILOSOPHIE DE LA LUTTE CONTRE LE NARCOTRAFIC EN OUTRE-MER
En 2022, 55 % de la cocaïne saisie à l'entrée en métropole provenait de la Guyane et des Antilles650(*). Si la consommation tend à augmenter dans les territoires ultramarins, ceux-ci servent avant tout - comme on l'a vu en première partie - de zone de transit, de rebond et de stockage, avant le départ vers l'Europe.
Jusqu'ici, la stratégie du Gouvernement consiste à intervenir « en deuxième rideau », pour prévenir le départ des produits stupéfiants vers la métropole. Or, il serait sans doute plus efficace de mettre en place un véritable « premier rideau » pour entraver l'entrée même des stupéfiants dans les territoires ultramarins. Une telle approche suppose à la fois de lutter contre les stratégies de report des narcotrafiquants et d'accroître les contrôles dans les collectivités d'outre-mer.
1. Pérenniser et étendre les « contrôles à 100 % »
Le choix des Pays-Bas de mettre en place dès 2003 des « contrôles à 100 % » à l'arrivée des vols en provenance du Suriname a conduit à un déport des organisations criminelles vers la Guyane et, désormais, en réaction aux contrôles à 100 % menés sur les vols Cayenne-Paris, à une chute du nombre de convoyeurs au départ de Guyane et à un report vers les Antilles. De fait, les narcotrafiquants choisissent les territoires qui présentent les conditions les plus favorables pour exporter leurs produits et font de ces territoires des sites de stockage et de transit. Il faut donc parvenir à enrayer leurs chaînes logistiques.
La commission d'enquête estime que les contrôles à 100 % doivent être pérennisés, à condition qu'ils soient aussi étendus aux aéroports de Martinique et de Guadeloupe pour entraver les stratégies de contournement des trafiquants de stupéfiants. Cela impliquera en parallèle de renforcer les contrôles au niveau du fret maritime, toujours dans la logique d'anticiper et d'empêcher le report des organisations criminelles sur d'autres vecteurs de transport des produits stupéfiants (cf. infra).
La pérennisation des contrôles à 100 % en Guyane et leur extension aux Antilles supposent, en outre, la mobilisation de moyens adaptés à cette approche offensive : si le Gouvernement n'en prend pas conscience, cette politique est vouée à l'échec et continuera à donner lieu à des stratégies de contournement. La comparaison avec les Pays-Bas est frappante, et pas à l'avantage de la France :
· les Pays-Bas disposent de 85 enquêteurs à Schiphol, contre moins d'une cinquantaine de personnes pour les antennes de l'Ofast à Cayenne, à Orly et à Roissy - en tenant compte des renforts à venir ;
· 24 cellules de retenue sont prévues à Schiphol pour les mules in corpore, aucune dans l'enceinte des aéroports de Cayenne, d'Orly et de Roissy. Une seule chambre carcérale est disponible à l'hôpital de Cayenne, huit à l'Hôtel-Dieu à Paris, à partager avec l'ensemble des services d'enquête ;
· les bagages sont systématiquement scannés à Schiphol dans le cadre des contrôles à 100 %. Ce n'est pas le cas à l'arrivée à Orly et à Roissy651(*).
Il importe donc de mettre à niveau nos moyens, à la fois en augmentant le nombre de chambres carcérales et en mettant en oeuvre un contrôle systématique des bagages par scanner, sans quoi il est illusoire de penser que les contrôles à 100 % produiront les effets escomptés.
2. Accroître les contrôles à l'intérieur même des territoires ultramarins
Le renversement de philosophie appelé de ses voeux par la commission d'enquête implique de ne pas concentrer les moyens sur le seul aéroport Félix Éboué, mais de renforcer les contrôles routiers, sur les voies qui mènent à l'aéroport. Le point de contrôle routier d'Iracoubo, opéré par des gendarmes mobiles et des douaniers, a permis, en 2023, de contrôler 140 000 personnes, de constater environ 800 délits et de saisir près de 61 kilogrammes de cannabis et 36 kilogrammes de cocaïne652(*). La commission d'enquête partage à cet égard la proposition de la direction générale des outre-mer, qui avait proposé en 2022 d'aménager le poste de contrôle routier afin de pouvoir procéder à un contrôle des véhicules collectifs ainsi qu'à la prise en charge judiciaire des passeurs interpellés653(*).
La gendarmerie nationale doit également disposer des moyens nécessaires pour tenir d'autres points de contrôles routiers stratégiquement situés, par exemple dans la région du Maroni, à proximité du Suriname, voie d'entrée des stupéfiants en France. Comme l'expliquait en audition le général de brigade Jean-Christophe Sintine, commandant de la gendarmerie de Guyane, les personnes ciblées par la Cross sont transmises aux effectifs situés sur les points de contrôle, « ce qui permet d'exercer une vigilance particulière sur les véhicules qu'elles utilisent, dans l'objectif de trouver de la cocaïne dans leurs véhicules ou leurs bagages. Il y a donc un vrai travail en amont, qui est complété par des contrôles aléatoires un peu partout sur le territoire »654(*).
Au regard des spécificités géographiques des collectivités ultramarines, la commission d'enquête ne prétend pas que le déploiement de ces mesures suffira seul à freiner les flux de stupéfiants qui entrent dans ces territoires. La coopération internationale, en particulier avec les pays sud-américains, les îles des Caraïbes et les États-Unis, doit aussi prendre toute sa place.
Recommandation n° 9 de la commission d'enquête : mettre fin au sacrifice des outre-mer et lutter contre l'entrée de stupéfiants sur leur sol
· Pérenniser les contrôles à 100 % en Guyane, avec des moyens adaptés (nombre suffisant de chambres carcérales pour les « mules », contrôle systématique des bagages par scanner...) et les étendre aux Antilles ;
· Accroître les contrôles routiers et maritimes dans l'ensemble des territoires ultramarins.
* 650 Direction générale des outre-mer, « Organisation d'un webinaire sur la sécurisation des emprises portuaires », 11 octobre 2023.
* 651 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Tableau comparatif Schiphol, Cayenne, Orly et Roissy », novembre 2022.
* 652 D'après les données transmises au rapporteur par le ministère de l'intérieur et des outre-mer.
* 653 Direction générale des outre-mer, contribution à l'évolution du plan de lutte contre le trafic de stupéfiants, mai 2022.
* 654 Table ronde des forces de l'ordre de Guyane, 20 décembre 2023.