B. UNE AUTORITÉ JUDICIAIRE DÉBORDÉE

1. Une volonté de lutter contre le narcotrafic contrariée par un manque de moyens criant

L'ensemble des magistrats entendus par la commission d'enquête ont déploré la faiblesse des moyens matériels et humains qui leur sont accordés, en particulier pour traiter des contentieux liés à la criminalité organisée. La charge de travail est excessive et le temps consacré à chaque affaire est insuffisant, alors même que les dossiers sont lourds, complexes et très contestés. Élément notable et inquiétant, la pénurie frappe également les juridictions spécialisées (Jirs et Junalco).

Ce constat n'est malheureusement pas nouveau mais se trouve désormais singulièrement aggravé, faute d'une réaction suffisante de la part du Gouvernement. Ainsi, dès 2019, le groupe de travail sur le traitement de la criminalité organisée et financière présidé par François Molins (dont le rapport a été communiqué à la commission d'enquête) alertait la ministre de la justice sur « l'engorgement au niveau des juridictions d'instruction et de jugement [qui] traduit un phénomène de saturation très problématique et impacte la politique de saisine au niveau des parquets. » Il ajoutait que « la capacité de jugement de certaines Jirs, identifiées à l'heure actuelle comme étant insuffisante et gravement déficitaire dans certaines juridictions, constitue l'une des problématiques majeures tant en première instance qu'au niveau des cours d'appel »379(*). Le groupe de travail regrettait que les outils permettant d'évaluer l'activité ne soient pas adaptés aux spécificités du travail des magistrats spécialisés et ne puissent donc pas conduire à mesurer objectivement les effectifs nécessaires dans ces juridictions.

Tous les magistrats ont également plaidé pour que soient renforcés les effectifs de greffiers et d'assistants spécialisés. Ces derniers pourraient par exemple seconder les magistrats dans leurs investigations patrimoniales, axe clé de la lutte contre le narcotrafic.

De fait, l'audiencement des dossiers d'instruction liés à la grande criminalité organisée est embolisé. À Paris, la juridiction se trouvait au mois de février 2024 incapable d'audiencer avant le mois de novembre 2024 des dossiers, pourtant prioritaires, comportant des personnes mises en examen et placées en détention provisoire380(*).

S'agissant des audiences devant la cour d'assises, si les dispositions relatives à la détention provisoire sont moins strictes, certains dossiers clôturés et comportant des personnes placées en détention provisoire ne pourront pas être jugés avant l'automne 2025. Au sein de la Jirs de Paris, une course contre le temps s'est engagée : le nombre d'affaires terminées a augmenté de 50 % entre 2021 et 2022 mais, dans le même temps, le nombre de saisines et le nombre de dossiers en stock ne cessent, eux aussi, de s'accroître381(*).

Les juridictions qui ont bénéficié de renforts, comme celle de Marseille, ont vite été rattrapées par la réalité du trafic et de sa violence : elles se retrouvent d'ores et déjà avec des schémas d'emplois obsolètes. En 2023, ce sont 69 procédures pour homicide volontaire en bande organisée ou tentative d'homicide volontaire en bande organisée qui ont été ouvertes à Marseille, soit plus d'un dossier de règlement de comptes par semaine, et 91 % de plus qu'en 2022. Le nombre de dossiers en stock et liés à la criminalité organisée a quant à lui augmenté de 21 %, passant de 419 à la fin de l'année 2022 à 519 à la fin de l'année 2023.

Le tribunal judiciaire de Grenoble a décidé d'opter pour un « contournement organisationnel » au manque de moyens et au manque de suivi des dossiers liés au narcotrafic qui peut en découler. Un juriste assistant est chargé de suivre la mise en oeuvre du plan national de lutte contre les stupéfiants. Il veille notamment à la bonne circulation des informations ainsi qu'à l'actualisation des dossiers concernant les trafiquants ainsi ciblés382(*).

Le constat du manque de moyens est partagé sur l'ensemble du territoire, métropolitain comme ultramarin, urbain comme rural. Comme le soulignaient les gendarmes de la compagnie de Saint-Quentin : les moyens humains de notre parquet sont notoirement insuffisants pour lutter de manière exhaustive contre le narcotrafic383(*). À Valence, le président du tribunal judiciaire a souligné que, faute d'effectifs suffisants, des violences assimilables à des actes de barbarie sont traitées en comparution immédiate, et que des dossiers qui auraient dû aller aux assises n'y vont plus. L'évolution des moyens ne suit plus celle de la violence, le pourcentage d'affaires criminelles traitées par les trois cabinets d'instruction est passé de 50 % en 2021 à 75 % en 2023, sans renfort384(*).

Sans effort supplémentaire à destination des juridictions sous-dimensionnées pour répondre au déferlement des dossiers de criminalité organisée, aucune mesure visant à accroître la lutte contre le narcotrafic ne sera efficace, sauf pour emboliser encore davantage nos tribunaux. La logique de renforts « par à-coups », sans rénovation de la politique de gestion des ressources humaines, ne fonctionne plus, et ce depuis longtemps.

2. L'obsolescence des moyens informatiques, le « marronnier » de l'institution judiciaire

Les déboires que connaît le ministère de la justice avec ses outils informatiques ont été abondamment commentés et déplorés, tant par des rapports parlementaires que par la Cour des comptes385(*). Sans surprise, ces difficultés participent elles aussi à entraver l'action des juridictions dans la lutte contre la criminalité organisée.

Les tribunaux judiciaires réclament des moyens informatiques adaptés au contentieux de la criminalité organisée et au traitement de ces procédures complexes, s'agissant par exemple du suivi des saisies et de la gestion des scellés. Les Jirs ne disposent même pas d'un outil leur permettant de produire des statistiques sur leurs dossiers, obligeant par exemple à un recomptage manuel dans le cadre des dialogues de gestion386(*).

L'applicatif Sirocco (Système informatisé de recoupement, d'orientation et de coordination des procédures en matière de criminalité organisée), qui doit permettre aux Jirs d'assurer un suivi et un pilotage de leurs activités au quotidien et de faciliter le recoupement entre des procédures présentant des liens de connexité a, certes, été déployé en 2023... mais a obligé les personnels concernés à reprendre à la main les données préexistantes pour les implémenter387(*). Un vacataire a été recruté dans chaque Jirs pour une durée de six mois à la seule fin de s'acquitter de cette mission, tout aussi chronophage que rébarbative.

Le tableau dressé par la Junalco de Paris devant la commission d'enquête témoigne plus généralement du retard accumulé par le ministère de la justice dans son plan de transformation numérique : le logiciel Cassiopée (Chaîne applicative supportant le système d'information opérationnel pour le pénal et les enfants), applicatif métier, est lent, manque de fluidité et ne permet pas de disposer de statistiques exactes sur les dossiers traités ; le logiciel NPP (Numérisation des procédures pénales) connaît constamment des difficultés ; les capacités de stockage sont sous-dimensionnées et le serveur de Paris est rempli à 99 % ; les ordinateurs ne sont pas assez puissants pour permettre l'ouverture des pièces jointes les plus volumineuses, sauf à attendre deux jours388(*).

S'ils n'étaient pas réels et ne constituaient pas un véritable handicap au travail des magistrats, la commission d'enquête aurait presque pu rire de ces exemples, tant ils semblent caricaturaux. Ils constituent pourtant une entrave de plus dans la lutte contre les narcotrafiquants, qui disposent eux de technologies de pointe. Le combat à armes égales attendra.


* 379 Groupe de travail présidé par François Molins, procureur général près la Cour de Cassation, Rapport remis à Mme la Garde des Sceaux, « Rapport sur le traitement de la criminalité organisée et financière », juin 2019.

* 380 D'après les éléments transmis par la juridiction interrégionale spécialisée de Paris au rapporteur.

* 381 Tribunal judiciaire de Paris, courrier dans le cadre du dialogue de gestion Jirs 2022 - Observations du tribunal judiciaire de Paris, 13 février 2023.

* 382 D'après les éléments transmis à la commission d'enquête après son déplacement en région lyonnaise.

* 383 En réponse au questionnaire du rapporteur.

* 384 Déplacement de la commission d'enquête à Valence, 28 mars 2024.

* 385 Voir par exemple l'enquête de la Cour des comptes sur le plan de transformation numérique du ministère de la justice, conduite à la demande de la commission des finances du Sénat, janvier 2022.

* 386 Tribunal judiciaire de Paris, courrier dans le cadre du dialogue de gestion Jirs 2022 - Observations du tribunal judiciaire de Paris, 13 février 2023.

* 387 Direction des services judiciaires, « Dialogue de gestion 2022 - Les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) », 14 mars 2023.

* 388 Audition de la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée, 7 décembre 2023.

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