E. LA PRÉOCCUPANTE ÉVOLUTION DU PROFIL DES NARCOTRAFIQUANTS, DE PLUS EN PLUS JEUNES ET DE PLUS EN PLUS VIOLENTS

1. Les nouveaux visages du trafic de stupéfiants : « Uber shit », jobbeurs, charbonneurs

L'économie française a connu l'arrivée de la société de chauffeurs privés « Uber » et de son application pour téléphone au début des années 2010. Le modèle économique de cette entreprise américaine a connu de nombreuses ramifications au sein de la société de manière générale et dans le secteur légal mais aussi dans l'économie illégale.

En effet, le phénomène d'ubérisation217(*) peut s'appliquer aux trafics de stupéfiants dans la mesure où les modes traditionnels de mise en relation entre les trafiquants et les consommateurs de drogues ont changé, de même que les modalités de recrutement des participants au trafic de stupéfiants.

Ainsi, le classique point de deal situé au pied d'un immeuble a vu apparaître de manière complémentaire, ou concurrente, un dispositif de livraison de la matière stupéfiante directement au domicile des clients. À cet égard, l'OFDT relève, en 2019, qu'« en matière de vente au détail, le phénomène le plus innovant concerne la région parisienne, avec l'émergence depuis cinq ans des “cocaïne call centers”. Adaptation du trafic aux réticences de nombre d'usagers insérés à se rendre sur les lieux de trafic, dans un contexte où la présence policière, du fait de la menace terroriste s'est faite plus visible, ces centres d'appel, situés généralement dans les banlieues, organisent la livraison du produit à domicile, tout en relançant les clients via SMS »218(*).

En outre, la mise en relation entre responsables de point de deal et des guetteurs, vendeurs et autres intervenants dans le trafic de stupéfiants se fait également, de plus en plus, via les réseaux sociaux (Snapchat, Instagram, etc.) alors qu'auparavant les jeunes habitants à proximité du point de deal suffisaient à occuper les différentes fonctions nécessaires au bon fonctionnement du point. À cet égard, Isabelle Couderc, vice-présidente en charge de l'instruction près le tribunal judiciaire de Marseille, constate que « le développement des “Uber shit”, la livraison du client à domicile, est en partie lié à cette pénurie de main-d'oeuvre »219(*).

Le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille, Nicolas Bessone complète ce constat en précisant que « le recrutement des petites mains du trafic se diversifie, leurs rangs étant désormais constitués en partie de “jobbeurs” venant de la France entière, ainsi que d'étrangers en situation irrégulière, mineurs comme majeurs »220(*).

La crise sanitaire liée au covid-19, les confinements et autres restrictions sur les déplacements et les contacts physiques qui en ont résulté n'ont fait qu'accélérer le processus d'ubérisation des trafics de drogue puisque la livraison à domicile a permis de contourner les interdictions mises en oeuvre pendant plusieurs mois.

Enfin, la livraison des produits stupéfiants s'est également déployée dans des zones rurales autrefois alimentées en drogues de manière plus limitée et artisanale, sur le modèle dit du « bouche-à-oreille ». Le commandant de gendarmerie Ismaël Baa décrit le phénomène actuel de livraison dans le département de l'Orne : « Nous constatons par ailleurs des changements du côté de la livraison, avec ce qu'on peut appeler des “Uber shit”, si vous me permettez l'expression : des fournisseurs venus des villes font de véritables tournées, en informant le matin leurs correspondants sur les produits disponibles et en prenant les commandes pour le jour même, et la livraison se fait en voiture avec un chauffeur et un vendeur, qui restent en mouvement constant. On est loin du point de deal fixe, même si le phénomène peut exister temporairement dans des pavillons ou en logement collectif »221(*).

Ainsi, si la campagne connaissait bien la tournée du livreur de lait ou de pain, elle connaît aujourd'hui la tournée du dealer.

2. Le rajeunissement du trafic : l'utilisation croissante de mineurs par opportunisme pénal

Les réseaux de délinquants, quel que soit leur domaine d'action, utilisent depuis longtemps les mineurs pour participer à la commission d'infractions compte tenu des règles pénales spécifiques qui s'appliquent à eux. En effet, les règles de procédure pénale sont différentes de celles applicables aux majeurs (par exemple, impossibilité de retenue judiciaire avant 10 ans222(*), pas de garde à vue possible avant 13 ans223(*)) et les peines encourues par les mineurs sont par principe diminuées de moitié224(*) ; de plus, les mesures et sanctions éducatives doivent être privilégiées par les juges des enfants avant tout prononcé d'une peine225(*).

L'économiste Clotilde Champeyrache, auditionnée par la commission, abonde en ce sens en estimant que « la place des jeunes dans les réseaux n'est pas nouvelle mais elle se renforce, à la fois parce que le risque pénal est moindre pour les mineurs et parce que les petits dealers, les choufs, ont une vision du crime très valorisée et valorisante. Ces enjeux culturels dans le crime sont souvent négligés au profit de la vision économique, alors qu'ils sont fondamentaux »226(*). La commission a effectivement pu vérifier ce constat au cours de ses différents déplacements auprès des acteurs judiciaires et des forces de l'ordre.

La procureure de la République près le tribunal judiciaire de Dunkerque, Charlotte Huet, partage cette analyse sur l'attrait des narcotrafiquants pour le recours à une main-d'oeuvre de dealers mineurs en raison de leur responsabilité pénale diminuée mais aussi car ils « sont plus disponibles en termes d'amplitude horaire ainsi que plus corvéables à merci : c'est une évolution symptomatique »227(*).

La pauvreté dans laquelle baignent certains quartiers ou certaines populations est aussi un terreau fertile pour les narcotrafiquants, qui font miroiter des rentrées d'argent rapides et faciles pour les mineurs et certaines familles. La procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille, Carole Étienne le formule ainsi : « Les trafiquants se posent souvent en alternatives économiques avantageuses pour les habitants - qui constituent une population assez vulnérable - mais aussi pour les mineurs, les jeunes majeurs et les toxicomanes que les trafiquants recrutent comme nourrice, guetteur, portier, distributeur de repas ou comme organisateur de file d'attente »228(*).

À ces populations vulnérables s'ajoute également celle des mineurs non accompagnés (MNA) ou jeunes majeurs en situation irrégulière. Ces derniers sont effectivement la cible récente des narcotrafiquants qui trouvent en eux des candidats idéaux pour travailler sur les points de deal. C'est ce que note le journaliste Philippe Pujol : « À Marseille, et probablement ailleurs, la population des mineurs non accompagnés n'est pas la plus aidée. Or c'est une population vulnérable, qui donne aux petits dealers une main-d'oeuvre idéale »229(*).

Les addictions qui touchent les mineurs non accompagnés sont aussi exploitées par les narcotrafiquants. Le directeur général de l'association Aurore, Florian Guyot, note à cet égard « l'existence de réseaux de domination, où l'addiction sert à exercer une emprise, principalement sur des jeunes. Je pense aux mineurs non accompagnés (MNA) enrôlés dans des réseaux de trafiquants, soit en devenant guetteurs ou revendeurs, soit en commettant des larcins pour le compte de dealers souvent après avoir été rendus dépendants à telle ou telle substance »230(*).

Enfin, les réseaux sociaux, dont sont notamment friands les mineurs et les jeunes adultes, jouent un rôle non négligeable dans l'enrôlement de ces derniers dans le trafic de stupéfiants. La procureure de la République de Lille, Carole Étienne a identifié ce mécanisme : « Dans une proportion croissante des lieux de trafic, les trafiquants ont recours à des mineurs ou des majeurs d'autres quartiers, d'autres villes ou même d'autres départements qui sont recrutés via les réseaux sociaux à la journée, à la semaine, voire au mois »231(*).

3. L'intégration du risque de l'incarcération et la continuation des trafics depuis la prison

La commission exprime une vive inquiétude face à un constat : l'incarcération des trafiquants de stupéfiants ne suffit plus, pour certains d'entre eux, à mettre un terme à leur activité délinquante.

La détention est appréhendée par nombre de narcotrafiquants comme un risque intégré mais temporaire qui ne nuira que très peu à leur carrière délinquante. La prison est, pour beaucoup, un « risque du métier », voire un « accident du travail » et l'incarcération a perdu son caractère dissuasif. Le directeur adjoint de l'administration pénitentiaire, Emmanuel Razous, le formule en ces termes : « Le risque de l'incarcération est largement intégré par les narcotrafiquants. Il est perçu comme une étape dans leur parcours de vie, ne les conduisant pas à abandonner la place qu'ils occupent dans leur organisation criminelle, au regard du caractère particulièrement lucratif de leurs activités »232(*).

« La détention ne met plus fin aux activités des têtes de réseau, qui, malgré un à dix mandats de dépôt criminel, continuent de commanditer des assassinats ou gèrent leurs points de deal comme si elles étaient à l'extérieur. La détention est prise comme un risque du métier. »233(*)

Isabelle Fort, procureure de la République adjointe près le tribunal judiciaire de Marseille en charge de la Jirs

La prison, en effet, ne rompt plus les liens avec l'extérieur et il est possible d'y être approvisionné - notamment en téléphones qui permettent de garder un lien avec le réseau. Ce phénomène s'articule parfois avec l'exploitation, déjà décrite, des mineurs : la procureure Karine Malara, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse, relève ainsi que sur son ressort, les mineurs ont une tâche très spécifique et « tournent en scooter autour du centre et arrivent à projeter des paquets au-dessus des murs d'enceinte. Cela nous interpelle, en raison de la fréquence de l'implication de mineurs qui encourent des peines souvent assez faibles et ne débouchant pas sur de la détention. Ces mineurs sont souvent utilisés pour effectuer ces livraisons »234(*). Le jet de colis en détention fait l'objet, dans certains ressorts, d'un défèrement systématique en comparution immédiate à l'issue de la garde à vue, avec un risque d'incarcération à la clef ; or, lorsque l'auteur du jet de colis est mineur, le recours à la procédure de comparution immédiate n'est pas possible.

La détention est par ailleurs l'occasion de tisser de nouveaux réseaux avec des trafiquants du même acabit ou pour approcher des futures « petites mains » ayant vocation à être libérés rapidement et à reprendre une activité pour le compte du délinquant qui les a recrutées en prison. La cheffe du service national du renseignement pénitentiaire, Camille Hennetier235(*), a ainsi indiqué à la commission : « Nous observons une grande porosité des gangs incarcérés ainsi que la reconstitution d'alliances mouvantes au sein des détentions, ce qui rend le phénomène extrêmement difficile à cartographier ». Elle insiste sur le fait que la mise en relation entre trafiquants constitue un risque à part entière pour la gestion de la détention par l'administration pénitentiaire : « Des profils du haut du spectre vont par exemple pouvoir, au gré de leurs incarcérations, recruter des petites mains ayant vocation à être libérés rapidement et à reprendre une activité pour leur compte, ou conclure des alliances avec d'autres profils du haut du spectre en vue de préparer leur propre sortie de détention ».

L'administration pénitentiaire relève également que des violences peuvent être commanditées depuis des établissements pénitentiaires, ce qui démontre l'existence d'un continuum des activités criminelles entre l'intérieur et l'extérieur. Cela est d'ailleurs rendu possible par la présence massive de téléphones portables en détention, déjà évoquée. L'administration pénitentiaire a indiqué à la commission avoir pleinement conscience de ce problème tout en notant qu'il était difficile de lutter contre celui-ci. Pour autant, il arrive que les numéros de portable utilisés depuis la détention soient identifiés et placés sur écoute dans le cadre d'une procédure judiciaire.

Enfin, l'administration pénitentiaire note avec inquiétude que la durée d'incarcération peut également être écourtée par le biais d'une évasion, ce risque ayant été expressément mis en avant par Camille Hennetier lors de son audition à huis clos. L'évasion, quelle que soit sa forme236(*), est rendue possible par la surface financière dont disposent les trafiquants du haut du spectre, qui peuvent mobiliser des moyens financiers et des complicités extérieures pour parvenir à s'évader. Si aucune évasion « physique » spectaculaire d'un membre d'un réseau de narcotrafic n'est à date à déplorer, l'affaire récente au centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin (mentionnée supra) a mis en lumière le phénomène des évasions judiciaires, par lequel les trafiquants mobilisent des moyens procéduraux. Extrêmement attentifs au suivi de leur dossier, ils vont, y compris à l'aide de complicités internes237(*), se servir de la complexité du code de procédure pénale pour obtenir la fin prématurée de leur détention.

4. La spécialisation des tâches au sein des réseaux

Comme évoqué ci-avant, le narcotrafic est alimenté et alimente d'autres trafics, donnant lieu à des alliances entre groupes criminels. Ces alliances se manifestent également dans le cadre de la sous-traitance ou la spécialisation des tâches au sein des réseaux de narcotrafiquants. Ce phénomène, qui existe à l'échelle internationale et a été à ce titre commenté en première partie, n'épargne pas la France qui subit, elle aussi, un taylorisme du crime - qui tend même à devenir un toyotisme, chaque intervenant ayant intérêt à faire la tâche la plus limitée possible pour limiter le risque pénal associé, rendre plus difficilement lisibles les liens entre les protagonistes et, ce faisant, protéger le réseau dans son intégralité.

Selon la police nationale, la première modalité de cette spécialisation vise le transport de marchandises. Les narcotrafiquants ont recours à des acteurs spécialisés dans le transport de marchandise. Les trafiquants de drogue achètent leur marchandise aux Pays-Bas par exemple puis ils se font livrer dans un lieu de leur choix, ce qui leur évite de revenir avec la marchandise et de passer les frontières. Ce nouveau procédé contribue à cloisonner le trafic en réduisant les connaissances des convoyeurs, ces derniers étant en charge d'acheminer la marchandise sans connaître l'identité des commanditaires. En outre, cette manière d'opérer permet aux trafiquants de se protéger davantage en cas d'interpellation du fait à la fois de la connaissance limitée que chaque intervenant peut avoir du fonctionnement d'ensemble du réseau et de l'apparente moindre gravité des infractions commises si elles sont prises isolément.

Le deuxième mécanisme de spécialisation des tâches utilisé par les narcotrafiquants consiste à recruter des vendeurs ou guetteurs extérieurs au territoire d'origine des narcotrafiquants où ils exploitent un ou plusieurs points de deal. Le recours à la sous-traitance pour la revente de stupéfiants permet de renforcer le maillage d'un territoire ou de pallier un manque de main-d'oeuvre locale. Nous renvoyons ici aux développements faits plus haut concernant les « jobbeurs » et autres petites mains du trafic.

Enfin, la spécialisation des tâches au sein des réseaux de narcotrafic se traduit également par un recours à des équipes spécialisées pour les règlements de comptes où à des tueurs agissant seuls, ou presque. Selon les services de police, la rémunération de ces actes varie de 1 000 euros à plusieurs centaines de milliers d'euros, mais la moyenne serait davantage autour de 15 000 à 20 000 euros. La particularité de ce phénomène tient également aux modalités de recrutement de ces tueurs qui se ferait, entre autres, par les réseaux sociaux.


* 217 Selon le site Internet Vie-publique.fr, l'ubérisation peut être définie comme « la remise en question de structures économiques traditionnelles par la mise en relation directe des clients et des prestataires, via des plateformes numériques. Elle permet une plus grande souplesse, diversifie l'offre et la demande, introduit l'innovation et modifie la notion même de travail ».

* 218 OFDT, Drogues et addictions - Données essentielles, édition 2019.

* 219 Audition du 5 mars 2024.

* 220 Audition du 5 mars 2024.

* 221 Audition du 15 janvier 2024.

* 222 Article L. 413-1 du code de la justice pénale des mineurs (CJPM).

* 223 Article L. 413-6 du CJPM.

* 224 Article L. 121-5 du CJPM.

* 225 Article préliminaire du CJPM.

* 226 Audition du 12 décembre 2023.

* 227 Audition du 17 janvier 2024.

* 228 Audition du 17 janvier 2024.

* 229 Audition du 18 décembre 2023.

* 230 Audition du 5 mars 2024.

* 231 Audition du 17 janvier 2024.

* 232 Audition à huis clos du 30 janvier 2024.

* 233 Audition du 5 mars 2024.

* 234 Audition du 15 janvier 2024.

* 235 Audition à huis clos du 30 janvier 2024.

* 236 Dans leur réponse écrite commune au questionnaire du rapporteur, la direction de l'administration pénitentiaire et le SNRP soulignent que le « risque d'évasion préméditée, en lien avec le réseau ou l'organisation criminelle auxquels [les détenus] appartiennent, ainsi qu'avec les moyens financiers dont ils disposent qui leur permettent de financer un tel projet et leur cavale » est réel et « s'accroît avec un quantum de peine élevé ».

* 237 Cf. supra les développements sur la corruption.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page