G. ENDIGUER LE POUVOIR CONTAMINANT DU NARCOTRAFIC : LUTTER CONTRE LA CORRUPTION
Compte tenu du risque particulièrement élevé de corruption des agents publics, la commission d'enquête estime que les inspections générales et des services des administrations concernées doivent rapidement mettre en place un véritable plan anti-corruption cohérent après avoir évalué et cartographié le risque corruptif qui les concerne. Il importe également que les faits de corruption, même de « basse intensité », soient clairement identifiés comme tels, permettant de prendre la mesure quantitative et qualitative d'un phénomène qui reste encore largement sous-estimé.
Ce travail doit s'accompagner de mesures exigeantes visant à mieux lutter contre toute forme de compromission, avec :
· une modification de l'organisation du travail visant à rendre matériellement impossible la corruption des agents publics (travail en binôme, turn-over régulier, postes de travail tournants...) ;
· une meilleure détection des usages anormaux des fichiers de police : les administrations concernées (police, gendarmerie, etc.) doivent pouvoir se doter des outils techniques leur permettant d'identifier les usages problématiques des fichiers mis à disposition de leurs agents et prisés par les narcotrafiquants ;
· le renforcement des dispositifs de signalement interne comme de la protection des lanceurs d'alerte ;
· un recours renforcé aux enquêtes administratives concernant les agents publics, qui doivent devenir systématiques et régulières selon la sensibilité des fonctions exercées, avec en complément des enquêtes patrimoniales périodiques pour les agents particulièrement exposés au risque corruptif en lien avec la criminalité organisée. Quant aux agents privés, compte tenu de la forte exposition au risque corruptif de nombreux acteurs privés « périphériques » (logisticiens, transporteurs, personnels portuaires et aéroportuaires, prestataires dans les prisons, etc.), ils doivent eux aussi être intégrés au dispositif de lutte contre la corruption, via une cartographie des risques et des criblages administratifs.
Les deux principales recommandations de la commission d'enquête pour faire face à la corruption, risque existentiel pour les institutions et les services publics :
· mettre en place une organisation du travail rendant matériellement impossible la corruption des agents publics ;
· lutter, avec des moyens techniques adaptés, contre l'usage illicite des fichiers de police.
H. LUTTER DE MANIÈRE IMPLACABLE CONTRE TOUS LES BLANCHIMENTS
Les recommandations de la commission d'enquête poursuivent un objectif clair : mettre en place un système dans lequel il sera impossible de gagner de l'argent en participant à un trafic de stupéfiants. À ce titre, il est impératif d'identifier l'écosystème des argentiers (sarrafs, brokers, collecteurs...) et des logisticiens qui apportent un concours indispensable au trafic et qui font le lien entre le bas et le haut du spectre : la mise en cause pénale de tous les « soutiens » du narcotrafic, quel que soit leur rôle, doit être une priorité.
Le juge antimafia Giovanni Falcone rappelait, à raison, qu'« Il faut suivre l'argent pour comprendre le système » : pour comprendre la façon dont les réseaux fonctionnent et s'organisent, le renseignement doit pleinement jouer son rôle et la place de Tracfin être confortée, avec notamment une saisine systématique du service pour les dossiers du haut du spectre et l'élargissement du périmètre des déclarants pour intégrer des secteurs prisés des trafiquants (location de véhicules de luxe, par exemple).
Il convient aussi d'intégrer les enjeux financiers aux investigations judiciaires en systématisant les enquêtes patrimoniales et en créant une procédure complémentaire d'enquête administrative ou judiciaire post-sentencielle sur le patrimoine des personnes condamnées pour trafics de stupéfiants et de leurs proches.
Il faut, de la même manière, casser les liens troubles entre l'économie légale et le trafic.
Le blanchiment « territorial », par l'intermédiaire de commerces et de sociétés locales, est un mécanisme très utilisé par les narcotrafiquants. Détecter les entreprises qui participent à ces transactions et qui servent de blanchisseuses est donc essentiel. Cependant, la détection seule ne suffit pas : certains commerces notoirement connus pour blanchir les produits du trafic demeurent ouverts, au vu et au su de tous. La commission d'enquête propose donc qu'il soit possible d'autoriser la fermeture administrative des commerces de façade sur arrêté préfectoral, y compris sur proposition des maires.
La commission d'enquête défend également une approche globale, afin de perturber le plus possible le quotidien des narcotrafiquants. S'attaquer aux avoirs d'un trafiquant, c'est enquêter sur son environnement patrimonial, saisir puis éventuellement confisquer des biens, mais aussi impliquer l'administration fiscale et les organismes de sécurité sociale. En termes de coordination, le modèle du Colbac-S marseillais mériterait d'être dupliqué. Il pourrait permettre de « pilonner » les dossiers identifiés comme prioritaires pour remonter les filières et assécher la manne financière des narcotrafiquants et de leurs organisations.
Il faut, aussi et surtout, frapper les trafiquants au portefeuille. La commission d'enquête défend trois réformes pour déceler, traquer, puis saisir et confisquée la richesse inexpliquée :
· l'instauration d'une procédure d'injonction pour richesse inexpliquée en cas de décorrélation entre les revenus perçus par un individu et son train de vie, permettant à une administration de demander une ordonnance judiciaire afin que la personne justifie de la façon dont elle a acquis ses biens et ses avoirs ;
· l'exploitation plus poussée de la non-justification de ressources, une qualification pénale trop peu utilisée, alors qu'elle permet de viser l'entourage du narcotrafiquant ;
· un recours plus fréquent à la présomption de blanchiment, qui peut constituer un outil puissant dans la lutte contre le narcotrafic, à condition qu'il soit pleinement utilisé.
La commission d'enquête propose également d'accroître encore les saisies et donc potentiellement les confiscations par une série de mesures visant, en particulier, à mieux identifier les bénéficiaires effectifs, à mieux prendre en compte les cryptoactifs ou encore à faciliter la saisie des fonds de commerce.
S'agissant de la procédure de gel administratif et de saisie conservatoire des narcotrafiquants, annoncée à grand renfort de communication par un Gouvernement en recherche de solutions « miracles » contre le narcotrafic, la commission ne peut que manifester un certain scepticisme. Les informations dont elle dispose entretiennent de lourdes craintes sur l'opérationnalité du dispositif et sur sa conformité à la Constitution. Elle privilégie par conséquent une procédure de gel judiciaire ad hoc : la gravité de la menace ne saurait dispenser le législateur de respecter le rôle de l'autorité judiciaire, ni l'autoriser à multiplier les outils par effet d'annonce, en oubliant que la complexité de notre droit constitue déjà une faille dans laquelle les délinquants ne cessent de s'engouffrer.
Les deux principales recommandations de la commission d'enquête pour lutter de manière implacable contre tous les blanchiments :
· systématiser les enquêtes patrimoniales et les enquêtes post-sentencielles, appuyées sur une approche globale du volet financier du narcotrafic impliquant à la fois les services d'enquête, les magistrats et l'administration fiscale ;
· instaurer une procédure d'injonction pour richesse inexpliquée ainsi qu'une procédure de gel judiciaire et de saisie conservatoire des biens des narcotrafiquants.